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Au-delà des manifestations insanes les plus insolites, les plus cruelles ou les plus démentes qui se dégagent du regard, de la parole ou de la gestuelle de celles qui sont étiquetées comme folles[2], les femmes ainsi atteintes espèrent et entretiennent des relations affectives avec les membres de leur famille qu’elles ont été dans l’obligation de quitter, assujettie à l’enfermement asilaire : traitement par excellence à la fin du XIXe siècle pour guérir la folie. Explorer, raconter, divulguer l’univers familial des femmes captives du milieu asilaire ne peut s’effectuer sans prendre en considération qu’elles sont avant tout, des filles, des épouses, des mères aux yeux de celles et de ceux qui les ont fait interner.

Au coeur de notre étude se trouvent les sentiments partagés entre les femmes internées pour folie à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu pendant la période 1873-1921 et les membres de leur famille. S’il est ici question d’attachement, d’espoir et d’assistance à l’égard des femmes internées, c’est bien parce que la récurrence de telles manifestations attentionnées repérées dans les dossiers médicaux de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu nous a surprise. Effectivement, la dramatique minceur de la majorité des dossiers à l’étude n’annonçait pas la présence de feuillets intimes, témoins de la plus tendre sympathie à l’intention de ces aliénées. Cette fidélité soutenue par des liens fraternels, parentaux ou amoureux a été révélée par des missives éparses trouvées entre quelques formulaires d’admission et de rarissimes notes d’évolution mentale empilés les uns par-dessus les autres et ainsi conservés dans des boîtes rouges, pouvant contenir individuellement près d’une centaine de dossiers tous reliés ensemble par deux anneaux métalliques. Au total, notre échantillon compte 4 164 dossiers de femmes admises à Saint-Jean-de-Dieu, soit tous les dossiers des admissions de 1873 à 1900 ainsi que les admissions d’une année sur trois pour les années 1901 à 1921.

C’est en tournant les feuilles superposées dans les boîtes rouges que nous avons découvert, à un rythme qui nous apparaissait très aléatoire, la présence de billets empreints de sentiments inquiets, chagrinés ou marris. Une correspondance entre les autorités asilaires et un ou une membre de la famille des patientes, exposant brièvement l’état de santé des aliénées : ce sont là des informations précieuses pourtant inscrites nulle part ailleurs dans les dossiers. Ces lettres, principalement rédigées par un ou une membre de la famille de l’aliénée, se sont avérées suffisamment nombreuses pour reconnaître qu’effectivement la famille garde contact avec la malade pendant l’internement et pour repérer les principales préoccupations de l’époux, de la mère ou des enfants à l’égard de l’aliénée, confinée derrière les murs de pierre de l’asile. Ces aliénées sont en majorité, selon les diagnostics médicaux, atteintes d’idiotie, de démence, de folie, de lypémanie et de manie. Nous estimons que cette population privilégiée représente néanmoins plus du tiers de toute la population féminine internée à Saint-Jean-de-Dieu. En basant notre calcul sur le pourcentage de dossiers contenant une ou plusieurs lettres s’enquérant de l’état de santé de la malade, nous obtenons pour les années 1900, 1903, 1906, 1909, 1912 et 1915 une moyenne de 39 %. Et si nous tenons plutôt compte des patientes qui ont obtenu un congé d’essai dans leur famille, démontrant ainsi la manifestation la plus intéressée à l’égard de la malade, nous obtenons 28 % de la population féminine. Certes, l’histoire asilaire de celles qui nous préoccupent ne correspond pas au vécu de la majorité des femmes enfermées, mais leur nombre est suffisamment important pour illustrer un phénomène non négligeable. Ainsi se dessine la possibilité de mettre au jour un nouveau fragment de l’histoire de la folie qui permet de dépasser la vie asilaire dans son déroulement quotidien pour présenter un volet pourtant déterminant, celui des mentalités : l’état affectif, tant de l’aliénée internée que de ses proches, dépendant des stratégies thérapeutiques en vigueur à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du XXe siècle.

L’historiographie canadienne, américaine et européenne sur le sujet de la folie au féminin, pendant les deux dernières décennies, s’éloignant considérablement de l’idée d’oppression patriarcale exercée sur les femmes et, par conséquent, de la responsabilité du mâle dans l’état d’aliénation des femmes (Chesler 1979; Gauchet et Swain 1980; Ripa 1986; Showalter 1985), a surtout contribué à redéfinir le milieu asilaire du XIXe siècle : le quotidien au sein de l’asile, le rôle de la famille dans le processus d’internement ainsi que les relations entre les malades et leurs gardiens et gardiennes (Busfield 1994; Harsin 1992; Labrum 1992; McCandless 1999; Mitchinson 1989; Moran 2001; Thifault 2003). Et cela, en remettant systématiquement en question la thèse de la féminisation de la folie, telle qu’elle a été avancée pour la période victorienne par Élaine Showalter (D’Antonio 2006; Jonathan et Digby 2004; Thifault 2003; Wright, Moran et Gouglas 2003). La relecture des milieux de vie asilaire du XIXe siècle, marquée du concept analytique du genre, caractérise les travaux de Nancy Tomes (1984), Ellen Dwyer (1987) et Bronwyn Labrum (1992) qui se sont intéressées à la procédure d’admission de la gent féminine et témoignent du fait que, dans la majorité des cas, les personnes requérantes sont des membres de la famille. Ces trois auteures abordent le sujet de la famille selon le contexte pré-asilaire. Leurs études ont peu ou pas du tout abordé le thème des relations familiales en cours d’internement. Les liens fraternels, parentaux ou amoureux semblent tout simplement inexistants pendant toute la durée de l’internement des aliénées. Sujet, il est vrai, difficile à explorer considérant la rareté des sources permettant son étude. Toutefois, comme le soulève Dwyer (1987 : 126), certains surintendants n’encourageaient tout simplement pas ce type de relation pendant l’hospitalisation : « The Utica doctors certainly did not improve patient-family relationships by their habit of censoring or confiscating patient mail. » Situation contraire à celle qui est rapportée par Patricia D’Antonio (2006) dans son ouvrage Founding Friends qui porte justement sur la place de la famille au sein même de l’institution asilaire de Philadelphie, le Friends Asylum. Cette auteure s’est intéressée au rôle des membres de la famille des patients et des patientes s’arrogeant un droit de regard sur l’évolution des traitements et les soins prodigués au quotidien à leur protégé ou protégée. Cet établissement privé non seulement permettait, mais favorisait la présence des membres de la famille auprès de leur malade. Les visites de la famille étaient intégrées au quotidien routinier de la vie institutionnelle. L’abandon des personnes aliénées enfermées en milieu asilaire, soulève D’Antonio (2006 : 87), est une réalité surtout vécue par les patients et patientes pauvres et sans soutien des leurs. La population asilaire de Saint-Jean-de-Dieu, composée d’une majorité de patientes et de patients publics[3] et d’une population féminine à 48,8 % (Thifault 2003 : 90-93), a, dans certains cas, elle aussi profité de l’appui et de la complicité de leurs proches et ainsi, comme l’a observé D’Antonio au Friends Asylum, a bénéficié d’un suivi médical plus étroit et assurément évité un internement d’une durée interminable (Thifault 2003 : 311)[4]. Ce sont justement ces relations familiales, assurément des liens privilégiés, maintenues en cours d’internement, qui retiennent notre attention.

Des liens privilégiés

Certes, des milliers de femmes diagnostiquées aliénées ont été enfermées à Saint-Jean-de-Dieu. Plusieurs d’entre elles y ont été conduites par les autorités municipales ou par ordre du recorder. Il est vrai que plusieurs sont alors seules au monde, qu’elles ont été abandonnées et qu’elles ne connaissent aucune bonne âme pour prendre soin d’elles. Nulle intention voilée ici de nier cette réalité qui a été celle de nombreuses femmes internées et oubliées à l’asile (Cellard et Thifault 2007). Toutefois, notre intérêt est plutôt de démontrer que, effectivement, certaines patientes admises à Saint-Jean-de-Dieu ont profité avantageusement des liens privilégiés maintenus avec les membres de leur famille pendant leur internement, et cela, malgré leur caractère explosif, leur excès de violence et leurs habitudes scandaleuses.

Iberville le 5 septembre 1909

Chair Reverente seur c’est avec plaisir que je vous écri quelque mot pour savoir des nouvelles de la malade que je vous ai anvoyer lundi passé. J’aimerai bien est savoir combien quel sarange et si elle est bien feriheuse et si elle sannuis la malade dons je vous parle est Helene [...] épouse de Hanri [...] Veuillez aitre asé bonne de me répondre je vous serai bien oubligé.

Madame Zotique B.[5]

Montréal; 8 Septembre, 1909.

Madame,

En réponse a votre lettre en date du 5 Sept. Je dois vous dire qu’il n’y a pas de changements dans l’état mental de Dme. Henri [...] je vous donnerai de ses nouvelles dans quelques semaines.

Votre dévoué,

Sur. Méd.[6]

La séparation et l’éloignement auxquels oblige l’internement asilaire sont incontestablement éprouvants et pénibles tant pour les membres de la famille qui restent de l’autre côté de la clôture, à l’extérieur du périmètre asilaire, que pour celles qui sont confinées parmi les fous et les folles, brimées de leur liberté et aux prises avec la vie communale. C’est grâce au discours de la fratrie et des parents de l’aliénée que nous pouvons analyser toute la signifiance de l’enfermement au féminin. Les lettres de ces personnes éprouvées, désolées, impuissantes devant l’état de santé mentale de l’aliénée de la famille, révèlent la dynamique familiale, animée par des sentiments de peur, de chagrin, d’ennui, mais aussi d’amour, de désir et d’espoir : « L’essence même du courrier échangé […] est d’entretenir, au-delà de la séparation, les liens affectifs, fraternels et parentaux entre les membres de la famille dans le but non seulement d’échanger des renseignements, mais aussi de renforcer la solidarité du clan » (Mimeault 2006 : 155). C’est par les liens maintenus au moyen d’une correspondance soutenue ou sporadique par les membres des familles des aliénées qu’il a été possible de mieux saisir l’attachement voué aux femmes demeurées enfermées pour folie pendant quelques semaines, quelques mois et parfois plusieurs années[7].

Le temps d’une visite

La folle, malgré ses humeurs instables, ses périodes taciturnes, ses accès d’agitation ou ses regards de persécutée, demeure pour les membres de sa famille une épouse, une mère, une soeur dont on s’ennuie et dont on espère le retour. C’est en lisant les lettres rédigées par la parentèle de l’aliénée qu’il nous a été possible de poser les jalons des solidarités familiales. À notre avis, il demeure fort intéressant et pertinent de revisiter la croyance, popularisée par l’historiographie des années 70 et le début des années 80, où l’ordre patriarcal se révèle responsable des problèmes des femmes soumises à des rôles sociaux favorisant les hommes, afin de nuancer et de montrer que la décision de faire admettre à l’asile une épouse, une soeur ou une fille ne reposait pas systématiquement sur le désir de se libérer d’une femme devenue trop embarrassante. Nombreuses étaient les femmes internées, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, qui occupaient, malgré la maladie et l’éloignement, une place significative dans la vie de leur époux, de leurs parents ou de leurs enfants.

L’idéal pour demeurer en contact avec sa malade est de la visiter à l’asile, au bout de l’île, à Longue-Pointe. Après avoir obtenu l’autorisation du surintendant médical, et ayant en main une carte de visite l’attestant, généralement, un ou une membre de la famille se présente au parloir de l’établissement asilaire où la malade viendra l’y rejoindre. Un endroit que soeur Thérèse-de-Jésus a voulu rendre chaleureux et confortable :

Nous avons tâché de donner à toutes ces salles de réception, le confort qui peut les faire aimer des patients et surtout de leurs parents qui viennent les visiter. Trois de nos soeurs assistées par des gardiennes sont constamment employées au service de ces parloirs[8].

Contrairement à la situation du Friends Asylum, la visite des salles et des dortoirs n’est pas autorisée à Saint-Jean-de-Dieu, mais rien n’empêche les époux ou les parents de profiter du grand air de la campagne de Longue-Pointe, tout en bavardant dans les préaux autour de l’établissement. M. E., lors de ses passages à Montréal, fait un détour jusqu’à Saint-Jean-de-Dieu pour visiter sa belle-soeur Louise et lui donner des nouvelles de toute la famille[9]. Damase, plein d’espérance de sortir sa jeune épouse Bernadette de l’établissement, visite aussi souvent qu’il le peut sa bien-aimée et profite de ces rencontres pour déceler les moindres signes d’amélioration de son état de santé[10]. A., résident de Montréal, père d’Aline, fait le trajet régulièrement jusqu’à Longue-Pointe. Lors d’une de ses visites à sa fille, il en profite pour s’assurer qu’elle est bien traitée. Supporter l’ennui semble être le plus pénible pour Aline. Son père a donc entrepris des démarches auprès du surintendant médical afin de permettre à sa fille de profiter d’un congé de quelques jours : « Je profite de l’occasion pour vous demander d’aller là chercher samedi et je là ramenerai lundi. Une petite promenade lui fera du bien. Elle s’ennuie tant là-bas[11]. »

Garder contact avec l’aliénée n’est pas toujours simple et facile. Pour plusieurs, la « cité asilaire » est inaccessible. Les responsabilités familiales et professionnelles ainsi que les conditions économiques ou même les facteurs météorologiques sont souvent les principaux obstacles ne permettant pas aux requérants ou requérantes de se rendre à Longue-Pointe. William, époux de Lucie, qui réside dans la ville de Hull, explique ainsi au docteur Villeneuve[12] son incapacité à rendre visite à sa femme : « J’aurais bien aimé à desandre mais comme vous savez, on est passé aux feux et l’argent est bien rare[13]. » Pour Olivier, qui demeure à Valleyfield, l’argent aussi est rare et il ne peut payer le coût de transport pour se rendre à Saint-Jean-de-Dieu, car il préfère garder ses économies pour le voyage de retour de sa femme[14]. À plus de 85 milles de Montréal, la soeur et le frère d’Aurore peuvent difficilement se libérer de leurs obligations familiales et payer les frais du voyage jusqu’à Longue-Pointe[15]. La famille de Marie-Rose compte très peu de moments de liberté leur permettant d’aller jusqu’au bout de l’île : « Nous ne pouvons aller la voir bien souvent car tous ceux de ma famille qui sont en âge de gagner travaille à la manufacture Dominion Cartridge ici et ce serait de s’exposer à perdre leurs places de vouloir s’absenter[16] », expliquait la mère de Marie-Rose au docteur Villeneuve. Tout comme Lucie, Aurore et Marie-Rose, Éléonore est rarement appelée au parloir. Ses parents sont vieux : les 77 ans de son père le rendent incapable de faire le voyage jusqu’à Montréal[17].

Les visites sont des moments particuliers et privilégiés partagés entre la malade et son époux, ses parents ou ses enfants. Elles sont de joyeuses surprises dans la vie de l’aliénée qui lui permettent de rompre avec la monotonie de la vie asilaire. Pour le visiteur ou la visiteuse, c’est souvent la joie de retrouver l’être aimé et parfois la triste réalité de constater peu de changements dans l’état mental de son épouse, de sa fille ou de sa mère. Ces visites sont aussi l’occasion pour la patiente de demander à celui ou celle qui la visite de transmettre au surintendant médical des permissions spéciales. Parmi ces dernières, les demandes de congé sont les plus nombreuses. Requête que la famille de la jeune Jeanne n’a pas hésité à faire auprès des autorités hospitalières :

Suivant la visite que ma famille a fait a ma soeur Jeanne [...] qui est a votre institution depuis le mois d’octobre dernier, nous avons constaté une très grande amélioration et désirons si cela est possible que vous nous donniez la permission de la ramener chez nous, vous remerciant pour tous les soins que vous lui avez donner[18].

Comme l’a fait Aline auprès de son père en lui disant comme elle s’ennuyait à l’asile, Philomène partage avec son mari, lors de sa visite du 14 décembre 1909, son désir de passer les fêtes dans sa famille. Cette demande est, assurément, la plus populaire :

À ma dernière visite, c’est à dire hier, elle m’a paru quelque peu soulagée et m’a supplié tant et plus de ne pas lui laisser passer le temps des fêtes dans les murs de l’institution. Vous comprenez facilement que ce n’est pas pour moi sans appréhension que je demande cette faveur de votre part[19].

D’autres personnes ne peuvent tout simplement pas rendre visite à leur malade, parce qu’elles n’en ont pas l’autorisation ou encore que cela leur est fortement déconseillé. Considérant que l’un des buts visés du traitement moral est de sortir l’aliénée le plus tôt possible de son milieu naturel, peut-être responsable de la maladie ou du moins antagonique à tout espoir de guérison, retrouver les éléments de son environnement pré-asilaire peut sembler incongru, sinon antithérapeutique. Le docteur Villeneuve l’a répété souvent, la maladie mentale, « à cause de sa nature particulière, trouve des éléments d’aggravation dans le milieu où elle a pris naissance[20] ». Jugeant ces principes thérapeutiques plus influents sur le traitement de certaines aliénées, le surintendant médical veille à ce que quelques-unes de ses malades n’entrent pas en contact avec des relations familiales perturbatrices. Ainsi, il conseille aux parents d’Yvonne, au cours des premiers mois de son hospitalisation, de s’abstenir de lui rendre visite en raison des importants troubles de caractère qu’elle présente[21]. Les membres de la famille de Sérafine sont également informés, par le docteur Villeneuve, qu’il leur déconseille de rendre visite à leur soeur :

J’ai l’honneur de vous informer que la santé de votre soeur est revenue et que son état physique est bon. Malheureusement, elle est encore très agitée et exige des soins spéciaux et une surveillance constante. Elle n’est pas en état de recevoir personne, parce que ces visites pourraient lui faire le plus grand tort, en l’excitant davantage. Nous ne désespérons pas de la guérir de sa maladie mentale, mais je crains bien que sa guérison ne se fasse attendre encore quelques temps. Je vous engage donc à la patience et je vous écrirai de nouveau, la semaine prochaine[22].

Les époux dont les femmes sont internées en raison de leurs idées de persécutions tournées contre eux, telle Rose de Lima[23] et Victorine[24], sont priés, eux aussi, de bien vouloir s’abstenir de visiter leur épouse. Néanmoins, dans bon nombre de cas, les visites ne sont pas proscrites, bien au contraire. C’est ce que pense le docteur Villeneuve en ce qui concerne Marguerite : « En réponse à votre lettre du 4 août courant [1909], je dois vous dire que votre épouse est bien physiquement, mais qu’il n’y a aucun changement dans son état mental. Cependant je ne crois pas que votre visite puisse lui faire aucun tort[25]. »

Considérant la rareté des cartes de visite dans les dossiers médicaux, il est plutôt compliqué, difficile et laborieux de tenter de quantifier statistiquement la fréquence et la durée des visites reçues pour chacune des patientes de notre échantillon. Malheureusement, aucune trace n’a été conservée des personnes qui visitaient occasionnellement ou régulièrement leur malade si elles n’entretenaient pas une correspondance avec l’aliéniste ou les religieuses hospitalières. Cette population échappe donc totalement aux données de notre étude, où nous avons tenté de réunir les femmes internées qui demeuraient en relation avec un ou une membre de leur famille. Seuls les témoignages écrits, d’où leur si précieuse importance, permettent de confirmer l’existence des visites.

Des lettres à la poste

Ouvrir les enveloppes, déplier les lettres que le temps a presque rendues friables et pénétrer l’univers de l’intime dont la missive est porteuse se fait avec délicatesse et grand respect. Personne n’aurait cru que l’oeil du chercheur ou de la chercheuse viendrait espionner ces bribes de vie personnelles partagées avec les autorités hospitalières responsables de transmettre les nouvelles à leur destinataire.

Il appert que les échanges épistolaires pour rester en communication avec sa malade étaient surtout privilégiés par les familles demeurant à l’extérieur de l’île de Montréal. Nombreuses étaient les familles ne pouvant se libérer ni payer le coût de la randonnée jusqu’à Longue-Pointe qui ont plutôt exploité les avantages de la poste pour demeurer en contact avec la personne internée pour troubles mentaux. Moyen également privilégié par la population canadienne-française migrante dont les membres sillonnaient le Canada et les États-Unis et qui leur avait valu la réputation de « correspondants invétérés » (Frenette, Martel et Willis 2006 : IX). Ainsi, avec talent ou appréhension, hommes et femmes de tous les milieux sociaux et de toutes les générations ont gardé contact avec leur malade en entretenant une correspondance avec cette dernière ou, plus souvent, avec les autorités asilaires.

Ce moyen de communication représentait, à ne pas en douter, un réel défi pour bon nombre de requérants et de requérantes. Considérant que, jusqu’en 1923, les études primaires se limitent à la quatrième année, que l’école n’est toujours pas obligatoire, que l’assiduité en classe des enfants est plutôt relative et que la plupart des enfants quittent l’école après leur première communion, soit vers 10 ou 11 ans, les galimatias, qui caractérisent la majorité des missives, ne nuisent en rien à leurs contenus très touchants (Linteau et autres 1987 : 533-538) :

Chère épouse. C’est avec plaisir que je prand un moment pour t’écrire enfin de te faire assavoir que je suit arrivé du chantier et j’ai été bien surprix de voir que tu était retournné à Montréal. Sa me fait beaucoup de peine de te voir que tu a été encore obligé de lessy la maison et nos petits enfants. Je trouve la maison très grande de nous voir seul [...] Moi et les petits enfants son tout en parfaite santé et ou si chez Louis et sa famille son très bien. J’espère que ma lettre te trouvera aussi bien. Une réponse au plus vite possible. Je suis pour la vie ton époux[26].

Certains billets, télégrammes ou messages sont rédigés en collaboration avec un médecin, un curé, la voisine la plus lettrée ou bien un ou une enfant encore à l’école. Cette évidence se manifeste au contact du document de première main alors qu’il est possible d’observer, pour un ou une même signataire, plus d’un style calligraphique et des lettres rédigées tantôt en français, tantôt en anglais, comme les lettres trouvées dans le dossier de Bernadette signées par son époux : « Monsieur, je viens m’informer de la santé de mon épouse »; « Dear Sir, Would you kindly let me know how my wife is getting in »[27]. Malgré la difficulté à trouver une personne disposée à mettre par écrit les idées d’une personne illettrée ou l’effort, tant intellectuel que grammatical, de rédiger une lettre adressée à celle que la folie a éloignée de la maison, les liens familiaux perdurent :

Chère épouse, je vais t’écrire quelques mots j’ai reçu de tes nouvelles ce matin c’est la deuxième fois que j’en reçois et je t’ai envoyer du butin par Madame [...] Elle m’a promis qu’elle irait te le porter [...] j’ai pas grande nouveauté toute la famille te font bien des respects c’est tout pour aujourd’hui je vais t’attendre [...] de mes plus tendres respects ton cher et tendre et fidèle époux que j’ai donc trouver le temps long et ennuieant d’être toujours dans l’inquiétude et la peine de savoir si tallais prendre du mieux pour revenir auprès de moi ton tendre époux[28].

Elles arrivent par centaines à Saint-Jean-de-Dieu les lettres de parents chagrinés, anxieux, déçus, découragés ou exaspérés. Entassés dans les boîtes rouges, ces bouts de papier négligés sont pourtant les porteurs de messages, transcrits dans un style familier parfois simple et naïf, qui révèlent des sentiments de réconfort et d’ennui à l’endroit de celle qui est maintenant si loin de la maison :

Dear sister. I received your letter and glad to hear that your courage is still good. I wrote to the head doctor [...] to see how you were and when you could come home. I put in some money to pay the postage but I have not heard from him, will you ask him to write me a line that you can come when your brother comes after you. We sent Henry five weeks ago to get you. When he came back he said you was sick and could not come [...] Mother is anxious to hear from you, we are all well, and hope to see you soon. Good by from sister Lessie[29].

Mademoiselle : Quelques mot seulement pour te dire qu’on est toute en parfaite santé et pour te demander aussi l’état de ta santé. J’espère que tu vas toujours bien mieux. On est toute bien et toute la famille te présente ses respects. Tâche de devenir meilleu afin de venire nous voir avant longtemps et répondez moi toute de suite pour savoir de ses nouvelles. Je suis votre soeur Filommène[30].

Parmi toutes les lettres conservées dans les boîtes rouges s’enquérant de la santé des aliénées internées, la plupart sont adressées soit au surintendant médical, soit aux révérendes soeurs plutôt qu’à la patiente elle-même :

9 décembre 1909.

Nous désirons savoir des nouvelles de Madame [...] et nous voulons aller la chercher pour les fêtes. Veillez s’il vous plait nous répondre le plustôt possible.

14 décembre 1909.

J’ai le plaisir de vous informer que votre mère est un peu mieux, c’est-à-dire, qu’elle est un peu moins triste, mais elle est encore déprimée et prend des remèdes pour dormir. Je doute que vous puissiez la garder facilement chez vous; cependant si vous vous engagez à bien la surveiller, et d’une façon constante, je vous autorise à venir la chercher, sous congé, pour le temps des fêtes[31].

Les médecins ou les religieuses veillent à transmettre verbalement les nouvelles de leurs familles aux malades qui ne peuvent lire leur courrier. Généralement, les lettres sont courtes et soulèvent les mêmes questions. On s’informe de la santé de la malade et surtout on demande quand elle va pouvoir revenir à la maison. Les réponses souvent laconiques du surintendant médical sont tout aussi récurrentes que les propos des requérants et des requérantes :

27 mars 1915.

Je prend la liberté de vous écrire à propos de ma petite fille Germaine [...] à l’hôpital St-Jean-de-Dieu veuillez me dire ce que vous en penser; dite moi tel qu’elle est et à ci pensez qu’il y a quelque chose à faire pour la ramener.

5 avril 1915.

Je dois vous informer que l’état physique de Germaine [...] est satisfaisant, mais qu’il n’y a absolument aucun changement dans son état mental. Nous lui donnons les meilleurs soins possible[32].

C’est le surintendant médical, en collaboration avec les religieuses hospitalières, qui s’assure de répondre dans les plus brefs délais aux centaines de lettres provenant de tous les coins de la province. Malgré les quelques lettres colligées où la famille après deux semaines d’attente récidive et répète son souhait au surintendant médical d’obtenir des nouvelles de sa malade, nous avons pu constater que, dans la majorité des cas, il n’y avait pas plus de dix jours entre la date d’envoi de la lettre du parent et la réponse du surintendant médical.

Damase qui écrit toutes les deux semaines au docteur Villeneuve demeure impatient de connaître l’état de santé de son épouse : « Monsieur, comment est ma femme. Mdme [...] Voilà deux semaines que j’ai écrit et n’ayant rien reçu je la crois malade sérieusement. Veuillez m’en donner connaissance[33]. » Ce qu’a fait avec célérité le docteur Villeneuve :

En réponse à votre lettre du 28 mai courant, je dois vous informer qu’il n’y a aucun changement dans l’état de votre femme. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, la maladie que présente votre femme est incurable. Nous n’avons absolument aucun espoir de guérison. Cependant, elle ne peut pas être renvoyée de l’asile dans ces conditions parce que je suis convaincu que vous ne pourriez lui donner ni les soins ni la surveillance nécessaire. Je demeure, votre bien dévoué, Surintendant Médical.

P.S. : Veuillez donc ne jamais oublier, lorsque vous écrirez au sujet de votre malade, de mentionner le numéro inscrit sur sa carte[34].

Ces missives révèlent aussi la dramatique absence de l’épouse et de la mère au sein de la cellule familiale qui est une cellule de survie au tournant du XXe siècle. La contribution essentielle des femmes au sein du foyer est révélée par les difficultés de l’époux à assumer seul les responsabilités, sans distinction de sexe, des activités de la sphère tant privée que publique. S’ajoute à la pénible situation d’une maisonnée amputée de la précieuse contribution de la mère, toute l’inquiétude quant à l’état de santé mentale de cette dernière. David souhaite le retour de son épouse afin qu’elle puisse reprendre sa place de maîtresse de maison et occuper ses fonctions de ménagère au sein du foyer et d’éducatrice auprès des enfants. Le fait de pouvoir reprendre ses activités domestiques est également une preuve, pour David, d’un meilleur état de santé mentale de son épouse : « I would like to know what you think of her case. Will she ever be able to return to her household duties again[35]. » Quant à Adolphe, il semble débordé par les travaux habituellement effectués par son épouse :

Chère Soeur, Un mot pour vous demander des nouvelles de ma femme, comment est-elle de ce temps ici. Vous me direz comment que sa va prendre de temps pour avoir son congé aussitôt qu’elle sera bien comme les autres fois je calcule encore d’aller la chercher j’en ai grandement besoin pour la couture[36].

Bien qu’Adolphe soit submergé par l’accumulation de tâches habituellement effectuées par son épouse, nous ne pouvons pas affirmer que la demande des hommes s’enquérant des nouvelles de leur épouse auprès du surintendant médical, sans toutefois vouloir nier cette plausibilité, soit uniquement sur une base intéressée. Le surintendant médical est clair dans sa réponse à Damase : « je crois que ce serait une imprudence de la renvoyer chez vous, parce que, elle exige des soins et une surveillance constants. Je ne puis donc pas vous autoriser à venir la chercher, car elle ne pourrait prendre soin d’elle même, ni vous rendre aucun service[37]. » Damase continuera d’insister pour connaître l’état de son épouse et réclamera auprès des autorités asilaires, sachant très bien qu’elle ne pourra aucunement occuper à nouveau son rôle de femme au foyer, le retour de son épouse au sein de sa famille. Malgré les difficultés que lui occasionne la vie sans son épouse, Azarie demeure plein d’espoir dans sa lettre qu’il transmet à la religieuse hospitalière :

Depuis que ma chère femme est partie j’ai laissé ma ferme et je ne puis y retourner c’est très abandonné, si elle ne peut revenir a son gênie, je vais être forcé a vendre cela car va se perdre, j’espère chère soeur que le M.D. va faire tout en son pouvoir, rappelant toute sa science pour voir sil ne trouverait pas un remède capable de la ramener a son sens morale. Je suis pas riche mais mon coeur donnerait beaucoup pour quelle reviendrait a la santé et bientôt. J’ai bien hâte qu’on m’apprenne quelle prend du mieux.

Je termine dans cette espérance.

Votre tout devoué Serv.

Azarie[38]

Tous ces mots tracés sur le papier à lettres sont porteurs de sentiments concédés à ceux et celles qui avaient le mauvais rôle d’avoir fait interner une mère, une épouse ou encore une enfant. C’est avec délicatesse et précaution que nous avons manipulé le papier jauni et poussiéreux sur lequel étaient écrites les paroles les plus inquiètes, les plus douces, les plus affectueuses, mais surtout, indéniablement fidèles, adressées à celles qui étaient confinées derrière les murs de la folie. Ces liens familiaux apparemment indéfectibles sont le tribut de celles pour qui justement les sources nous permettent de mettre au jour les écrits de ces manifestations relationnelles, principalement familiales :

26 mai 1909.

Comment vas Anna [...] prend elle du mieux parle telle de moi ainsi que ces autres parents mange telle un peu. Si je ne vous est pas écrit avant aujourd’hui c’est parce que je recevais de temps en temps de ses nouvelles. La j’aimerais bien savoir comment elle se porte. Quand pensez-vous.

2 juin 1909.

J’ai le regret de vous informer que votre femme est encore très agitée. Elle est très faible et son état nous inspire de graves inquiétudes. Nous craignons beaucoup de ne pas pouvoir la sauver[39].

Conclusion

Il a été question dans les pages qui précèdent de femmes internées pour folie certes, mais bien plus encore que Alice, Marie-Louise, Domithilde étaient la fille d’un père inquiet, l’épouse d’un mari découragé, la mère d’enfants attristés. En effet, toutes ces femmes qui ont contribué à mieux définir une parcelle de la réalité asilaire l’ont fait par l’entremise de l’intérêt que leur famille leur a témoigné en cours d’hospitalisation. Les réponses annuelles, mensuelles ou bimensuelles du surintendant médical adressées à un ou une membre de la famille des malades se sont avérées, dans bien des cas, les seules traces d’informations au dossier concernant l’état des patientes. Sans ces réponses, aucune note, aucun bilan, aucun compte rendu n’attesterait l’évolution de la condition dans laquelle étaient les malades en cours d’internement. C’est en parcourant les nombreux dossiers dépourvus d’une correspondance même sporadique que nous avons pu constater à quel point les patientes sans ressource extérieure devenaient, derrière les murs asilaires, sans histoire.

C’est en donnant la parole notamment à ceux qui ont été si souvent accusés d’avoir fait interner des femmes pour les mauvaises raisons que nous avons pu, dans un premier temps, nuancer l’historiographie des années 70 et 80, où la caste des hommes se révèle responsable des problèmes émotifs et psychologiques des femmes soumises à des rôles sociaux dictés par les hommes. Dans un second temps, l’exploration de cette documentation archivistique nous a permis, également, d’examiner les relations familiales entre l’être insane et son requérant ou sa requérante. Cette intrusion dans leur intimité, a révélé tout le soutien accordé à l’aliénée pendant son internement et des traces significatives d’attachement, de sympathie, de tendresse et d’amour.

L’asile avait peut-être l’utilité d’offrir un temps d’arrêt aux familles à bout de souffle, épuisées et dans l’incapacité d’assumer une surveillance appropriée à leur protégée. Moins de deux semaines après l’internement de certaines malades, le surintendant médical recevait déjà des demandes pour sortir ces patientes récemment hospitalisées. De façon inattendue, les lettres des familles expriment le même message, à savoir qu’elles veulent venir chercher leur malade. Loin du tourbillon que pouvait générer la malade, l’ennui d’un être cher se faisait sentir ou bien la culpabilité liée à ce geste d’abandon lors de l’internement suffisaient probablement à inciter une mère, un époux ou un frère à réclamer celle qu’il ou elle avait exclue de son milieu de vie.