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Pouvons-nous considérer que les personnes sourdes de nos sociétés ont une culture distincte? La résistance face à la reconnaissance de cultures sourdes est multiple. Du point de vue des spécialistes en sciences sociales et de ceux qu’ils influencent, cette résistance prend racine aux sources mêmes de l’anthropologie et de la sociologie, marquées par une coupure épistémologique originale entre les sciences humaines et les sciences biologiques.

La surdité peut en effet être vue comme une condition médicale, biologique, une déficience identifiable et un écart à la norme. Or, le paradigme dominant des sciences humaines cherche à dissocier radicalement la biologie et la culture. Ainsi selon cette perspective, rien de biologique ne devrait contaminer les sciences sociales et la biologie ne saurait influencer la culture. Cette position crée un malaise face à la correspondance constatée, dans le cas des personnes sourdes, entre différence biologique et différence culturelle, ce qui explique sans doute le peu d’intérêt des anthropologues pour la question abordée par Nathalie Lachance.

Chez le commun des mortels moins influencés par les a priori culturalistes, la résistance à la reconnaissance de la culture sourde est aussi très forte, mais provient plutôt d’une définition de la culture centrée sur des caractéristiques matérielles qui seraient transmises verticalement aux enfants par leurs parents, ainsi que sur une conception de la langue comme élément central de la culture qui refuse aux langues signées le statut de vraie langue. En outre, l’écart très perceptible par rapport à la norme que constitue la surdité, tout comme son caractère perçu de déficience ou handicap, entraîne une dévalorisation autant que des attitudes discriminatoires.

Les personnes sourdes elles-mêmes sont perméables à tous ces discours, et les divers intervenants entendants qui interagissent avec eux également. L’auteure a abondamment recours à des témoignages recueillis à travers sa recherche de terrain qui vont dans ce sens-là. Abordant de front ces questions, Nathalie Lachance nous offre un riche parcours historique et ethnographique mettant en lumière ces questions ainsi que les contradictions qu’elles suscitent tant chez les spécialistes, universitaires ou intervenants, que chez les personnes sourdes.

Retournant aux sources, l’auteure nous montre ainsi comment les sourds se sont unis pour se défendre face à la médicalisation et à la marginalisation sociale. Elle explicite bien comment les mécanismes d’exclusion mis en place par la majorité entendante et l’union suscitée aussi bien par cette exclusion que par la communauté d’expérience ont renforcé une identité culturelle séparée. Afin d’illustrer la genèse historique de la communauté sourde québécoise et de la contextualiser, elle trace le portrait des sourds américains et français. Ce survol historique attentif permet de dévoiler ce qu’elle appellera les mythes de la culture sourde. À travers la constitution d’associations et de regroupements divers qui interagissent avec les institutions religieuses prenant les sourds en charge, puis avec le relais pris par l’État, on assiste à l’émergence d’organisations créées de plus en plus par, et pour, les sourds.

La question de la langue des signes, de sa reconnaissance et de son rôle au sein du système d’éducation, qu’il soit séparé ou inclusif, demeure cruciale. La conquête de cette reconnaissance tant dans les champs scientifique que social et politique fait naître une culture sourde québécoise, davantage reconnue, malgré les nombreuses résistances encore présentes, et entérine peu à peu la langue et la culture sourde québécoise comme langue et culture à part entière. Les débats demeurent cependant très vifs quant à l’insertion des sourds dans le système éducatif et sur la place de la langue des signes en son sein.

Sur la forme, l’ouvrage, écrit avec clarté et consistance, comporte de nombreuses photographies d’époque et des tableaux synthèses ainsi qu’un index biographique qui en facilitent la lecture. Sur le fond, on ne saurait trop souligner l’apport substantiel de l’auteur au débat sur la définition de la culture qu’elle aborde dans toute sa complexité avec force données concrètes à l’appui. En effet, elle considère à la fois les aspects adaptatifs qui sont la conséquence d’une limitation physiologique, ainsi que les attributs et les aspects, imaginaires et construits, dans toutes leurs dynamiques historiques et symboliques autant que dans leurs aspects relationnels. La juxtaposition constante de la perception que les sourds ont d’eux-mêmes avec la perception que les personnes entendantes ont des sourds permet au lecteur de saisir dans toutes ses nuances et contradictions le développement de l’identité culturelle sourde québécoise, toujours mise en contexte dans une identité culturelle sourde plus vaste.