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Introduction

Si la théorisation concerne la recherche, on n’oubliera pas que l’entrepreneuriat est d’abord une pratique, puis une matière d’enseignement dont on s’accorde à reconnaître aujourd’hui l’utilité. Ces trois niveaux, c’est-à-dire la recherche, la pratique et l’enseignement, sont intimement liés. Les enseignements découlent de la pratique d’individus entreprenant que le chercheur vise à connaître en comprenant leurs pensées, les actions et le contexte de ces dernières pour, ensuite, décliner en exercice pédagogique les connaissances apportées. Pour être qualifiée de scientifique, la recherche souscrit à des protocoles reconnus par la communauté qu’elle réunit. Il s’agira, globalement, de pointer un problème nécessitant un regard rigoureux qui sera intellectualisé par la construction d’une problématique s’appuyant sur un corpus théorique. Ce dernier est principalement constitué de la littérature ayant traité d’un problème identique ou proche. Il gagne ensuite à mobiliser une grille constituée de une ou plusieurs théories génériques (théorie de l’agence, théorie des conventions…) ou d’un modèle (par ex., modèle de Shapero) que l’analyste considère pertinent. Une interrogation peut alors être dégagée, c’est-à-dire une question caractéristique du problème et éclairée par le corpus. Le cadre opératoire déployé circonscrit le terrain, fixe le mode d’accès à celui-ci (accès distant, présence physique…), l’outil de collecte des données (questionnaire, entretien, observation…) et celui d’analyse (analyse de contenu, traitement statistique…). L’expertise du chercheur permet alors une interprétation raisonnée du problème et une proposition de réponse à la question posée (apports et limites). Le travail est ensuite communiqué et publié pour acter de l’apport de connaissance et entrer dans les échanges avec, essentiellement, la communauté des chercheurs, mais aussi avec celle des praticiens (par un transfert des connaissances) et des étudiants (déclinaison dans la pédagogie). Évidemment, le processus est plus itératif que linéaire et le raisonnement s’accommode d’un ordre des choses aménagé selon la démarche adoptée (déductive, inductive, etc.).

À défaut de véritablement définir ce qu’est la théorisation, la démarche précédemment résumée devrait y conduire. Il s’agira de dégager quelques idées sur « quoi » théoriser (l’objet et son problème), « comment » théoriser (construction de la problématique et déploiement d’un cadre opératoire) et « pourquoi » théoriser (le « pourquoi » incluant le « pour qui », le « qui » étant, comme destinataire, l’utilisateur du « quoi »). Ces idées cernent un triptyque épistémologique dont nous nous servirons en section 4 pour ébaucher la délimitation du domaine de l’entrepreneuriat[1]. En effet, la théorisation suppose de connaître le périmètre où elle opère, sans évidemment croire pouvoir le cerner strictement. Par exemple, en section 3, nous discuterons du rapport de l’entrepreneuriat avec les sciences de gestion ; celles-ci lui fournissent l’essentiel de ses chercheurs. L’entrepreneuriat ne lui est néanmoins pas réservé. Ce rapport conduit, en section 2, à discuter de l’utilisation de la terminologie « domaine » de recherche pour l’entrepreneuriat alors qu’il ne serait pas déraisonnable de qualifier l’entrepreneuriat de « discipline » (comme les sciences de gestion, les sciences économiques…). Mais la section 1 explique pourquoi le contexte institutionnel français, aujourd’hui, ne l’autorise pas. Il est désormais admis que l’entrepreneuriat concerne le sociologue, le psychologue, le géographe, l’historien, etc. Aussi, en section 5, nous discuterons du caractère pluridisciplinaire, voire interdisciplinaire, ou plus encore transdisciplinaire de l’entrepreneuriat. Le dépassement des frontières disciplinaires ne suffit pas, car les chercheurs ne partagent pas une conception univoque du monde, c’est-à-dire l’idée qu’ils en ont, donc de la manière de l’investir (conception réaliste, interprétativiste, etc.). La conclusion insiste alors sur la transdisciplinarité à laquelle doit parvenir la recherche en entrepreneuriat, au risque d’un positionnement hétérodoxe dans le paysage scientifique français, ce qui pourrait nuire à sa reconnaissance, du moins à son institutionnalisation.

1. L’entrepreneuriat n’est pas une discipline

Le titre est évidemment provocateur et ne confesse pas un souhait de l’auteur mais plutôt un constat. Un rappel est nécessaire pour expliquer qu’en contexte français l’entrepreneuriat ne peut pas être considéré comme une discipline scientifique reconnue, c’est-à-dire légitimée par les autorités ou les institutions tutélaires de la science officialisée. Certes, avant de devenir une discipline, tout domaine connaît une phase de légitimation. Celle-ci passe par des recherches présentées en congrès, publiées dans des revues et, pour certaines d’entres elles, défendues dans le cadre d’une thèse de doctorat. Elle passe également par le constat d’une reconnaissance à l’étranger ou par une reconnaissance sociale d’un besoin de recherche sur des objets relevant du domaine.

Officiellement, en France, les disciplines établies d’un point de vue institutionnel sont référencées par le Conseil national universitaire (CNU). Le CNU a, aujourd’hui, principalement en charge la gestion de la carrière des enseignants chercheurs universitaires, notamment par l’appréciation de leur dossier scientifique[2]. Chaque discipline est référencée par un numéro de section (ce point n’est certes pas spécifique à la France). Par exemple, les sciences de gestion sont en section 06 ; la section 05 correspond aux sciences économiques ; la section 02 au droit public, etc. Les chercheurs se rattachent à une section[3]. L’entrepreneuriat n’est pas reconnu par le CNU ; ce n’est donc pas une discipline au sens institutionnel du terme. La question de son référencement peut être posée, mais il est aujourd’hui difficile d’y répondre et les points suivants sont des éléments de discussion :

  • Les travaux de recherche en entrepreneuriat ne sont plus « anecdotiques »[4]. Ceux qui sont d’ampleur doctorale se sont multipliés et leur contribution à la légitimation du domaine est essentielle. L’entrepreneuriat fait l’objet d’un prix de thèse de la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises) délivré tous les deux ans[5]. Pour être admissibles, les thèses doivent évidemment s’inscrire en entrepreneuriat mais leur consultation fait néanmoins parfois apparaître un rattachement plus ou moins ténu au domaine et les confusions restent présentes (par ex., entre l’entrepreneur et le dirigeant, ce dernier n’étant pas toujours entrepreneur ; entre la PME et l’entrepreneuriat, puisque la grande entreprise peut être concernée par ce dernier même si la plupart des cas proviennent des petites et moyennes organisations). Cette remarque concerne directement la délimitation du territoire de l’entrepreneuriat.

  • L’entrepreneuriat a besoin de laboratoires de recherche ou d’équipes au sein de ces laboratoires, guidés par un programme de recherche structurant l’apport de connaissance du groupe ainsi constitué. Les directeurs de ces laboratoires ou de ces équipes sont au moins habilités à diriger des recherches, notamment celles de nature doctorale. Ces experts manquent encore, ce qui peut poser problème dans l’évaluation des productions scientifiques en entrepreneuriat (p. ex., circulation des textes pour publication entre les mêmes rapporteurs avec tout ce que cela peut comporter de biais, autant sur le plan des idées que sur celui des rapports entre individus).

  • La légitimation du domaine de la stratégie, reconnue en sciences de gestion par son inscription en spécialité de la troisième épreuve du concours national d’agrégation de l’enseignement supérieur, a été servie par une association forte (l’Association internationale de management stratégique). S’agissant de l’entrepreneuriat, la structuration associative a été douloureuse et concurrentielle. Elle est aujourd’hui plus courtoise, les deux associations (Association internationale de recherche en entrepreneuriat et en PME, dont le sigle est AIREPME, et l’Académie de l’entrepreneuriat) ayant des relations négociées, entre autres par l’alternance de leur congrès (une année le CIFEPME, c’est-à-dire le Congrès international francophone en entrepreneuriat et PME, l’année suivante le congrès de l’Académie de l’entrepreneuriat), chacune possède sa revue (la RIPME, c’est-à-dire la Revue internationale PME, et la Revue de l’Entrepreneuriat) et certains chercheurs ont été, ou sont, administrateurs des deux associations.

  • Un rappel historique conduit à remarquer que la première association à inscrire explicitement le domaine de l’entrepreneuriat dans ses congrès fut l’AIREPME (dont les prémisses remontent à 1993 avec le congrès de Carthage). Le sigle de l’association voulait dire, à l’origine, « Association internationale de recherche en PME ». Le sigle du congrès, CIFPME, voulait dire « Congrès international francophone sur la PME ». L’idée d’activer le « E » central de l’AIREPME par le mot « entrepreneuriat » a été formulée lors du CIFPME de Lille, en 2000 et arrêtée en 2002, lors de ce qui est devenu le CIFEPME à Montréal (Congrès international francophone en entrepreneuriat et PME). En 1998, l’Académie de l’entrepreneuriat naissait en France et proposait l’organisation, à la fois, de connaissances scientifiques et de matériels pédagogiques. Cette seconde mission lui a été enlevée par l’OPPE (Observatoire des pratiques pédagogiques en entrepreneuriat) auquel elle est associée, ainsi que par la création du réseau des Maisons de l’entrepreneuriat[6]. L’Académie de l’entrepreneuriat a recentré sa mission autour de la recherche, dont la manifestation la plus tangible est la création de la Revue de l’Entrepreneuriat <http://www.revue-entrepreneuriat.com>. Lors du CIFPME lillois, un appel fut lancé par le rédacteur en chef de la RIPME (Revue internationale PME) pour formellement adosser cette revue à l’AIREPME. La politique éditoriale de la RIPME met l’accent sur la PME, mais dans l’esprit des fondateurs de la revue, d’une part, l’entrepreneur reste central dans ce type d’organisation et, d’autre part, la naissance ou la reprise des PME sont forcément des objets de recherche. La politique éditoriale de la Revue de l’Entrepreneuriat met l’accent sur l’entrepreneuriat, phénomène ne se réduisant ni à la création d’entreprise au sens strict du terme ni à la PME. Les deux revues publient donc dans le domaine de l’entrepreneuriat, avec une antériorité à la RIPME installée depuis une vingtaine d’années dans le paysage des revues de langue française[7], la Revue de l’Entrepreneuriat en est à sa septième année d’existence.

  • Récemment, la section 06 du CNU (sciences de gestion) a procédé à un classement a priori basé sur un travail préalable du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). La Revue de l’Entrepreneuriat n’y apparaît pas et la RIPME est classée une étoile malgré cette vingtaine d’années de production. Le sérieux des deux revues, à notre sens, ne se discute pas, mais il faudra, pour la Revue de l’Entrepreneuriat, comprendre les jeunes chercheurs en quête d’une qualification pour ensuite être recrutés qui, devant ce classement, risque d’envoyer leur proposition d’article à des revues classées, voire bien classées. Un message a été envoyé au CNU par le directeur de cette revue, argumenté de la recevabilité de celle-ci dans ce classement. Malgré les arguments, la réponse de l’autorité évoqua la représentation de l’entrepreneuriat, dont les travaux restent, selon le CNU, quantitativement faibles et l’absence d’enseignant chercheur en entrepreneuriat siégeant dans cette instance, ce qui renvoie à de nouvelles considérations sociopolitiques[8]. Il nous reste, aussi, à parier sur une forte réaction de la communauté pour que ses chercheurs, notamment confirmés, montrent l’exemple en envoyant des textes dans nos supports spécialisés et en incitant à leur envoi.

  • Parfois, des appels au paradigme unitaire (qui ne veut pas dire unique) sont lancés. Mais il paraît délicat de « passer commande » et « à qui ? ». Chacun défend légitimement son point de vue, sa théorie ou son modèle. Dans le même temps, force est de constater la richesse de la production en entrepreneuriat, sans finalement que de fortes oppositions n’existent entre les partisans de tel paradigme ou de tel autre. La complémentarité et l’échange supplantent désormais l’opposition.

La croyance en un paradigme unitaire est souvent la conséquence d’une conception erronée de ce qu’est un paradigme, terme aux acceptions multiples. La lecture de Kuhn (1983) n’aide que dans une certaine mesure puisque sous une apparente généralité, il n’est pas certain que le propos de cet auteur soit adaptable dans le contexte des sciences humaines et sociales. Dès lors, les efforts de compréhension forcent parfois les interprétations… Plus raisonnablement, il n’est pas difficile de pointer, dans la communauté des chercheurs en entrepreneuriat, un certain nombre d’écoles, ou de courants, comportant chacun des nuances et des modèles pouvant être qualifiés de paradigmes du domaine de recherche[9].

2. L’entrepreneuriat est un domaine de recherche

À défaut de pouvoir officiellement parler de discipline, l’entrepreneuriat serait un domaine de recherche. La distinction entre un champ et un domaine de recherche n’est pas aisée. Voici plusieurs propositions, un schéma et quelques exemples aidant à l’appréhension du propos :

  • Un objet est ici considéré comme un élément d’apport de connaissance, conçu par l’esprit, appartenant au champ, au domaine et à la discipline. Plus on va vers l’objet, plus on focalise sur ce qui se passe dans le champ, le domaine ou la discipline. L’accumulation de la connaissance et parfois la mise au point de modèles ou d’instruments de mesure permettent de « voir » des objets auparavant non « observables ».

  • Un champ de recherche est l’ensemble des objets étudiés par une communauté de chercheurs regroupés pour élaborer des connaissances savantes à propos de ces objets. Cette communauté consacre et délimite le champ par des revues, des colloques, des symposiums… ou, a minima, par des regroupement qualifiés de thématiques au sein de ces revues, colloques ou symposium alors consacrés au domaine ou à la discipline[10]. L’aspect cumulatif et complémentaire des travaux de recherche cristallise le champ.

  • Un domaine de recherche contient tout ou partie de plusieurs champs. Autrement dit, un domaine de recherche regroupe un ensemble d’objets plus vaste que le champ, sans forcément inclure totalement les champs qu’il couvre. Il peut être consacré de la même façon qu’un champ.

  • Une discipline est un champ, ou un domaine, formellement et officiellement reconnu par les institutions à travers des textes réglementaires (cf. section précédente). Elle est une tentative de délimitation cohérente autorisant l’échange au sein d’une communauté visant l’apport cumulatif de connaissance. En contexte français, elle est référencée par une section du CNU. Les disciplines structurent institutionnellement les recherches scientifiques. Chacune devrait s’expliquer épistémologiquement ou, au moins, socio-historiquement. S’agissant de ce qu’on pourrait appeler une discipline en émergence, il ne faut pas, naïvement, exclure les considérations sociopolitiques de son institutionnalisation, même si en discuter reste délicat.

De fait, il est possible de reconnaître des objets, des champs et des domaines de recherche ; mais on est alors confronté à la relativité de ces notions ; puisque ce qui est considéré comme un champ par l’un peut être un domaine pour un autre, et c’est bien le cas de l’entrepreneuriat.

Figure 1

Domaine, champs et objets de recherche

Domaine, champs et objets de recherche

-> Voir la liste des figures

Pour illustrer la figure 1, l’enseignement de l’entrepreneuriat est un champ du domaine, au sein duquel des objets se dessinent, par exemple, l’intention des étudiants à créer une entreprise (le concept d’intention étant travaillé par d’autres disciplines, domaine ou champs, par exemple, le marketing pour l’intention d’achat). Néanmoins, il est possible que ce soit le contexte d’application (dans l’exemple précédent, la création d’une entreprise ou l’achat) qui inscrit l’objet dans un champ plus précis. À ce titre, l’entrepreneuriat possède cette particularité d’être un phénomène pouvant être considéré comme un terrain d’étude, par exemple, par les spécialités des sciences de gestion. Certains pensent même que celles-ci sont les sciences de l’entreprise, cette dernière incluant les formes d’entreprendre et leurs résultats (Verstraete, 2006).

3. Le rapport de l’entrepreneuriat aux sciences de gestion

On identifiera les spécialités des sciences de gestion par le concours national d’agrégation de l’enseignement supérieur[11]. Le texte afférent de 2006 prévoyait les spécialités suivantes : comptabilité et contrôle, finance, marketing, gestion des ressources humaines, gestion de production et logistique, gestion des systèmes d’information et de communication, gestion juridique et fiscale, management stratégique. Le candidat chercheur en entrepreneuriat inscrit en sciences de gestion hésitera dans le choix d’une spécialité pour la troisième épreuve où un cas doit être traité[12]. Il se tournera vraisemblablement vers le management stratégique, sans croire posséder un niveau d’expertise dans ce domaine au même titre qu’un spécialiste en stratégie.

Si le gestionnaire est un généraliste, pourquoi des spécialités en troisième épreuve[13] ? S’il s’agit d’apprécier un niveau d’expertise dans une spécialité, y a-t-il en sciences de gestion davantage de candidats spécialistes de la gestion de production ou de la logistique, ou encore de la gestion juridique et fiscale, que de chercheurs en entrepreneuriat ? Une autre question, plus embarrassante est la suivante : l’entrepreneuriat relève-t-il des sciences de gestion ?

Pour questionner la place de l’entrepreneuriat au sein des sciences de gestion, encore faut-il comprendre ces dernières.

Divers essais[14] mettent l’accent sur l’organisation et l’action collective inhérente[15]. La proximité de la communauté francophone des sciences de gestion avec ce que les anglo-saxons consacrent par les termes organizational science ou organizational studies apparaissait évidente. On peut aujourd’hui s’accorder pour reconnaître aux sciences de gestion un intérêt particulier, voire unificateur, pour les problématiques posées par la conception, le gouvernement et le pilotage des organisations ayant des objectifs socioéconomiques afin d’améliorer la performance de ces organisations ou, au moins, les rendre pérennes. Ainsi vu, le caractère praxéologique de la gestion s’exprime par l’organisation, qui sous-tend l’action collective et se manifeste sous des formes diverses, dans sa nature, ses orientations et ses finalités. Pour certains, par exemple Jacot (1994), en langue française, le caractère polysémique du terme organisation est un problème. Pour le gestionnaire, c’est plutôt un cadre pour l’étude :

  • des phénomènes organisationnels conduisant à l’apparition de formes organisées ou modifiant celles-ci ;

  • des formes organisationnelles nées des phénomènes précédents ou modifiés par eux, chaque forme constituant, selon une perspective écologique, une espèce (firme, association, réseau, PME, etc.) dont on étudiera l’évolution ;

  • du mode d’organisation des formes organisées, en optimisant leurs compétences pour accroître leur performance.

Ces précédents niveaux en appellent deux supplémentaires : l’étude des individus les provoquant, les composant ou les subissant ; les interactions et les imbrications entre ces quatre premiers niveaux. Leur étude permet de mieux comprendre leur performance et la mise au point d’outils visant à améliorer celle-ci (y compris l’étude de ces outils eux-mêmes). À défaut d’un véritable accord sur le « noyau » des sciences de gestion, chacun devrait pouvoir y placer les objets de sa spécialité et comprendre que la performance nécessite un travail sur ces niveaux. Les gestionnaires trouvent là un territoire singulier, sauf qu’on parle de plus en plus de « management », terme à l’origine française trop souvent éructé à l’anglo-saxonne. Du point de vue de l’entrepreneuriat, pour un auteur comme Michel Marchesnay, le management renvoie à une « doxa » liée à la toute-puissance de la société salariale et de la grande entreprise bureaucratique. Ce serait à ce titre une sorte « d’anti-thèse » de l’entrepreneuriat. Cette position marquée, qui ne fait certes pas l’accord de la communauté, soulève la question du rapport de l’entrepreneuriat avec les sciences de gestion sous un angle différent et très intéressant.

Pour ma part, je me suis posé la question, dans mon habilitation à diriger des recherches portant sur le rapport de l’entrepreneuriat aux sciences de gestion, de la définition de la géographie des disciplines et des conditions de réception des discours au sein de la communauté des gestionnaires. Je me demandais alors si l’entrepreneuriat pouvait être vu comme un élargissement ou une nouvelle orientation de recherche des sciences de gestion, puisqu’il convenait de ne pas perdre de vue que la production scientifique n’est jamais déconnectée d’un contexte institutionnel surplombant la production des connaissances savantes. En ce sens, toute activité de recherche est configurée par un contexte épistémologique et intellectuel qui fixe la ligne de démarcation entre la recherche possible et celle rendue impossible, ou très difficile, par les institutions. Cette réalité sociopolitique interpelle sur les risques pris par les chercheurs choisissant de se positionner dans un domaine (par rapport à la discipline de référence) ou sur un objet (par rapport aux objets habituellement travaillés dans le domaine) en friche et en quête de légitimité (c’était bien le cas de l’entrepreneuriat). Le même risque est pris lors de l’exploitation de nouvelles voies méthodologiques (ce fut le cas de la cartographie cognitive), des essais de combinaisons entre la recherche fondamentale et le caractère normatif de toute recommandation faite à un praticien.

4. La connaissance des objets et l’utilité des apports de la recherche par l’entremise des méthodes déployées

En prenant la place du doctorant en quête de compréhension de la discipline dans laquelle il s’inscrit, les points d’entrée sont, à la base, les objets étudiés et, au sommet, les réflexions épistémologiques sur cette discipline. Ces dernières ne sont pas toujours accessibles immédiatement aux non-initiés, les objets paraissent plus accessibles. Autrement dit, la première façon de cerner un champ, ou un domaine de recherche, consiste à « découvrir » les objets sur lesquels de la connaissance a été apportée. En adaptant le propos de Desreumaux (1996) au nôtre (le sien concerne le management stratégique), faire le point sur les connaissances apportées dans le domaine de l’entrepreneuriat consiste à faire un état de l’art sur ses pratiques ou un état de l’art sur ce que disent les recherches sur ces pratiques. Pour ce qui nous concerne, ajoutons-y les recherches dans le champ de l’enseignement de l’entrepreneuriat, lequel fait l’objet d’un regard attentif de la part des chercheurs du domaine. Sur cette base, la théorisation peut porter sur les pratiques, sur ce que dit la recherche de ces pratiques, ou encore sur les enseignements tirés de la recherche par la valorisation en contenu pédagogique visant à améliorer les pratiques de ceux qui reçoivent l’enseignement. Pour découvrir un domaine, il est évidemment intéressant de partir d’un état de l’art récemment réalisé, entrant lui-même dans l’état de l’art, pour y ajouter les références publiées depuis. Évidemment, l’exhaustivité n’est guère possible et une part de subjectivité s’exprime dans la réalisation de l’exercice. Un état de l’art, comme le nuance Desreumaux, n’est neutre qu’en apparence.

Dans le domaine de l’entrepreneuriat, un découpage en trois niveaux, à savoir l’individu ou les individus entreprenant (les entrepreneurs), les contextes au sein desquels ils entreprennent et les actions conduites, constituent trois regroupements utiles pour montrer aux néophytes les objets d’analyse (si actuellement la pertinence de ce découpage peut facilement être contestée dans le cadre d’une accumulation de la connaissance, il présente l’avantage d’être compris par le terrain qu’il nous faut parfois convaincre pour obtenir un financement).

Par exemple, au sein du premier regroupement, on peut inscrire les études portant sur les traits de personnalité des entrepreneurs (certes non généralisables comme l’ont contesté les partisans d’une approche béhavioriste ; on se rappellera le débat écrit entre Carland etal. [1984, 1988] et Gartner [1988]), sur leurs motivations, leurs intentions, leurs origines, leur particularités (chômeurs, chercheurs, immigrés, étudiants…), leur expérience (comparaison entre les entrepreneurs expérimentés et les novices…), etc. Au sein du deuxième regroupement, on peut inscrire les travaux tentant d’expliquer les différences de taux d’entrepreneuriat entre une région et une autre, l’influence des aspects culturels sur les formes d’expression du phénomène entrepreneurial (individualisme contre collectivisme…), les dispositifs mis en place pour favoriser l’entrepreneuriat (accompagnement, financement…), etc. Au sein du troisième regroupement, il s’agit des actes concrètement menés par les individus dans leur action d’entreprendre, avec parfois des tentatives de modélisation du processus entrepreneurial (de création d’une entreprise de haute technologie, de reprise d’entreprise…) ou de mise en pratique de certains outils d’autres domaines pour servir cet acte (marketing et entrepreneuriat, finance et entrepreneuriat…).

Cette perspective apporte indéniablement à la découverte du domaine, mais possède des limites. Il est par exemple difficile d’y placer le modèle d’affaires, ou business model, objet pourtant d’une actualité aiguë et intéressant la pratique, la recherche et la pédagogie. S’agissant de la pratique, tout créateur doit convaincre des partenaires d’adhérer à son projet et de s’y engager. Le modèle d’affaires est désormais un effort de conceptualisation attendu. On ne peut ignorer que cette tâche supplémentaire demandée, par exemple par les sociétés de capital-risque, à l’entrepreneur est intimement liée à l’éclosion des start-ups nées de la nouvelle économie. S’agissant de la recherche, plus précisément, ce que dit la recherche sur les pratiques, la reformulation du problème précédent permet de le préparer à une élévation en problématique par le recours à la théorie des conventions, celle des parties prenantes et celle des ressources : le problème crucial d’un créateur d’entreprise est de réunir les ressources nécessaires à son projet en faisant adhérer leurs possesseurs à la convention d’affaires qu’il propose et, ainsi, les transformer en parties prenantes (les stakeholders). S’agissant de la pédagogie, les connaissances ainsi apportées sont déclinées dans les programmes. Mais la formation au modèle d’affaires a-t-elle une incidence sur la mise au point du projet et sur l’exercice de conviction déployé par les étudiants[16] ?

Dans ces exemples, le contexte inscrit l’objet de la recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat. Mais la recension de la littérature, utilisant désormais les moyens électroniques de recherche dans les bases de données, pourrait partir de l’objet business model indépendamment du contexte dans lequel il est étudié. Le doctorant serait alors quelque peu dépité car la plupart des travaux où le modèle d’affaires est consacré en objet concerne le e-commerce, avec souvent le cadre des start-up, sans que les auteurs ne fassent référence au domaine de l’entrepreneuriat. Celui-ci ne serait-il pas, finalement, qu’un contexte où s’expriment des objets travaillés par d’autres disciplines ?

Les exemples peuvent se multiplier : s’agissant, à la fois, du financement et du contrôle de l’entreprise naissante, les faits montrent un questionnement à l’apparence triviale mais également crucial pour le porteur d’un projet : comment ne pas être évincé de l’organisation qu’il crée alors que, parfois, le projet appelle des capitaux qu’il est loin de pouvoir détenir seul ? Cette question pratique peut être éclairée par le corpus théorique de la gouvernance d’entreprise qui, considérant qu’il délimite au minimum un champ de recherche, dépasse le cadre d’un seul domaine (p. ex., la finance), qui plus est, d’une seule discipline (p. ex., les sciences de gestion).

Remontant aux réflexions précoces en entrepreneuriat, la controverse opposant les partisans de l’approche par les traits de personnalité de l’entrepreneur à ceux de l’approche béhavioriste considérant qu’on est entrepreneur par ce que l’on fait et non par ce que l’on est, un état de l’art sérieux montrera que la même réflexion a été antérieurement menée à propos du leadership, thème embrassant plusieurs disciplines ou domaines de recherche.

Un état de l’art peut également prendre (ou adopter) une perspective historique. Il s’agirait alors, soit par école, soit chronologiquement, de partir des contributions d’auteurs ayant précocement travaillé sur l’entrepreneur, c’est-à-dire reconnaissant le rôle de celui-ci, ses fonctions et ses actions (Schumpeter, Kirzner, Knigh, Andrews, Penrose…) pour arriver aux auteurs publiant aujourd’hui dans les revues spécialisées.

Un état de l’art pourrait enfin prendre comme base un travail empirique, à l’instar de ce qu’a fait Gartner (1990), par une méthode Delphi (du moins présentée comme telle par l’auteur) déployée auprès d’un échantillon de spécialistes de l’entrepreneuriat. Ces derniers pourraient être des acteurs du développement territorial, des chercheurs ou des entrepreneurs, avec toute la difficulté de sélectionner ces derniers puisque la modélisation, devant servir à distinguer qui est entrepreneur et qui ne l’est pas, n’est disponible qu’après avoir traité les données…

Un état de l’art répond à la première question épistémologique du triptyque de Jean Piaget, repris par Le Moigne (1995), posant les trois grandes interrogations relatives à la légitimité de la connaissance apportée dans le cadre d’une activité scientifique. La première est gnoséologique, qui peut se traduire de la façon suivante : qu’est-ce que la connaissance ? L’état de l’art est une façon d’y répondre pour l’objet, le champ ou le domaine auquel se circonscrirait la question (une tentative de réponse totale étant sans doute réservée au philosophe, voire à l’épistémologue). Mais la singularité du domaine devrait également s’exprimer par la deuxième question, qui est méthodologique : comment apporter scientifiquement la connaissance ? La troisième est éthique : quelle est la valeur ou la validité de cette connaissance apportée ?

S’agissant de la question méthodologique, l’entrepreneuriat emprunte aux protocoles déployés dans les sciences humaines et sociales. La singularité est alors discutable, mais la connaissance n’est pas indépendante des cadres opératoires l’ayant apportée. Autrement dit, il est utile de faire un état des lieux en matière méthodologique, au sens large du terme (démarches générales, modes d’accès au terrain, types de terrain, outils de collecte et d’analyse…), de croiser ce travail avec le précédent, c’est-à-dire avec les tableaux d’analyse des objets travaillés dans le domaine. Les protocoles originaux méritent un regard particulier, dans la mesure où ils pourraient receler des méthodes adaptées au domaine. Par exemple, la recherche-action est aujourd’hui reconnue comme une démarche acceptable, mais sous quelles conditions dans le domaine de l’entrepreneuriat ? A-t-elle déjà été mobilisée ? Comment anticiper globalement sa pertinence ? (Voir Jouison, 2007.)

Selon certaines recensions, les démarches qualitatives seraient, en contextes francophones de recherche en entrepreneuriat, préférées aux démarches quantitatives. Une analyse de cette situation serait également utile, peut-être pour faire apparaître une singularité de notre recherche francophone. Se pose alors la question de la publication dans les revues les plus reconnues, de langue anglaise, aux préférences quantitatives marquées et au format difficilement accessible aux chercheurs francophones, et encore plus difficile, semble-t-il, aux chercheurs français risquant, selon certains, d’y perdre leur âme…[17], même si les revues et leurs responsables semblent avoir évolué sur ce point[18].

La question éthique est ici traitée dans une acception utilitariste. Dans quelle mesure le chercheur doit-il rendre à la Cité ce qu’il lui emprunte comme ressources pour mener ses recherches ?

Fondamentalement, cette question renvoie aux responsabilités du chercheur. Doit-il prendre en charge les maux de la société ou reste-t-il libre du choix des objets de recherche et des problèmes en découlant ? L’indépendance de la recherche publique est toujours discutée. Faut-il opter pour une conception de l’activité scientifique ayant complète autonomie par rapport au milieu susceptible d’utiliser les résultats des travaux ? (Voir Kuhn, 1983.) Selon Stengers (1995, p. 14), « nul ne doit, par rapport au scientifique au travail, bénéficier d’un rapport de force qui lui permette d’imposer des questions qui ne sont pas les “bonnes” questions de sa communauté ».

Or, le financement des travaux de recherche appelle de façon croissante une contractualisation avec le privé : les chaires apparaissent désormais comme des modes de financement non plus seulement acceptables, mais souhaités[19], et l’État favorise la mise en place de dispositif de transfert de technologies (voir la loi sur l’innovation no 99-587 du 12 juillet du 1999 ainsi que l’appel de l’Agence nationale de la recherche de juillet 2005 pour l’opérationnalisation de dispositifs mutualisés du transfert de technologie et de maturation de projets innovants). Ces dispositions transgressent-elles l’idée d’autonomie de la science ? Le chercheur est-il porteur du projet d’apport de connaissance ou de création de valeur économique ? Ces finalités sont-elles conciliables ? Dans le domaine de l’entrepreneuriat, le chercheur se demandera : à quoi sert la connaissance apportée par le domaine ? Qui cela sert-il ? Pour répondre, il convient de comprendre le problème posé, puisque l’activité de recherche vise à répondre à la question centrale de ce problème.

Quant à la problématique, elle est une intellectualisation, appuyée par une recension de littérature et étayée par un ancrage théorique, de ce problème de terrain et compréhensible par les acteurs de celui-ci. Cette position n’exclut pas les recherches « fondamentales », le problème est alors celui rencontré par les chercheurs dans leur travail, la problématique est l’intellectualisation de ce problème sur la base des publications antérieures plus ou moins focalisées sur le problème pointé et dont les résultats visent à enrichir l’exercice de la profession de chercheur (globalement ou disciplinairement – conception et discussion d’ordre méthodologique, aide à la réflexion, construction de modèles d’aide à la conceptualisation, etc.). Mais l’intellectualisation elle-même est un problème lorsque les chercheurs sont d’origines différentes, ou regarde le monde différemment.

5. Ouvrir les frontières du domaine : pluralité des regards et des disciplines

La théorisation n’est pas déconnectée de la façon dont celui qui théorise voit le monde, ou voit la recherche.

Concernant les conceptions du monde, l’exercice ne sera pas le même selon que la position du chercheur est réaliste ou interprétativiste. Peut-on théoriser à l’identique selon une croyance en l’existence ontologique des objets sur lesquels on apporte la connaissance ou, différemment, en les considérant comme le fruit d’une interprétation ? Découvre-t-on ces objets ou les construit-on ?

À propos de la conception de la recherche, un chercheur positiviste ne conduit pas sa recherche de la même façon qu’un constructiviste. Il ne s’agit pas ici de, naïvement, confondre conceptions de la recherche et démarches afférentes, mais il n’est pas déraisonnable de considérer que l’activité du chercheur est intimement guidé par son regard sur le monde et, au sein de celui-ci, l’activité scientifique visant à le comprendre, voire à le maîtriser.

Dans le domaine de l’entrepreneuriat, on peut concrètement prendre le paradigme de l’occasion d’affaires. Les chercheurs les plus marquants ont largement nuancé leur propos, parfois en peu de temps ; il suffit de comparer le chapitre écrit par Sankara Venkataraman avec Saras Sarasvathy, en 2001, avec la note de recherche écrite par le premier d’entre eux avec Scott Shane, publiée en 2000, pour s’en convaincre. Shane et Venkataraman ont un propos plutôt réaliste, où les occasions ont un caractère objectif, même si une part de subjectivité intervient dans le processus cognitif déclenché pour leur identification[20]. Avec Saras Sarasvathy, Sankara Venkataraman (2001) révise sa position. L’occasion devient dans ce texte de 2001 aussi l’objet d’une création. Les auteurs le clament avec insistance comme le traduit le nombre de fois où le mot création est mis entre guillemets. À défaut d’être reconnue ou découverte, une occasion est alors une création, en fait une invention de nature marketing, financière ou managériale, basée sur l’imagination d’un individu en réponse concrète à ses aspirations. L’entrepreneur possède cette faculté créative, laquelle s’exprime par un apport de valeur plus ou moins important selon qu’il imite, reproduit, valorise ou crée en provoquant un sensible changement (Bruyat et Julien, 2001). Il est ainsi apporteur de richesse et de croissance économique (Fayolle, 2003).

Puisque les conceptions de la recherche diffèrent, conséquemment, la recension de la littérature (voire plus encore l’état de l’art évoqué précédemment) devient délicate à constituer. En effet, peut-on mélanger les démarches de nature positiviste à celles qui sont plutôt constructivistes, peut-on véritablement confronter les théories réalistes aux théories interprétativistes ? La difficulté s’accroît lorsque, en fonction de ses objectifs, le chercheur change parfois de « position » (Koenig, 1993). Une autre difficulté concerne l’articulation, dans un état de l’art, des travaux comportant une phase empirique avec ceux où le terrain est absent. Peut-on les placer sur le même plan ? Pour cette derrière question, il ne s’agit évidemment pas de bannir la spéculation intellectuelle, car à l’occasion source d’une avancée notable, les exemples sont légion.

La conception même de la discipline au sein de laquelle le chercheur opère n’est pas, non plus, sans influencer la construction théorique. Par exemple, une conception praxéologique[21] de la discipline débouche sur le caractère désormais qualifié « d’actionnable » des résultats de la recherche, ce qui rejoint les préoccupations très actuelles de transfert de technologies.

Le transfert de technologies convoque de façon croissante la complémentarité des disciplines. S’agissant des projets provenant des sciences qualifiées de « dures », les résultats de la recherche économiquement valorisables (donc technologiquement transférables) se voient étudiés par des protocoles issus des sciences dites « souples » visant, par exemple, à améliorer le prototypage (p. ex., l’ergonomie) ou à apprécier le marché (le marketing en sciences de gestion). Lorsque la meilleure façon de valoriser le travail s’exprime par la création d’une entreprise, il est presque naturel de penser le montage de l’affaire dans la transdisciplinarité[22]. En effet, ce montage nécessite une expertise scientifique et technique souvent très spécialisée de chercheurs pouvant se prononcer sur le coeur du projet (p. ex., en pharmacologie). Il appelle parfois des financeurs ayant, idéalement, une connaissance des domaines d’activité au sein desquels le projet prendrait économiquement place (d’où parfois le principe de syndication en capital-risque). Sur la base de l’avis des experts, les sciences de gestion sont alors utiles par leur ingénierie permettant d’apprécier le marché, d’évaluer la performance du modèle d’affaires et de la stratégie imaginée en la traduisant dans le langage comptable attendu dans le prévisionnel. Le cas, ici, de l’entreprise innovante est remarquable, mais il ne s’agit pas de verser dans le mythe (Albert, 2007).

En effet, le politique devrait considérer qu’on entreprend dans tous les domaines : l’art, la culture, l’économie sociale et solidaire… le privé, le public… en étant salarié ou dirigeant (ces derniers n’étant pas tous entrepreneurs)… sous des formes associatives ou sociétaires, notamment.

L’entrepreneuriat concerne les structures de développement local, les organismes financiers et bien d’autres types d’organisation.

Encore faut-il apporter à l’environnement des candidats sachant prendre des initiatives, voire capables de porter des projets. Le système éducatif a un rôle primordial à jouer dans la formation à l’esprit d’entreprise et les Maisons de l’entrepreneuriat ayant cette vocation sont beaucoup trop confidentiellement labellisées.

Bref, l’observation des « réalités » de l’entrepreneuriat met vite en avant le besoin de complémentarité, conséquemment du besoin de transdisciplinarité pour comprendre, puis servir, le phénomène. Comment étudier la « vision stratégique de l’entrepreneur » sans aller rechercher en psychologie les fondements de ce qu’il est raisonnable d’appeler une représentation ? Comment travailler le développement dynamique d’un territoire par l’entrepreneuriat en oubliant la sociologie, l’économie, la géographie, l’anthropologie, l’histoire… L’idée n’est pas d’écrire que, pour tout objet, le recours à des disciplines connexes est indispensable. Il s’agit davantage de bon sens, de sérieux et d’éthique. Le bon sens conduit le chercheur à emprunter raisonnablement aux autres disciplines, sans prétendre être un expert, mais en sachant appliquer la connaissance au regard disciplinaire (la sienne) qu’il a de l’objet de recherche. Le sérieux devrait le conduire à faire preuve de prudence dans les emprunts qu’il opère, pour que sa naïveté ne nuise pas à la richesse potentielle des interactions qu’il aurait avec les spécialistes. Enfin, s’agissant de l’éthique, c’est ici concevoir l’interdisciplinarité comme un échange pour aller, ensemble, plus loin, c’est-à-dire dans la transdisciplinarité[23]. L’entrepreneuriat en est peut-être à un stade où la coordination entre les disciplines est appelée pour avancer dans une véritable accumulation de connaissance. C’est un peu le défi posé par les organisateurs du CIFEPME 2010, qui se déroulera à Bordeaux, puisque le thème générique sera l’interdisciplinarité de la recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat (et celui de la PME). Il n’est pas difficile, pour chaque grande discipline, de concevoir ce qu’elle peut apporter à l’étude de l’entrepreneuriat : droit, histoire, économie, sociologie, géographie, sciences politiques, sciences de l’éducation, etc., et, bien évidemment, les sciences de gestion. Ces dernières, du moins par sa représentation officialisée, pourraient envoyer quelques messages positifs pour montrer leur intérêt pour l’entrepreneuriat.

Conclusion

Tout exercice de théorisation est soumis à de multiples contingences. Dans ce texte, certaines considérations sociopolitiques semblent avoir été privilégiées ; elles sont à la fois l’origine et la conséquence des découpages institutionnels de la science officialisée en France, le propos s’y restreignant volontairement. Il conviendra de le compléter par une description d’autres contextes, ainsi que par la structuration endogène du domaine de recherche, comme veut en témoigner le numéro spécial de la revue Entrepreneurship Theory and Practice de mai 2006, mais qui ne considère pas les publications de langue française. À ce titre, d’une part, un appel a été lancé lors du CIFEPME de Fribourg, en 2006, pour que l’un d’entre nous prenne en main ce projet et le coordonne pour le proposer peut-être d’ici le congrès de 2010 et, d’autre part, une réaction a été initiée pour que les chercheurs francophones défendent la représentation des supports de langue française auprès de nos instances de classement. Ce dernier point n’est pas neutre sur la théorisation, mais ce sera peut-être l’occasion d’une autre note de recherche…