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Le 2 août 2007, les Russes ont planté un drapeau en titanium sur le fond océanique, à l’endroit présumé du pôle Nord[1]. C’est un geste d’éclat, une technique de relations publiques efficace ; les médias du monde entier en ont parlé, et ce, pour différentes raisons. Premièrement, la Russie a prouvé qu’elle continuait à être un joueur majeur en sciences, car planter ce drapeau était une prouesse scientifique et technique incroyable. Non seulement il fallait descendre à 4 200 mètres de profondeur sous une calotte glaciaire, mais il fallait aussi remonter au même endroit, là où se trouvait le trou dans la glace. Deuxièmement, la Russie a également rappelé qu’elle existait toujours comme pouvoir politique incontournable et qu’elle entendait clamer haut et fort ses revendications en Arctique et probablement aussi mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour les faire reconnaître par la communauté internationale.

La course aux informations sur le plancher océanique arctique bat son plein. En effet, le côté moins médiatisé de l’expédition russe au pôle Nord s’inscrit dans une vaste entreprise de recherches scientifiques sur la géologie et la géomorphologie du fond marin en Arctique. Ainsi, l’Agence gouvernementale américaine de recherche géologique (usgs) estime que dans le sous-sol arctique sont enfouies jusqu’à 22 % des ressources mondiales non découvertes à ce jour et dont l’exploitation pourrait, dans le contexte de pénurie qui se dessine, être rentable[2]. La Fédération russe, la Norvège, le Danemark, les États-Unis et bien sûr le Canada sont très actifs depuis quelques années pour réunir les renseignements nécessaires au soutien de leurs revendications sur ces étendues sous-marines dans l’océan Arctique[3]. Ces revendications prennent tout leur sens dans un environnement qui se réchauffe et devient ainsi potentiellement moins hostile à l’homme et moins réfractaire à l’exploitation industrielle.

Mais de quelles revendications s’agit-il au juste ? Concernent-elles le fond de l’océan Arctique au complet ou seulement des parties ? Selon quelles règles procédera-t-on pour diviser le plancher océanique de l’Arctique ? Ce sont ces questions que le drapeau russe a projetées à l’avant-scène. Par cette contribution, nous nous proposons de brosser un tableau qui éclairera le plus complètement possible les différentes règles applicables à la répartition du fond marin arctique. Ces règles soulèvent des problèmes multiples et hautement complexes qui ne pourront être analysés en profondeur dans le présent cadre, mais auxquels nous apporterons certains éléments de réponse.

Dans un premier temps, nous rappellerons les règles qui régissent la reconnaissance de compétences étatiques sur le fond marin. Nous nous intéresserons ensuite aux règles fixant les limites géographiques de ces compétences étatiques. Puis nous nous pencherons sur le problème des revendications chevauchantes. Enfin, nous aborderons la question de savoir comment résoudre les difficultés qui découlent du fait que les États-Unis ne semblent pas être soumis aux mêmes règles que les autres États riverains de l’Arctique.

I – Les règles relatives à la reconnaissance de compétences étatiques sur le fond marin

L’époque est depuis longtemps révolue où des aventuriers, financés par des rois aspirant à étendre leur pouvoir à de nouvelles contrées du monde, revendiquaient de nouvelles terres en plantant un drapeau en guise d’occupation. Le dernier continent qui n’est pas soumis à la souveraineté étatique, l’Antarctique, bénéficie d’un régime conventionnel qui le met à l’abri, théoriquement, de ce genre de revendication[4].

Figure 1

Carte de l’Arctique[5]

Carte de l’Arctique5
Source : ATLAS DU CANADA, La région circumpolaire-Nord, Ottawa, ON, 2002 ; INTERNATIONAL BOUNDARY RESEARCH UNIT, Maritime Jurisdiction and Boundaries in the Arctic Region, Durham, Durham University, 2008 ; VLIZ MARITIME BOUNDARIES GEODATABASE, www.vliz.be ; Frédéric LASSERRE, « Géopolitiques arctiques. Disputes autour du pétrole et des routes maritimes », Revue des deux mondes, novembre 2008, à paraître ; Tavis POTTS et Clive SCHOFIELD, « Current Legal Developments. The Arctic », International Journal of Marine and Coastal Law, vol. 23, no 1, 2008, p. 151 et 165.

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Cependant, les rois d’autrefois revendiquaient du territoire terrestre. Jamais auparavant un drapeau n’a été planté sur le fond de l’océan. On n’était, à l’époque, évidemment pas équipé pour ce faire et la question de la nécessité d’occuper le fond marin ne se posait pas, puisqu’on ne s’en servait pas. Les revendications concernant l’eau, par contre, remontent à loin. L’ouvrage Mare liberum d’Hugo Grotius, publié en 1609 et traitant de la liberté des mers, est considéré comme l’une des premières publications en droit moderne de la mer, alors que la navigation et l’exploitation des ressources halieutiques ainsi que les revendications qui les accompagnent existaient déjà chez les Phéniciens au IXe siècle avant J.-C.[6]. L’intérêt pour le fond de l’océan est beaucoup plus récent ; la Proclamation 2667 faite par le président américain Harry Truman, en 1945, marque une première énonciation du concept de plateau continental[7]. La dépendance des combustibles fossiles, qui gisent en grande quantité dans le sous-sol marin, conjuguée au développement de technologies performantes qui rendent possible une exploitation rentable, contribue à la convoitise dont le fond de l’océan fait l’objet de nos jours.

Alors, comment exploite-t-on ces ressources souterraines en toute légalité ? Notamment, a-t-on besoin de revendiquer les fonds marins ? Pour répondre à cette dernière question, nous présenterons le cadre juridique mis en place par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer[8] de 1982, ratifié par quatre des cinq États riverains de l’océan Arctique, à savoir la Norvège, la Russie, le Canada et le Danemark[9], ce qui fait des États-Unis le seul État riverain de l’Arctique à ne pas s’être soumis formellement aux règles de la Convention de 1982.

Figure 2

Schéma des zones maritimes

Schéma des zones maritimes

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Il faut dans un premier temps comprendre que le fond de la mer, des côtes jusqu’aux grands fonds, est assujetti à divers régimes juridiques qui sont fonction des différentes zones maritimes auxquelles le fond appartient.

Dans ses eaux intérieures ainsi que dans sa mer territoriale, l’État côtier est souverain[10]. Autrement dit, ses pouvoirs étatiques y sont complets et s’étendent sur l’eau, mais aussi sur l’espace aérien au-dessus ainsi que – ce qui nous intéresse ici – sur le fond marin et son sous-sol[11]. Une limite de la souveraineté s’applique à la mer territoriale, où l’État côtier doit respecter le droit de passage inoffensif des États tiers[12]. Chaque État dispose d’une mer territoriale, comme l’a rappelé la Cour internationale de justice dans l’affaire des pêcheries : « C’est la terre qui confère à l’État riverain un droit sur les eaux qui baignent ses côtes[13]. » Par conséquent, il n’est pas nécessaire de la revendiquer ou de l’occuper, seule sa largeur doit être fixée par l’État côtier. Or, l’étendue maximale de la mer territoriale est de 12 milles marins à partir des lignes de base, selon la Convention de 1982[14] autant que selon le droit coutumier[15].

Au-delà de la mer territoriale, le fond de la mer est assujetti au régime du plateau continental[16]. L’État côtier y jouit d’une compétence fonctionnelle lui permettant d’explorer et d’exploiter son plateau[17]. Cette compétence est exclusive, ce qui signifie que, si l’État côtier décide de ne pas exercer ses droits sur son plateau continental, aucun autre État ne peut le faire à sa place[18]. Comme le dit la Convention de 1982, les droits de l’État côtier sont « indépendants de l’occupation effective ou fictive aussi bien que de toute proclamation expresse[19] ». Le droit coutumier, ou plutôt le droit prétorien façonné par la cij dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, est au même effet[20].

Le dernier espace maritime qui nous intéresse est celui désigné par le nom peu évocateur de « zone[21] ». Il s’agit des grands fonds, de la plaine abyssale, avec ses montagnes et ses vallées sous-marines. La zone ne peut être revendiquée par aucun État, elle fait partie du patrimoine commun de l’humanité, ce qui la met à l’abri de l’appropriation de la part des États. Ce principe de base se trouve tant dans la Convention de 1982[22] qu’en droit coutumier[23]. En Arctique, l’étendue de la zone est très limitée[24].

Bref, le fond marin, des côtes jusqu’au début de la zone, revient automatiquement à l’État côtier sans qu’il soit nécessaire de le revendiquer, alors que la zone ne peut être revendiquée par aucun État. Dans ce contexte, quelle était alors la signification du drapeau russe ? Pour comprendre le geste russe, il faut savoir que la largeur du plateau continental varie en fonction de certains paramètres. Or, ces paramètres ne sont pas à l’abri d’interprétations, scientifiques et juridiques, et laissent donc place à des tractations politiques.

II – Les règles relatives à la limite extérieure du plateau continental

Il peut être très complexe de fixer la limite extérieure du plateau continental. La procédure prévue à l’article 76 de la Convention de 1982 nous intéressera tout particulièrement, puisqu’à l’exception des États-Unis tous les États riverains de l’Arctique y sont assujettis.

Notons au départ que la Convention de 1982 abandonne le principe que l’étendue du plateau continental peut être fixée en fonction de son exploitabilité. En effet, la Convention sur le plateau continental[25] de 1958 retient deux critères alternatifs, soit celui de la profondeur bathymétrique d’un maximum de 200 mètres et celui de l’exploitabilité[26]. Le dernier est hautement dynamique, car il est tributaire des progrès technologiques qui permettent de pousser la limite petit à petit vers le large, annihilant de ce fait l’utilité du premier critère. Le critère de l’exploitabilité ne constitue donc pas une véritable limite à l’étendue du plateau. Il risque aussi d’être injuste, puisqu’il avantage clairement les États qui peuvent supporter le développement coûteux des technologies nécessaires à une exploitation de plus en plus éloignée des côtes dans des profondeurs de plus en plus grandes. Pour ces raisons, l’exploitabilité n’est plus un critère valable sous le régime de la Convention de 1982. Si l’exploit russe de planter un drapeau au pôle Nord constitue une preuve des capacités technologiques et scientifiques de ce pays, il n’a plus aucune utilité sous le régime juridique actuel.

Selon la Convention de 1982, le cas le plus simple est celui de l’État côtier ayant un plateau continental naturel très étroit. Un tel État bénéficie d’une fiction juridique qui lui accorde un plateau continental d’une largeur de 200 milles marins[27], le droit faisant fi de la situation géomorphologique pour des raisons d’égalité entre les États traités inégalement par la nature. Ce « plateau continental juridique » est de nature conventionnelle, étant issu des négociations de la Convention de 1982[28].

Le cas de l’État qui a un plateau continental large est plus compliqué. Ici aussi la Convention de 1982 innove en mettant en place un corpus de règles complexes[29]. En effet, si un large plateau continental s’étend jusqu’au rebord externe de la marge continentale[30], il faut encore déterminer où celui-ci se trouve et respecter certaines limites[31]. Par conséquent, un État qui voudra se prévaloir de son plateau continental jusqu’au rebord externe de la marge continentale, au-delà des 200 milles marins, devra en fixer les limites extérieures, selon les règles et procédures prévues par la Convention de 1982.

A — La Commission des limites du plateau continental (clpc)

La Convention de 1982 institue la Commission des limites du plateau continental (la clpc)[32]. Il s’agit d’un organe international dont le siège se trouve à l’onu à New York. Cette commission compte 21 membres choisis selon le principe d’une représentation géographique équitable et en fonction de leur spécialisation en matière de géologie, de géophysique et d’hydrographie[33]. Son travail est régi par des règles de procédure[34] ainsi que par ses directives scientifiques et techniques[35].

L’État qui veut voir son plateau continental reconnu au-delà de 200 milles marins doit communiquer à la Commission les informations concernant les limites projetées[36]. Celle-ci, à la demande de l’État côtier concerné, examine ces informations[37] et émet des avis scientifiques et techniques en vue de l’établissement des limites projetées[38]. Si l’État côtier fixe les limites extérieures de son plateau continental en se fondant sur ces recommandations, ces limites sont « définitives et de caractère obligatoire[39] ». Ces règles soulèvent plusieurs questions. Loin d’avoir la prétention de clore les débats, nous tenterons néanmoins quelques éléments de réponse.

Il importe dans un premier temps de nous attarder sur le mandat exact de la Commission des limites du plateau continental en ce qui concerne l’examen des données qui lui sont transmises. Soulignons qu’il s’agit d’une commission scientifique. La clpc n’est pas un organe chargé du contrôle juridique de l’interprétation que fait un État côtier des règles juridiques prévues par la Convention de 1982. L’examen qu’elle effectue sert à évaluer si les limites proposées sont établies dans le respect de normes scientifiques reconnues, de même que par l’application d’une méthode appropriée. Par conséquent, la Commission est maître des notions et méthodes scientifiques de l’article 76. Par exemple, elle peut vérifier si les formules ont été correctement appliquées ou si un haut-fond a effectivement la nature que lui prête l’État côtier. Cependant, la différence entre l’interprétation scientifique des données et l’interprétation juridique des termes employés par la Convention de 1982 n’est pas toujours nette.

Aussi faut-il se demander dans quelle mesure la Commission des limites du plateau continental peut formuler des recommandations concernant des questions juridiques. Évidemment, la clpc doit interpréter les notions de l’article 76 dans leur sens scientifique. Mais elle se heurtera inévitablement au problème lié au fait que la science a évolué depuis la rédaction de la Convention de 1982 et que le sens juridique de certains termes diffère aujourd’hui parfois de leur sens scientifique. Ainsi, la marge continentale était à l’origine considérée comme un phénomène géomorphologique, sens dans lequel ce terme est toujours employé à l’article 76, alors que les nouvelles connaissances scientifiques y associent désormais davantage d’aspects géologiques[40]. La Commission fera par conséquent évoluer le texte juridique en parallèle avec l’avancement des connaissances scientifiques[41]. En revanche, elle n’est aucunement compétente pour se prononcer sur l’interprétation juridique qu’un État fait des différentes dispositions de la Convention de 1982. À titre d’exemple, elle ne pourra se prononcer sur le tracé d’une ligne de base qui sert ensuite à déterminer la limite externe du plateau continental sur une dorsale sous-marine.

Si les recommandations de la clpc concernent des faits et données scientifiques, elles ont des conséquences juridiques importantes, car des limites fixées par l’État concerné sur la base de ses recommandations sont « définitives et de caractère obligatoire[42] ». Or, que signifient ces termes ? Ces limites deviennent-elles des limites opposables erga omnes, comme l’avancent certains, dont apparemment le gouvernement américain[43] ? Une telle interprétation négligerait le fait que les autres États conservent leur droit de s’opposer à l’acte unilatéral d’établissement de la limite extérieure du plateau continental[44]. Les recommandations de la Commission ne peuvent porter atteinte à ce droit souverain. Ce n’est donc pas à l’égard des autres États que les limites deviennent définitives et obligatoires. L’État côtier sera tenu par son propre acte. Il ne pourra plus, unilatéralement, modifier les limites une fois fixées, par exemple en fonction de nouvelles données scientifiques ou en déplaçant sa ligne de base[45]. Le caractère définitif des limites sert évidemment la sécurité juridique.

Les recommandations de la Commission des limites du plateau continental ont un autre objectif. Lorsque la clpc émet des recommandations favorables, approuvant ainsi la démarche de l’État côtier, et que l’État côtier se fonde sur ces recommandations pour fixer ses limites extérieures, celles-ci seront très probablement considérées comme ayant un haut degré de légitimité[46]. Les autres États parties s’abstiendront alors de s’opposer à ces limites, voire les reconnaîtront explicitement. Dans une telle situation, certains vont jusqu’à affirmer que les limites ainsi établies sont considérées comme étant « conventionnellement » reconnues[47]. L’atteinte de ce degré de légitimité peut être le résultat d’un véritable processus de « ping-pong[48] » entre l’État côtier et la clpc. En effet, un certain nombre de demandes et d’avis peuvent se succéder, permettant de cristalliser au fil du processus la proposition étatique qui jouira d’une légitimité élevée. Soulignons que dans ce processus l’opinion des autres États – et non seulement des États parties à la Convention de 1982 – joue un certain rôle, puisque la Commission distribue les demandes qu’elle reçoit auprès de tous les États membres de l’Organisation des Nations Unies[49], qui pourront y réagir. Les États tiers ne se priveront pas de cette possibilité de se faire entendre, comme le montre la réponse très documentée des États-Unis à la soumission russe[50]. Enfin, si un État établit la limite extérieure de son plateau continental sans se baser sur une recommandation de la clpc, cette limite ne sera ni obligatoire ni définitive. Sans être nulle, elle n’aura très probablement pas le degré de légitimité qui fera en sorte que son respect s’impose aux autres États.

L’État côtier qui propose une limite extérieure de son plateau continental au-delà de 200 milles marins doit le faire dans un délai de 10 ans à compter de l’entrée en vigueur de la Convention de 1982 à son égard[51]. Pour beaucoup d’États, la date d’entrée en vigueur aurait été le 16 novembre 1994. À ce moment, la clpc n’était cependant pas prête à recevoir des demandes ; la date de début de ce délai de 10 ans a donc été fixée au 13 mai 1999[52].

Une soixantaine de demandes environ sont attendues. Neuf États ont jusqu’à présent soumis des demandes. Celle de la Fédération russe relative entre autres à l’océan Arctique, soumise en 2001[53], a fait le plus de bruit et s’est heurtée aux protestations et réserves de la part du Japon, du Danemark, du Canada, des États-Unis et de la Norvège[54]. La Commission des limites du plateau continental, ayant jugé non convaincante la demande russe, a alors demandé que la Russie lui soumette d’autres données scientifiques avant qu’elle ne publie ses recommandations[55]. Il s’agit là d’une illustration du processus dit ping-pong. La Russie travaille donc en ce moment à rassembler l’information exigée. Le volet scientifique de l’expédition russe de l’été 2007 servait ainsi à corroborer les revendications russes. Soulignons enfin qu’une autre demande relative à l’océan Arctique, soumise en 2006 par la Norvège[56], est actuellement à l’étude.

B — Les méthodes permettant de fixer la limite extérieure du plateau continental large

La Convention de 1982 prévoit à son article 76 deux méthodes différentes selon lesquelles les États peuvent procéder pour fixer les limites extérieures de leur plateau continental. Les Directives scientifiques et techniques de la Commission des limites du plateau continental[57] apportent quelques précisions sans pour autant répondre à toutes les questions que l’article 76 soulève[58].

Dans les deux cas, le point de référence est le pied du talus, que l’on reconnaît par la rupture de pente la plus marquée à la base du talus[59]. À partir du pied du talus, la pente s’adoucit, le glacis commence et mène à la plaine abyssale, la « zone[60] ».

La première méthode, dite formule irlandaise ou formule Gardiner[61], repose sur des analyses géologiques du talus continental[62]. L’État côtier établit des points fixes extrêmes où l’épaisseur des roches sédimentaires est égale au centième au moins de la distance entre le point considéré et le pied du talus continental. Cette méthode est particulièrement appropriée lorsque le talus est large, comme aux rebords passifs des océans Arctique, Atlantique et Indien[63].

La seconde méthode, dite formule Hedberg[64], se fonde sur un critère hydrographique ou géomorphologique[65]. Selon cette méthode, l’État trace une ligne par référence à des points fixes situés à 60 milles marins au plus du pied du talus. Cette technique est particulièrement appropriée aux rebords actifs avec un talus abrupt. Elle a l’avantage d’être généralement de moindre envergure et donc moins coûteuse que les recherches pour déterminer les couches sédimentaires[66], ce qui peut la rendre attrayante aussi en Arctique.

Dans les deux cas, le but est donc de déterminer des points fixes qui seront ensuite reliés entre eux par des droites qui ne doivent pas dépasser une longueur de 60 milles marins[67]. L’une et l’autre des deux méthodes comporte ses difficultés pratiques, techniques et scientifiques. En Arctique s’ajoute la présence de glace qui rend la navigation difficile, voire périlleuse. Notons qu’à l’automne 2008 le Canada et les États-Unis ont joint leurs efforts dans une expédition scientifique en Arctique utilisant des technologies de pointe qui rendent possible la collecte des données pertinentes pour les deux méthodes de l’article 76[68]. La détermination de l’épaisseur des roches sédimentaires nécessite des levés sismiques, tandis que la recherche du pied du talus suppose une bonne connaissance de la morphologie du fond marin, souvent beaucoup plus accidenté que la figure 1 ne le laisse croire. Même si la technologie multibeam utilisée par les scientifiques américains[69] permet d’obtenir des images précises du fond marin, il faut encore savoir interpréter ces données et déterminer l’endroit qui doit être considéré comme le pied du talus[70]. Dans tous les cas, déterminer les points fixes est une entreprise difficile et coûteuse[71], quelle que soit la méthode utilisée.

Les États ont le libre choix entre les deux formules, selon ce qui est le plus avantageux pour eux étant donné la situation géomorphologique et géologique du plateau ainsi que leurs capacités d’étayer scientifiquement leur demande. Il leur est permis de recourir à la méthode la plus appropriée, alternant entre les deux méthodes dans une même demande, comme l’a fait la Norvège dans sa demande de 2006[72].

C — Les limites à respecter

La Convention de 1982 prévoit plusieurs limites aux possibilités des États d’étendre ainsi leur compétence vers le large.

Selon une première balise générale, la limite extérieure du plateau continental est située soit à une distance n’excédant pas 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, soit à une distance n’excédant pas 100 milles marins de l’isobathe[73] de 2 500 mètres[74]. L’État devant respecter l’une ou l’autre de ces limites choisira celle qui lui est la plus favorable. La seconde sera choisie seulement si l’isobathe de 2 500 mètres se trouve à plus de 250 milles marins des lignes de base. Par conséquent, il n’existe nullement une limite absolue de 350 milles marins. Toutefois, la difficulté scientifique de déterminer la ligne de l’isobathe de 2 500 mètres ne doit pas être sous-estimée.

La Convention de 1982 s’appuie, en ce qui concerne ces limites, sur des critères hydrographiques qui imposent un rebord externe juridique là où l’incertitude scientifique règne sur les plans géologique et géomorphologique. Elle passe ainsi de la notion géomorphologique du rebord externe de la marge continentale à la notion juridique de la limite extérieure du plateau continental.

Une deuxième balise spécifique concerne les dorsales sous-marines. Sur une dorsale sous-marine, la limite extérieure du plateau continental ne dépasse pas une ligne tracée de 350 milles marins des lignes de base[75]. Sur une telle dorsale, il existe donc une limite absolue de 350 milles marins. La difficulté est de savoir quel phénomène sous-marin doit être qualifié comme étant une dorsale sous-marine. Soulignons que la dorsale sous-marine ne doit pas être confondue avec la dorsale océanique qui se trouve séparée du plateau continental sur une plaine abyssale[76]. Un exemple pour une dorsale océanique est la dorsale Gakkel qui s’élève en plein océan Arctique apparemment sans contact direct avec le continent[77].

La Convention de 1982 apporte une précision à cette balise propre aux dorsales sous-marines qui en modifie considérablement la portée. En effet, la limite ne s’applique pas aux hauts-fonds qui constituent des éléments naturels de la marge continentale, tels que les plateaux, seuils, crêtes, bancs ou éperons qu’elle comporte[78]. Les termes « éléments naturels » semblent indiquer que ces phénomènes doivent avoir la même composition géologique que le plateau continental[79]. Cela signifie, pour la dorsale sous-marine soumise à la limite des 350 milles marins, qu’elle doit être un haut-fond prolongé à flancs abrupts qui est en contact direct avec le rebord externe de la marge continentale sans en être un élément naturel d’un point de vue géologique. La Commission des limites du plateau continental a d’ailleurs renoncé à classifier à l’avance les différents types de dorsales marines, décidant de les examiner au cas par cas[80]. L’incertitude qui continue de planer sur ces notions, conjuguée à la confidentialité des travaux de la clpc, peut avoir des conséquences extrêmement fâcheuses pour les États qui souhaitent faire une demande et qui ne pourront prendre connaissance des interprétations retenues précédemment par la Commission[81].

À partir du continent ou d’une île, ces dorsales peuvent s’étendre sur de grandes distances. En Arctique, la dorsale Gakkel, en tant que dorsale océanique, n’a pas d’importance pour la fixation des limites extérieures du plateau continental, alors que la dorsale Lomonosov entre le plateau canado-groenlandais et le plateau russe en passant par le pôle Nord, puis la dorsale Alpha partant du plateau canadien et la dorsale Mendeleev partant du plateau russe pourraient se révéler déterminantes[82].

Depuis l’été 2007, la Russie prétend pouvoir prouver scientifiquement que la dorsale Lomonosov a le contact direct avec le continent eurasiatique[83] qui en ferait une prolongation naturelle de son territoire. La limite à la limite extérieure du plateau continental serait ainsi inapplicable[84]. Si cette prétention était acceptée – et il semble plausible que cette prétention ait déjà été faite dans la demande de 2001[85] –, la Russie pourrait alors étendre ses droits souverains d’exploration et d’exploitation au-delà du pôle Nord, se rapprochant considérablement du territoire canadien et danois groenlandais. Les recherches canadiennes et danoises devraient donc tendre à étayer l’affirmation que cette dorsale est également une prolongation naturelle de l’île Ellesmere ou du Groenland.

III – La délimitation des plateaux continentaux adjacents ou qui se font face

Si le Canada et le Danemark réussissent à apporter la preuve que la dorsale Lomonosov a également la même composition géologique que le plateau continental canado-groenlandais, ils pourront, tout comme la Russie, revendiquer des droits sur cette élévation. Les revendications se chevaucheront ainsi sur un même espace. Cette situation nous amène à présenter une autre facette de l’entreprise complexe de la répartition du fond marin en Arctique.

Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur les règles applicables à la fixation de la limite extérieure du plateau continental, donc de la frontière entre le plateau continental appartenant à un État et la « zone », espace international. La délimitation par des États voisins de leurs plateaux adjacents ou qui se font face, par ailleurs, a trait au traçage d’une frontière maritime entre États qui ne peuvent bénéficier au maximum de leur espace maritime. L’océan Arctique est une mer semi-fermée où plusieurs États cohabitent dans un espace relativement restreint et où de multiples frontières maritimes existent.

A — La compétence et les méthodes pour délimiter les plateaux continentaux chevauchants

En général, les États concernés procèdent à la délimitation par voie conventionnelle et sur la base du droit international, suivant la Convention de 1982[86] qui reflète à cet égard le droit coutumier[87]. Contrairement à la fixation de la limite extérieure du plateau continental qui est un acte unilatéral, la délimitation repose sur une logique bilatérale.

Parfois, la délimitation définitive se fait attendre très longtemps, car les États, malgré des revendications qui se chevauchent, ne ressentent pas le besoin pratique de se fixer, notamment si le plateau n’est pas exploité. Les revendications se justifient alors par le désir de préserver tous les droits pour le moment où l’exploitation sera envisagée. Ces différends maritimes peuvent donc exister sans que cela nuise aux relations entre les États concernés. Cependant, les États intéressés à procéder à la délimitation, mais qui ne parviennent pas à un accord, ont la possibilité d’emprunter la voie du règlement des différends, que ce soit selon les règles de la Convention de 1982[88] ou encore sur la base du droit coutumier[89]. Enfin, en attendant un règlement définitif, les États recourent parfois à des régimes d’exploitation partagée (joint development) qui leur permettent d’exploiter l’espace en question sans préjuger des revendications respectives[90].

Dans un contexte où des frontières attendent encore d’être tracées, tout l’éventail d’armes de persuasion risque d’être utilisé. En Arctique, l’enjeu de ces tractations est considérable étant donné les gisements de combustibles fossiles que l’on y soupçonne. Galvaniser sa propre population et effrayer celle des autres États font partie des moyens. Il n’y a aucun doute que le drapeau russe déposé sur le fond marin à l’endroit présumé du pôle Nord est une réussite sur le plan des relations publiques. Les Russes peuvent effectivement être fiers de cet exploit technique et scientifique, et l’opinion publique canadienne a sans doute été secouée du fait qu’un autre État prétendait avoir des droits sur le pôle Nord. Les efforts pour relativiser l’importance juridique de cette prouesse, tant de la part de la diplomatie canadienne que de la part de la diplomatie américaine[91], n’y changeront rien.

Un spectre de méthodes s’offre pour délimiter le plateau continental entre deux États côtiers. À un extrême se trouve la méthode reposant sur le principe de l’équidistance[92]. Si elle a l’avantage d’être relativement simple et de donner des résultats clairs, cette méthode est aussi rigide et conduit parfois à des distorsions indésirables[93]. Pour pallier ce problème, la Convention de 1958 permet de déroger au principe d’équidistance pour tenir compte de circonstances particulières[94]. En droit coutumier, tel que dégagé par la Cour internationale de justice dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, le principe d’équidistance doit être appliqué en tenant compte de toutes les circonstances propres à l’espèce[95], dites aussi circonstances pertinentes[96]. À l’autre extrême se trouve la méthode reposant sur les seules considérations d’équité, ce qui correspond au libellé de la Convention de 1982[97]. Dans les faits, les nuances entre cette dernière règle et celle du droit coutumier tendent à s’estomper, comme le reconnaît aussi la Cour internationale de justice[98].

Ces règles étant en apparence simples, les problèmes surviennent au moment de leur application. Premièrement, quelle zone ou quelles côtes sont pertinentes pour l’établissement de la ligne d’équidistance ? Il y aura probablement toujours une part d’arbitraire dans la réponse apportée concrètement[99]. Deuxièmement, que faut-il entendre par circonstances spéciales ou circonstances pertinentes ? Des circonstances de nature géographique, telles que la configuration et la longueur des côtes ainsi que la présence d’îles, ont été prises en compte par la jurisprudence, tout comme le comportement antérieur des parties à l’égard de l’espace en question, des questions de sécurité et la géomorphologie du fond marin, et ce, dans un contexte juridique qui laisse une importante marge discrétionnaire aux parties, mais aussi au tribunal quant à la pondération des différents éléments[100].

B — La délimitation des plateaux continentaux en Arctique

En Arctique, plusieurs frontières ont déjà été tracées, tandis que d’autres continuent de faire l’objet d’un différend[101]. Ainsi, des accords concernant le tracé des frontières maritimes sont intervenus entre la Norvège et la Fédération russe[102], le Canada et le Danemark (Groenland)[103], la Fédération russe et les États-Unis[104], l’Islande et la Norvège[105], le Danemark et la Norvège[106] ainsi que le Danemark, le Groenland et l’Islande[107]. Ces accords combinent souvent la méthode d’équidistance, avec ou sans ajustement pour des raisons d’équité, avec d’autres méthodes et, plus rarement, avec une ligne fidèle à la théorie des secteurs.

Ce grand nombre d’accords ne doit cependant pas occulter le fait que, dans plusieurs régions arctiques, les États riverains peinent à s’entendre sur le tracé de la frontière. Ces difficultés peuvent être dues à l’importance stratégique de l’endroit concerné, comme l’île Hans revendiquée par le Canada et le Danemark[108]. Elles deviennent majeures lorsqu’on connaît ou soupçonne des ressources en quantité appréciable dans la région concernée. À titre d’exemple, le différend entre la Russie et la Norvège concernant la mer de Barents, avec son important champ gazier Shtokman, dure depuis presque 40 ans, les deux États n’arrivant pas à convenir de la méthode de délimitation. La Russie plaide l’application de la théorie des secteurs selon laquelle il faudrait suivre le méridien de la frontière terrestre jusqu’au pôle Nord, tandis que la Norvège préconise l’établissement d’une ligne d’équidistance[109]. Un autre exemple est le différend, né il y a plus de 30 ans, entre le Canada et les États-Unis relativement à la mer de Beaufort, qui recèle d’importants gisements de pétrole et de gaz. Alors que les États-Unis insistent sur l’application de la règle d’équidistance, le Canada tient à ce que l’on suive le 141e méridien Ouest[110]. Les différences qui en résultent sont notables.

Au regard des enjeux et des positions antinomiques des États qui empêchent des rapprochements depuis des décennies, il serait étonnant que ces différends se règlent rapidement. Pire, la situation risque d’être exacerbée par des revendications chevauchantes des États adjacents concernant des étendues au-delà de 200 milles marins.

C — Le travail de la Commission des limites du plateau continental et la question des délimitations

La situation où la fixation de la limite extérieure du plateau continental d’un État touche à des questions de tracé d’une frontière maritime n’est pas un phénomène rare, au contraire[111]. La Convention de 1982 précise ainsi que les règles relatives à la fixation de la limite extérieure du plateau continental « ne préjuge[nt] pas de la question de la délimitation du plateau continental entre des États dont les côtes sont adjacentes ou se font face[112] ».

Consciente des limites de ses compétences à l’égard des questions de délimitation, la clpc a consacré l’annexe i de son Règlement intérieur[113] à cette situation. Selon l’article 5a, « [d]ans le cas où il existe un différend terrestre ou maritime, la Commission n’examine pas la demande présentée par un État partie à ce différend et ne se prononce pas sur cette demande ». En ce qui a trait aux deux demandes relatives à l’Arctique, celle de la Russie de 2001 et celle de la Norvège de 2006, les États concernés par un tel différend avec l’État demandeur ont notifié des réactions qui renvoient à cette règle voulant que la clpc s’abstienne de se prononcer sur un différend[114]. Évidemment, comme le rappelle la même disposition, « […] avec l’accord préalable de tous les États parties à ce différend, la clpc peut examiner une ou plusieurs demandes concernant des régions visées par le différend ». Pour le moment, un tel accord ne semble exister dans aucun des cas concernant l’Arctique.

L’avis adressé à la Russie en 2002 laisse entrevoir l’ampleur de la problématique[115], car, à l’égard de plusieurs secteurs limitrophes aux territoires voisins de la Russie, la Commission des limites du plateau continental invite la Russie à régler d’abord la question des frontières avec ses voisins norvégiens et américains avant de soumettre une nouvelle demande[116]. Or, on sait que le processus de délimitation est souvent long et laborieux. Il risque donc de faire perdurer l’incertitude quant aux frontières exactes des États concernés, voire de rendre impossibles des demandes dans les délais prescrits[117].

Les États, à défaut de tracer la frontière maritime avec leurs voisins, pourront toujours soumettre des demandes partielles qui ne concernent que des espaces où aucun différend maritime n’existe. Dans cette logique, la Commission a demandé à la Fédération russe de lui transmettre une demande partielle qui ne touche pas aux questions de délimitation dans la mer d’Okhotsk[118], située du côté de l’océan Pacifique. Or, dans de tels cas, les recommandations de la clpc ne seront également que partielles. L’avantage des recommandations qui, si elles servent de base aux limites fixées, rendent celles-ci définitives et obligatoires risque d’être considérablement compromis. Le risque que le sort de certains secteurs de l’Arctique demeure ainsi en suspens est réel, eu égard au nombre de frontières qui n’ont pas encore été tracées[119].

IV – Les États non parties à la Convention de 1982

Jusqu’à présent, notre discussion a négligé le fait que les États-Unis, acteur important dans le cas de l’Arctique, ne sont pas parties à la Convention de 1982[120]. Cette situation n’a guère de conséquences pour la question de la délimitation de plateaux continentaux. Concrètement, il importe peu que les règles applicables soient de nature coutumière ou conventionnelle – et, dans le dernier cas, qu’elles proviennent de la Convention de 1982 ou de la Convention de 1958. Malgré des nuances dans les termes, les règles convergent sur le plan pratique[121]. Par contre, le fait pour un État de ne pas être partie à la Convention de 1982 soulève d’importants problèmes en matière de fixation des limites extérieures du plateau continental.

Premièrement, les règles de la Convention de 1982 peuvent-elles s’appliquer aux États non parties ? Deux hypothèses sont à vérifier, celle de l’applicabilité coutumière du corps de règles conventionnelles et celle de l’applicabilité du corps de règles en dérogation à la règle générale qu’un traité ne crée ni droits ni obligations à l’égard de tiers[122]. Enfin, dans le cas où ni l’une ni l’autre hypothèse ne semble solide, sur la base de quel droit les limites du plateau continental arctique des États-Unis seront-elles déterminées ?

A — La partie vi de la Convention de 1982 : du droit coutumier ?

La thèse voulant que la partie vi de la Convention de 1982 portant sur le plateau continental reflète le droit coutumier est certes avancée parfois, mais elle semble douteuse. Pour étudier la question, il faut distinguer entre les règles relatives aux limites du plateau continental, la question de l’accès à la clpc et les règles concernant l’exploitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins.

La technicité et la complexité des règles de l’article 76 relatif à la limite extérieure du plateau continental suscitent des doutes à savoir qu’il s’agit bien là de règles coutumières[123]. Or, que plusieurs États, sans être liés par la Convention de 1982, aient calqué leur législation interne sur l’article 76 sans se heurter à la protestation internationale fait dire à certains que ces dispositions sont reçues en droit coutumier[124]. Churchill et Lowe ont raison d’affirmer que l’on peut difficilement soutenir qu’une revendication concernant le plateau continental conforme à l’article 76 est incompatible avec le droit international coutumier[125].

Par contre, il est certainement impossible d’affirmer le statut coutumier de la Commission des limites du plateau continental[126]. Cela étant dit, son seul statut conventionnel ne signifie pas que l’on ne puisse pas envisager que les États y aient accès sur une base autre que leur ratification de la Convention de 1982, comme nous le verrons un peu plus loin.

Enfin, il faut s’attarder aux règles relatives à l’exploitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins, puisqu’elles sont inséparables des règles de fixation des limites extérieures. En effet, la section vi forme un tout cohérent, établissant un équilibre délicat entre les droits et les obligations des États côtiers sur le plateau continental. Ainsi, les États développés qui, une fois les limites de leur plateau continental fixées, décident d’exploiter celui-ci au-delà des 200 milles marins à partir des lignes de base doivent verser des contributions en contrepartie de l’exploitation de ces ressources, selon l’article 82. Cette disposition est une trace de l’idée du nouvel ordre économique international héritée des années 1970 voulant que certains mécanismes soient mis en place afin d’établir l’équité entre les États du monde[127]. Le lien entre la possibilité d’étendre les compétences étatiques au-delà de 200 milles marins et l’obligation d’acquitter une contribution fait ainsi partie du grand compromis que la Convention de 1982 opère entre la préservation d’un espace international qui échappe à l’appropriation, même partielle, des États et leur désir antinomique d’étendre leurs compétences. Ce compromis, dans la forme qu’il a prise sous la partie vi, est de nature conventionnelle uniquement. On ne peut prétendre à l’existence d’une règle coutumière selon laquelle les États acquittent des contributions en contrepartie du droit d’exploitation. Aucune pratique en ce sens n’existe et il est fort improbable que l’on puisse établir l’opinio iuris.

La question cruciale est donc de savoir si les États non parties, une fois la limite extérieure de leur plateau continental fixée avec le concours de la clpc, pourraient bénéficier des droits d’exploitation du plateau au même titre que les États parties, sans devoir acquitter les contributions prévues à l’article 82. En d’autres termes, peut-on découpler le droit de fixer des limites au-delà de 200 milles marins du devoir de contribution financière en cas d’exploitation des zones concernées ? Répondre par l’affirmative serait élargir la compétence étatique au-delà de ce qui est prévu par la Convention de 1982. Or, il est fort douteux qu’il s’agisse là du droit coutumier en la matière[128].

Aussi faut-il conclure que, si certaines règles de la partie vi semblent trouver un reflet en droit coutumier, elles doivent être vues dans le contexte plus large du compromis formé par toute la partie vi. L’État tiers qui fixe les limites extérieures de son plateau en conformité avec la partie vi risque de se heurter à la résistance des États parties qui pourraient craindre qu’il procède à l’exploitation de la zone concernée sans acquitter la contribution financière.

B — L’application de la partie vi en vertu de l’article 36 de la Convention de Vienne ?

Une autre possibilité consiste à appliquer la partie vi de la Convention de 1982 aux États non parties en vertu de l’article 36 de la Convention de Vienne sur le droit des traités :

Traités prévoyant des droits pour des États tiers

  1. Un droit naît pour un État tiers d’une disposition d’un traité si les parties à ce traité entendent, par cette disposition, conférer ce droit soit à l’État tiers ou à un groupe d’États auquel il appartient, soit à tous les États, et si l’État tiers y consent. Le consentement est présumé tant qu’il n’y a pas d’indication contraire, à moins que le traité n’en dispose autrement.

  2. Un État qui exerce un droit en application du paragraphe 1 est tenu de respecter, pour l’exercice de ce droit, les condition prévues dans le traité ou établies conformément à ses dispositions[129].

Il est très clair à la lumière de cette règle d’origine coutumière que les États tiers peuvent utiliser les dispositions techniques servant à fixer la limite extérieure de leur plateau continental. Mais il est impossible de les forcer contre leur gré à soumettre une demande à la Commission des limites du plateau continental[130]. La conclusion a contrario, selon laquelle les États tiers ne pourront soumettre une demande à la clpc s’ils le désirent, n’est cependant pas admissible. L’article 4 de l’annexe ii de la Convention de 1982 semble au contraire permettre une lecture selon laquelle un État non partie peut adresser une demande à la Commission[131]. Cette lecture correspond aussi à l’intérêt des États parties à voir un seul régime cohérent s’appliquer, puisque des gains importants en matière de sécurité juridique et de stabilité des relations en découlent.

Les États tiers ont également intérêt à avoir accès à ce forum, car les décisions qui y seront prises risquent de les affecter. Dans le cas de l’Arctique, on voit déjà des initiatives en ce sens, couvertes d’ailleurs par le Règlement intérieur qui prévoit la diffusion d’une demande non seulement à tous les États parties à la Convention de 1982, mais aussi à tous les États membres des Nations Unies[132]. Les États-Unis ont toujours notifié leur réaction à des demandes qui les affectaient potentiellement. Le Canada, en 2002, lorsqu’il n’était pas encore partie à la Convention de 1982, a fait de même au regard de la demande russe de 2001[133]. La demande russe de 2001 était l’un des éléments qui ont poussé le Canada à ratifier la Convention de 1982. Le Canada voulait en effet éviter que la limite extérieure du plateau continental russe soit fixée sans que le Canada ait la chance d’être directement engagé dans le processus devant la clpc[134]. Étant donné que celle-ci ne s’est pas encore prononcée sur la demande russe et que les informations complémentaires sont attendues sous peu, le Canada, lors de cette nouvelle demande, ne sera plus limité à un rôle d’observateur.

Il est intéressant de mentionner que cette situation de tiers, par rapport aux décisions qui se prennent dans le cadre des structures mises en place par la Convention de 1982, irrite aussi aux États-Unis et, qui plus est, au plus haut niveau. En effet, dans une allocution prononcée en 2007, le président George W. Bush déclara que l’accession à la Convention de 1982 permettrait aux États-Unis d’avoir une chaise à la table des négociations lorsque des droits vitaux pour leurs intérêts seraient débattus et interprétés[135].

Alors, les États tiers peuvent-ils, dans les faits, soumettre des demandes à la Commission des limites du plateau continental ? L’incertitude plane. Apparemment la question a été reportée, car il n’a pas été jugé opportun de la trancher sans qu’elle se pose concrètement[136]. Même si l’on admettait l’accès à des États tiers, comme le font certains[137], quelle serait la conséquence juridique d’une recommandation de la clpc ? La limite établie sur la base d’une telle recommandation serait-elle définitive et de caractère obligatoire au même titre que les limites fixées par les États parties ?

Même si l’on répondait à cette question par l’affirmative, les contributions prévues à l’article 82 risqueraient de rendre la partie vi inapplicable aux États tiers. À moins d’interpréter l’article 82 comme une condition d’exécution au droit accordé, au sens du deuxième paragraphe de l’article 36 de la Convention de Vienne, il faut y voir une obligation qui nécessite le consentement de l’État tiers. Certains États hésitant à ratifier la Convention de 1982 justement en raison des contributions prévues à l’article 82, leur consentement est donc loin d’être acquis. L’impossibilité d’imposer une telle obligation aux tiers soulève la question de savoir si les droits prévus dans le mécanisme de la partie vi peuvent être accordés sans qu’ils soient accompagnés des obligations. Or, porter ainsi atteinte à l’intégrité de l’équilibre établi par cette partie sera certainement jugé inacceptable par plus d’un[138].

C — Quel droit appliquer à la limite extérieure du plateau continental des États-Unis ?

Étant donné l’inapplicabilité de la partie vi aux États-Unis, quel droit régira les relations entre les États-Unis et les autres États riverains de l’Arctique ? Tous les États riverains du bassin arctique ont aussi ratifié la Convention de 1958[139]. Dans le cas où tous les États concernés sont aussi parties de la Convention de 1982, cette dernière l’emporte[140]. La Convention de 1958 demeure cependant applicable entre deux États parties dont l’un n’a pas ratifié la Convention de 1982. Autrement dit, dans les relations des États-Unis avec le Canada, le Danemark, la Norvège et la Russie, la Convention de 1958 s’applique toujours, avec pour conséquence que ses critères pour la fixation de la limite extérieure du plateau continental, soit celui de l’isobathe de 200 mètres et celui de l’exploitabilité, continuent de s’appliquer.

L’incertitude se perpétue donc dans ces relations, dans la mesure où, en raison du critère de l’exploitabilité, aucune limite ne sera jamais définitivement arrêtée. En outre, la relative sécurité juridique que procure la procédure devant la clpc sera totalement absente dans les relations avec les États-Unis. Enfin, l’absence de l’obligation de payer des contributions pour l’exploitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins pour les États-Unis créerait à l’intérieur même de l’Arctique deux catégories d’États.

Conclusion

Quelles conclusions faut-il tirer de tout ce qui précède à l’égard du drapeau russe ? Tout d’abord, il faut répéter qu’en droit ce drapeau n’a aucune signification. En revanche, il s’est indéniablement avéré un outil de gestion des relations publiques très efficace. D’autres gestes de ce genre risquent de suivre, ce qui est signe d’une réalité juridique problématique. En effet, l’incertitude continue de planer sur le fond marin arctique. Si la Convention de 1982 – ainsi que le droit coutumier et la Convention de 1958 – a la prétention de définir des règles du jeu en matière de répartition du fond marin, ces règles sont à la fois complexes et floues. Par conséquent, le droit applicable en la matière n’est pas une équation mathématique qui permet des déductions prévisibles. La complexité et le flou seront investis par les forces politiques, qui joueront leur propre jeu. Les sorties retentissantes et symboliques destinées à rallier l’opinion publique et à faire la démonstration à la face du monde de l’importance des joueurs sur l’échiquier tant en matière économique ou politique qu’en matière scientifique feront partie de ce jeu. Mais l’attention qu’elles attirent ne devrait pas avoir pour conséquence de sous-estimer l’importance des tractations dans la discrète sphère diplomatique.

Les règles de droit, de même que, le cas échéant, les institutions créées pour leur mise en oeuvre, ont pour but de baliser le déploiement des différentes forces des États. Le recours aux symboles aura alors une importance tout à fait secondaire. À l’inverse, la science et la technologie joueront un rôle décisif, sans oublier le pouvoir de persuasion des États. En effet, si le droit renvoie à la science pour la fixation des limites extérieures du plateau continental, il n’en demeure pas moins que les données doivent être interprétées au regard du droit. Les opinions risquent d’être aux antipodes et il sera délicat de discriminer entre le vrai et le faux. En matière de délimitation des plateaux adjacents ou qui se font face, les balises juridiques étant largement effacées la force de conviction des États sera véritablement cruciale.

Les limites du droit pour encadrer les revendications étatiques, conjuguées avec les besoins énergétiques et la possibilité d’en combler une partie avec les ressources de l’Arctique, de même que les enjeux économiques qui en découlent, laissent prévoir de chaudes luttes sur cette contrée froide du monde.