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On connaît la fonction capitale de la mémoire dans la poétique de Ronsard. Comme l’a montré Nathalie Dauvois, pour le Vendômois, « chanter, louer et se souvenir sont constamment associés, donnés comme équivalents [1] ». Ce privilège fondamental accordé à la mémoire fait que le moment présent doit s’écarter, se déplacer dans l’univers temporel du poème, afin de revêtir son sens véritable. En se souvenant de sa première rencontre avec Cassandre, le poète va jusqu’à dire : « je n’ay pas esgard / A ce qui est present [2] ». Ici le passé prend le pas sur le présent, mais le plus souvent le présent se projette dans le futur, comme dans le sonnet bien connu « Cesse tes pleurs », où l’auteur suppose que son oeuvre ne sera appréciée par la « postérité » qu’« après mille ans » (OC, t. 6, p. 56).

D’ailleurs, le thème du carpe diem, qu’on retrouve dans de nombreux poèmes, n’échappe pas à ce schéma selon lequel le futur donne sens au présent : c’est surtout la perspective de l’inéluctable vieillesse, voire de la mort, qui doit pousser les mignonnes à « cueillir aujourd’hui les roses de la vie » auprès du poète-amant. Le sonnet « Quand vous serez bien vieille », qui dépeint la jeune et belle Hélène de Surgères en « vieille accroupie » qui se souvient du « temps [où elle était] belle » (OC, t. 17, p. 265-266), en fournit un exemple éloquent. On a beau dire que la mémoire a pour fonction de rendre le passé présent, Ronsard ne cesse de se projeter dans l’avenir pour faire du présent un passé.

Mais cette configuration complexe où s’articulent entre eux le passé, le présent et l’avenir ne concerne pas que le rapport à la beauté ou à l’amour : elle comporte encore une dimension politique, et c’est pourquoi il importe aussi d’étudier la manière dont, chez Ronsard, s’inscrit la poétique de la mémoire dans le contexte des guerres de religion. Autrement dit, comment le Vendômois conçoit-il la mémoire — et plus particulièrement, la mémoire des troubles — dans sa poésie politique de l’époque des guerres civiles ?

Même si, pour François Charbonnier, « les qualités purement françaises de notre poésie classique dérivent, pour une bonne part, des oeuvres de combat [3] » de la période qui nous occupe ici, plusieurs critiques ont insisté sur la dissonance entre poésie et politique dans les Discours de Ronsard [4]. Selon Henri Weber, le poète des Discours demeure « tiraillé entre les exigences contraires du polémiste et de l’humaniste », ce qui se traduit à la fois par une « soumission à l’autorité et à la tradition [ce qui représente] un recul par rapport aux positions initiales de la Pléiade » et par des « lieux communs tirés de l’Antiquité […] [qui] ne répondent pas toujours à la nouveauté et à l’actualité de l’inspiration [5] ». En adoptant à notre tour la thèse fondamentale d’une tension entre programme poétique et parti pris politique dans les Discours, nous nous pencherons sur la manière dont les structures temporelles qui soutiennent le premier sont insensiblement minées par le second. Il s’agira ainsi de souligner la manière dont Ronsard met en scène une transformation qui s’effectue dans la conception de la mémoire à la fin du xvie siècle.

Le passé

Comme on le sait, il est rare que Ronsard parle explicitement du catholicisme, que ce soit dans les Discours ou ailleurs [6]. Dans ses poèmes écrits à l’époque de la première guerre, il voue un culte aux ancêtres médiévaux, alors que dans ses poèmes dits « vatiques », Ronsard se propose de rendre la France illustre en la comparant ou en l’assimilant à la Grèce et à la Rome antiques et de la soutenir contre l’ignorance médiévale. Dans ses Discours, en revanche, il cherche surtout à défendre la France en érigeant les traditions françaises issues du Moyen Âge en autorités culturelles. Parlant à titre de conseiller du roi dans le premier Discours, le Vendômois exige du souverain que « point il ne change / La foy de ses ayeulz » (OC, t. 11, p. 21, v. 39-40). Dans la Remonstrance au peuple de France, s’il plaît à Ronsard « d’imiter le train de [ses] ayeux » (OC, t. 11, p. 67), il abhorre celui qui pourrait « trahir en un jour la foy de ses ayeux » (OC, t. 11, p. 65). Plus loin, s’adressant aux nobles restés fidèles à l’Église de Rome, il évoque « la foy de pere en fils qui [leur] est annoncé[e] » (OC, t. 11, p. 90) et les prie d’« Imite[r leurs] ayeux » (OC, t. 11, p. 103). Répondant aux critiques personnelles qu’il attribue à des compagnons de Bèze dans la Continuation, Ronsard s’indigne du fait qu’ils osent appeler « Athee / La personne qui point n’a de son cueur ostee / La foy de ses ayeulx » (OC, t. 11, p. 45). Le Vendômois est tellement attaché aux valeurs que le passé a consacrées qu’il va jusqu’à invoquer, par delà le credo du christianisme, l’autorité des souverains de la France médiévale :

Ha que diront la bas soubs les tombes poudreuses

De tants de vaillans Rois les ames genereuses !

Que dira Pharamond ! Clodion, et Clovis !

Nos Pepins ! Nos Martels ! Nos Charles, nos Louys !

OC, t. 11, p. 22

Ainsi, les « païens » Pharamond et Clodion se substituent au fameux lecteur qui viendra « après mille ans » et qui saura prendre la juste mesure des choses. Loin d’être les objets de louanges qui doivent les rendre immortels, Pharamond et ses héritiers ont pour fonction de juger le présent depuis la perspective du passé, ici encore projeté en futur.

Au lieu d’établir son ethos en termes de vérité éternelle (comme le fera Agrippa d’Aubigné quelques années plus tard), le poète se définit ici par rapport à un « héritage » lié à une histoire particulière, celle des anciens Français, qui ne prétend pas à l’universalité. S’érigeant en gardien de la mémoire de ces « ayeulx », Ronsard condamne ceux qui oublient ce passé. Les protestants « [tiennent] le pas arresté / Sur le bord estranger, et plus n’[ont] souvenance, / De vouloir retourner au lieu de [leur] naissance » (OC, t. 11, p. 52). Par conséquent, comme les compagnons d’Ulysse, ils « oublioient leur terre, et au bord estranger, / Vouloient vivre et mourir pour les lottes manger [7] » (OC, t. 11, p. 93). Aussi Daniel Ménager rappelle-t-il que « ce qui reste, pour Ronsard, incompréhensible, c’est l’oubli du passé national, et, d’une manière très générale, celui de la tradition. Tout l’effort de son discours [il s’agit de la Continuation] consiste dans un appel à la mémoire [8] ». Mais à quelle sorte de mémoire Ronsard fait-il appel dans ses Discours ?

Le futur

Comme le signale Nathalie Dauvois, le devoir du poète de la mémoire n’est pas seulement de se souvenir lui-même, mais aussi et surtout de créer une mémoire durable pour la postérité. Dans les Odes et les Hymnes, tout spécialement, « la parole poétique n’est pas seulement ramenée […] à sa source, elle est aussi constamment projetée dans un avenir [9] » qui comprend une lecture posthume. Mettre en scène une lecture à venir, c’est ancrer le regard poétique dans le futur, d’où il est possible d’évaluer le présent comme on le ferait d’un moment du passé. Ces perspectives s’ouvrent, bien entendu, sur la figure du poète-prophète. Cependant, en réduisant la mémoire à l’histoire dans les Discours, Ronsard renoncera à la perspective du prophète dont la vision peut transcender le temps.

Pour Malcolm Smith, c’est dans les Discours que « le rôle prophétique de Ronsard se dessine de la façon la plus nette et la plus convaincante [10] ». Pourtant, la prophétie y est représentée comme tout à fait impuissante :

Dès long temps les escrits des antiques prophetes,

Les songes menaçans, les hideuses comettes,

Nous avoient bien predit que l’an soixante et deux

Rendroient des tous costés les François malheureux

Tués, assassinés : mais pour n’estre pas sages,

Nous n’avons jamais creu à si divins presages.

Discours à la Royne, OC, t. 11, p. 24

On ne peut s’empêcher de penser à Cassandre. Mais le poète, qui comme ses compatriotes n’a pas su déchiffrer le présent malgré les « divins presages », n’est pas Cassandre : c’est un Troyen comme les autres, qui demeure incapable de maîtriser l’avenir, surtout en ce qui concerne le souvenir que conservera le futur du temps où il écrit [11]. Quand il évoque la manière dont les Français à venir liront l’histoire des guerres, Ronsard ne fait qu’esquisser leurs sentiments, sans préciser quelle vérité, quelle leçon ils pourront en tirer : « De quel front, de quel oeil, ô siecles inconstans ! / Pourront-ils regarder l’histoire de ce temps ! » (OC, t. 11, p. 25). Même si le regard sur les guerres se construit ici depuis le futur, les effets éventuels — autrement dit, le sens — de cette histoire restent plutôt obscurs [12]. N’oublions pas que ce premier discours se clôt, non pas sur une vision confiante de l’avenir, mais sur une prière. Pris dans l’histoire, le poète-prophète ne peut que supplier ou bien interroger Dieu [13].

Si le poète pris dans (et par) l’histoire n’est plus capable de distinguer clairement le futur, son incertitude face à l’avenir, en retour, le pousse à modifier sensiblement son attitude envers l’histoire. Selon L’excellence de l’esprit humain,

[…] l’histoire est un bien profitable

Et le plus propre à nous, quand elle est véritable ;

Elle fait d’un jeune homme un vieillard à vingt ans,

D’un vieillard un enfant, s’il ne cognoist des temps

Et des mutations les misères communes,

Et l’heur et le malheur des diverses fortunes [14].

Cette histoire « véritable » doit englober aussi bien les misères que les splendeurs, l’« heur » que le « malheur ». Elle ne peut se réduire à la louange. Or, c’est bien cette vision qu’on retrouve dans le premier Discours, où l’histoire des « misères », telle que Ronsard la caractérise, semble s’intégrer à l’historiographie humaniste en raison de son statut de contre-exemple :

O toy historien, qui d’encre non menteuse

Ecris de nostre temps l’histoire monstrueuse

Raconte à nos enfans tout ce malheur fatal

Afin qu’en te lisant ils pleurent nostre mal

Et qu’ils prennent exemple aux pechez de leurs peres

De peur de ne tomber en pareilles miseres.

OC, t. 11, p. 25

Toutefois, Ronsard délaissera cette conception dans la Continuation. Les rois de France qui y sont convoqués en lecteurs (et juges) futurs iront jusqu’à répudier leur propre passé héroïque :

Ils se repentiront d’avoir tant travaillé,

Querelé, combatu, guerroyé, bataillé

Pour un peuple mutin divisé en courage

Qui perd en se jouant un si bel heritage.

OC, t. 11, p. 22

Et le poète-historien y qualifie d’heureux

les peres vieux des bons siecles passez […]

Qui n’oüirent jamais parler d’Oecolampade,

De Zwingle, de Bucer, de Luther, de Calvin.

OC, t. 10, p. 355-356

Autrement dit, heureux sont ceux qui ne connaissent pas l’histoire que Ronsard lui-même se charge d’écrire ; heureux sont ceux qui n’ont jamais lu les Discours. Voici que se dessine une inversion radicale de la poétique de la mémoire. Au lieu de chercher à créer une mémoire éternelle pour un lecteur futur qui se souviendra du moment présent immortalisé dans et par les vers, Ronsard met en scène une renonciation de l’histoire par le passé même, ce qui ne laisse pas d’avoir des conséquences pour la poésie à but mémorial.

Le présent

Qu’en est-il alors du présent, condamné à la fois par les vieux héros français et par le poète qui est censé écrire son histoire ? Il est évident que le temps poétique se raccourcit au fur et à mesure que les troubles s’aggravent : dans la Continuation et dans la Remonstrance au peuple de France, il est souvent question non pas des ancêtres médiévaux, mais du passé très récent (voir les anecdotes introduites par « un jour » et « l’autre jour » dans la Continuation ainsi que le témoignage oculaire rapporté dans les vers 551-592 de la Remonstrance [15]). En ce qui concerne la réception de son oeuvre, il incombe maintenant aux lecteurs présents de reconnaître l’autorité morale des vers ronsardiens. En raison de l’adresse à ses adversaires protestants contemporains, Ronsard situe la lecture éclairée de sa Remonstrance dans les limites de sa propre vie terrestre : « A la fin vous voyrés, apres avoir osté / Le chaut mal qui vous tient, que je dy verité » (OC, t. 11, p. 94-95, v. 609-610). « Après mille ans », voilà qui serait trop tard.

Comme on l’a vu, consigner les malheurs constitue l’une des fonctions principales de l’histoire pour Ronsard. Remarquons cependant que, dans L’excellence de l’esprit humain, « l’histoire, sans nous mettre au hazard des dangers, / Nous apprend [16] ». Cette conception de l’histoire suppose une distance critique de la part de l’historien qui, comme Ronsard le dirait à propos des « historiographes de [son] temps », « sans passion […] [rend] de point en point fidelle tesmoignage [des] guerres civilles, à la posterité [17] ».

Le Vendômois essaie de mettre en oeuvre ce regard critique dans le premier Discours, qui s’ouvre sur une vue panoramique des vicissitudes de l’histoire à l’échelle mondiale. Mais, dès la Continuation, la passion commence à s’imposer au fur et à mesure que le poète se rapproche de son sujet :

Madame, je serois ou du plomb ou du bois,

Si moy, que la nature a fait naitre François,

Aux siecles advenir je ne contois la peine,

Et l’extreme malheur dont nostre France est pleine

Je veux maugré les ans au monde publier,

D’une plume de fer sur un papier d’acier,

Que ses propres enfans l’ont prise et devestue,

Et jusques à la mort vilainement batue.

OC, t. 11, p. 35

Dans ces vers, qui ouvrent la Continuation, ne se trouve aucun indice sur la qualité de la réaction des lecteurs futurs [18] ; le poète témoigne surtout de la « peine » et du « malheur » de son siècle, poussé par ses propres sentiments en tant que Français. Ce poème répond donc avant tout aux besoins du présent, et, plus précisément, à ceux du poète, dans sa situation culturelle et historique particulière. Ce n’est qu’à la fin, plus de quatre cents vers plus loin, lorsque l’Idole de la France lui demande d’écrire son histoire, que Ronsard évoque la signification que son témoignage pourrait avoir pour les générations à venir :

[…] pren la plume, et d’un stile endurci

Contre le trait des ans, engrave tout ceci,

A fin que nos nepveux puissent un jour cognoistre

Que l’homme est malheureux qui se prend à son maistre.

OC, t. 11, p. 60, v. 441-4

Mais, plus la mémoire des troubles devient personnelle, moins les vers luttent « contre le trait des ans » et moins ils constituent un lieu de mémoire publique. Si Ronsard voulait assaillir l’ennemi « par livres » en 1560, entre 1562 et 1573, il préfère les armes [19] ; en tout cas, les gages de l’écrit ne sont plus l’immortalité, mais la mort :

[…] aussi tost qu’ils verront

Nos escripts imprimés, soudain ils nous tueront

[…]

Quand à mourir, Paschal, je suis tout resolu,

Et mourray par leurs mains si le ciel l’a voulu [20].

OC, t. 11, p. 91

Quelques vers plus loin, la mort du poète se produit, coupant court à tout futur et exprimant de la façon la plus extrême la douleur du poète-historiographe trop près du feu :

Je meurs quand je les voy ainsi que harangeres

Jetter mille brocars de leurs langues legeres

[…]

Je meurs quand je les voy par troupes incogneues

Marcher aux carrefours et au milieu de rues

[…]

Je meurs quand je les voy enflés de vanteries.

OC, t. 11, p. 92

Par la suite, comme nous l’avons vu, le poète-prophète devient suppliant. Vers la fin de sa Remonstrance, Ronsard prie Dieu que le sang de « l’auteur des guerres advenues »

[…] enyvre la terre,

Et que ses compaignons au milieu de la guerre

Renversés à ses pieds, haletans et ardans

Mordent de sur le champ la poudre entre leurs dens.

OC, t. 11, p. 106, v. 835-838

Le poète ne semble pourtant pas avoir l’intention de chanter cette mort, pas même en forme de victoire militaire de la part du camp catholique : pour clore son discours, il met en scène la « multitude » (catholique) qui

[…] à haute voix, Seigneur,

Tout à l’entour des morts célèbre ton honneur,

Et d’un cantique sainct chante de race en race

Aux peuples avenir tes vertus et ta grace.

OC, t. 11, p. 60, v. 841-844

La poésie séculaire n’a plus d’empire dans cette vision quasi protestante du « chant » où les vers homériques cèdent la place aux louanges célébrant Dieu. Cependant, on le sait, le Vendômois ne mettra jamais en pratique une telle vision ; à la différence de Du Bellay, Ronsard ne fera pas résonner de lyre chrétienne.

L’oubli

On l’a dit, le crime principal des protestants, pour Ronsard, est l’oubli. L’oubli, dans les Odes, les Hymnes, les Amours, les épitaphes et les élégies, c’est le plus souvent la mort. La cendre de Marguerite de Valois descend « dessous l’oubly du tumbeau » (OC, t. 3, p. 79) ; le poète-amant se projette « en l’obly du cercueil » (OC, t. 4, p. 143). Mais cet oubli est précisément celui qui est vaincu, soit par les vers laudatifs, qui raniment le défunt en louant ses vertus, soit par l’amour qu’expriment ses vers [21]. Dans ses emprunts au mythe du Léthé [22], Ronsard fait de l’oubli une forme de soulagement, comme c’est le cas pour l’Ode à Nicolas Denizot. Une Cassandre malade ne trouvant pas de repos, le poète propose de faire chanter les vers suivants auprès de son lit :

Somme, fils de la Nuit et de Lethe oublieux,

[…]

De qui l’aisle en volant espend une gelée

Sur l’humide cerveau, et bien qu’il fust remply

D’amour ou de procés, tu l’assoupis d’oubly,

Et charmes pour un tems sa tristesse sillée.

OC, t. 7, p. 199

Notons qu’il s’agit ici d’une description de l’oubli et de ses effets salutaires, mais non pas d’un acte d’oubli de la part du poète, qui fait de cet épisode un lieu de mémoire.

Le poète peut-il oublier ? Si Ronsard s’érige en gardien de la mémoire, il n’hésite pas, dès 1550, à prétendre détenir également le pouvoir de faire oublier. Dans son ode au seigneur de Carnevalet, il invite le destinataire à contempler « Combien Ronsard a puissance, / Et dequoi il est donneur » (OC, t. 1, p. 91) : le poète aurait eu l’intention de chanter ce seigneur depuis un certain temps déjà mais, écrit-il, « En oubli je l’avoi mis / Laissant glisser la memoire / Qu’autrefois je lui promis / Verser au monde sa gloire » (OC, t. 1, p. 91). L’oubli semble être un acte intentionnel dans ces vers : ainsi, que l’on devienne objet de l’oubli ou de la mémoire, tout dépend de la volonté du poète, qui maîtrise l’un et l’autre et les utilise à son gré. Proposant, à l’imitation de Pindare, une hiérarchie que Montaigne renversera trente ans plus tard, Ronsard explique qu’« en vain l’on travaille au monde / Si la lirique faconde / Fait muéte la vertu » (OC, t. 1, p. 98). Le poète peut donc oublier… s’il le veut.

Tandis que, sous le régime de la poétique de la mémoire, la poésie a pour but de sauvegarder le souvenir contre l’oubli ou bien de soulager l’amant qui voudrait oublier ses peines, dans la Prière à Dieu pour la victoire, écrite la veille de la bataille de Moncontour (1569), les vers de Ronsard servent à faire oublier leur propre sujet, à faire « mourir » sa renommée en refusant de raconter son histoire (et en interdisant que tout autre la raconte). Dans ce poème, Ronsard supplie Dieu encore une fois de faire périr misérablement « [son] ennemy ». Comme l’on peut s’y attendre, Ronsard promet que, si les forces du futur Henri III remportent la victoire, « [il chantera] de ce Duc la louange » (OC, t. 17. p. 404, v. 74). Quant à l’ennemi, en l’occurrence les reîtres allemands, le poète voudrait le condamner à l’oubli :

[…] qu’une mort cruelle

Face qu’un seul n’en conte la nouvelle

En ce pays que le Rhin va lavant ;

Et que leur nom se perde en nostre vent,

Et qu’à jamais leur mort renommée

S’esvanouisse ainsi qu’une fumée.

OC, t. 17, p. 402, v. 21-26

Dans cette prière, Ronsard choisit de dévoiler le revers de la poétique de la mémoire. Bien sûr, toute histoire n’est pas digne de mémoire pour le poète-prophète des Odes. Mais quand il choisit de ne pas chanter telle ou telle histoire, son acte d’omission ne fait pas partie de ces vers qui, eux, ont toujours pour but de conférer l’immortalité. L’oubli peut se concevoir comme le rejet, caché, de la poétique de la mémoire ; ici, Ronsard essaie de le représenter dans ses vers.

On est loin, dans la Prière, de l’historien qui « d’encre non menteuse » doit « [écrire] de [son] temps l’histoire monstrueuse », une histoire qui doit relater « tout ce malheur fatal », pour que les générations futures « prennent exemple aux pechez de leurs peres » (OC, t. 11, p. 25). On est loin, aussi, du rapport entre poésie et oubli que l’on trouve partout ailleurs dans l’oeuvre de Ronsard. On retrouve cependant, dans les édits de pacification promulgués pendant les trois premières guerres civiles, une évolution dans la conception de la mémoire et de l’oubli qui pourrait éclairer la démarche poétique de Ronsard pendant cette période. L’Édit d’Amboise (1563) est le premier à proposer une amnistie générale pour l’ensemble des faits de guerre :

Et pour autant que nous désirons singulièrement que toutes les occasions de ces troubles cessent […] avons ordonné et ordonnons […] que toutes injures et offenses que l’iniquité du temps, et les occasions qui en sont survenues, ont pu faire naître entre nosdits sujets, et toutes autres choses passées et causées de ces présentes tumultes […] demeureront éteintes, comme mortes, ensevelies et non advenues [23].

Il importe de signaler qu’il s’agit ici d’un geste à caractère strictement juridique — réitéré dans la Paix de Longjumeau en 1568 — dont le domaine est la sphère publique. En 1570, cette proposition se modifie pour devenir le tout premier article de l’Édit de Saint-Germain, qui mit fin à la troisième guerre : « Que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, et dès et depuis les troubles advenues en notre dit Royaume, à l’occasion d’iceux, demeure éteinte et assoupie comme de chose non advenue [24]. » Tandis qu’en 1563 et 1568, la prohibition portait sur la poursuite en justice, dès 1570, il sera question de la mémoire. La commande d’effacer la mémoire des conflits constitue également le premier article de l’Édit de Beaulieu (promulgué par Henri III en 1576) dont l’article trente-six précise : « Défendons de ne faire aucune procession, tant à cause de la mort de feu notre cousin le prince de Condé, que journée Saint-Barthélemy, et autres actes qui puissent ramener la mémoire des troubles [25]. » Remarquons que la procession commémorative se distingue de la mémoire qu’elle suscite ; de même, la mémoire ne semble pas appartenir ici au domaine des actes. Évidemment, seuls les actes publics peuvent faire l’objet d’un édit, mais sa cible, c’est une mémoire qui ne peut se réduire à l’ensemble des gestes qui l’expriment ni aux lieux publics où elle s’affirme.

Comment cette « mémoire » qu’il fallait « effacer » se concevait-elle à l’époque où Ronsard cesse d’écrire des vers portant directement sur la guerre civile ? On peut esquisser une première réponse à partir du discours d’Antoine Loisel, lors de l’ouverture de la Cour de Justice à Agen en 1582. Cette « Remonstrance » bien connue s’intitule « De l’amnestie ou oubliance des maux [26] ». Le juriste commence par remarquer qu’« en vingt ans […] de nos guerres, nous avons tant veu d’Edits de pacification que nous en avons quasi perdu le compte » (R, p. 6). Il se propose alors de distiller l’essentiel de tous ces édits dans son discours : c’est « l’oubliance des injures passees, d’autant mesmement que c’est le fondement de tous les autres [articles], et duquel dependent environ une quarantaine d’articles de ces Edits » (R, p. 9). Il devient bientôt clair que cette « oubliance » n’équivaut pas à une amnistie purement juridique. Rejetant et la vengeance et le pardon comme inutiles à la suite des guerres civiles, Loisel déclare qu’il « reste ce seul remede d’oubliance et abolition des injures et offences reciproquement souffertes, effacer tout le plustost que l’on peut, et faire en sorte qu’il n’en demeure rien aux esprits des hommes ny d’un costé ny d’autre, n’en parler, et n’y penser jamais » (R, p. 17 ; c’est nous qui soulignons). Loisel va bien au-delà de l’amnistie pour se porter ici aux confins de l’amnésie [27]. Ce qui donne à penser que la mémoire visée par les édits ne fut pas limitée à la seule mémoire publique et visible qui fonde la poétique du Ronsard des Odes. Mais cette mémoire, on l’a vu, n’est déjà plus celle des Discours.

Plus qu’une simple manifestation poétique de la politique de l’oubli, telle qu’elle s’exprime dans les édits de pacification à partir de 1570, le silence de Ronsard au sujet des troubles, dès cette même année, marque les limites de la poétique de la mémoire face aux guerres civiles. L’idée suivant laquelle l’oubli équivaut au silence, corollaire de la poétique de la mémoire telle que Ronsard la pratique dans les Odes, nie l’existence d’une mémoire hors celle qui prend une forme poétique, le plus souvent écrite. Si, dans le premier Discours, le poète essaie de caractériser les troubles comme manifestation de la vérité (donc de la mémoire) éternelle selon laquelle « il y avoit dès le jour que l’homme fut vestu / (Ainsi que d’un habit) de vice et de vertu » (OC, t. 11, p. 19), dans la Continuation, il le ramène sur terre, dans le domaine de l’histoire particulière des Français. Dans la Remonstrance et, bien sûr, dans la Responce aux injures, il s’agit d’une mémoire individuelle et privée, encadrée par la vie de celui qui se souvient. Mais on ne chante pas ces souvenirs douloureux. Cet effacement de la mémoire publique, même s’il n’équivaut pas à l’oubli, ne peut que rendre muet le poète de la mémoire.

L’exemple le plus frappant de ce qu’on pourrait appeler la poétique de l’oubli chez Ronsard se trouve dans le poème « Les Elemens ennemis de l’hydre », écrit après le siège de Poitiers. Ce morceau se termine sur une déclaration où le poète exprime son désir d’effacer de la façon la plus radicale le souvenir de ses ennemis. Il faut aller jusqu’à se débarrasser des cadavres de l’ennemi défait, qui doit chercher son sépulcre dans la mer

[…] afin que tous les flots

Loin de la France en respandant les os

Semez au vent, et que de son histoire

Ne soit jamais ny livre ny memoire.

OC, t. 17, p. 411

Il est quand même peu surprenant que le poème s’arrête là ; « the rest is silence » [« le reste appartient au silence »], dira Hamlet. Ronsard, on le sait, n’a plus écrit sur les guerres, mais on peut croire que la mémoire des troubles n’a pas pour autant sombré dans l’oubli.