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La remise en question des limites de la société moderne et la crise de quelques institutions centrales de la modernité justifient l’étude des mouvements sociaux. Ceux-ci contribuent à cette réflexion à deux niveaux : ils mettent au centre du débat des questions essentielles pour nos sociétés; ils montrent également que les mouvements sociaux jouent un rôle très important dans les processus de changement social. Le féminisme aussi, dans sa version tant théorique que militante, a fortement contribué aux changements dans la vie des femmes et a établi un certain nombre de débats primordiaux pour les sciences sociales contemporaines. Un de ces débats fait référence à la question de l’identité. Le féminisme a participé à ce débat en soulignant des problématiques importantes, car il est lui-même traversé par la question de l’identité. En effet, comme mouvement social, le féminisme doit résoudre deux questions identitaires : la question de l’identité collective comme mouvement social, mais aussi la question de l’identité féminine. Encadré dans les théories des mouvements sociaux, le présent article a comme objet d’analyser les processus de construction de l’identité collective de trois organisations féministes au Pays basque espagnol. La spécificité historique du Pays basque espagnol et le contexte dans lequel le féminisme est né en Espagne et au Pays basque espagnol contribuent au développement d’un mouvement féministe marqué par sa diversité et sa complexité. La diversité est normalement considérée comme un handicap pour l’action collective et pour la production d’une identité collective. Je voudrais réfléchir sur cette problématique et imaginer ce handicap comme un défi qui conduirait à de nouvelles modalités de production de l’identité collective.

Dans un premier temps, je ferai une révision du contexte historique où le féminisme est né en Espagne et au Pays basque espagnol. Cette révision va aider à comprendre les enjeux qui ont traversé le féminisme au Pays basque espagnol. Dans un deuxième temps, j’essaierai de dessiner une cartographie du mouvement féministe au Pays basque espagnol dans l’intention d’en montrer la diversité. Je me concentrerai sur les trois groupes féministes que j’ai analysés, dans le cadre de la recherche permettant l’obtention du Diplôme d’études approfondies à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, et qui sont un bon exemple de cette diversité. Dans un troisième temps, je procéderai à une révision de la notion d’identité dans les sciences sociales avec l’objectif de proposer une description des modèles identitaires et des dynamiques identitaires présents dans le féminisme au Pays basque espagnol.

La naissance du mouvement féministe contemporain en Espagne et au Pays basque espagnol

L’analyse du mouvement féministe en Espagne et au Pays basque espagnol demande une compréhension du contexte politique et historique où il est né. La dictature de Franco (de 1939 à 1975) niait toute revendication politique, sociale ou culturelle, quelle qu’elle fût. Dans ce contexte, la création d’un mouvement féministe était impensable[1]. Néanmoins, durant les années 60, quelques groupes de femmes ont été créés. Trois espaces principaux en ont permis l’apparition: le monde universitaire[2]; les partis politiques de gauche clandestins[3]; les associations de quartiers où des groupes de femmes se sont constitués[4]. L’année 1975 apparaît dans toutes les études sur le mouvement féministe espagnol comme une année clé (Mercadé 1976; Moreno 1977; Di Febo 1979; Pineda 1995; Escario, Alberdi et López-Accotto 1996; Blanco 1998; Agustín Puerta 2003; Folguera 2007; Salas s.d.). Cette année est importante pour l’histoire espagnole, car Franco décède le 20 novembre; c’est aussi une année de célébration pour les femmes, car les Nations Unies déclarent que 1975 est l’Année internationale des femmes; et c’est notamment une année transcendantale pour les féministes, car deux semaines après la mort de Franco, elles célèbrent les Premières Journées pour la libération de la femme à Madrid : « On peut dire que les journées qui eurent lieu à Madrid en décembre 1975, toujours dans la clandestinité, constituent le moment initiatique du féminisme espagnol moderne » (Agustín Puertas 2003 : 56).

Pour sa part, Castells affirme ceci (1999 : 231): « Le féminisme espagnol a été marqué […] clairement par le contexte politique où il est né : le mouvement démocratique contre la dictature de Franco au milieu des années 1970. » Ainsi, le premier lien du féminisme espagnol avec la transition démocratique va lui conférer quelques caractéristiques :

  • Dans un contexte d’absence de droits politiques, sociaux et civils, les femmes sont considérées comme des citoyennes de seconde catégorie[5]. Dès lors, le féminisme espagnol va devoir concentrer ses efforts sur la revendication des droits;

  • La participation d’un nombre important de femmes aux luttes contre le franquisme et à la lutte pour la libération des femmes constitue un des enjeux majeurs du féminisme espagnol. Monica Threlfall établit trois raisons principales qui expliquent l’attachement des groupes féministes aux partis politiques de gauche (1996 : 117-118) : les Espagnoles n’avaient pas une histoire propre; les idées d’égalité proclamées par les féministes ne recevaient pas un appui très fort; et l’acceptation des rôles « féminins » était très répandue après la dictature. Cependant, assez tôt, des groupes de femmes indépendants des partis politiques émergent et des approches différentes apparaissent qui divisent, d’une part, les militantes qui participent dans un parti politique et dans une organisation féministe, et, d’autre part, les militantes autonomes – celles qui n’appartiennent pas à une organisation féministe quelconque;

  • La transition démocratique permet l’épanouissement des revendications nationalistes. Le mouvement féministe espagnol acquerra précocement une forme organisationnelle et des tendances idéologiques différentes dans chaque autonomie[6].

Deux autres éléments sont essentiels pour comprendre la formation du féminisme espagnol : premièrement, l’absence de référent historique pour le mouvement féministe, car en Espagne le mouvement suffragiste avait été très faible[7] (Blanco 1998 : 52); deuxièmement, la rupture que le franquisme avait produit entre ce faible mouvement suffragiste et le féminisme des années 70. Cette absence de référent va conduire les féministes espagnoles à chercher dans d’autres pays des théories et des répertoires d’action[8].

On ne peut pas nier l’importance du contexte historique d’émergence du mouvement féministe espagnol. Cette vision qui crée un lien direct entre le contexte politique et l’émergence, le développement et le déclin des mouvements sociaux est inspirée de la théorie de la « structure des opportunités politiques » élaborée par Tilly et Tarrow (2008). Dans sa version plus rigide, cette théorie réduit la capacité d’action des actrices et des acteurs, car ces personnes n’agissent que si la « structure d’opportunités politiques » est favorable. Une vision plus ouverte de cette théorie nous permet de penser qu’une opportunité « devient une « opportunité » seulement lorsqu’elle est définie comme telle par un groupe d’acteurs » (McAdam, McCarthy et Zald 1996 : 8). Selon cette seconde perspective, le féminisme n’apparaît plus comme un acteur passif dans ce processus de transition démocratique. Cette dernière n’est plus une « opportunité politique », mais elle est définie par un groupe de femmes comme l’« opportunité » pour l’émergence de ce sujet collectif. Cependant, une bonne connaissance du mouvement féministe nécessite l’approfondissement de ses dynamiques internes.

Quatre grandes périodes peuvent être distinguées dans le mouvement féministe espagnol.

a) 1975-1979 : de l’euphorie de 1975 à la rupture organisationnelle

Cette période voit la configuration des premières caractéristiques du mouvement. Sur le plan organisationnel, on voit apparaître un nombre incalculable de collectifs, d’organisations et de groupes de femmes et de féministes[9]. Entre ces organisations, trois tendances centrales apparaissent : la première tendance est un courant radical qui considère les femmes comme une classe et dont l’objectif est de conquérir le pouvoir[10]; la deuxième tendance est représentée par un groupe d’organisations créées par les partis politiques de gauche[11]; la troisième tendance veut se constituer comme solution de rechange aux deux autres : elle permet le double militantisme, mais affirme la nécessité d’un mouvement féministe autonome[12]. À la fin de cette période, les groupes de femmes d’autres partis politiques – la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ou le Mouvement communiste (MC) – vont acquérir une importance primordiale. Malgré cette diversité, la Fédération des organisations féministes de l’État espagnol sera créée. Elle sera chargée de lancer des campagnes unitaires.

Sur le plan de l’action collective, on assiste aux premières campagnes de revendication. La question de la sexualité aura un rôle principal durant ces premières années avec la revendication de la suppression de quelques lois (comme celle de l’adultère[13]) ou la promulgation d’autres lois (pour le divorce et l’IVG[14]). C’est aussi durant ces années que les féministes commencent à se manifester le 8 mars. Et elles organiseront un nombre important de journées et de rencontres féministes. En 1976, les féministes catalanes célèbrent leurs premières journées; en 1977, ce sera le tour des féministes basques et valenciennes. Comme Agustín Puerta l’affirme (2003 : 55), c’est « un mouvement qui va être configuré dès le début comme une réalité plurinationale ».

Cette période finit avec les Journées féministes de Grenade où plus de 3 000 féministes de tous les coins de l’Espagne se réunissent. L’objectif était de revitaliser un mouvement déjà essoufflé à cause de l’effort que toute revendication de changement législatif comporte. Néanmoins, ces journées se terminent sans un manifeste final. La raison était la division entre les doubles militantes et celles qui militaient dans des organisations féministes[15]. Ces journées ont aussi vu émerger un nouveau courant : les féministes indépendantes qui sont proches du féminisme de la différence sexuelle. La conclusion de ces journées est la rupture organisationnelle du mouvement, la Fédération des organisations féministes de l’État espagnol ne réunira plus les différentes tendances.

b) 1980-1988 : de la rupture organisationnelle au déclin de l’unité dans l’action

La deuxième phase commence et se termine par une rupture, ces deux moments étant encadrés par la célébration de journées féministes : au début, les Journées féministes de Grenade, à la fin, les Journées de Saint-Jacques-de-Compostelle en 1988. Le paradoxe de cette période est que, malgré la rupture organisationnelle, les féministes continuent à lutter collectivement pour des réformes législatives et des changements sociaux. Cette unité, que j’ai appelée unité dans l’action, est confirmée par les féministes de toute tendance qui ont participé à ma recherche : « Nous partagions des actions avec des femmes des partis politiques[16] », dit une femme du courant indépendant. Cette unité dans l’action permet de stimuler les pouvoirs publics et de faire pression sur eux pour que les changements législatifs deviennent réalité. Retenons, parmi ces réformes, l’adoption d’une loi sur le divorce en 1981, la création de l’Institut de la femme en 1983, et en 1985[17] la décriminalisation de l’IVG sous certaines conditions[18] (Asociación « Mujeres en la Transición Democrática » 1999; Casado 2005). Le mouvement féministe jouera un rôle clé dans ces réformes, moyennant manifestations et actions publiques, et présentation de propositions de lois propres. La vitalité du mouvement se reflète dans le nombre de journées et de rencontres organisées. Bien que la plupart de ces événements réunissent les organisations d’une seule tendance, en 1985, des Journées féministes de l’État ont eu lieu à Barcelone[19].

Un fait primordial de cette période est ce que Celia Valiente, et d’autres, appelle : l’« institutionnalisation du féminisme espagnol » (Valiente 1996 et 2001). La victoire du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) par majorité absolue en 1982 va accélérer ce processus. Les mécanismes seront divers : la création de l’Institut de la femme sera primordiale (et les instituts de femmes ou directions des femmes dans chaque autonomie), mais également la constitution d’organisations des femmes proches du PSOE qui disposeront de plus de moyens que les organisations féministes pour faire entendre leur voix; et l’encouragement de l’Institut de la femme en vue de la création d’associations de femmes de toutes sortes qui affaibliront la capacité revendicative du mouvement (Yeves 2005).

Cette période se termine également par une rupture. En 1988, la Fédération des organisations féministes de l’État espagnol convoquera des Journées féministes sur la question de la violence envers les femmes. Les thèmes abordés seront très vastes : la violence contre les femmes, les agressions sexuelles, le viol, la pornographie, la prostitution, etc. La position adoptée par des groupes féministes sera plus complexe qu’aux Journées de Grenade. Bien que la division entre féministes indépendantes[20] et doubles militantes joue toujours un rôle, cette rupture n’entraînera pas la confrontation de deux tendances opposées, mais elle adoptera une apparence multiforme. Cette décennie est bien définie de la manière suivante : « le mouvement féministe fut surtout un mouvement qui eut des vastes idéaux et objectifs, des bases militantes étendues et peu d’organisation » (Alberdi 1996 : 89).

c) 1989-2000 : des opaques années 90 aux nouvelles mobilisations mondiales

Cette phase débute avec l’arrivée des années 90. Encadrées par la chute du mur de Berlin et les débats autour de la fin des idéologies, ces années sont caractérisées par une perte notable de mobilisation sociale. Barbara Epstein affirme que, durant ces années, il existe une « perte de confiance sur la possibilité que l’action collective puisse se transformer en changement social » (Epstein 2001 : 6-7). Le féminisme n’échappe pas à ce cadre et, en Espagne, cette décennie est témoin d’une faible mobilisation. Les confrontations des dernières journées finissent avec cette unité dans l’action.

Deux éléments caractérisent les années 90 : d’un côté, l’institutionnalisation du féminisme est consolidée et, malgré la victoire du Parti populaire[21], cette institutionnalisation est confirmée par l’émergence d’organisations – plus ou moins publiques – dont la fonction est l’intervention sociale pour l’égalité entre les sexes; et, d’un autre côté, la consolidation d’un féminisme universitaire apparue pendant les années 80 et confirmée durant les années 90 (Ballarín, Domingo, Gallego, Méndez et Martínez Benlloch 1995; Casado 2005). Ces nouvelles actrices contribuent à l’atomisation et à la fragmentation du mouvement. Cette dernière est illustrée par : la disparition d’organisations et de réseaux féministes; la naissance d’autres organisations et de groupes féministes ou de femmes qui se spécialisent dans le traitement de thèmes concrets (violence, prostitution, travail, santé, nouvelles technologies, etc.) et qui travaillent à un niveau local; et l’émergence de quelques petits groupes féministes jeunes qui n’adoptent pas une forme d’association légale, proches d’autres mobilisations sociales (les squatters ou le mouvement altermondialiste). Ces femmes ressentent le besoin d’inventer d’autres modèles d’action, en dehors des institutions et des questions relatives aux politiques de genre (Trujillo 2006).

De cette manière, si je parle des années 90 comme de la décennie opaque, c’est parce que le mouvement confirme sa perte d’unité, tant sur le plan organisationnel que sur le plan de l’action, et qu’il y a un manque fondamental de bibliographie sur le mouvement féministe de ces années.

d) 2000-2008 : vers de nouvelles configurations féministes?

Cette période comporte des limites moins claires. En 2000, des Journées féministes ont lieu à Cordoba avec une forte participation (notamment des jeunes femmes), mais ces journées n’établissent pas une inflexion aussi marquée que dans d’autres phases. Quelques événements plus diffus marquent la ligne séparatrice entre les deux phases : l’apparition de la mobilisation altermondialiste et la célébration en 2000 de la Marche mondiale des femmes qui contribuent à revitaliser le mouvement. Cette phase est aussi caractérisée par quelques paradoxes : le manque de coordination constant, en même temps que l’apparition de certaines coordinations partielles et locales autour de phénomènes concrets (la Marche Mondiale des Femmes) ou autour de thèmes précis (la question du care); le niveau de mobilisation très faible, malgré l’apparition de groupes de jeunes féministes qui se poursuit.

Une autre caractéristique de cette période est la question de l’institutionnalisation du féminisme. La victoire du PSOE en 2004 marque une inflexion pour le féminisme. La question de l’égalité entre les sexes a été un pilier central de cette législature avec l’adoption de lois spécifiques (la loi contre les violences faites aux femmes, la loi pour l’égalité des chances, la modification de la loi sur le divorce, la loi concernant la dépendance[22]). Ce processus d’institutionnalisation du féminisme, qui avait débuté durant les années 80, vit un approfondissement depuis 2004. Il contribue à renforcer quelques organisations, proches du PSOE, qui s’approprient la représentativité du mouvement féministe, participant ainsi à sa fragmentation et à sa segmentation.

La spécificité du mouvement féministe au Pays basque espagnol

Bien que le mouvement féministe au Pays basque espagnol ait une histoire parallèle à celle du mouvement dans l’ensemble de l’État, il possède certains traits spécifiques. La rupture de Grenade n’est pas ressentie immédiatement au Pays basque espagnol. Dans cette autonomie, le mouvement se dessine depuis le début autour des assemblées des femmes de chaque ville ou village et rassemble différents courants : féministes autonomes[23], doubles militantes, féministes proches du nationalisme. L’assemblée avait aussi l’objectif de réunir des femmes d’origines et de classes sociales plurielles :

Ce caractère unitaire sera précisément une des caractéristiques qui donnera une singularité au mouvement au Pays basque, qui sera maintenue tout au long des années, et qui arrivera même à dépasser ces moments plus critiques qui provoqueront, dans le reste de l’État, des divisions organisationnelles dans le mouvement (Agustín Puerta 2003 : 61).

Comme Castells l’affirme (1999 : 233), « la question nationaliste pèse beaucoup dans la formation des organisations féministes dans le Pays basque ». Ainsi, la première rupture sera le fait du courant nationaliste du mouvement. Un groupe appelé Aizan[24] a été créé et luttait pour trois types de libération : la libération du patriarcat, la libération de l’État oppresseur (soit l’Espagne, mais aussi la France) et la libération du capitalisme. À partir de ce moment, ce courant acquerra différentes formes organisationnelles, mais il sera toujours présent dans le mouvement féministe au Pays basque espagnol et participera aux journées, aux manifestations, aux mobilisations, etc.

Dans ce contexte, les doubles militantes et les féministes indépendantes continuaient à travailler ensemble. En 1984, les Deuxièmes Journées des féministes ont été organisées au Pays basque espagnol. Les sujets traités ont été très diversifiés, ce qui était considéré comme normal, car les femmes basques étaient elles aussi diverses. Le niveau de participation était fort élevé, ce qui a donné une grande énergie et un désir d’unité au mouvement. Il semblait que la rupture entre féministes indépendantes et doubles militantes, déjà conclue en Espagne, n’avait pas affaibli le mouvement au Pays basque espagnol (Agustín Puerta 2003). Néanmoins, cette unité n’aurait été qu’une illusion, car, en 1987, tout juste trois ans après ces journées, les féministes autonomes se séparent de l’Assemblée de femmes et créent leur propre organisation : « Lanbroa »[25].

Deux éléments caractérisent ainsi le mouvement féministe au Pays basque espagnol : la question nationaliste et la controverse entre doubles militantes et féministes autonomes. Bien que la première semble d’une importance primordiale pour ce mouvement, la seconde aura des conséquences plus profondes encore pour le mouvement. Le courant autonome renoncera à participer des activités du mouvement et essaiera de s’approprier la « représentation légitime » du féminisme basque. Cette controverse joue aujourd’hui encore un rôle primordial au Pays basque espagnol, comme le souligne la section suivante.

Le mouvement féministe au Pays basque espagnol : essai d’une cartographie

La fragmentation et l’hétérogénéité du mouvement féministe (ou des mouvements féministes) rendent très compliquée l’établissement d’une cartographie. Néanmoins, une description des organisations étudiées peut permettre de débroussailler cette complexité. Un des problèmes majeurs que j’ai éprouvé au moment de l’élaboration de cette « cartographie » du mouvement féministe au Pays basque espagnol était le manque de bibliographies sur le sujet[26]. Dans certains cas, les sources d’information officieuses étaient plus importantes que les sources officielles. Ainsi, j’ai utilisé trois types des données pour l’analyse du mouvement féministe au Pays basque espagnol : les archives féministes et les documents propres aux trois organisations étudiées (brochures, documents de travail); des observations provenant des participantes aux manifestations et aux réunions de deux organisations; et des entretiens semi-directifs avec neuf féministes[27] et un groupe de discussion avec des activistes de l’organisation Lanbroa.

Le choix des organisations retenues pour ma recherche était guidé par la volonté de tenir compte de la diversité du mouvement féministe. Ainsi, trois organisations ont été étudiées : Lanbroa[28], représentant le féminisme autonome; la Coordination de jeunes féministes de Bilbao, représentant le féminisme nationaliste; et Medeak, représentant le féminisme politico-artistique[29]. Six critères ont été choisis pour l’analyse des organisations : 1) le niveau géographique; 2) les caractéristiques sociodémographiques du groupe et de ses militantes; 3) la structure de l’organisation et ses actions principales; 4) la relation avec les institutions publiques; 5) le réseau de relations; et 6) la perspective théorique.

D’un point de vue géographique, premier critère, la province de Biscaye compte un plus grand nombre de groupes féministes. Cela est probablement lié au fait que presque la moitié de la population basque habite dans cette province. En plus, l’Assemblée de femmes de Biscaye a toujours été très importante pour le mouvement féministe. Lanbroa et la Coordination de jeunes féministes de Bilbao se trouvent dans cette province. La troisième organisation, Medeak, travaille dans la ville de San Sebastían, principale ville de la province de Guipúzcoa. Cela donne une autre caractéristique centrale du mouvement féministe au Pays basque espagnol : l’action a lieu à un niveau local.

Le deuxième critère, les caractéristiques sociodémographiques, fait référence à deux questions différentes : l’année de fondation de chaque organisation et certaines caractéristiques de leurs membres. Lanbroa est l’organisation la plus ancienne : elle existe depuis 1976 et est indépendante depuis 1987. L’indépendance de Lanbroa a lieu au moment de l’explosion de l’unité du mouvement. La Coordination des jeunes féministes de Bilbao et Medeak sont des groupes très jeunes : ils ont été créés vers l’année 2000[30]. Le nombre de militantes de chaque groupe est également variable. Lanbroa est le groupe le plus nombreux, ce qui peut être expliqué non seulement par la longévité de ce groupe, mais aussi par l’âge des militantes. Tant la Coordination de jeunes féministes de Bilboa que Medeak sont de petits groupes, ce qui remet en question la stabilité de leur militantisme. Par rapport aux caractéristiques des membres de chaque groupe, l’âge est à noter. L’âge moyen des militantes de la Coordination de jeunes féministes de Bilbao varie de 14 à 25 ans; dans le cas de Medeak, l’âge moyen est un peu plus élevé, soit de 20 à 30 ans; enfin, les militantes de Lanbroa sont plus âgées, c’est-à-dire de 30 à 70 ans. La jeunesse des deux premiers groupes et le fait que les membres sont étudiantes ou jeunes travailleuses souvent en situation de précarité provoquent une difficulté majeure dans l’engagement et dans le processus de recrutement de nouveaux membres.

Par rapport à la structure de l’organisation et à ses actions principales, troisième critère, le niveau local permet à ces trois groupes de s’organiser sous forme d’assemblée. Dans leurs réunions hebdomadaires ou mensuelles, toutes les membres ont le droit de proposer des activités, et les décisions sont prises collectivement. En général, la structure n’est pas très stricte. Dans le cas de Lanbroa, qui est un groupe inscrit au registre des associations, les membres élisent des organes de décision périodiquement et une présidente, ce qu’impose la loi concernant les associations espagnoles[31]. Au stade de la mobilisation, les répertoires de mobilisation des trois groupes sont restreints. Les activités publiques du mouvement féministe se sont réduites à la célébration du 8 mars (Journée internationale de la femme) et à celle du 25 novembre (Journée internationale contre la violence de genre). Cependant, Medeak célèbre aussi les journées de la fierté, car elles se déclarent comme féministes-lesbiennes. Je trouve intéressant de prêter attention à certaines activités que réalise Medeak, mais aussi de temps en temps la Coordination de jeunes féministes de Bilbao. Même si elles participent à des manifestations traditionnelles, elles montent aussi des pièces de théâtre et réalisent des performances dans des espaces publics en utilisant l’art comme espace politique.

Le quatrième critère concerne la relation entre les groupes féministes et les institutions publiques. Le premier pas dans cette relation est la légalisation du groupe. Seul Lanbroa est enregistré, ce qui lui permet d’obtenir des subventions et des formes d’aide. La Coordination de jeunes féministes de Bilbao n’est pas enregistrée, car ses membres pensent que les institutions publiques font partie du système de domination contre lequel elles luttent et que ces institutions contribuent à le maintenir. Le cas de Medeak est spécial : ce groupe n’est pas enregistré légalement, mais ses membres appartiennent à un autre groupe féministe, appelé « Plazandreok », qui existe légalement depuis les années 80. Cette appartenance permet à Medeak d’obtenir des subventions. Cependant, la relation la plus importante et conflictuelle entre les groupes féministes et les institutions publiques se manifeste avec Emakunde (Institut basque de la femme). La relation avec cet institut est complexe, car plusieurs groupes féministes pensaient que celui-ci pouvait prendre la place du mouvement féministe. Un de ces groupes féministes est Lanbroa, qui a toujours eu une relation très ambiguë avec Emakunde : ses membres collaborent avec Emakunde, mais elles maintiennent une certaine crainte que cet institut puisse invalider le travail du mouvement féministe. Medeak, de son côté, a établi une relation utilitariste avec Emakunde : ses membres ne collaborent pas aux projets de cet institut, mais elles obtiennent de l’argent par l’entremise de Plazandreok. Pour sa part, la Coordination de jeunes féministes de Bilbao refuse toute relation avec Emakunde, car, comme institut, Emakunde contribue à maintenir le système capitaliste et le patriarcat.

Pour comprendre la complexité du mouvement féministe au Pays basque espagnol, il est nécessaire de connaître le réseau de relations, cinquième critère, que les groupes ont tissé. Le fait qu’il n’y a pas une coordination qui réunit les groupes féministes au Pays basque espagnol entraîne que la mise sur pied des réseaux devient un travail fondamental. Les réseaux sont souvent créés grâce aux relations personnelles. Ainsi, la création d’un réseau sera plus facile dans la mesure où des relations personnelles existent déjà. Quelques années après les grandes divisions entre les féministes, ces dernières ont décidé de créer une plate-forme pour organiser les actions du 8 mars et du 25 novembre. Cette plate-forme a constitué dès sa création un forum primordial féministe, car c’est le seul espace de rencontre entre les groupes. Cependant, il existe deux problèmes liés à cette plate-forme : d’un côté, cet espace a été créé à un niveau provincial, ce qui signifie que Medeak appartient à une plate-forme différente de Lanbroa et de la Coordination des jeunes féministes de Bilbao, d’un autre côté, Lanbroa a cessé de participer à cet espace il y a quelques années. Cela démontre qu’à l’heure actuelle il n’y a pas d’espace de rencontre entre les groupes féministes du Pays basque espagnol, ce qui rend très compliquée la formation d’une identité collective.

Le sixième et dernier critère considère les perspectives théoriques de chaque organisation. Il est difficile de situer chacune dans une seule position théorique, car souvent les influences sont très variées. Les deux perspectives théoriques du mouvement féministe au Pays basque espagnol, mais aussi en Espagne, ont toujours été le féminisme radical et le féminisme socialiste. Néanmoins, au cours des dernières années, quelques perspectives, comme la théorie fondée sur la diversité sexuelle (queer) et d’autres théories postmodernes, ont fait leur entrée dans les féminismes en Espagne. Lanbroa se trouve proche de la perspective du féminisme radical. Ses membres ont adapté deux versions de cette théorie, soit l’américaine et l’européenne. Dans un cadre général, cette perspective affirme « que la structure de domination et d’oppression dans laquelle les femmes se retrouvent incluses répond fondamentalement à l’exercice de pouvoir masculin présent dans tous les contextes de la vie, publics et privés » (Beltrán 2001 : 105). Ce courant développe la notion du patriarcat qui est compris comme « le système de domination masculine qui détermine la subordination des femmes » (Beltrán 2001 : 105). Dans ce système, la famille est l’espace où l’homme est capable d’exécuter son pouvoir. Shulamith Firestone, une des théoriciennes principales de ce courant, a élaboré une analyse biologique de la condition des femmes : l’oppression des femmes par les hommes trouve ses origines dans « la propre biologie de la femme, qui la lie inexorablement à la fonction reproductrice » (Beltrán 2001 : 109). L’autre influence centrale dans la pensée de Lanbroa est le féminisme radical-matérialiste de Christine Delphy[32]. Son point de départ n’est pas biologique; par contre, elle fait une analyse matérialiste de la société et élabore le concept du « mode de production domestique [qui] est caractérisée dès qu’on réalise un travail non reconnu comme tel et non payé et ce que caractérise dans ce cas-ci l’exploitation économique est le fait de la dépendance personnelle, qui n’a pas lieu dans les relations de production » (Delphy 1987 : 29). Une dernière influence théorique sur Lanbroa est celle du féminisme culturel. Ce courant est proche des propositions du féminisme radical de Shulamith Firestone. Le féminisme culturel considère les femmes comme un groupe avec une identité spécifique qui est opposée à l’identité masculine (Beltrán 2001 : 245) :

[Le féminisme culturel souhaite] analyser les femmes en partant de leur particularité, de leur point de vue spécifique. La spécificité du féminin n’est pas vue comme une construction sociale toute simple, mais comme l’ensemble des caractéristiques naturelles qui contribueraient à la formation d’une essence culturelle féminine. Le but serait d’analyser ces aspects qui font partie de la culture féminine, pas de la perspective du mâle, mais d’une perspective féminine.

Lanbroa adopte aussi quelques notions et perspectives du féminisme de la différence, comme de l’auto-assistance (self-help).

La Coordination de jeunes féministes de Bilbao subit fortement l’influence de l’autre courant théorique présent dans les féminismes espagnols : le féminisme socialiste ou féminisme de lutte de classe[33]. Ce courant est né durant les années 60 et 70, au même moment que l’émergence du marxisme. Les femmes qui appartenaient aux mouvements socialistes et marxistes s’interrogeaient sur leur place au sein de ces mouvements (Beltrán 2001 : 116). Cette interrogation était pertinente, car les questions des femmes passaient toujours en dernier, et ces femmes commençaient à réfléchir sur les effets positifs du double militantisme. Elles ont utilisé le concept de patriarcat pour expliquer les raisons de l’oppression des femmes. Néanmoins, le reproche « que les socialistes font aux radicales est que leur analyse est insuffisamment matérialiste et historique » (Beltrán 2001 : 117). Les féministes socialistes joignent la notion de patriarcat à celle de socialisme et elles affirment ceci (Beltrán 2001 : 117) : « Le patriarcat est défini comme un patriarcat capitaliste et entretient une base économique. Ni le capitalisme ni le patriarcat sont autonomes. » Cependant, la relation entre le féminisme et le socialisme n’a jamais été facile[34]. Une des critiques principales du féminisme à l’égard du marxisme est le traitement de la reproduction, encadré par celui-ci uniquement dans la sphère privée. Cette critique conduit les féministes socialistes à se réapproprier le slogan central des féministes radicales : « le besoin de politiser le privé » (Beltrán 2001 : 119).

La position théorique des membres de Medeak est plus compliquée. Comme groupe « soeur » de Plazandreok, organisation de tendance radicale, elles ont subi leur influence. C’est un féminisme radical plus matérialiste que biologique. Cependant, elles ont d’autres influences : Medeak a adapté la critique de la modernité en reprenant certaines idées : « le rejet de l’universalisme rationaliste, rejet de la notion de sujet comme catégorie universelle et la revendication de l’idée de déconstruction » (Beltrán 2001 : 255). Medeak, qui essaie de combiner une perspective de genre avec la question de la sexualité, considère aussi la théorie queer.

Ainsi, le mouvement féministe au Pays basque espagnol est extrêmement polarisé. Cette diversité nous ramène à la question de la construction de l’identité collective : est-il possible de construire une identité collective qui intègre toutes ces différences? Quelles stratégies ont été mises au point par ces trois groupes pour contribuer à l’identité collective? Combien existe-t-il de modalités de production d’identités collectives et quelles caractéristiques ont-elles? Ces questions vont être discutées dans la section suivante.

L’identité comme enjeu : dynamiques identitaires et modalités de production de l’identité collective

Contrairement à certaines théories des mouvements sociaux, comme la théorie de la mobilisation de ressources ou la théorie de l’opportunité politique, les théories des nouveaux mouvements sociaux prêtent un intérêt majeur à la question de l’identité dans les mouvements sociaux. Ces derniers sont devenus des espaces de production des identités, ce qui conduit à considérer cette question en tant qu’objet d’analyse. En fait, pour certains théoriciens de ce courant (Melucci 1996a et b; Touraine 1985, 1992), l’identité collective devient l’enjeu central de tout mouvement social. Celui-ci existera seulement s’il a une identité collective pour laquelle lutter.

Cependant, la notion de l’identité est problématique en soi pour les sciences sociales et a depuis longtemps été un sujet central de discussion (Kaufmann 2004 : 15). Melucci rappelle que le concept d’identité fait référence, étymologiquement parlant, à la stabilité, au non-changement. L’identité est vue comme un facteur unitaire qui établit les limites d’un sujet et le différencie des autres. Ce concept ne permet pas de voir qu’en fait « nous sommes en train de parler d’un processus et pas d’une entité fixe » (Melucci 1996a : 71). Il faudrait alors poser la question suivante (Butler 2005 : 83) : « Mais alors de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« identité »?

Pour approfondir l’étude du mouvement féministe au Pays basque espagnol, il est essentiel d’adopter une notion d’identité collective qui comprend celle-ci comme un processus et pas comme un fait. La participation des différents courants féministes à ce processus produira des modifications de l’identité collective. La notion d’identité est pourtant rattachée à l’idée de non-changement. Ainsi, quelques auteurs et auteures ont envisagé la possibilité de changer de terminologie. Melucci (1996b : 31) a proposé d’utiliser la notion d’identization, car elle exprime le processus, l’autoréflexivité que comporte toute identité. Le concept d’identization permet d’intégrer l’idée de processus dans le concept d’identité, laissant ainsi de côté l’idée de fixité. Malgré l’intérêt de ce concept, le poids de la notion d’identité dans les sciences sociales va me conduire à rester très proche de cette notion.

Dans ce processus de production d’une identité collective au sein du mouvement féministe au Pays basque espagnol, il me semble qu’il convient de regarder les différents niveaux d’identification qui existent et les espaces où cette identification devient possible. On peut distinguer deux niveaux d’identification entre les féministes au Pays basque espagnol :

1835 Le premier niveau correspond à l’identification à son propre groupe. Le contact personnel est essentiel pour l’identification de chaque membre à son groupe. Comme Della Porta et Diani l’affirment (2003 : 88), « [s’]identifier à un mouvement signifie expérimenter des sentiments de solidarité avec d’autre gens, dans la plupart des cas, liés par des contacts personnels, avec qui nous partageons, de toute manière, des aspirations et des valeurs ». Comme j’ai pu le vérifier durant les entretiens, l’engagement dans un groupe féministe commence habituellement grâce à un contact personnel, familial ou amical;

1836 Le second niveau est global. Ainsi, les féministes au Pays basque espagnol possèdent une identification très forte au féminisme dans un sens plus abstrait. Elles s’identifient au féminisme comme lutte historique et mondiale.

À mon avis, un niveau d’identification manque entre le niveau du groupe et le niveau global. Ce niveau intermédiaire serait constitué par le niveau du mouvement féministe basque. Malgré quelques références des interviewées à celui-ci, l’identification à un mouvement féministe basque reste très faible. Les raisons qui expliquent ce manque d’identification peuvent être le manque d’espaces de rencontre entre les groupes féministes, l’absence d’une organisation qui réunit les groupes féministes au Pays basque espagnol[35] et, lié à la raison précédente, le fait que quelques organisations ne connaissent pas l’existence des autres.

Cependant, ces raisons ne peuvent à elles seules expliquer les difficultés qu’ont les féministes au Pays basque espagnol à construire une identité collective. Ma recherche montre comment les bases idéologiques de chaque groupe sont fondamentales pour comprendre les difficultés à produire une identité collective. Depuis les grandes divisions qui ont eu lieu durant les années 80 entre les différents courants du féminisme, une lutte s’est déroulée pour la définition authentique du féminisme et de son identité collective. Comme Della Porta et Diani affirment (2003 : 101), « les organisations souhaitent affirmer leur propre formulation de leur identité collective comme l’identité globale du mouvement ». Dans les prochaines pages, je montrerai les éléments centraux du concept d’identité, et ce, dans l’objectif de connaître les différentes modalités identitaires que les groupes féministes ont pu créer au Pays basque espagnol.

Le concept d’identité collective

Trois idées principales constituent le point central de la notion d’identité élaborée par les sciences sociales, spécialement entre les théoriciens et les théoriciennes des mouvements sociaux. Pour ma part, je vais examiner ces trois éléments à la lumière de ma recherche sur le mouvement féministe au Pays basque espagnol.

L’identité comme condition de l’action

Non seulement les théoriciens et les théoriciennes des mouvements sociaux ont lié la question de l’identité à la question de l’action, mais des spécialistes comme Mead ou Strauss affirment même que l’identité est une condition pour l’action (Kaufmann 2004 : 173). Cette relation est encore plus forte quand on parle d’identité collective. Une action collective est-elle possible sans une identité collective? Pour Melucci (1995 : 47), la construction d’une identité collective est essentielle pour le déroulement de l’action : « L’identité collective définit la capacité d’action autonome ». Dans les mouvements sociaux, cette identité collective est construite, selon cet auteur, dans ce qu’il appelle le pôle latent[36] de l’action, ce qui devient compliqué pour le féminisme au Pays basque espagnol où ce pôle est très limité. Il me semble que, dans le cas du féminisme au Pays basque espagnol, il est essentiel d’observer les actions publiques et de les considérer aussi comme des espaces où l’identité collective est produite. Della Porta et Diani affirment ceci (2003 : 87) :

L’identité n’est pas une caractéristique immuable, préexistante à l’action. Au contraire, c’est à travers l’action que certains sentiments d’appartenance parviennent à êtres renforcés ou affaiblis. En d’autres mots, l’évolution de l’action collective produit et encourage des redéfinitions continues de l’identité. Il est ainsi possible d’affirmer que les processus de construction de l’identité collective sont une composante intégrante de l’action collective.

Cette idée confirme que l’identité ne peut uniquement être qu’une condition de l’action, car elle est construite pendant son déroulement. Dans le mouvement féministe au Pays basque espagnol, les actions publiques deviennent le seul espace où les groupes féministes peuvent se retrouver et, ainsi, où l’identité collective peut être construite. Dans un sens similaire, Butler affirme qu’« il n’y a pas de sujet qui précède la « loi » […]. Peut-être le sujet, tout comme l’invocation d’un « avant », est-il érigé par la loi en fondement fictif de sa propre visée à la légitimité » (Butler 2005 : 62). Ainsi, l’identité collective deviendrait plutôt un dispositif de légitimation, un « fondement fictif » du mouvement, que la condition de son action.

L’identité comme unité et comme limite

Selon Melucci (1996b : 28), l’identité est basée sur « une notion d’unité qui établit les limites d’un sujet et nous permet de le différencier des autres ». Cette idée d’unité affaiblit la notion d’identité comme processus, car elle laisse penser qu’une fois l’unité accomplie le processus se terminera. Je m’aligne davantage sur la proposition de Della Porta et Diani (2003 : 95) qui affirment ce qui suit : « Même où l’identité appelle à l’histoire du groupe et à ses racines territoriales et culturelles, la ré-élaboration symbolique est toujours présente. ». L’unité ne paraît jamais comme définitive. Il me semble pertinent de revenir sur l’interrogation suivante au sujet de l’unité (Butler 2005 : 82) :

L’« unité » est-elle indispensable à l’efficacité de l’action politique? […] L’« unité » établit-elle une norme qui construit la solidarité sur l’exclusion identitaire, excluant la possibilité que toutes sortes d’actions viennent déstabiliser les frontières mêmes des concepts de l’identité ou qu’on fasse ce travail de déstabilisation en le revendiquant comme un but politique?

L’idée d’unité est rattachée à l’idée de limite dans la construction de l’identité collective. L’idée de limite peut être problématique, car elle peut exclure des groupes féministes en processus de formation ou qui ne sont pas reconnus comme féministes par les autres. Tout groupe voulant être considéré par les autres comme féministe doit se définir à l’intérieur des frontières identitaires du féminisme, ou il risque d’être exclu de cette nomination. Par exemple, selon la conception du féminisme de Lanbroa, seuls les groupes de féministes autonomes sont vraiment féministes. Les membres de Lanbroa ne considéreront pas comme féministe tout groupe ou toute personne qui se rattache à un parti politique.

L’identité comme capacité de représentation

Cette idée est liée à la question de la légitimité d’établir la définition correcte de l’identité collective. Cette légitimité sera obtenue par le groupe qui représente le « vrai féminisme ». Comme je l’ai indiqué auparavant, Lanbroa se considère comme le modèle du « vrai féminisme » à cause de son indépendance des partis politiques. Pendant le déroulement des entretiens, quelques membres de Lanbroa ont affirmé que les autres groupes n’étaient pas vraiment féministes. Ainsi, je me demande ce que signifie être une « vraie féministe » aujourd’hui. Il semble que le « vrai féminisme » serait celui qui peut vraiment représenter les femmes. Comme Butler l’affirme (2005 : 60), pour la théorie féministe, « le développement d’un langage représentant pleinement ou de manière adéquate les femmes semblait indispensable pour promouvoir la visibilité politique de ces dernières. » Dans la logique de Lanbroa, elles sont le seul groupe capable de représenter les femmes et leurs intérêts, car elles ne dépendent pas des partis politiques et, alors, leur discours part de la culture et des valeurs dites féminines[37]. Cela pourrait nous ramener à la question de la validité de la catégorie femme : pouvons-nous parler des femmes comme une réalité unifiée? Dans ce sens-là, Butler (2005 : 80) affirme que la catégorie « femme » est normative et exclusive et elle ne tient pas compte des privilèges raciaux ou de classe sociale. Selon Haraway (1995 : 265), « la douloureuse fragmentation qui existe entre les féministes sur tous les aspects possibles a converti le concept de femme en quelque chose de farouche (méprisant), en une excuse pour la matrice de la domination entre les femmes elles-mêmes ».

Les modalités identitaires dans la mobilisation féministe au Pays basque espagnol

La question de l’identité collective dans le féminisme a généré de nombreux débats. Des positions différentes coexistent dans les féminismes contemporains. Quelques théoriciennes appellent d’ailleurs à un renforcement de l’identité collective : « le féminisme comme projet émancipatoire des femmes a besoin d’une identité collective qui prenne en compte ces “femmes” de manière à ce que nous puissions parler d’un “nous” que nous revendiquons, pour lequel nous luttons ou proposons » (Amorós 2000 : 277). Cependant, d’autres répondent que « des oppressions diverses conduiront à des stratégies de luttes différentes; diverses répressions – ou souffrances – formeront diverses identités collectives. C’est peut-être pour ça qu’il faut renoncer à un seul sujet du féminisme et à une identité collective stable et stabilisatrice dans le genre » (Amorós 2000 : 280). Je reprends ici une question que Fassin pose dans la préface du livre de Butler (2005 : 8) : « Comment définir une politique féministe qui ne soit pas fondée sur l’identité féminine? ». La réponse à cette question n’est pas facile. Dans les prochaines pages, j’examinerai deux modalités identitaires présentes dans les féminismes au Pays basque espagnol.

Traditionnellement, dans un langage métaphorique, l’identité serait vue comme une île : « l’île exprime très bien comment les scientifiques voient l’identité : ce qui reste toujours identique, ce qui est toujours entouré de frontières inamovibles » (Gatti 1999 : 202). Cette métaphore apporte à l’identité les caractéristiques suivantes : un centre qui possède la définition légitime de l’identité; des formes périphériques qui sont définies par leur distance du centre; l’affirmation et la reproduction de cette définition dans le temps et l’espace; et cette affirmation et cette reproduction sont réalisées par des sujets qui répètent le « code » de l’identité (Gatti 1999 : 206). La question qui se pose est la suivante : qui a la légitimité pour devenir le centre du mouvement et construire la définition correcte de l’identité collective?

Il paraît fort évident que Lanbroa s’aligne sur cette vision insulaire de l’identité. Les membres de ce groupe considèrent tenir la définition du « féminisme » (elles représentent les vrais intérêts des femmes) et elles la reproduisent à travers certains mécanismes[38]. Devant le modèle identitaire de l’île que Lanbroa s’est ré-approprié et utilise, les autres groupes que j’ai étudiés essaient de concevoir un modèle alternatif. Ainsi, Medeak et aussi la Coordination de jeunes féministes de Bilbao tentent de construire un modèle de production de l’identité collective qui puisse inclure les différences et non les nier. Restant proche de la métaphore de l’île, j’ai créé une image alternative qui regarde l’identité dans sa diversité : l’archipel[39]. Celui-ci est formé de différentes îles, comme le mouvement féministe au Pays basque espagnol est constitué d’un ensemble de groupes. Ces îles ne sont pas indépendantes les unes des autres et elles sont encadrées dans un contexte commun. La relation entre les îles peut varier et elles peuvent décider de collaborer ou non sur des sujets précis. Dans le tableau qui suit, je montre les caractéristiques principales des deux modèles identitaires.

L’identité comme île

L’identité comme archipel

Il y a un centre qui attribue la définition légitime de l’identité.

 

Les idées de limites et d’unité sont centrales.

 

 

Les revendications politiques sont basées sur l’identité.

Il n’y a pas de centre, alors, l’identité doit être négociée constamment.

 

L’unité du mouvement et ses limites sont redéfinies indéfiniment.

 

Les revendications politiques se basent sur l’idée de coalition.

-> Voir la liste des tableaux

Les avantages de la métaphore de l’archipel sur la métaphore de l’île sont des aspects clés pour la compréhension du mouvement féministe au Pays basque espagnol. Théoriquement, l’archipel permet de penser l’identité sans exclure la différence en son sein. Au niveau analytique, et pour le cas ici étudié, l’archipel permet de penser un féminisme qui n’est pas « un ». Les féminismes au Pays basque espagnol peuvent être encadrés dans cette métaphore, car comme l’archipel, ce mouvement n’a pas de centre; ainsi, aucun groupe ne détient la « vraie » définition du féminisme. La négociation entre ses différents groupes est, de ce fait, la seule option pour le développement de l’identité collective. Cette métaphore remet aussi en question les idées de limites et d’unité qui sont centrales dans le modèle de l’île. Les limites d’un archipel sont floues : qu’est-ce qui détermine si une île appartient ou non à un archipel? Qu’est-ce qui détermine si un groupe appartient ou non au mouvement? De la même manière, l’idée d’unité est remise en question, car les îles n’appartiennent pas « naturellement » à un archipel, mais il existe une décision dans ce processus d’appartenance. L’identité collective des féministes au Pays basque espagnol n’est pas « unique », mais le résultat infini des négociations et des conflits entre les différents courants. Comme Teresa de Lauretis le souligne, « le sujet féministe est construit à travers une multiplicité de discours, de positions et de significations, souvent en conflit entre eux et contradictoires de manière inhérente » (citée dans Haraway (1995 : 240)). Ce modèle identitaire se rapproche de l’idée développée par Butler (2005), qui appelle à un féminisme basé sur la coalition et non sur une identité. Une politique féministe basée sur la coalition peut contribuer à la formation d’unions temporelles entre groupes qui ont des positions idéologiques très différentes, même contradictoires. La politique de coalition permettrait la mobilisation féministe même quand une identité collective forte n’existe pas comme dans le cas ici analysé. Comme Butler l’affirme (2005 : 83), « une coalition ouverte mettra en avant des identités qui seront tour à tour prises ou mises de côté selon les objectifs du moment; ce sera un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences sans qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les définitions ».

Conclusion

La question de l’identité a toujours été essentielle, non seulement dans les débats féministes, mais aussi entre les mouvements sociaux. L’explosion du sujet unitaire a remis en question quelques visions de l’identité produites par les sciences sociales. Dans le cas du féminisme, les critiques des féministes noires, chicanos et lesbiennes à l’égard du féminisme de femmes blanches de classe moyenne ont contribué vivement à ce débat. Ces critiques abordent la question de la non-considération de la race, de la sexualité et de la classe dans le féminisme qui finit par construire un modèle unitaire de femme. L’intérêt de ces critiques pour les féministes basques est la remise en question de l’identité féministe comme fixe, essentielle et immuable. La diversité a été vue par les sciences sociales, concrètement par les auteurs et les auteures des mouvements sociaux, comme un handicap pour l’action. Ma recherche montre que la question de la diversité peut être traitée non comme un handicap, mais comme un défi en contribuant à l’élaboration de modèles alternatifs de production de l’identité collective et de gestion de la diversité. Ces nouveaux modèles remettent en question les catégories d’identité que les sciences sociales ont construites. Dans ce sens, Melucci (1996a : 29) affirme la nécessité de créer de nouveaux langages et de nouvelles méthodes pour comprendre les modes contemporains de mobilisation, parce qu’il n’est pas possible d’analyser la nouveauté avec d’anciens langages et modèles. La compréhension de l’identité selon le modèle de l’île ne nous permet pas de tenir compte des formes de mobilisation féministe qui sont en train de se créer. Si l’on enferme la mobilisation féministe dans le modèle de l’île, on perd de vue certaines politiques et actions féministes.

La mobilisation féministe au Pays basque espagnol s’articule autour de deux modèles d’identité collective. Medeak et la Coordination de jeunes féministes de Bilbao plaident pour un modèle identitaire proche de celui de l’archipel qui permet la construction de coalitions avec des groupes idéologiquement éloignés[40]. Lanbroa, en se réappropriant le modèle de l’île, condamne toute possibilité d’action collective. Le modèle de l’archipel est proche du concept d’identité souple élaboré par Gatti (1999 : 221) :

Les identités souples ne déplacent pas le centre d’un système social en instituant des nouveaux centres; elles ne sont pas des périphéries en quête d’institutionnalisation; mais elles indiquent l’existence d’une autre sociabilité, celle que les dispositifs de captation de sens des sciences sociales n’arrivent pas à cerner. Une sociabilité qui entraîne de nombreux paradoxes : la double appartenance (celle de l’intérieur et celle de l’extérieur) et, à l’intérieur, la double implication (recréation d’un lien fort, création d’affinités souples).

Ma recherche montre bien la nécessité de nouvelles modalités identitaires dans les féminismes contemporains. Retenons que l’analyse de cas concrets peut être centrale pour élaborer ces nouvelles modalités identitaires.