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La seule grève efficace est la grève gênante pour le public.

Gérard Lyon-Caen (1963)

Le législateur québécois définit la grève comme la « cessation concertée de travail par un groupe de salariés[1] ». Le droit encadre strictement le recours à l’arrêt collectif de travail : seule l’association accréditée pour représenter les salariés d’une unité de négociation peut déclencher une grève, et ce, dans le respect des conditions prescrites par le Code du travail; ainsi la grève n’est autorisée qu’en période de négociation collective, peu important les éventuels conflits juridiques survenus en cours d’application de la convention collective[2]. La négociation collective est intrinsèque à l’existence du syndicat, qui tente d’obtenir les meilleures conditions de travail possibles. À cette fin, dans le rapport de force opposant les parties syndicale et patronale, la grève constitue le seul moyen de pression efficace au service des travailleurs, tantôt brandi comme une menace, tantôt effectif (Boivin et Guilbaut, 1989 : 13).

Jouant un rôle essentiel dans les relations du travail, si la grève dérange l’employeur, elle perturbe aussi le quotidien de la population, surtout lorsqu’elle affecte les services publics[3]. Quand un service revêt un caractère fondamental, l’État peut décider de le prendre en charge. La plupart du temps, il s’agit de services indispensables à la satisfaction de besoins primaires, qui intéressent la grande majorité de la population (des particuliers aux entreprises), sans permettre d’accumuler les réserves nécessaires pour passer la période de grève sans dommages. Leur suppression totale entraînerait une profonde perturbation sociale, surtout s’ils sont fournis de manière monopolistique par l’État. Leur interruption, s’ils sont marchands (tels que les transports publics et l’énergie), causerait immanquablement un ralentissement de l’activité économique du pays (Chamberlain et Schilling, 1954).

Toutefois, ces désagréments ne légitiment pas nécessairement une atteinte à l’exercice du droit de grève, droit fondamental des travailleurs[4]. En effet, la limitation de celui-ci doit être justifiée, en droit et en fait. Les solutions envisageables pour ne pas priver l’ensemble de la population des services qui répondent à des besoins essentiels sont variées. Il est possible d’interdire purement et simplement la grève : ce moyen radical n’a été retenu que dans de rares cas, comme dans celui des policiers et des pompiers municipaux[5]. Il est aussi imaginable d’autoriser la grève sans restriction et de s’en remettre aux interventions ponctuelles ad hoc du législateur, voire aux simples menaces d’intervention, par le biais de lois spéciales[6] (Delorme et Nadeau, 2002). La solution est essentiellement ailleurs. En effet, il s’agit de réglementer l’exercice du droit de grève dans les services publics et de l’assujettir à l’obligation de respecter les services essentiels. C’est la voie choisie par le législateur québécois depuis plusieurs décennies afin de maintenir partiellement l’accès aux services publics en cas de grève légale[7].

Dès lors, le défi réside dans la définition des services essentiels afin de préserver lesdits services tout en permettant à la grève de demeurer significative, et donc, de constituer un moyen efficace de pression. La définition de cette notion constitue sans conteste une pierre d’achoppement; elle présente diverses difficultés notamment d’ordre politique, économique et juridique. La présente analyse est centrée sur ces dernières. D’abord, les services essentiels se définissent par leur champ d’application, qui ne concerne qu’une partie limitée des services publics et des secteurs public et parapublic. Schématiquement, sont tenus d’assurer des services essentiels les services publics visés par un décret[8], une partie de la fonction publique[9] et les établissements du réseau de la santé et des services sociaux[10]. Ensuite, sous le contrôle du Conseil des services essentiels, les services essentiels sont définis selon leur contenu, par les parties au conflit, soit le syndicat et l’employeur[11]. L’une des difficultés de la détermination des services essentiels tient au fait qu’il n’en existe pas de définition légale. La notion peut être entendue de façon plus ou moins extensive dans la mesure où elle n’a pas la même acception dans tous les pays où elle existe. Classiquement (Bernier, 1994 : 58), il est possible de répertorier trois degrés. Le premier correspond à la notion étroite des services essentiels, conforme à la position énoncée par le Bureau international du travail (BIT, 2006) : ce sont les services nécessaires à la protection de la vie, de la santé et de la sécurité du public en cas de grève. Le deuxième degré définit la notion plus largement : aux services nécessaires à la protection de la vie, de la santé et de la sécurité du public, sont ajoutés certains services pour lesquels une grève serait susceptible de causer des perturbations graves pour l’économie nationale ou pour l’approvisionnement en biens essentiels (p. ex., les banques, les services de paye); cette conception a cours notamment en Suède et en Italie. Le troisième degré représente la notion la plus large, appliquée en France : les citoyens ont droit non seulement aux services des premier et deuxième degrés, mais aussi d’une manière générale à des services dont l’interruption pourrait entraîner certains inconvénients ou inconforts qui sont perçus, par la population, comme indésirables, voire inacceptables (p. ex., les téléjournaux de la chaîne publique).

Si le Québec a longtemps fait sienne l’interprétation des services essentiels par l’OIT (Adell, Grant et Ponak, 2001), les temps semblent changer. Le conflit des médecins spécialistes de 2006 a permis de mettre en lumière, encore une fois, la difficulté de déterminer les services essentiels en termes d’opérations chirurgicales, de consultations externes ou encore d’encadrement des stages des médecins internes. La grève du personnel d’entretien de la Société de transports de Montréal en 2007 et les menaces de grève des chauffeurs de la même société en 2008 perturbent sans conteste les habitudes des citoyens et même risquent de les empêcher de vaquer librement à leurs occupations. Ce risque justifie-t-il pour autant la limitation, voire l’interdiction, de l’exercice du droit de grève par ces travailleurs ? Ces différents conflits ne font que confirmer la nécessité de faire le point sur la notion de services essentiels et de mettre en exergue la manière dont l’essentialité légale des services à maintenir en cas de grève est déterminée.

Définie à l’aide du seul et unique critère légal de santé ou sécurité publique, la notion de services essentiels semble, depuis peu, sujette à une tentative d’extension. Avant toute chose et afin de bien saisir l’actuelle évolution de l’essentialité des services publics en cas de grève, il convient de faire un rappel historique de la législation, des débats et évènements marquant la matière qui date déjà de plusieurs décennies.

La genèse des services essentiels au Québec

Au Québec, la notion de services essentiels n’est officialisée au plan législatif qu’en 1965 avec la Loi de la fonction publique[12] (Lemelin, 1984 : 225). Avant cette date, le droit de grève ne pouvait toutefois pas être exercé en toute liberté. En effet, soucieux de préserver la paix industrielle, notamment dans les entreprises touchant l’intérêt public, le législateur met en oeuvre des procédures de conciliation et d’arbitrage et interdit l’exercice de moyens de pression pendant les périodes de règlement des différends[13]. La notion de services essentiels est d’abord soulevée implicitement en 1944 à l’occasion de la grève des employés de transport en commun de Montréal (Forget, 1990)[14]. Le Code du travail, adopté en 1964, étend le droit de grève aux secteurs public et parapublic et tente de protéger la santé et la sécurité du public par l’insertion de l’article 99 permettant la limitation de l’exercice du droit de grève. Toutefois, la notion de santé ou sécurité publique n’est pas définie et celle de services essentiels demeure absente de la législation. C’est en 1965, lors de l’intégration des fonctionnaires de l’État au régime général du Code du travail, qu’apparaît en toutes lettres la notion de services essentiels. Le gouvernement leur garantit le droit de grève et en soumet l’exercice à la détermination préalable des services essentiels et des modalités de leur maintien[15]. Durant les vingt années qui vont suivre, la notion connaît des heurts et des dérapages. Dès 1966, elle est mise à rude épreuve lors du conflit opposant l’État à ses professeurs : la Commission des relations du travail apprécie discrétionnairement l’essentialité des services et estime qu’un service, « au sens de la Loi de la fonction publique, est ou devient essentiel quand sa discontinuité devient, soit à un moment donné ou à cause de circonstances particulières, la cause de préjudices ou dommages graves, irréparables. » Les professeurs sont essentiels « pour la période s’étendant de la présente décision [21 mars 1966] au terme de l’année scolaire, y compris la période d’examens et de leur correction[16] ». Des conflits opposent également l’État aux personnels des hôpitaux qui finiront par être mis sous tutelle en 1966.

Les services publics ne sont pas en reste et connaissent eux aussi de dures grèves (1967 : transports en commun à Montréal; 1972 : cols bleus de Montréal; 1967, 1969 et 1972 : employés d’Hydro-Québec). De 1972 à 1975, divers conflits de travail entraînent l’adoption de lois spéciales et marquent l’histoire des services essentiels. En 1972, les négociations des conditions de travail se déroulent dans un climat de méfiance (Lemelin, 1984 : 117) : le gouvernement refuse de reconnaître le Front commun intersyndical (Laperrière, 1976 : 121; Dubé et Gingras, 1991 : 529)[17], qui déclenche une grève générale et tombe sous le coup d’une loi spéciale de retour au travail[18]. Quelques syndicats poursuivent l’action qui aboutit à de nombreuses condamnations et à l’incarcération des dirigeants syndicaux du Front commun (Tardif, 1995). L’année 1972 est également marquée par l’intervention du législateur qui définit les services essentiels d’Hydro-Québec : presque tous les salariés de l’entreprise, du magasinier au personnel de sécurité en passant par celui de la paye sont considérés comme essentiels[19].

Cette succession de conflits conduit à l’adoption de la Loi visant à assurer les services de santé et les services sociaux essentiels en cas de conflit de travail [20] (Prince, 1975; Lévesque, 1977), qui subordonne l’exercice du droit de grève à la prédétermination et au maintien de services essentiels[21] et crée la fonction de commissaire aux services essentiels[22]. Adoptée dans un contexte tendu, elle connaît un échec retentissant : le commissaire aux services essentiels est largement boycotté, ses décisions sont transgressées, la population est privée des services essentiels.

La création de la Commission Martin-Bouchard donne une nouvelle impulsion à la détermination des services essentiels et à la création de mécanismes de mise en oeuvre. Une profonde réforme du régime de négociation collective dans les secteurs public et parapublic est proposée. L’année 1978 marque l’entrée dans le Code du travail de l’obligation de maintenir les services essentiels[23] : les parties doivent négocier des ententes sur les services essentiels six mois avant l’expiration des conventions collectives; à défaut d’entente, la responsabilité de déposer une liste des services à maintenir incombe aux syndicats. Cette loi institue également un Conseil sur le maintien des services de santé et des services sociaux, qui a surtout un pouvoir moral d’information du public[24]. Cependant, les conflits se succèdent de nouveau et ne trouvent un règlement que dans des injonctions et des lois spéciales, laissant les utilisateurs sans services essentiels.

Alors que le ministère du Travail et de la Main-d’oeuvre s’interroge sur le devenir de la notion des services essentiels et sur la possibilité de l’intervention d’un tiers (Johnson, 1980), le gouvernement étudie la question de l’amélioration du régime de négociation dans les secteurs public et parapublic et analyse, notamment, les moyens permettant d’améliorer le maintien des services essentiels lors des conflits de travail dans ces secteurs (Conseil du patronat du Québec, 1981; Fédération des centres locaux de services communautaires du Québec, 1981). Les débats aboutissent à la consécration de la primauté du droit des citoyens de continuer à bénéficier de services jugés essentiels lorsque des travailleurs sont en grève dans les services de la santé, les services sociaux et dans certains services publics.

Ainsi, en 1982, après un bilan des derniers événements[25] et bien des hésitations, le législateur crée le Conseil des services essentiels (ci-après le Conseil)[26], organe permanent, qui bénéficie de pouvoirs d’information, de sensibilisation, de médiation, d’évaluation, de recommandation et bientôt, de redressement[27]. Au fil des années, ce tribunal va largement contribuer au travail définitionnel des services essentiels, puisque le législateur de 1982, pas plus que ses prédécesseurs, ne définit les services essentiels. À sa décharge, « il est impossible d’énumérer toutes les circonstances qui pourraient survenir pendant une grève ou qui pourraient menacer la santé et la sécurité publiques[28] ». Au mieux, il existe une liste des services soumis à l’obligation de maintien d’une certaine activité en période de grève, une définition générale faisant appel à des critères tels que la santé, la sécurité ou encore la définition de certains seuils d’effectifs à maintenir en cas de grève[29]. En fait, le législateur crée les conditions permettant aux services essentiels d’être définis en rendant leur négociation obligatoire par les partenaires sociaux[30] (Fontaine, 2004 : 388).

La notion québécoise de services essentiels est conçue de façon relativement « étroite » : sont jugés essentiels les services nécessaires à la protection de la santé et de la sécurité du public en cas de grève. Le critère de santé et de sécurité du public a longtemps été l’unique balise pour déterminer si les services en cause sont essentiels ou non.

La santé ou sécurité publique : un critère définitionnel des services essentiels longtemps unique

La santé ou sécurité publique est l’instrument définitionnel originel des services essentiels. Les services essentiels sont ceux dont l’interruption constituerait une menace évidente et imminente pour la vie, la sécurité et la santé dans tout ou partie de la population.

Le système juridique québécois est en parfaite adéquation avec la position du BIT (2006 : para. 541). Le Conseil précise la notion de services essentiels et particulièrement les critères d’évaluation utilisables. « Il se doit, dans l’exercice de la mission qui lui est dévolue par le législateur, d’appliquer les critères de protection de santé ou de la sécurité publique. [Il] a donc l’obligation de veiller à ce que la santé ou la sécurité de la population ne soit pas mise en danger par le fait de la grève. […] Le seul critère pertinent est l’impact que la fourniture ou la non-fourniture des services pourrait avoir sur la santé ou la sécurité du public auquel les prestations doivent être fournies[31] ». Et, dans une autre décision, il écrit : « [l]’examen de la suffisance des services doit donc constamment subir l’éclairage de ces deux seuls éléments que sont la santé ou la sécurité publique[32] ».

Le Conseil a toutefois recours à divers sous-critères pour apprécier les services essentiels : la durée de la grève, la période de l’année où elle a lieu, l’attitude des parties au cours de l’audition[33], le type d’entreprise en cause, les caractéristiques des services offerts, l’existence de services de substitution, les pratiques habituelles de travail et la qualification des salariés désignés pour maintenir les services essentiels. Les services essentiels constituent une notion élastique dont le contenu varie en fonction de divers facteurs climatique, temporel, ou encore humanitaire (Gauthier et Laurin, 2004; Lemelin, 1984 : 227). Par exemple, il ressort de la jurisprudence que la norme la plus fréquemment retenue pour imposer le déblaiement de la neige sur les voies publiques est de neuf centimètres de précipitation ou d’accumulation. Cependant, cette norme est appréciée au regard, notamment, de la topographie des lieux, de la saison, du type de recouvrement de la chaussée et peut être adaptée[34].

La notion de protection de la santé ou sécurité de la population ayant longtemps été interprétée étroitement, la gêne occasionnée par la grève est tout à fait normale[35]. Sous réserve d’obligations particulières, il n’est pas question de retirer aux travailleurs leur droit de grève. Ainsi, les inconvénients, incommodités ou inconforts engendrés par une grève – c’est-à-dire ses effets sur les usagers en termes de bien-être, de confort ou encore « d’ordre du nécessaire pour accomplir son travail ou poursuivre ses études[36] », voire ce que l’on appelle de manière large et imprécise l’intérêt public[37] – ou son impact économique ne sont absolument pas des éléments pertinents dans l’appréciation de la suffisance des services essentiels. Bien que les services jugés essentiels puissent varier selon le type d’entreprise, la nature des services offerts, le moment et la durée de la grève, il demeure que certains services à la population sont jugés essentiels de façon constante[38] (Bernier et Lemieux, 1994 : 222).

Le Conseil a ainsi construit peu à peu une véritable philosophie des services essentiels. « Ce que le législateur a voulu prévenir, ce sont les grèves sauvages et les grèves où l’absence de service met en danger la santé ou la sécurité du public[39] ». La jurisprudence élaborée par le Conseil au fil des ans vise la rencontre de cet objectif : la sauvegarde de la santé et de la sécurité de la population.

Le critère définitionnel unique est d’autant plus intéressant qu’il est utilisé tant dans l’élaboration des accords pour la mise en place des services essentiels que dans l’application de ceux-ci ou dans leur contrôle ultérieur, c’est-à-dire tout au long du processus mettant en oeuvre les services essentiels; ceci révèle une grande cohérence du droit. Plus encore, l’unique balise est imposée à des milieux très variés. D’une certaine façon, elle est appliquée tant au secteur de la santé et des services sociaux qu’aux services publics et à la fonction publique. Plus exactement, ce critère sert de base à l’élaboration des services essentiels dans ces différents secteurs et est ajusté en fonction des spécificités de chacun d’entre eux.

En ce qui concerne le secteur de la santé et des services sociaux, la préoccupation de santé et de sécurité est facile à percevoir. Mais dans ce cas, les choses sont simplifiées par l’application de pourcentages d’effectifs[40] devant être maintenus en service. Dans ce secteur, il y a donc un critère quantitatif décliné en fonction de trois variables : le nombre de salariés habituellement en poste, par quart, durant une période donnée; ce calcul s’effectue par unité de soin et catégorie de services[41]. À ce critère, s’ajoutent deux critères qualitatifs : d’une part, le nombre et la qualité du personnel laissé en fonction doivent permettre « le fonctionnement normal des unités de soins intensifs et des unités d’urgence » et, d’autre part, « le fait de grève ne doit pas porter atteinte au libre accès des bénéficiaires à l’établissement[42] ».

En ce qui concerne les services publics, le critère de santé ou sécurité publique concourt à la détermination des seuls services jugés essentiels. Tel est le cas de certains services municipaux et, plus particulièrement, des services de l’entretien hivernal[43].

En ce qui concerne la fonction publique, le législateur n’a pas précisé de critère définitionnel. Cette situation tranche avec celles des deux autres secteurs. L’absence de dispositions légales spécifiques livre quelque peu les parties (gouvernement et syndicat concerné) à elles-mêmes. Le Tribunal du travail, compétent à l’égard de la fonction publique jusqu’en 2001, est resté à l’écart des services essentiels. En effet, les parties se sont toujours entendues sur les services essentiels à maintenir en cas de grève rendant inutile toute intervention du tribunal pour rendre une décision ou se prononcer à ce sujet. Seize critères ressortent de leur pratique et constituent une base de négociation des services essentiels. Parmi eux figurent le maintien des services nécessaires au respect de la santé, de l’ordre et de la sécurité publique; le maintien des services inhérents au respect des droits des individus en matière d’aide financière; le maintien des services nécessaires au fonctionnement de l’Assemblée nationale; le maintien du bon fonctionnement des établissements de détention; le maintien des services judiciaires et quasijudiciaires offerts à la population[44] (Martin et Bouchard, 1978 : 126). Le Conseil, compétent après l’abrogation du Tribunal du travail, a donc dû trier ces critères pour ne retenir que ceux qui sont nécessaires à la détermination des services essentiels dans la fonction publique.

La jurisprudence a, au cours des années, fixé les lignes directrices concernant les services essentiels à maintenir. Bien sûr, celles-ci doivent être respectées avec intelligence et adaptées aux cas d’espèce[45] mais, de manière générale, la jurisprudence établie depuis la création du Conseil en 1982 éclaire de façon pertinente la notion d’essentialité. Si tout porte à croire que le critère de santé ou sécurité publique est le seul et l’unique critère applicable et appliqué, qu’en est-il réellement ? Les services essentiels sont-ils toujours entendus de manière étroite ?

Des services essentiels soumis à une tentative d’extension ?

La jurisprudence révèle plusieurs phénomènes tendant à accroître la quantité de services maintenus en cas de grève des services publics et secteurs public et parapublic : l’unique critère définitionnel est interprété largement, certaines dispositions du Code du travail sont appliquées au-delà des prescriptions légales et de nouveaux critères apparaissent en raison de l’extension du champ de compétence du Conseil.

En premier lieu, l’unique critère définitionnel est interprété largement. Aux termes de la jurisprudence, davantage de services sont considérés essentiels. Les conflits impliquant la Société de transport de Montréal illustrent parfaitement ce constat. Le Conseil tend à apprécier plus largement que par le passé le critère de santé ou sécurité publique[46]. Pendant plus de vingt ans, le tribunal exigeait, pour assurer la santé et la sécurité de la population, que les transports en commun assujettis aux services essentiels soient assurés durant les heures de pointe en semaine. Pendant cette période, jamais les transports en commun n’avaient été jugés essentiels la fin de semaine dans la mesure où la circulation est moins dense et où il y a moins de risque d’embouteillages. Un virage est opéré en 2003 alors que le Conseil modifie sa conception de l’essentialité du service des transports en commun. Lors du conflit opposant la Société de transport de Montréal et son personnel de l’entretien, le Conseil valide la liste syndicale prévoyant un minimum de transport durant la semaine[47]. Un tiers au conflit, en l’occurrence la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre, allègue que l’absence de services de transport en commun la fin de semaine risque de mettre en péril l’accessibilité aux soins et services à la population aux motifs que le public ne pourrait pas se déplacer pour consulter le personnel de santé et que celui-ci ne pourrait se rendre au travail. Le Conseil prend en considération cet argument et révise sa position en déclarant insuffisants les services essentiels proposés par le syndicat. Il recommande à ce dernier l’organisation d’un service d’autobus en fin de semaine afin de ne pas mettre en péril l’accessibilité aux soins et services réservés à la population et d’éviter ainsi que la santé ou la sécurité publique ne soit mise en danger. Pour la première fois dans l’histoire du Conseil, les transports en commun montréalais sont maintenus les fins de semaine lors des grèves. Le Conseil interprète ainsi de manière extensive l’unique critère définitionnel des services essentiels. Cette décision demeurée longtemps isolée a été confirmée en 2007[48] et semble n’être que l’amorce de l’extension du critère. En effet, le Conseil a non seulement réitéré sa position quant à l’essentialité du transport en commun par autobus en cas de grève en semaine et en fin de semaine, mais l’étend au transport de la fin de semaine au service de métro au motif qu’autobus et métro constituent un même réseau au sein duquel l’un alimente l’autre et vice-versa. Selon lui, « non seulement les usagers seront transportés par des véhicules sécuritaires, mais aussi […] la grève des employés d’entretien n’aura pas pour effet de perturber le transport en commun de façon à mettre en danger la santé ou la sécurité de la population en entraînant des débordements de véhicules et de la congestion empêchant les véhicules prioritaires de circuler[49] ».

En deuxième lieu, force est de constater une interprétation extensive des dispositions légales propres aux établissements du réseau de la santé, soit les pourcentages fixés par l’article 111.10 du Code du travail. Deux tendances peuvent être mises en lumière.

La première consiste en l’application volontaire de pourcentages de salariés à maintenir au travail plus élevés que ceux fixés par la loi. Les CLSC constituent aujourd’hui des services de première ligne devant assurer une masse de travail beaucoup plus importante que lors de l’instauration des quotas d’activités en cas de grève. Spontanément, les syndicats fixent de nouveaux seuils d’effectifs afin de tenir compte de la réalité actuelle. Ainsi, par exemple, les services à domicile sont assurés avec 90 % des effectifs au lieu des 60 % imposés par la loi[50].

La seconde tendance concerne une extension conventionnelle du champ d’application de la loi. En effet, les dispositions légales imposées aux établissements du réseau de la santé font l’objet d’une application volontaire de la part d’organismes non visés par le législateur. L’exemple le plus révélateur de cette pratique est celui du Manoir Chomedey[51], une résidence privée pour personnes âgées, c’est-à-dire un service public. Compte tenu des besoins de la population, de plus en plus de résidences privées offrent des soins plus spécialisés ressemblant à ceux proposés par les CHSLD. En conséquence, les listes ou les ententes de services essentiels soumises pour approbation au Conseil incluent de plus en plus souvent les dispositions normalement applicables au seul réseau public de la santé. Dans l’affaire opposant le Manoir Chomedey au Syndicat québécois des employés de services, le Conseil évalue la liste de services essentiels proposée par le syndicat, soit le maintien de 90 % de la prestation normale de travail et l’exercice du droit de grève en rotation, à raison de 42 minutes de grève par jour par employé. L’employeur souhaite le maintien de 100 % des services habituels. Le Conseil décide que les infirmières auxiliaires peuvent exercer leur droit de grève, mais à la condition de porter un téléavertisseur et de demeurer à proximité de leur lieu de travail pour leur permettre de répondre promptement aux situations d’urgence. En raison de la vulnérabilité de la clientèle visée, la liste de services essentiels de cette résidence privée, qui a été jugée suffisante par le Conseil, correspond effectivement aux 90 % prévus au Code du travail pour le secteur public dans le cas des CHSLD. Le Conseil a confirmé sa position en 2007 dans l’affaire Villa Val-des-Arbres[52].

Cette extension conventionnelle du champ d’application de l’article 111.10 du Code du travail, comme son application volontaire, peuvent en partie s’expliquer par l’évolution des modes de gestion de la santé par l’État. En effet, l’évolution des techniques et des traitements conduit à réduire de plus en plus les hospitalisations classiques, en nombre et en durée, et à multiplier les prises en charge ambulatoires. En conséquence, certains soins postopératoires sont effectués par les infirmières des CLSC après des hospitalisations de courte durée. Le vieillissement de la population augmente potentiellement le bassin de personnes âgées nécessitant des soins tant auprès des CLSC que des services publics participant à la mission de santé publique. Enfin, en raison, notamment, de la pénurie de médecins, beaucoup d’hôpitaux se déchargent sur les CLSC. Compte tenu de l’établissement progressif de ces pratiques, il est fort probable que le Conseil des services essentiels les considèrera à l’avenir comme de nouvelles normes s’imposant aux parties. En d’autres termes, ces pratiques tendent à faire jurisprudence.

En troisième lieu, l’extension du champ de compétence du Conseil conduit à l’apparition d’autres critères que celui de la santé ou la sécurité publique. D’abord compétent en matière de services publics, puis de réseau de la santé, le Conseil voit son domaine d’intervention s’accroître depuis le début des années 2000[53]. En 2001, prenant la relève du Tribunal du travail, il devient compétent pour la fonction publique[54]. Son champ de compétence s’étend, en 2004, aux substituts du procureur, et en 2006, aux médecins spécialistes[55].

Puisqu’il n’existe pas de dispositions législatives indiquant les critères définitionnels des services essentiels dans la fonction publique, il faut s’en remettre à la jurisprudence du Conseil. Le peu de recul qu’offre celle-ci permet de constater l’utilisation de critères autres que celui de santé ou sécurité publique. Le conflit opposant le gouvernement du Québec à ses juristes a permis au Conseil d’étrenner sa nouvelle compétence[56]. Les parties, en prévision d’une grève des membres du syndicat, négocient les services essentiels et la façon de les maintenir, le tout conformément à l’article 69 de la Loi sur la fonction publique. Ne parvenant à s’entendre, elles sollicitent l’éclairage du Conseil. Ce dernier entérine les quatre critères convenus entre les parties lors de l’audience, à savoir la santé ou la sécurité du public, l’indépendance de la magistrature, le privilège parlementaire et la perte éventuelle de droits[57]. Toutefois, l’Association des juristes de l’État estime que le Conseil commet un « excès de compétence en élargissant à d’autres critères la notion de services essentiel prévue au Code du travail », qui devrait être « limitée à l’arrêt de travail qui peut mettre en danger la santé ou la sécurité publique[58] ». L’Association demande en vain la révision judiciaire des décisions du Conseil et n’a pas plus de succès devant la Cour d’appel : la loi ne limite pas les services essentiels uniquement à ceux qui sont nécessaires au maintien de la santé et de la sécurité du public. Le Conseil dispose d’un pouvoir discrétionnaire en la matière[59].

En ce qui concerne les substituts du procureur, il convient de souligner le recours au critère de l’intérêt de la justice lors de l’organisation du maintien des services essentiels. La loi prescrit un certain nombre de services à maintenir en cas de grève[60].

Quant à la compétence du Conseil à l’égard des médecins spécialistes, elle fût de courte durée[61]. Le Conseil est intervenu lors de l’exercice de moyens de pressions à la fin de l’année 2006. Élément important, il n’est pas ici question de déterminer les services essentiels, mais ceux auxquels toute personne a droit[62]. Les activités menacées par les moyens de pression sont tant celles des obstétriciens-gynécologues que celles concernant l’enseignement. Quant aux premières, la cessation des accouchements et des césariennes priverait incontestablement la population d’un service auquel elle a droit; qui plus est, elle entraînerait un risque pour la vie des femmes et des enfants en cas de grossesses à risque. Quant aux secondes, leur essentialité a longuement été discutée par les parties. L’une des questions portait sur la supervision des stages cliniques et électifs des étudiants en médecine de troisième et de quatrième années[63]. La suspension de ces stages, par un effet domino, risque de porter préjudice aux services auxquels toute personne a droit : un stage non effectué serait quasiment impossible à reprendre en raison de la saturation des sites d’accueil, ce qui entraînerait un décalage significatif entre l’inscription aux examens finaux et l’obtention des diplômes; concrètement, une demie cohorte, voire une cohorte entière de finissants, pourrait être perdue engendrant un décalage de la diplomation et de l’entrée de nouveaux médecins spécialistes sur le marché du travail; il y aurait par ricochet un effet direct sur la pénurie de médecins, qui serait accentuée, causant par le fait même un risque de préjudice aux services auxquels toute personne a droit. Le Conseil estime donc que tant les accouchements et les césariennes que la formation des étudiants en médecine participent au maintien des services auxquels toute personne a droit et ordonne aux parties diverses mesures afin qu’ils ne soient pas mis en péril[64].

L’apparition de nouveaux critères définitionnels engendrée par l’extension du champ de compétence du Conseil est incontestable. Qui plus est, elle est acceptable dans la mesure où elle permet la prise en compte des spécificités propres à chaque secteur nouvellement tombé sous la compétence du Conseil et pour lesquels le critère de santé ou sécurité publique semble insuffisant pour définir les services à maintenir en cas de grève.

Conclusion

Après vingt ans d’interprétation stricte de la notion de services essentiels et de fidélité à la position du BIT, le Conseil semble concevoir de manière plus large les services à maintenir en cas de grève dans les services publics. Sans atteindre la conception de troisième degré (conception la plus large) dans la catégorisation des interprétations présentée en introduction, l’extension est clairement perceptible comme la jurisprudence étudiée le démontre.

Celle-ci peut trouver diverses sources d’explications. D’abord, la situation tristement particulière du réseau de la santé joue un rôle non négligeable dans cette évolution. En effet, la pénurie de main-d’oeuvre est telle que les effectifs au travail en période normale sont à peine plus élevés que ceux nécessaires pour assurer les services en cas de grève. De ce fait, les travailleurs maintenus en poste en cas de grève représentent des taux d’effectifs importants (jusqu’à 90 % avec port d’avertisseur pour les 10 % effectivement en grève). Ensuite, les nouvelles compétences du Conseil à l’égard de la fonction publique et des substituts du procureur sont assorties de nouveaux critères définitionnels des services essentiels, qui conduisent immanquablement à la découverte d’une nouvelle interprétation de l’essentialité des services publics. Aussi, il faut composer avec l’impatience et l’intolérance grandissantes des usagers qui se manifestent souvent dès les premiers symptômes de conflits affectant les services publics. À peine une grève des transports en commun de Montréal est-elle annoncée, ou simplement redoutée, que la ville donne l’impression d’être en état de siège, les journalistes commentant sur un ton alarmiste les événements et recueillant les propos des usagers purement et simplement désorientés par la diminution potentielle du service, certains députés se faisant le relai de réclamations pour le moins irréalistes, voire dangereuses[65] (Fontaine, 2004 : 313).

Si la vigilance du Conseil des services essentiels quant à l’appréciation impartiale et minutieuse de l’essentialité des services publics en cas de grève n’est pas ici discutée, il faut convenir que le personnel autorisé à cesser effectivement le travail est parfois réduit à peau de chagrin. Ainsi, dépourvu d’un moyen de pression significatif, voire efficace, il est permis de se demander comment ces travailleurs vont pouvoir améliorer leur sort et, par ricochet, la situation des services publics et donc de la société. En d’autres termes, si la tendance devait se maintenir en termes d’interprétation des services essentiels, il serait opportun de s’interroger sur l’existence de moyens efficaces de négociation des conditions de travail dans ces milieux. Si l’instrument que constitue le droit de grève devait perdre davantage de terrain, il conviendrait de rétablir l’équilibre du rapport de force employeur-syndicat à tout le moins en concédant aux travailleurs des outils de médiation, de conciliation et d’arbitrage comme le préconise le BIT.

Face à ce constat inquiétant, la Cour suprême du Canada tend à redonner espoir : pour la première fois dans son histoire, elle vient de reconnaître le caractère constitutionnel de la négociation collective des conditions de travail. Dans la mesure où la négociation collective comme le droit de grève sont des moyens d’expression de la liberté d’association, il est permis – par un raccourci qui méritera des développements en d’autres lieux – de rêver à une reconnaissance constitutionnelle du droit de grève au Canada[66]. Un tel statut parviendrait-il à contenir la tendance actuelle en matière d’essentialité des services publics en grève ?