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Le quatre centième anniversaire de la naissance de l’Innu Pierre-Antoine Pastedechouan, qu’on estime correspondre à l’année de la fondation de Québec, est passé à peu près inaperçu. Ce personnage emblématique de la rencontre des cultures à l’aube de la Nouvelle-France, quoique bien connu des spécialistes, n’avait pas fait l’objet d’une étude détaillée jusqu’à ce qu’Emma Anderson y consacre une thèse de doctorat à l’Université Harvard, quelques articles et chapitres de collections et, plus récemment, cette solide monographie, The Betrayal of Faith.

L’ouvrage retrace de manière chronologique la vie mouvementée du dénommé Pastedechouan, aussi désigné dans les sources d’époque sous les noms de Patetchoanen, Ahinsistan, Atetkouanon. Garçon innu typique, il s’initia dans la forêt boréale aux rudiments de la chasse et absorba les fondements d’une culture orale, animiste et relativiste. À l’âge de onze ans, il fut cependant envoyé en France par les missionnaires récollets qui oeuvraient alors sur les rives du Saint-Laurent. Son séjour là-bas le transforma. Dans le cloître d’un couvent à Angers, il reçut une formation intensive en français, en latin et en théologie ; on lui inculqua un catholicisme de contre-réforme, issu des sanglantes guerres de religion et antagoniste. Anderson s’attarde notamment à l’éducation visuelle du jeune néophyte, c’est-à-dire aux objets et aux images auxquels il aurait été exposé et à leurs effets sur lui. Cette attention à la culture matérielle, ainsi qu’au rituel, sous-tend l’ouvrage. L’instruction religieuse de Pastedechouan fut couronnée en grande pompe par son baptême solennel en la cathédrale d’Angers. Au moment de cette célébration de l’excision de son identité culturelle et religieuse autochtone, il reçut le nom de Pierre-Antoine (Anderson choisit de retenir l’orthographe Pierre-Anthoine). Lorsque le père Le Caron l’invita à retourner en Amérique pour faciliter le projet missionnaire et servir d’apôtre auprès de sa famille et de sa communauté d’origine, le jeune homme aurait déclaré, les larmes aux yeux : « comment mon Pere vostre Reverence voudroit elle bien me renvoyer entre les bestes qui ne cognoissent point Dieu[?] »

Pierre-Antoine se plia éventuellement à la volonté de ses maîtres et, ayant séjourné cinq ans en France, il rentra au Canada en 1626. Le retour fut plus pénible que prévu. Comme le souligne l’auteure, son séjour en France l’avait privé non seulement d’une identité religieuse traditionnelle innue, mais aussi du savoir-faire qui caractérisait l’homme adulte dans sa société d’origine. Incapable de répondre aux attentes de cette dernière, Pastedechouan ne parvint pas à la réintégrer. Incapable par conséquent de jouer le rôle d’intermédiaire attendu, il déçut les missionnaires jésuites, qui, en 1632, avaient pris la relève des récollets, et se brouilla avec eux. Le prosélyte modèle devint apostat, renégat. Il tenta, par des efforts de plus en plus désespérés, de réconcilier les vues du monde innu et franco-catholique, mais en vain. Pris entre deux mondes et abandonné de tous, Pierre-Antoine Pastedechouan mourut seul, de faim et de froid, en 1636. Il avait vingt-huit ans.

L’histoire de Pastedechouan n’est pas sans rappeler celle de Catherine Tekakwitha, dans la mesure où ces deux personnages illustrent les extrêmes de la transformation religieuse en Nouvelle-France. Si la jeune femme est une figure emblématique de l’adaptation et de l’appropriation réussies du christianisme en milieu autochtone, de la conciliation créative de valeurs traditionnelles et nouvelles, celui-là est l’emblème tragique de la déchirure, de l’anomie, de la réconciliation ratée. Sur le plan formel, The Betrayal of Faith n’est pas non plus sans rappeler le récent Mohawk Saint d’Allan Greer (Oxford University Press, 2005 ; en version française : Catherine Tekakwitha et les Jésuites, Boréal, 2007). Emma Anderson, comme Greer, met l’accent sur l’individu, individu réagissant aux forces extérieures et permettant d’explorer le phénomène, large et complexe, du contact culturel et religieux. La conversion n’est pas un processus simple, unilatéral, binaire ou irréversible, nous rappelle l’auteure.

L’ouvrage, dans la foulée du célèbre Retour de Martin Guerre de Natalie Zemon-Davis, est imaginatif, par moment poétique, évocateur, judicieusement spéculatif, axé sur les possibilités. Les lecteurs retrouveront en fin d’ouvrage un stimulant essai sur les sources et la méthode, micro et ethnohistorique, utilisée par Anderson pour reconstruire et comprendre la vie du sujet. Petit bémol, si l’on en croit la bibliographie, un rare et précieux témoignage d’époque n’a pas été consulté : il s’agit du « Sermon du père Bonaventure, récollet, en l’Église d’Angers sur le baptême de Pierre Ambroise Tatechouan [sic] sauvage canadien », en date du 29 avril 1621, dont une copie tardive se trouve au Centre de référence de l’Amérique française (Archives du Séminaire de Québec, Polygraphie 13, no 4). Il n’est peut-être pas trop tard pour intégrer l’analyse de ce document à la traduction française de cet excellent livre, provisoirement intitulée La trahison de la foi : le voyage tragique d’un converti autochtone canadien, qui doit paraître aux Presses de l’Université Laval en 2009.