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Voilà un ouvrage fort édifiant, fruit des recherches doctorales et postdoctorales de Catherine Carstairs, professeure au département d’histoire de l’Université de Guelph. Dans Jailed for Possession. Illegal Drug Use, Regulation, and Power in Canada, 1920-1961, paru pour la première fois en 2006, Carstairs présente une analyse détaillée d’une question éminemment complexe : la construction des discours publics et les lois canadiennes en matière de drogues. Au fil de sept chapitres au style clair et agréable à lire, l’auteure analyse finement la manière dont les représentations liées à la race, mais aussi au genre et aux classes sociales, modulent l’opinion publique, le travail des policiers et la législation relative aux drogues, depuis la panique engendrée par les fumeurs d’opium chinois dans les années 1920 jusqu’au Narcotic Control Act de 1961, qui établit de nouvelles normes législatives quant à la possession de drogue. N’hésitant pas à aborder de front des aspects délicats – particulièrement la dimension raciale qui anime la « croisade » antidrogue menée à l’encontre des consommateurs d’opium, pour la plupart des immigrants d’origine chinoise – l’auteure lève un pan étonnant de l’histoire sociale canadienne.

De la seconde moitié du xixe siècle jusqu’au début du xxe siècle, les drogues sont des substances dont la consommation, loin d’être dénoncée, est au contraire largement stimulée par le corps médical occidental, à la faveur des nombreux médicaments brevetés renfermant de l’opium ou de la cocaïne. Sigmund Freud n’est-il pas initialement un ardent défenseur de la « blanche », qu’il promeut avec enthousiasme dans son article « Über Coca » en 1884 ? Ce n’est qu’à partir de 1908-1909, à la faveur des premières lois nationales et conventions internationales, que se mettent en place les mesures destinées à contrer la consommation de drogues et à réglementer la composition des médicaments brevetés. Après la Première Guerre mondiale, la lutte antidrogue tend à se cristalliser autour des tensions raciales, ici comme ailleurs. La communauté chinoise du Canada devient l’une des principales suspectes dans l’opinion publique, une suspicion alimentée par la presse qui « révèle », à coup de descriptions sordides, les arrestations de tenanciers de salons de thé abritant en fait des fumeries d’opium. Il en résulte un durcissement des lois antidrogues et des mesures pénales à l’encontre des consommateurs de cocaïne et d’opiacés comme l’opium, la morphine ou l’héroïne.

Jailed for Possession s’ouvre sur cette période mouvementée de notre histoire, s’intéressant principalement à la consommation d’opiacés dans la région de Vancouver, un des hauts lieux de la lutte aux narcotiques au xxe siècle. Ne se contentant pas de décrire les événements, Carstairs s’attache à décortiquer les ressorts intimes de la politique canadienne en matière de drogues, les fondements raciaux constituant d’ailleurs l’un des principaux thèmes de son ouvrage. Elle montre bien comment la lutte antidrogue de l’entre-deux-guerres repose sur l’idée (soigneusement entretenue par les dirigeants) selon laquelle la population d’origine chinoise est fondamentalement mauvaise, encline à s’adonner aux vices comme le jeu, la luxure et, bien sûr, la drogue. Les descentes policières dans les communautés chinoises, aussi bien celles de Victoria, d’Halifax ou de Montréal, confortent et renforcent le racisme de la population et des politiciens. Ces opérations servent d’ailleurs les aspirations moins nobles de toute une frange de la population qui souhaite fermer pour toujours les portes du pays à l’immigration chinoise, un sentiment qui mènera à la formation de l’Asiastic Exclusion League. En définitive, l’histoire des représentations liées aux drogues est, selon Carstairs, étroitement liée à l’histoire du racisme au Canada.

Catherine Carstairs s’intéresse également aux divers acteurs qui interviennent dans la régulation de la consommation de drogues, notamment les médecins mais aussi les travailleurs sociaux : elle consacre à la John Howard Society (un organisme de charité dont les membres visitent les drogués en prison) un chapitre entier. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage historique, Jailed for Possession présente un caractère tout à fait actuel, notamment par l’intérêt que son auteure accorde aux répercussions des mesures antidrogues sur les utilisateurs aux prises avec une dépendance.

Ces questionnements ne sont pas nouveaux : dès les années 1920 et 1930, certains spécialistes remarquent que le durcissement des lois entraîne aussi un durcissement du caractère toxicomane des consommateurs de drogues. Portés par l’opinion publique, les politiciens canadiens font adopter des lois extrêmement dures à l’encontre des utilisateurs, fréquemment emprisonnés pour quelques années sur la simple charge de possession de cocaïne, d’opium, de morphine ou d’héroïne.

Alors que les morphinomanes du xixe siècle pouvaient fort bien mener une carrière et une vie honorable tout en s’adonnant à leur passion pour la « petite seringue », les consommateurs de drogues du xxe siècle sont poussés à la clandestinité et contraints à l’isolement. Du coup, leur quête de drogue devenant une véritable obsession, il leur devient impossible d’occuper un emploi régulier et de s’occuper décemment de leur famille.

L’histoire récente montre bien qu’il ne s’agit pas d’un phénomène propre à cette époque. Jailed for Possession oblige à reconsidérer les perceptions et pratiques actuelles en cette matière, à un moment où s’affrontent plus que jamais les partisans d’un resserrement des lois et ceux qui prônent plutôt la déjudiciarisation de la possession simple et de la consommation.

Sans prendre ouvertement position en faveur de la légalisation, la thèse de Carstairs rejoint d’assez près les conclusions de Line Beauchesne, professeure titulaire en criminologie à l’Université d’Ottawa, auteure de nombreux ouvrages qui remettent en question la prohibition et la « guerre à la drogue ».

En définitive, Jailed for Possession représente une contribution importante, non seulement à l’histoire des drogues mais aussi à l’histoire canadienne. Le choix d’aborder la question des drogues sous l’angle de la culture s’inscrit dans un courant amorcé aux États-Unis et qui suscite un intérêt grandissant chez les chercheurs canadiens, particulièrement depuis la dernière décennie : par exemple, Marcel Martel avec Not This Time : Canadians, Public Policy, and the Marijuana Question, 1961-1975 (UTP, 2006 – voir le compte rendu publié en ces pages, 60,4) et Kyle Grayson avec Chasing Dragons. Security, Identity and Illicit Drugs in Canada (UTP, 2008).

L’ouvrage de Carstairs prend très honorablement sa place dans la liste des ouvrages clés consacrés à cette question. Malgré quelques réserves quant au peu de soin apporté à la mise en pages (l’image choisie pour illustrer la couverture est d’un goût douteux et les graphiques présentés dans le chapitre 2 sont difficiles à interpréter), l’importance scientifique de cette contribution ne fait aucun doute. Catherine Carstairs réussit à traiter d’une question complexe en livrant un ouvrage clair et accessible, qui saura intéresser un vaste lectorat, composé aussi bien d’historiens, de juristes ou de sociologues des drogues que de lecteurs non spécialisés.