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Après les lapins, les Auvergnats, les pairs de France et les hannetons, je ne connais rien qui se multiplie plus abondamment que les journalistes.

Louis Huart, Physiologie du journaliste, 1840

Larochefoucault [sic] a dit avec la vérité habituelle de son esprit observateur : Pour s’établir dans le monde, il faut faire tout ce que l’on peut pour y paraître établi.

Anonyme, « La Réclamerie », L’Époque, 20 décembre 1845

Au xixe siècle, la petite presse couvre un vaste champ documentaire constituant une réserve importante de textes et d’images, toutefois difficile d’accès en dehors des grandes bibliothèques patrimoniales, au premier rang desquelles la Bibliothèque nationale de France. Là, le dépôt légal, une conservation rigoureuse complétée par une politique d’acquisition et de dons, ont favorisé la sauvegarde d’expériences très diverses, les titres collectés allant du prospectus programmatique et des numéros spécimen à des ensembles pluriannuels. Reste que l’intérêt des études littéraires pour cette presse était jusqu’ici globalement restreint aux titres fondés ou animés par des acteurs importants, aux journaux pouvant s’honorer de collaborations prestigieuses ou s’inscrivant dans des thématiques et des mouvements esthétiques comme des témoins privilégiés.

Nouvelles à la main, chroniques, sont les genres caractéristiques de la petite presse, que la loi de 1852 ne fera qu’intensifier et diversifier davantage. Parmi ces textes, on peut noter la présence récurrente d’une proportion notable de représentations gravitant autour du journalisme, décrivant sa pratique et ses acteurs. À quoi répondent-ils, quelle en est la généalogie et la fonction, c’est ce que nous proposons ici d’explorer à partir de quelques exemples.

Small is beautiful

Définir la « petite presse » au xixe siècle n’est pas chose simple. Elle tire son origine de la Gazette du temps de Jean Loret (1600-1675). L’Ancien Régime puis la période révolutionnaire verront ce genre de publication se multiplier avant que le xixe siècle n’en recueille l’esprit tout en lui donnant une forme toute nouvelle.

Par essence, la petite presse est alors liée à deux critères. D’abord, et pour risquer une tautologie, elle relève de la presse et se présente au format journal (in-quarto ou in-folio[1]) et non sous celui de la revue (souvent in-octavo). Corrélativement, elle adopte une mise en page du type de celle des quotidiens : frontispice, multicolonnage, rubricage des pages distinguant articles, feuilletons, courrier et annonces publicitaires…

L’épithète « petite » la subordonne économiquement à la presse à grand tirage mobilisant d’importantes rédactions hiérarchisées et disposant de moyens significatifs — souvent des sociétés par actions ou en commandite. Le petit journal est plus autonome mais plus artisanal ; animé par une équipe réduite, il dépend d’un réseau de collaborateurs occasionnels. Son financement est souvent fragile comme sa périodicité qui, généralement (bi)hebdomadaire, peut être très irrégulière. « Petite », elle l’est encore par les matières « secondes » dont elle traite. Face aux quotidiens où la politique et l’économie tiennent la première place, ses contenus relèvent majoritairement des domaines littéraire et artistique. Bien que la politique puisse y être parfois abordée quand les lois sur la liberté de la presse se font moins rigoureuses, la spécificité de cette presse la porte vers le compte rendu de la vie culturelle. Elle est lue pour sa chronique des moeurs, pour ses articles sur l’actualité (parutions, théâtres, salons de peinture), pour son ton libre et satirique (caricatures[2], portraits-charges, pastiches et parodies). Vecteur de la nouveauté enfin, elle est l’expression d’une parisianité qui draine un ensemble de représentations et d’habitus qu’elle partage avec le lecteur, notamment les lieux de sociabilité (cafés, ateliers, cénacles, mouvances) tout en proposant l’exemple de nouvelles pratiques urbaines. Son lectorat tend ainsi à se différencier du public traditionnel des grands journaux pour se réclamer d’une communauté subsumée sous le nom de « public littéraire » qui englobe les hommes de lettres et les « professionnels » de la presse. Car le petit journal s’écrit aussi à destination des journalistes qui y puisent informations et échos et constitue par ses rebonds une précieuse caisse de résonance. Ce lectorat, en partie acteur en même temps que spectateur, est une donnée capitale dès que l’on s’interroge sur les conditions de production du texte de la petite presse et sur la perception des (micro)formes textuelles qu’elle mobilise, détourne ou invente. Cette connivence est une caractéristique et apparaît ici d’autant plus marquée dès lors que l’on s’attache aux représentations autoscopiques et ironiques du journalisme qu’elle véhicule.

Ceci posé, la petite presse considérée dans sa variété reste irréductible à une définition globale. Le Figaro de Villemessant, le Paris du comte de Villedeuil, Le Tintamarre, le Rabelais, Le Journal amusant, pour ne prendre que les titres les plus connus, participent de l’esprit de la petite presse mais en offrent aussi des configurations singulières. Chaque expérience cherche à en renouveler le genre. Beaucoup de titres ont été lancés au cours du siècle, peu ont été élus ou simplement lus : vae victis, comme la fosse commune des hommes de lettres, les cimetières de journaux ne sont pas une fiction.

S’inscrivant majoritairement dans le champ littéraire, la petite presse varie fortement selon la configuration de l’espace public, l’identité de chaque journal et la composition de sa rédaction. L’élément critique peut s’y déplacer mais reste toujours présent comme positionnel. Un inventaire des titres est à ce propos très éclairant. Le petit journal se place sous l’invocation de Diogène, Rabelais, Pantagruel, Panurge, Gil Blas, Gavroche, du Diable et de Satan, de Figaro, de Scapin, de Cadet-Roussel, de Pierrot et de la Lune, de Polichinelle et du Bouffon, du Nain ou de Triboulet, du Corsaire, du Réfractaire, du Père Duchesne et de Rivarol. Il ouvre un espace alternatif qui aspire à être Café, Salon, Divan où pétille l’esprit parisien ; car il a pour ambition d’être un produit de la Grande Ville, une métaphore de la Rue, du Boulevard, voire la quintessence même de Paris (Lutèce, Montmartre, Quartier latin) ; il y fait tinter Cloches et Carillons, organise Charivari et Tintamarre. Tout en se réclamant des Poètes et des Artistes, globalement des Quat’z’arts et bien sûr de la Bohème, il revendique l’image d’une presse gouvernée par la Chronique, la Parodie, adepte de l’art de la Cravache, de la Balançoire et des Hannetons.

Nous avons ici une collection de frontispices dont l’emblématique est forte ; d’univers fictionnels faits d’intertextes esquissés pointe une collection de récits de fondation qui prélèvent dans la bibliothèque des sites d’énonciation (le picaresque, l’excentrique, la fantaisie, la satire). Ancillaire de la grande presse, la petite s’institue valet rebelle et ironique, bouffon provocateur, séditieux même. Souvent républicaine, elle s’enveloppe à l’âge démocratique des dépouilles de l’Ancien Régime. Elle invoque Momus et Gambrinus, baigne dans une duplicité carnavalesque qui s’inscrit dans l’horizon d’attente du lecteur-camarade capable d’en décrypter les signes et de vivre ces mondes virtuels qui semblent arrachés à un programme du bal Mabille ou de Bullier. Littéraire, elle peut aussi prendre plus de distance, s’instituant sanctuaire et se réfugiant dans une perception artiste ou réfractaire du monde. Mais elle fonctionne toujours comme signe de reconnaissance et est pour les impétrants de l’ordre de l’initiation. En ce sens, elle acquiert une qualité qui la distingue : elle est l’organe d’une communauté, un « club », une gazette de village, une suite de mots de passe.

Est-ce à dire que la petite presse est marginale ? D’une certaine manière, car elle se construit dans un rapport d’altérité à la presse générale, d’opposition aux majorités comme aux stéréotypes. Elle se veut un différentiel efficace, capable d’en déconstruire la lecture mais cherche simultanément à exister dans le paysage médiatique. Elle s’inscrit face à la presse générale et, au-delà, face aux autorités des divers champs (politique, littéraire, artistique) dans un rapport d’outsider[3].

Question de littérature

Il est nécessaire de recontextualiser la petite presse dans l’économie du littéraire autour des années 1840, moment où l’on assiste pour une partie de la jeune génération à un fort tropisme vers l’écriture qui, confronté à la difficulté d’identifier et d’atteindre les instances de légitimation, l’amène pour subsister vers la presse dont elle constitue un prolétariat des lettres, voire parfois de nouveaux entrepreneurs. Cela inscrit toujours les textes que nous allons voir dans l’ordre du performatif et la petite presse comme une étape importante dans les stratégies auctoriales[4]. Organe de jeunes ou accueillant des jeunes, le petit journal est un substitut temporaire de la publication, une première façon d’imprimer son nom. En s’instituant critique ou chroniqueur, le « jeune » acquiert un droit d’entrée dans la vie littéraire. Autrement dit, la petite presse fonctionne pour lui comme média, médiation et (auto)légitimation. Outre cette ouverture, le journal est aussi un lieu d’apprentissage privilégié. Le personnel en étant divers (il n’y a pas de clivage net pour nombre d’individualités intervenant dans le grand comme dans le petit format), il mêle les générations et favorise des transferts d’expérience. Il en a été ainsi notamment au Figaro, au Corsaire-Satan où Lepoitevin Saint-Alme dressait ses « petits crétins » à l’art de la chronique.

Si la littérarité de la petite presse se décline sous tant de variations nomades et célibataires, c’est qu’elle est au point d’intersection de plusieurs forces. La première appartient à la pratique même du journalisme. Le journal repose sur la nécessité impérative d’innover en rendant compte de l’actualité. Il est vital d’être hebdomadairement original, de renverser les clichés, d’où une ingéniosité obligée et un art funambulesque de la chronique, tentative d’épuisement du genre et relance perpétuelle. Ensuite, ces journaux promeuvent souvent une littérature face à une autre (réalisme, fantaisie, art pour l’art, modernisme) et en offrent une forme de défense et d’illustration. Cela est enveloppé d’un certain nombre d’alibis générationnels et esthétiques et la petite presse apparaît alors moins comme lieu de la mode que de la modernité. Elle accueille en conséquence des interventions hétérogènes (poésies, nouvelles) hors du cadre de la production habituelle du texte journalistique. Cette textualité va, de par son recadrage dans la dynamique du journal et par la nature amphibie de ses acteurs (écrivains-journalistes), affecter progressivement la tonalité et la typologie des interventions d’un média constamment en devenir par la loi de la concurrence.

Ces deux aspects s’interpénètrent constamment. Le journalisme y puise une matière pour se renouveler ; la littérature s’y dote d’un nouveau support de publication[5]. Car, bien que le destin de ces textes soit d’être parfois recueillis en volume, pérennisation inversant le caractère éphémère du média toujours perçu comme un lieu qui reste aux antipodes de l’oeuvre, la presse s’inscrit comme étape surnuméraire dans le circuit de la publication. Ce mouvement prolonge l’entrée du roman-feuilleton dans le journal, s’inscrit dans une configuration où le commerce de la librairie, les processus d’affidation entre journalistes, éditeurs, directeurs de théâtre, sont forts. Tout le proto-espace d’une société de l’information est en place, articulant réclame et économie, littérature et industrie. Séduire, accéder à la célébrité, se vendre pour survivre constituent un impératif. La petite presse a dû faire preuve de dynamisme dans le renouvellement de ses formes, sans jamais perdre de vue la nécessité d’assumer sa propre promotion, de s’offrir en spectacle.

À la fin du xixe siècle, la description de la presse moderne est devenue un « marronnier » dont use souvent la presse familiale hebdomadaire. En 1874, Edmond Duranty publie dans le Musée universel toute une série d’articles (« Ce que c’est qu’un grand journal », « Comment s’imprime un journal du matin »), thématique fréquente encore dans L’Illustration[6] ou Le Monde illustré[7]. Ces textes traduisent la fascination du siècle pour lui-même et usent du lieu commun de la description des merveilles de l’industrie (mirabilia), pour citer Louis Figuier. À l’opposé, c’est en lui donnant une tout autre fonction que le petit journalisme de la fin de la monarchie de Juillet et du Second Empire va multiplier les textes de presse, notamment les physiologies de journal et les portraits de journalistes. Pour reprendre à Daniel Oster une des intuitions à la base de ses travaux sur la mythographie de l’écrivain du xixe siècle, on peut dire que, comme l’homme de lettres, ce qu’il est alors de fait, le journaliste ne parle souvent que de lui-même.

Autoscopies journalistiques

I. Physiologies du journaliste

Le Charivari publie à partir de janvier 1838 une série titrée « Moeurs parisiennes », puis « Curiosités littéraires », stigmatisant le prolétariat de la presse : « Le journaliste-marchand » (16 février), « Le vieux feuilletoniste » (19 février), « Le rédacteur cosmopolite » (24 juillet 1839). Au même moment, Le Figaro balaye la profession en une série de portraits acides (« La journée du grand critique », 14, 18, 21 avril 1839) ; il explore les « moeurs des journaux », « Le rédacteur de mode » (19 septembre 1839), « Le premier article » (12 décembre 1839). Enfin, l’année suivante, Louis Huart donne sa Physiologie du journaliste dans Le Charivari (août-octobre 1840). « On en compte au moins huit cents espèces différentes », écrit-il, avant d’en passer quelques-unes en revue. Le rédacteur en chef « entre deux âges et quelques fois entre deux opinions » ; le tartineur politique qui se consacre au premier-Paris, « article excessivement long mais fort ennuyeux » ; le rédacteur criminel, lecteur attentif de La Gazette des tribunaux ; le feuilletonniste dont l’espèce se décline en dramatique, littéraire ou mondain. Mais le journalisme vise par essence le bizarre et ce sont bien les monstres de la petite presse qui retiennent souvent son attention. Il faut ici compter sur le journaliste petit format : « Tous les matins, il y a environ soixante-cinq jeunes gens de lettres qui se réveillent après l’aurore et qui se mettent immédiatement à rêver au moyen de trouver le petit article ou le léger canard qui fera les frais de leur dîner. » Il est proche de l’intérimaire qui « est un jeune homme de trente-huit à cinquante ans, qui a usé sa vie dans l’antichambre des journaux », ou du rédacteur du journal qui paraît quelquefois, « dernier degré de l’échelle des journalistes » avant le journaliste-amateur. Le Tintamarre a lui aussi contribué à anatomiser le monde des journalistes. En 1859, Edmond Martin publie une série de chroniques insistant sur « L’entrepreneur de publicité » car la barnumisation de la société française est accomplie : « Le journalisme offre aujourd’hui, écrit-il, moins de journalistes que d’entrepreneurs de publicité. Autrefois un journal était une tribune. Qu’est-ce qu’un journal à notre époque ? Une boutique » (24 juillet). Dans La Causerie, E. Simon réinscrit la physiologie dans son épistémologie et sous le titre de « Classification des rédacteurs » écrit : « Nous avons puisé les documents qui nous ont servi à établir cette classification dans les oeuvres de Cuvier, Daubenton, Lacépède, Geoffroy Saint-Hilaire, etc., etc. Nous ferons grâce aux aimables lecteurs de la Causerie des genres, sous-genres et tribus établis par ces illustres savants, et nous leur servirons ces messieurs comme ils sont présents à notre mémoire. »

Ce panorama acide de la profession est dans le droit fil des publications physiologiques comme Paris ou Le livre des Cent et un (Ladvocat, 1831-1834) où l’on trouve « La journée d’un journaliste » de Gustave Planche et « L’apprenti journaliste » d’Alexandre Duval. Dans Le Prisme, qui clôt la série Les Français peints par eux-mêmes, Francis Guichardet rend compte de la condamnation à la presse en deux textes ironiques surtitrés « Les métiers littéraires » (Curmer, 1841) ; enfin, Honoré de Balzac publie en 1843 la célèbre Monographie de la presse parisienne dans La grande ville. Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique, chef-d’oeuvre du genre dont le démarquage tout au long du siècle mériterait une étude à lui seul. Citons plus tardivement, en 1868, Le Journal et le journaliste d’Edmond Texier dans la collection « Physionomies parisiennes » d’Armand Le Chevalier. Le sommaire de cette plaquette illustrée par Bertall amplifie les typologies journalistiques de Huart et Balzac en y ajoutant quelques variétés : le « lundiste » (Jules Janin, Théophile Gautier), et le « mardiste » (le critique musical). Paris-Journaliste complète la série des Petits-Paris (1854-1855) due à Edmond Texier, Taxile Delord et Arnould Frémy. Elle inspire, en 1858, l’éditeur Gabriel de Gonet qui ajoute à sa série Paris vivant, par des hommes nouveaux, un volume consacré à « La Plume » dont la table des matières fusionne l’homme de lettres et le journaliste :

Le pseudonyme. – Les plagiaires. – Les journaux politiques. – Portraits. – Le rédacteur en chef. – La cuisine des journaux. – Le journaliste amateur. – Utilités. – Les articles de provocation. – Duels et procès. – Le gérant responsable. – Le correspondant. – Le rédacteur industriel et financier. – Feuilletonistes et romanciers. – Les annonces. – Les bohêmes des lettres. – Le livre aux frais de l’auteur. – Le fabricant littéraire ou ouvrier de plume. – La réclame. – L’éreintement. – Chantage. – La collaboration. – Le manufacturier de biographies. – Encore le chantage. – La calomnie. – Suicide. – Il faut manger le capitaine. – Les coteries. – Les feuilles dites judiciaires. – Le canardier. – Encore une loi de presse, s’il vous plaît ? – L’inspiré. – Le mendiant littéraire. – Les chansonniers. – Les paroliers. – Les vrais et les faux poètes. – Les renégats. – Les bas bleus. – Strophes de Gavarni. Mécène. – Messieurs les académiciens. – La fin d’un critique. – Les fautes d’impression. – Moralité.

Ces microphysiologies, récurrentes dans le siècle, annoncent les monographies d’Octave Mirbeau et de Marcel Schwob, et prolongent les textes de Rivarol, Colnet du Ravel, Étienne de Jouy — non sans user du pastiche de classiques fortement prégnants dans la culture des collèges : Juvénal, Suétone, Plutarque, Homère et Virgile. Mais les textes de la décennie 1840-1850, comme nous l’avons déjà vu, rendent surtout compte de l’entrée massive dans le champ de la presse d’un nombre important d’impétrants relevant de la bohème littéraire, victimes d’un déclassement qui les marginalise.

« Déclassés », c’est ainsi qu’on appelle en français ceux qui sont sortis des classes possédantes, écrivent Marx et Engels, les gens qui ont été bannis de leur classe ou qui l’ont quittée sans devenir des prolétaires, c’est-à-dire les chevaliers d’industrie, les baladins, les joueurs professionnels, la plupart des gens de lettres et des politiciens de profession, etc. Le prolétariat a aussi ses déclassés, ils forment le lumpenproletariat[8].

La conjonction de la bohème et du journalisme réalisée, elle trouve dans les Scènes de Murger dans Le Corsaire-Satan une puissante mise en scène qui va fonctionner comme matrice pour tous les romans d’apprentissage des candidats à la gloire littéraire.

II. Voyage à travers les journaux

La vie des journaux est une rubrique aussi fréquente dans la petite presse que dans la grande ; on y trouve faire-part de naissance et bulletins de décès[9], tableau des tirages[10]. Nous n’insisterons pas sur la pratique des « correspondances », de la reprise d’articles ou de citations souvent prétextes à polémiques pour poursuivre par les panoramas « en zigzag » de la presse. La petite presse, entretenant des rapports tendus avec les grands quotidiens, a toujours entrepris, tel Asmodée, d’ouvrir au public les salles de rédaction. La Silhouette consacre une série illustrée aux journaux et journalistes (janvier-février 1846), puis Auguste Vitu[11] y publie une suite d’articles intitulée « Tableaux d’intérieur. Les boutiques de journaux » où il passe en revue grande et petite presse. Tous ces textes, en prose ou en vers, dévoilent l’envers du décor, comme le font encore Hippolyte de Villemessant et Benoît Jouvin dans leur série « Les coulisses de la presse » (La Chronique de Paris,1851-1852), ainsi qu’Auguste Villemot dans « La rentrée des chroniqueurs. L’intérieur d’un bureau de journal » (Le Figaro, 18 novembre 1860). Les journaux éphémères leur emboîtent le pas. Le Carillon de Paris entame une « Physiologie des petits-journaux » (Le Mousquetaire, Le Figaro, Le Télégraphe) accompagnée de « Scène d’intérieur d’un journal ». Sous le couvert du « reportage », c’est une stratégie qui vise par la provocation où l’admiration à être repris dans les échos des publications plus importantes – Villemessant pour sa part a toujours refusé de céder à ce jeu et ignorait superbement les provocations (voir « Le Figaro et les petits journaux », Le Figaro, 5 mai 1864).

Le petit journalisme reste ici encore une cible de choix. Citons Léo Lespès : « Comment naissent et meurent les petits journaux » (Le Figaro, 23 septembre 1855) et « Le Petit Journal et ses amis » (Le Figaro, 24 janvier 1856) ; Jules Janin, « Le rôle du Petit Journal dans la littérature » (Le Gaulois, 17 octobre 1858) ; Jules Vallès, « Figaro à la Bourse » (11 avril 1858), Hippolyte Maxance, « Du petit journalisme en France » (Le Journal amusant, 9 juillet 1859) et surtout Firmin Maillard, « Le Petit Journal (Histoire de dix ans) 1850-1860 » dans Paris qui s’en va, Paris qui vient[12] (1859-1860) ; une première version de ce texte ayant d’ailleurs paru dans Le Figaro du 27 janvier 1859 sous le titre de « 701 journaux ». Citons enfin le texte d’Alfred Delvau : « Du petit journal en France » publié dans Le Junius. Chronique des deux mondes, le 1er juin 1862. Il y établit une classification pleine d’humour et décrit Le Journal individu, Le Journal en pique nique (« organisé par cinq ou six jeunes gens qui éprouvent le besoin de protester à frais communs contre l’indifférentisme en matière de petite littérature. II se trouve nécessairement parmi eux un grand poète, un grand historien, un grand philosophe, un grand romancier et un grand critique ») et Le Journal intermittent[13] qui « paraît de temps en temps, à des intervalles irréguliers, selon les besoins ou le caprice de son propriétaire — qui ne l’a créé que pour le mettre au service d’un intérêt personnel, d’une convoitise particulière ou d’une rancune invétérée ».

Outre leur aspect documentaire, ces anatomies de journaux sont la preuve que le journalisme littéraire de la petite presse se constitue alors comme pouvoir en même temps qu’il délimite et contrôle son champ. Il voue aux gémonies les mauvais journalistes et les velléitaires, multiplie les marques de connivence avec le lecteur en l’initiant à ses habitus. Le journaliste s’impose dans le champ littéraire, conquiert son autonomie et sa spécificité face notamment au journaliste politique, et se pose comme l’arbitre de la mode et le protagoniste nécessaire de l’époque. Héros du jour, il est mis en scène à l’intérieur du roman, aussi bien chez Balzac, Murger, Champfleury (Mademoiselle Mariette), les Goncourt (Charles Demailly), Vallès (Le bachelier) ou Maupassant (Bel-Ami), que dans nombre de productions plus ou moins industrielles, souvent qualifiées de « roman parisien » ou « contemporain » et signées par des journalistes-écrivains.

III. Le journalisme pratique

Devenir journaliste est le scénario fantasmatique pour nombre de bacheliers ou d’intellectuels prolétarisés et ce n’est pas sans ironie que les petits journaux publient des guide-ânes pour journalistes. La librairie du xixe siècle est forte de collections de livres didactiques que les journalistes parodient[14] — ainsi Albert du Boys qui, dans Le Béranger du 25 octobre 1857, publie un « Petit manuel de l’Homme de lettres » dans le style de la collection des Manuels Roret. Bien qu’on le définisse comme l’enfer de l’imprimé et le bagne de la chronique, le journalisme représente l’espoir d’une ascension rapide. Face à l’existence ordinaire, il se donne comme vie et destin. Il est aussi pouvoir et offre à ce titre une position enviable, l’état de ceux qui n’en ont pas, pour reprendre une formule célèbre. Les textes pratiques ont souvent pour mission de dénoncer cette mythologie en même temps qu’ils occupent la place de « conseils aux jeunes littérateurs ». Aussi y initie-t-on le lecteur aux mots de la tribu, en expliquant par le menu la cuisine du journal[15].

Dans Le Corsaire-Satan (8 novembre 1844), Eugène Briffault rapporte l’histoire du « fait-Paris ». À la suite de Villemessant (Le Figaro, 9 avril 1854), Victor Cochinat dresse un tableau du martyrologe du journaliste en enseignant comment réussir une « Nouvelle à la main » (La Causerie, 20 mars 1859). Ce sera toujours d’actualité vingt ans plus tard avec Coquelin cadet décrivant « ce petit tableau de quatre ou dix lignes, dans lequel on peut faire entrer toute la vie satirique ». Charles Bataille dans « Les métamorphoses d’un fait divers » propose une « étude graduée à l’usage des débutants littéraires » (Le Gaulois, 27 mai 1860). Comme Charles Monselet dans son Théâtre du Figaro, il adapte l’atellane latine[16]. Il situe la scène au Café des Variétés : le jeune Ludovic Culot y est confronté à des journalistes parmi les plus connus sur les boulevards, de Gustave Bourdin à Albert Wolff. Autre saynète, celle que L. Reynaud consacre à l’importance de la vie de café dans le quotidien du journaliste : « La brasserie ou comment se fait un petit journal » (Le Figaro, 23 janvier 1859). Dans ce registre, la scène de café constitue une topique remarquable. C’est là que tout se décide : la brasserie est un échangeur, et une bonne connaissance de la topographie et de la population des établissements parisiens est capitale. Philibert Audebrand, Alfred Delvau, Charles Monselet ont laissé de précieuses histoires des débits de boissons. Achevons cette série de références avec Louis Pollet qui pose dans Le Figaro le problème essentiel : « Comment on fait un abonné » (4 octobre 1860).

IV. Microbiographies

Amusant, parfois cruel, ce corpus souligne que la sphère médiatique est en expansion, transformant « l’univers en une somme de nouvelles et d’informations » et que tout gravite autour de la communication et de sa maîtrise. Peter Sloterdijk inscrit ce mouvement en amont dans un cadre plus large :

[L’Aufklärung] y parvient à l’aide de deux média complémentaires, l’encyclopédie et le journal. Avec l’encyclopédie, la civilisation se livre à la tentation d’embrasser le « monde univers » et le cycle entier du savoir pour l’« encyclopédiser » ; avec le journal, elle produit, changeant quotidiennement une image tramée du mouvement et de la transformation de la réalité en tant que suite d’événements. L’encyclopédie englobe les constantes, le journal les variables, et l’un et l’autre se ressemblent par leur faculté de véhiculer un maximum d’information avec un minimum de structurations[17].

Au xixe siècle, on peut noter des mixtes entre encyclopédisme et presse. Le cercle du savoir s’élargit à la planète (Le Tour du monde, etc.) et un encyclopédisme pratique et spontané est la matrice au service de sa description quasi industrielle.

La petite presse aime les accumulations et les inventaires, celui des célébrités comme des demi-mondaines. Lieu de la rumeur et de la gloriole, elle se doit de concurrencer les autorités glorieuses — le Dictionnaire des Contemporains de Gustave Vapereau, par exemple — en imaginant des antidictionnaires (ils sont très nombreux) ou en dictionnarisant les hommes de demain. Cette occupation est d’autant plus familière aux écrivains-journalistes qu’ils tirent aussi une part de leurs revenus de travaux de librairie en collaborant aux grandes entreprises de compilation (Bescherelle, La Châtre et Larousse).

Il est donc logique qu’ils empruntent au monde de l’érudition des stratégies qu’ils revisitent ironiquement. Naît une forme biographique en vers ou en prose[18], redoublée ou non d’un portrait-charge. L’opération vise plusieurs directions : éreinter des autorités ou leur faire acte d’allégeance, imposer de nouveaux « hommes du jour » en faisant du bruit autour d’un nom ou d’un groupe. Ces opérations fonctionnent obliquement comme recherche en légitimation, que celle-ci passe par la sujétion à un nom (Les hommes d’aujourd’hui de Félicien Champsaur s’ouvrent de manière inévitable sur Victor Hugo) ou plus souvent par une irrévérence tactique.

La microbiographie pastiche souvent l’esprit savant des notices du dictionnaire en en détournant les marqueurs et la rhétorique pour aboutir à des notices dont le ressort est souvent l’anecdote et l’affabulation. Ainsi en 1879-1880, le club des Hydropathes consacre-t-il chaque numéro de son journal à un « Hydropathe du jour » à l’aide d’une biographie fumiste en prose et en vers et d’un portrait-charge. Émile Goudeau ne fait que reprendre un principe déjà canonique de la petite presse. Étienne Carjat a illustré les grands noms du Boulevard (Charles Bataille, Amédée Rolland), Hadol a fait de même dans Le Gaulois, etc. Les variations autour de cet exercice sont très nombreuses, du démarquage d’une vie célèbre à la fausse nécrologie.

Ces portraits ne manquent jamais de révéler les pseudonymes[19] employés par les hommes de lettres et les journalistes. Cette révélation fait accéder le lecteur aux « secrets » de la profession, le transformant en initié. Ce peut être la matière même d’un article. Ces listes de noms s’écrivent en marge des entreprises officielles, compilations de Quérard et de Barbier pour ne citer que ces deux grands bibliographes. Comme le souligne Prosper Samson dans « Un pseudonyme dans la petite presse » (Rabelais, 26 septembre 1857), la pratique est endémique dans ce type de support où l’écrivain-journaliste vit en quelque sorte plusieurs vies. Le goût du pseudonyme tend parfois vers l’hétéronymat qui décale le média vers la fiction de la même manière que la mystification littéraire. La reprise d’un pseudonyme célèbre ou le nom d’un personnage de fiction sont volonté de s’inscrire dans une tradition, le plus souvent en harmonie avec l’univers sémantique connoté par le titre. Mais avec tout ce qui touche au nom, on accède à une crypte de l’inconscient de la presse. Le pseudonyme ubiquitaire, la valeur fiduciaire de la signature obsèdent ces enfances du journalisme moderne qui se construisent sur un modèle boursier et n’ont d’autre terreur que l’anonymat et la névrose d’échec.

Ces textes sont d’ailleurs parfois accompagnés de la signature du sujet ou d’une lettre autographe. Concession à la passion de la collection qui saisit le siècle face aux documents historiques, ces reproductions d’autographes simulent un album amicorum et fonctionnent ironiquement comme proximité du modèle et authentification d’un texte. Les contemporains de Mirecourt, les suppléments des grands journaux, le Paris-Guide de 1867 et plus tard l’Album Mariani ont recours à cette version industrielle de la relique.

À côté des charges individuelles, les caricaturistes composent aussi des images de groupe. Henry Demare représente « La Rédaction du Gil Blas » (La Nouvelle lune, 25 avril 1880), Émile Cohl « La rédaction politique du Journal des Abrutis » (La Nouvelle lune, 17 octobre 1880), puis celle du Tam-Tam (29 mai 1881) ; quant à André Gill, le nombre de scènes de journaux qu’on lui doit est considérable. Le déménagement d’un titre, un changement de rédaction sont également l’occasion de charges dont la construction carnavalesque souligne la théâtralité du monde journalistique. Le petit journalisme y retrouve la parade de sa généalogie bohème, la banque et le spectacle. De même, les dîners de journaux, ceux du Gaulois ou du Figaro par exemple, offrent à côté de chroniques reprenant saillies et réparties des commensaux, une reconstruction méthodique du plan de table : fraternité des journalistes, des artistes et des écrivains, repas de corps, ultime avatar du banquet antique ou érasmien.

Ces images fonctionnent comme panthéon comique : le Panthéon charivarique de Benjamin Roubaud, la « Lanterne magique des auteurs et journalistes » de Nadar dans Le Journal pour rire (1852), les quatre séries du Trombinoscope de Touchatout (1871-1882), s’accompagnent d’entreprises systématiques comme Les Célébrités populaires (1870), Les Chambres comiques (1886-1887), La Charge (1870). On y pratique souvent un travestissement néoclassique ou offenbachien, les hommes du jour sont déguisés en dieux et héros de l’antiquité grecque ou romaine. Le frontispice de La Parodie de Gill qui met un faux-nez à l’antique illustre cet esprit. La caricature reste la voie de l’accession à une rapide notoriété et la nécessaire autorisation préalable est rarement refusée par le modèle au dessinateur.

V. Histoire, parentèle et légitimation

La biographie trouve son complément dans l’histoire des journaux du passé, quand bien même elle relève d’une suite de traits et d’anecdotes, entre témoignage et plaisante érudition du type « Rognures d’histoire ». Dans Le Mousquetaire puis la Gazette de Paris, Philibert Audebrand reconstitue ainsi l’histoire de la « lisette » épigrammatique, anecdotique ou sociale, du Nain jaune de Cauchois-Lemaire, de L’Ours. Journal rédigé par une société de bêtes ayant becs et ongles

Pour se constituer comme sujet, on produit ses lettres de noblesse. La parentèle de la petite presse plonge dans l’Ancien Régime, repose sur une généalogie, une culture, une tradition. Paradoxalement aussi et preuve de la mutation qui affecte alors la perception du temps, les distances sont écourtées, et on voit rapidement se multiplier les témoignages relatifs à l’histoire immédiate de la petite presse. Outre les livres de mémoires dont certains parurent tout ou partie dans la presse (H. de Villemessant, M. Rude, A. Brisson), on assiste à la publication d’une sensible collection de textes de ce genre. Le premier numéro du Figaro de 1854 revient sur l’histoire de ce titre et semble lancer la mode, un grand nombre de témoignages directs étant écrits dans ces années. Léo Lespès rapporte l’« Histoire sincère et véridique du journal l’Audience » (Le Figaro, 4 décembre 1856) ; Antonio Watripon l’ « Histoire intime et véridique du journal l’Aimable faubourien » (Gazette de Paris, 6 mars 1859) ; Murger rapporte ses « Souvenirs du Corsaire-Satan » (Le Figaro, 19 juillet 1857) ; Jules Viard consigne ses souvenirs sur Lepoitevin Saint-Alme dans Le Figaro puis dans son journal Polichinelle à Paris (janvier 1856) ; Aurélien Scholl raconte l’histoire du Paris du comte de Villedeuil (Le Figaro, 2 juillet 1857). La part « minuscule » de la petite presse n’est pas en reste. Le Figaro accueille une « Histoire des petits journaux. Les feuilles mortes » (2 octobre 1856) due à Altève Morand. Il y revient sur le mouvement des années 1855 qui a vu paraître une presse de jeunes, souvent autographiée et d’un intérêt tout sociologique. Pour reprendre l’expression que Charles Bataille emploie dans Le Gaulois (17 mars 1858), l’ensemble dessine un reliquaire aux gazettes. Le voyage dans la presse est pèlerinage aux sources. Si le journalisme vise alors la postérité, tous ces textes aspirant à figurer comme des documents d’histoire littéraire, c’est aussi parce que depuis 1853, Eugène Hatin publie son Histoire du journal en France et donne dans ces années son Histoire politique et littéraire de la presse en France chez Poulet-Malassis. Il s’agit pour les protagonistes de l’aventure de la petite presse de militer pour leur propre mémoire en livrant une histoire qui est souvent de l’ordre du légendaire ou du récit héroï-comique.

VI. Variétés : un journal peut en cacher un autre

Un recensement de toutes les interventions autoscopiques de la presse dépasserait la dimension d’un article. Le journalisme ridicule, la presse travestie, les grotesques du journalisme s’inscrivent dans la culture de ces écrivains-journalistes aux prises avec un matériau dont ils sont alors en train d’éprouver la résistance et d’imaginer tous les détournements possibles. C’est de manière tout à fait logique que l’on trouve souvent nombre d’intuitions modernes du côté de la presse amusante : Le Tintamarre, Le Charivari sont d’une inventivité qui reste encore à explorer systématiquement. Citons par exemple un oublié, Alexandre Flan, qui entre 1858 et 1861 dans Le Gaulois, Le Journal pour rire, Le Journal amusant, s’intéresse aux physionomies de journaux, mais aussi à la « poésie de devantures », aux écrits des fous de Bicêtre, aux calligrammes qu’il présente comme la poésie de l’avenir. Certains procédés imaginés à l’époque ont toujours cours. On connaît la rubrique de Charlie-Hebdo[20] « Les couvertures auxquelles vous avez échappé ». La presse du xixe siècle en fait un usage fréquent. Mais, à la différence du journal de Philippe Val, c’est tout un numéro fantaisiste qui est publié. Il serait difficile de dater précisément l’apparition de ces faux-vrais journaux qui remonte assez tôt et bien évidemment pour tourner en ridicule la concurrence. Le Figaro en a très souvent utilisé le principe « Fi-Ga-Ro, journal politique et poétique de Kouang-Théou-Fou (Canton) » (8 avril 1858). La même année ce journal publie ce que l’on peut considérer comme le titre emblématique de la petite presse : « La Casquette de Loutre » (6 juin). Aurélien Scholl imagine « Le Bonheur » (Le Figaro, 18 septembre 1862), « Le Guignon Anti-politique et Anti-littéraire » (Le Figaro, 25 septembre 1862), « La Gazette noire par un homme qui n’est pas blanc » (Le Figaro, 11 décembre 1862). Mais c’est André Gill qui a le plus souvent usé du procédé, ainsi dans La Nouvelle Lune où l’on trouve en quelques mois :

« Le Nihiliste. Journal des Propres-à-rien », 21 mars 1880
« Le Cambronne, Journal naturaliste », Rédacteur en chef E. Z’Hola, 4 avril 1880
« Le Procureur. Journal des alphonses et des belles-petites », 18 avril 1880
« Le Journal des Filous. Dédié à la société toute entière », 25 avril 1880
« Le Biberon. Journal des nourrices sèches », 16 mai 1880
« Le Maquillé. À l’usage des femmes de mauvaise mine », 23 mai 1880
« Le Trottoir libre. Journal des hommes coureurs et des femmes courues », 30 mai 1880
« Le Caissier. Journal des Francs-fileurs et des Francs-filous », 6 juin 1880
« Le Journal des muffles. Par une société de Roublards de tous les mondes », 12 juin 1880
« Le Communard. Journal des 36.000 communes de France », 20 juin 1880
« Le Journal des Jésuites. Organe clandestin des expulsés », 27 juin 1880

Le Tintamarre ne sera pas en reste avec « Le Progrès militaire » (30 juillet 1882), ni Le Chat noir : « Paris s’amuse. Journal hebdomadaire. Humoristique, illustré » (21 octobre 1882). Chaque journal imaginaire a rapport avec l’actualité immédiate, gravite autour d’un événement qui fait la une de la grande presse, l’élevant au rang de véritable scie par ce procédé d’amplification dont la fonction principale est d’ironiser sur les artifices rhétoriques de la presse. Un journal peut, enfin, en enfermer un autre en abyme, tout aussi véritable, comme La Petite Lune, insérée dans La Lune rousse à partir du 15 juin 1879. André Gill en confie la chronique à Jean Populot alias Jean Richepin.

VII. Paradoxes et excentricités

Dans sa préface à La lorgnette littéraire[21], Charles Monselet imagine une vente aux enchères dans la salle de rue des Bons-Enfants. « Tout le Paris littéraire (autre cliché à l’usage des feuilletons) s’y était donné rendez-vous », écrit Monselet en précisant « On vendait, — du libre consentement de la plupart des gens de lettres, et pour cause du décès de quelques autres, — on vendait, dis-je, un nombre assez considérable de formules littéraires, de tropes, d’aphorismes, de périphrases artistiques, le tout en très bon état. »

L’ennemi du chroniqueur est le cliché (le terme apparaît alors), et sa tâche est de rendre compte de l’actualité en lui donnant une intonation paradoxale. Cette activité plonge ses racines dans l’art de la conversation, les sociabilités du salon, du café et de la salle de rédaction. « Le paradoxe, écrit Edmond Texier, cette balle élastique du désoeuvrement, rebondit en même temps sur les raquettes, toujours tendues. C’est un perpétuel feu de file, une fusillade non interrompue[22]. » Lancé, il est immédiatement intercepté et repris avec une rapidité qui révèle le fashionable, narrateur omniscient des derniers gossips urbains. Hector de Callias, époux d’une célèbre salonnière, Nina de Villard, consacre au paradoxe un long développement dans les « trucs et praticables » du journalisme[23]. Le retournement des représentations collectives, la pointe qui défait la victime est pure performance, de l’ordre de l’instantané, de l’éphémère et de la jouissance. C’est un éclair dans l’univers factice de la communication de masse ; une machine mondaine (et non politique, aucune dénonciation de l’idéologie, mais ironie et cynisme) qui relance constamment le discours et qui lutte contre le « déjà dit », contre le « style omnibus » et quête l’inouï au sein même du monde de la convention. En ce sens, le paradoxe fait cercle avec l’anecdote dont l’essence première est ce qui n’a jamais été dit. Mais le paradoxe a plus à voir avec le discours journalistique qu’avec le réel lui-même. Il est un leurre, il temporise, fait oublier l’éternel retour de la tâche du journaliste, s’en prend, comme dit Hector de Callias, aux mirages parisiens.

Ces traits participent ensuite d’une esthétique excentrique[24]. Le meilleur chroniqueur est celui qui est doté de « ce sixième sens, si admirable, [qui] consiste à sentir dans chaque objet, dans chaque personne, dans chaque événement, le côté excentrique pour lequel nous ne trouvons point de comparaison dans la vie commune et que nous nous plaisons à nommer le merveilleux…[25] ». Ce jugement de Sainte-Beuve à propos d’Hoffmann circonscrit l’univers intellectuel de cette petite presse lettrée. Certes, d’Hoffmann aux journalistes, les différences sont marquées, mais se maintient toujours cette passion forte pour la curiosité — vertu journalistique par excellence. Outre les influences de Sterne et de Nodier, on doit encore penser à toute une tradition forte de bibliothécaires et d’érudits fascinés alors par les récits atypiques, les bibliothèques impossibles, les mystifications et les auteurs supposés : Delvau, Monselet, Champfleury et Maillard, métissés d’érudition et de journalisme, appartiennent aussi à cette communauté savante. La petite presse a le goût des oubliés, des pathologies curieuses, des identités fortes et uniques au moment où se normalise la société. Cette esthétique pratiquée aussi par des journalistes comme Alphonse Karr, Aurélien Scholl, Privat d’Anglemont, Yriarte ou Vallès, constitue un répertoire de topiques duquel se détachent les postures possibles des hommes de lettres et des artistes, de la rébellion au martyrologe.

C’est donc tout un champ qui se présente en quête d’une légitimité, non seulement face au public, mais face à la grande presse et aux écrivains. Ces textes sont identitaires, jubilatoires, ils anticipent les simulations de la société du spectacle, déplaçant les enjeux du réel vers leurs représentations. Au xixe siècle, l’exploration du monde du journalisme et des périphéries curieuses de la « profession » n’a pas d’autre finalité que d’en délimiter plus nettement le véritable territoire. Le journaliste y légifère, trie, écarte et vilipende les impuissants et les amateurs, et, par-delà tous ces tableaux et portraits s’impose comme autorité. Les formes convoquées pour cette élaboration (au sens freudien du terme) ressortent d’une fictionnalisation latente des contenus, quand bien même elle serait tempérée par la dérision. Ce recours à la fiction, à la légende au double sens du mot est une autre butte témoin capitale dans la constitution et les procédures du journalisme moderne.

Ainsi, on ne peut que souscrire pleinement à la thèse de Marie-Ève Thérenty sur les échanges et les déplacements de frontières entre presse et littérature. Quand elle écrit que « la chronique déconstruit par la marge la machinerie journalistique en même temps qu’elle la valide[26] », elle résume ce que nous avons constaté ici à l’oeuvre dans la petite presse. Double jeu de la superstructure qui donne à lire la stratégie cynique des médias et la confisque en même temps. Énonciation marquée par la dénégation. Palinodies du journalisme en regard de celles de l’opinion publique ; brouillage à la Villemessant, Machiavel du petit journalisme capable de juxtaposer blanc et noir, chaud et froid, angoissé seulement devant l’entropie, c’est-à-dire la chute des ventes. Ainsi de la réclame[27] (du puff), de la camaraderie des gens de lettres et des journalistes sans cesse dénoncées et immédiatement reconduites. L’espace du petit journal a à voir avec la marotte du fou qui figure à son frontispice, sa capacité à dire et à se maintenir dépend de son habileté (face au sceptre) et de son art duplice (face au peuple).

Ce rapide examen des diverses formes que peut prendre l’autoreprésentation du petit journalisme ouvre à diverses interrogations. Tout d’abord, il confirme la prolifération de microformes journalistiques[28]. Cela d’autant plus que la petite presse est proprement d’essence littéraire et que son personnel figure parmi les plus amphibies de la « profession ». Espace plus libre que la presse quotidienne dont les contraintes de sommaires, l’horizon d’attente de l’abonné ne laissent que peu de place à ce qui n’est pas politique ou économie sociale, le petit journal est l’espace par excellence ouvert aux « variétés », à la chronique, au compte rendu d’un réel bigarré.

Mais cela ouvre aussi d’autres voies à explorer. La première concerne la langue de la petite presse. Cette prodigieuse débauche d’imagination et d’inventions verbales a bien sûr comme justification l’esprit satirique, la dénonciation de la rhétorique des grands journaux, mais aussi, comme refoulée, une dimension esthétique forte, voire intempestive. La seconde s’interroge sur la fabrication du petit journal qui témoigne d’un véritable bricolage au sens ethnologique du mot, et rappelle l’idée développée par Étienne de Jouy selon laquelle le journaliste est avant tout un chiffonnier. Qu’il crochète aussi dans la littérature formes, mètres, récits et est une entreprise de récupération. Le journalisme serait ainsi, lui aussi, une de ces « industries bizarres » décrites par Privat d’Anglemont, procédant à des collectes suspectes, des ravaudages inédits pour les recycler dans le cadre d’un petit commerce. Nombre de textes parlent du travail du secrétaire de rédaction, la paire de ciseaux à la main, qui découpe et monte sur des feuilles de papier, échos et nouvelles qu’il unifie ensuite. Cette capacité à adapter des formes à l’échelle du journal, à les mixer et surtout à les élaborer en modules autosuffisants formant syntaxe, oblige à les penser en d’autres termes que ceux de continuité et discontinuité ; ce sont surtout des articles de presse, comme on dit des articles de Paris, terme à rapprocher de l’idée de Villemessant qui conçoit Le Figaro comme un grand magasin. Le journalisme se négocie ici cyniquement comme « marchandise ». Pensons à Benjamin et à sa lecture de la fantasmagorie chez Marx. Miroir par essence, la presse nourrit le paradoxe singulier de vouloir faire passer son lecteur de l’autre côté, tout en se comportant néanmoins comme un miroir aux alouettes, propre à entretenir son propre mirage.