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Un titre évocateur, en écho au célèbre ouvrage de P. Ricoeur, et qui ouvre sur une réflexion collective destinée à la compréhension des processus mémoriels. Le livre, dirigé par Michèle Baussant, rassemble 11 contributions, dont 5 assorties d’un commentaire, qui portent sur des terrains très différents, mais dont il faut souligner la grande cohérence dans le choix de l’angle d’approche et des situations analysées. Le parti pris est posé dès la première page : il sera question d’interroger la part du politique dans les modalités de construction de la mémoire collective et ce, dans des situations qui suivent des événements violents : l’histoire des Algonquins du Canada, la révolte du Chiapas au Mexique, les persécutés politiques en Roumanie, l’holocauste nazi des Roms, les Afrocolombiens et la période de l’esclavage, la cohabitation des Katangais et des Kasaïens du Katanga (Congo), les pieds-noirs et les harkis après la guerre d’Algérie.

Ce sont autant d’exemples de peuples malmenés et pour lesquels, à un moment donné de leur histoire, s’est posée la question de la réparation, de la prise en compte de leur singularité ou encore de la légitimité de leurs actes. En effet, l’idée qui traverse l’ensemble des textes repose sur la recherche des mécanismes de reconnaissance identitaire formulée par des communautés, dont les droits ont été bafoués, et la difficulté de cerner l’adéquation entre ce qui est demandé et les stratégies politiques mises en oeuvre pour y répondre. Dans le prolongement de ces interrogations, les auteurs soulignent également les décalages observés sur leurs terrains d’enquête entre reconnaissance institutionnelle et réalité quotidienne. Au coeur de la question de reconnaissance identitaire s’entrecroisent processus de réconciliation et rhétorique du pardon. Du vrai au juste reste le titre principal de cet ouvrage et, ces deux concepts bien relatifs servent de fil conducteur pour appréhender ce qui fonde la relation de l’homme à son passé, mais aussi les enjeux idéologiques dans lesquels se construisent les représentations du passé. La notion de « juste » est précisément ce qui se joue dans les mécanismes de recomposition des souvenirs et, souligne Michèle Baussant dans son introduction, reflète les attentes propres à de nombreuses sociétés. La demande de réparation matérielle et/ou symbolique, le pardon, la juste mémoire, le rapport à l’histoire, la question de l’oubli, les perceptions réciproques sont alors autant de questions soulevées par les différents auteurs.

Ricoeur envisage le pardon comme relevant de la problématique de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Si tous les textes mettent l’accent sur le pardon, ils soulignent néanmoins que cette notion ne revêt pas le même contenu selon l’endroit où l’on se place et que les processus de réconciliation ne doivent pas se fonder sur l’oubli du passé, mais sur « un apprivoisement de l’Histoire » (p. 82). Comment se construit la mémoire nationale, quels mécanismes se mettent en place dès lors qu’il faut rendre justice et demander pardon? C’est la question que pose M.P. Bousquet dans sa contribution sur la réparation de l’histoire concernant les Algonquins du Québec. Quand les peuples se voient-ils reconnaître un statut de victime? Quels enjeux matériels et symboliques se croisent dans la quête de « restauration » du passé? Parfois la reconnaissance du statut de victime et le pardon ne viennent pas, pour des raisons idéologiques. En comparant l’holocauste juif à celui des Rom par les nazis, V. Klauber identifie des positions politiques qui ont conduit à considérer le premier comme un génocide et l’autre non. Il arrive également que les politiques reconnaissent les torts de l’histoire, mais la forme institutionnelle ne rejaillit en rien sur les conditions de vie de populations longtemps stigmatisées. C’est le cas des Afrocolombiens étudiés par C. Mosquera Rosero-Labbé. Là, le processus de réparation n’a pas été accompagné de mesures concrètes permettant à ces populations issues de la période de l’esclavage de sortir de leur état de misère. L’article de D. Dibwe dia Mwembu apporte d’autres nuances sur ce thème en montrant à propos d’un conflit interethnique en République démocratique du Congo que les lois n’entrainent pas nécessairement une refonte du lien social.

Les mécanismes de réparation sont étroitement articulés à la notion de pardon. Quelles sont les conditions du pardon? Qui doit pardonner à qui? Autant de questions auxquelles tente de répondre M. Hébert dans son article analysant la révolte des autochtones au Chiapas contre le gouvernement mexicain en 1994. Cette rhétorique du pardon est mise à l’épreuve par C. Dobrila à propos du cas des anciens persécutés politiques en Roumanie. L’auteur introduit ici une remarque utile pour penser le processus du pardon dans la période post communiste, en distinguant culpabilité politique et culpabilité criminelle. « Il n’y a pas eu de procès du communisme, mais seulement quelques procès visant des responsables de l’appareil répressif ». Or, cette absence a empêché la mise en oeuvre d’un véritable pardon.

Michèle Baussant clôt ce recueil par une réflexion sur le problème de la polysémie des mémoires mais aussi des événements dans le cadre de la narration officielle de la colonisation et de la décolonisation en Algérie. Ces zones d’ombres, cet « impensé colonial », pour reprendre les termes de Nicole Lapierre, rendent difficile la mise en récit consensuelle d’un passé. L’exemple des Pieds noirs et des harkis permet de réfléchir au statut différencié des victimes, aux questions de leur légitimité, mais aussi aux « discordances des temps », aux décalages entre le temps du traumatisme, celui de la reconnaissance et celui de la réparation. En confrontant le chemin parcouru par le législateur depuis la fin de la guerre d’Algérie avec la réalité du terrain, elle s’attaque au cheminement de l’État, le conduisant à sortir de l’amnésie tout en conciliant les intérêts diplomatiques et économiques. Mais si le rôle de l’État est interrogé, Michèle Baussant souligne également l’ambigüité entre ce que les lois disent et ce que les gens interprètent.

Un ouvrage passionnant, qui, loin des débats philosophiques revisite, nuance et interroge en finesse les sens multiples et parfois contradictoires des notions indispensables à la compréhension de ce qui relève de la mise en mémoire collective, de ses conditions et de ses modes d’expressions.