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L’un des intérêts suscités par les études sur la médiation culturelle repose sur la vivacité des débats concernant sa définition. La multiplication des activités dites de « médiation » s’accompagne de critiques de plus en plus vives formulées contre la plasticité du terme et le développement exponentiel de ses usages dans les champs les plus variés. Dans les débats sur les politiques culturelles [1], il arrive même que les remarques pointant les incohérences et les lacunes des définitions servent une contestation idéologique de la nécessité des actions dites de « médiation » [2].

La notion de « médiation culturelle » recouvre en France une définition particulière, liée à l’histoire des politiques et des entreprises de démocratisation culturelle françaises [3]. Dans ce secteur, elle désigne, dans son acception la plus large, l’ensemble des modalités de mise en relation de la production artistique avec les publics [4]. Mais du champ muséal où la notion a été problématisée et réfléchie par des acteurs qui ont très vite professionnalisé l’usage du terme, au champ théâtral où le mot de « médiation » est peu usité, sinon de façon extrêmement formelle, le terme reçoit des acceptions divergentes selon les domaines culturels auquel il s’applique. La « médiation culturelle », comme le rappelle Bruno Péquignot, n’est pas ou « pas encore au sens strict d’une sociologie des professions, une profession » (Péquignot, 2008 : 4), et elle ne constitue pas un « cadre d’emploi » défini par l’INSEE. Pourtant, s’intéresser à la « médiation culturelle », c’est prendre pour objet un ensemble d’activités et de questions qui apparaissent comme des « pratiques professionnelles », et s’interroger sur un « secteur professionnel d’application des disciplines fondamentales » (Péquignot, 2008 : 4) en cours de constitution.

La définition d’une activité détermine pour ses agents et pour le monde social la possibilité de sa représentation et de sa légitimité. Les questions liées au caractère relativement ouvert et plastique de ce que l’on nomme « médiation culturelle » intéressent donc directement le processus de construction de l’activité professionnelle. C’est sur ces questions de définitions, en tant qu’elles peuvent jouer un rôle moteur dans la construction de l’activité, que nous souhaiterions nous pencher. Comment les médiateurs culturels définissent-ils leur propre activité ? Quelles activités pratiques, quelles positions théoriques président à la coexistence d’une multiplicité d’acceptions possibles pour un même terme ?

Nous faisons l’hypothèse que les débats relatifs à la définition de la médiation jouent un rôle ambivalent, constructif, mais éminemment problématique, dans la construction des dispositifs et dans le développement de la médiation culturelle comme activité professionnelle. Notre réflexion s’appuie sur des enquêtes de terrain menées par observation participante et par entretiens semi-directifs dans différents types de structures (institutions culturelles, associations) employant des médiateurs culturels et accueillant des dispositifs de médiation (cf. encadré méthodologique). Nous développerons nos analyses en trois temps.

Dans un premier temps, nous explorerons quelques-uns des enjeux portés par les questions de définition de la médiation, notamment en ce qui concerne la possibilité pour la médiation culturelle d’apparaître et d’être reconnue comme une activité professionnelle légitime. Nous interrogerons ainsi le rôle actif que peuvent jouer, dans la construction de l’activité, la coexistence et la mise en concurrence de différents régimes de visibilité de l’action. Puis nous nous intéresserons à la façon dont la définition littérale de la médiation comme intermédiaire intervient dans la représentation de l’activité, et engage les médiateurs à imaginer leur action dans un espace bipolaire – entre les arts et la culture d’un côté, le public ou le spectateur de l’autre. Enfin, nous verrons que, dans la pratique, ce schéma formel est remis en cause par la multiplication des modes d’occupation de l’espace de médiation : l’organisation du travail dans les dispositifs dessine un enchevêtrement complexe de réseaux et de liens qui mettent à l’épreuve les acceptions théoriques de la « médiation ».

Concurrence entre différents régimes de visibilité

La signification du terme « médiation » engage une relation ambivalente au visible. Si le médiateur vise à relier deux termes entre eux, il tend également à s’effacer devant l’établissement de ce lien. La tendance de la médiation, quel que soit son champ d’application, est d’abolir l’écart ou de résoudre le conflit qui fondait la nécessité de son intervention, et de ce fait, de disparaître dans sa propre réalisation. Un principe paradoxal régit donc la construction et le développement des activités de médiations, qui tendent à faire coexister, et à mettre en concurrence différents régimes de visibilité de l’action.

Cette ambivalence se traduit en premier lieu par la difficulté, centrale dans le processus de construction de l’activité, à faire reconnaître – selon des modalités différentes, et auprès de différentes instances – l’activité de médiation. Plus les médiateurs cherchent à simplifier, faciliter et améliorer la relation à l’institution culturelle, plus ils s’investissent dans l’élaboration de dispositifs de médiation complexes, et plus ces dispositifs, lorsqu’ils atteignent leur objectif, tendent à disparaître aux yeux du public.

Fantôme de la relation à l’institution, l’action des médiateurs est très rarement ou très peu évoquée dans les entretiens menée avec de grands amateurs, spectateurs ou visiteurs assidus et experts de grandes institutions [5]. Ces spectateurs peuvent avoir gardé un souvenir marquant d’une rencontre avec un artiste, organisée un soir après la représentation ou peuvent témoigner d’un sentiment de gratitude générale à l’égard de l’institution. Cette relation qu’ils vivent comme la rencontre d’une démarche personnelle et d’une offre institutionnelle adaptée, et qui apparaît comme structurante dans leurs pratiques culturelles, et même souvent leur vie quotidienne, est souvent le fruit indirect et non exclusif de l’activité des médiateurs et de la politique des publics qu’ils contribuent à appliquer.

Cette faible visibilité de la médiation a des répercussions sur la reconnaissance au sein même des institutions de la nécessité de cette activité. Que le besoin de médiation ne se fasse sentir que lorsqu’elle manque conduit parfois les médiateurs à vivre leur métier comme une tâche fatalement ingrate, qui n’est reconnue que lorsqu’elle faillit à sa mission. Ce régime de visibilité très particulier conduit ainsi les médiateurs culturels à défendre, à l’intérieur même des institutions, la reconnaissance de l’utilité de leur action – « ce n’est pas dans ma fiche de poste, mais je passe une bonne partie de mon temps à expliquer aux autres services ce que l’on fait », disait une médiatrice d’un grand musée parisien. Les médiateurs témoignent souvent avec un certain fatalisme de « l’inéluctable » invisibilité de leur action. « Quand il y a du monde, on prétend toujours que c’est grâce à la qualité des artistes ; quand la salle est vide, on dit que ce sont les relations publiques ou la médiation culturelle qui n’ont pas fait leur boulot » [6].

Dans leurs pratiques et leurs discours, les médiateurs culturels ne cessent d’être en prise avec cette dimension paradoxale d’une activité qui tend à disparaître dans la réalisation de ses ambitions. Ainsi, l’idée de « donner les clés » ou « d’ouvrir les portes » de la culture, phrases-clés structurant la description de l’activité de médiation, et visant a priori à accroître l’autonomie du public, se traduit dans la pratique par un renforcement de la présence du médiateur.

Isabelle, « chargée » du public du champ social dans un grand musée parisien, décrivait l’ensemble des comportements « d’autonomie » qu’elle souhaitait transmettre à son public : la « capacité à s’orienter dans le musée », à « maîtriser les repères » chronologiques ou à « ressentir des émotions esthétiques ». Isabelle avait donc mis en place un dispositif de réservation et de visite, dans lequel elle occupait une place centrale. « Maintenant que vous nous connaissez, vous nous appelez directement sur ma ligne, quel que soit ce que vous voulez faire », disait-elle à son public. L’établissement d’un lien téléphonique direct entre des travailleurs sociaux et une personne travaillant dans un grand musée réalise une forme de médiation entre l’institution et un public qui lui est peu familier. Mais dans le même temps, l’injonction pratique qui accompagne cette action de médiation est ambivalente et, dans une certaine mesure, intimidante. Pour faciliter l’accès de ce public dit « défavorisé » au musée, Isabelle avait instauré une dispense de présentation de justificatifs [7] sous condition que « ces personnes passent par elle ».

En passant par moi, je suis donc la seule personne référente dans le musée, c’est moi qui l’ai instauré, on n’a pas à présenter de justificatifs, c’est-à-dire qu’on n’a pas à se justifier… quand il [le relais du champ social] passe par moi, on part sur une relation de confiance, et je m’engage par écrit à remettre des billets invités. (Isabelle, responsable du champ social au sein de la Direction des publics d’un grand musée parisien)

Cette dispense ne peut être tenue pour une forme de simplification de l’accès au musée qu’à condition de considérer la présentation d’un papier au guichet comme une action plus complexe qu’un appel téléphonique (suivi de la remise personnelle de billets pour invités par Isabelle). Ce dispositif repose sur l’instauration d’une relation dite de « confiance » éminemment plus engageante personnellement que la présentation anonyme aux guichets. Cet engagement peut contribuer à transformer l’expérience de la visite, indissociable dans le cadre de ce dispositif, de la relation interpersonnelle qui a été établie. Contrairement à sa visée première, dans ce genre de cas, l’activité de médiation ne s’abolit pas dans sa réalisation, mais tend à affirmer la présence personnelle et concrète du médiateur, dans un dispositif entièrement construit autour de son intervention.

La contradiction propre à l’action de « médiatiser » se constitue en objet problématique pour le chercheur en sciences sociales. Selon la perspective adoptée et les moments d’observation, les dispositifs de médiation ont souvent cette caractéristique contradictoire de paraître, soit tout à fait transparents, soit imposants, massifs et extrêmement visibles. Le service de médiation culturelle d’un festival consacré à la culture hip-hop en région parisienne a mis au point un dispositif spécifique d’accueil destiné aux groupes de jeunes spectateurs, qui viennent en nombre voir du hip-hop sans être des habitués des lieux de spectacles [8]. Aux yeux de l’enquêtrice que j’étais, le dispositif de médiation était extrêmement visible. Lors du déménagement provisoire du festival dans une autre ville, je pus assister au déploiement progressif – au fur et à mesure de la manifestation – de tout un arsenal qui visait à installer concrètement le dispositif d’accueil afin de conduire facilement les groupes vers la présentation, puis le spectacle. Bricolés et inventés sur place, les infimes signes de cette installation n’étaient que plus visibles (multiplication des panneaux indicateurs, déploiement des médiateurs équipés de talkie-walkie en différents lieux, jusqu’au fait de grimper sur des bancs, des plots pour se faire remarquer par les groupes sur le parvis). Seconde dimension accentuant la visibilité du dispositif d’accueil : les médiateurs insistaient sur la dimension interpersonnelle de cet échange et parlaient d’eux-mêmes, évoquant parfois des anecdotes relativement éloignées du spectacle. Les entretiens avec les groupes accueillis à la sortie du spectacle ont donné lieu à deux types de témoignages. Certains décrivaient leurs sorties en omettant complètement l’accueil par les médiateurs et n’évoquaient que les échecs et réussites prêtés aux spectacles – pour qui s’intéresse à l’action spécifique du dispositif « accueil-groupe », les témoignages qui ne font aucune allusion au travail des médiateurs peuvent paraître déceptifs. Certains groupes mentionnaient l’apport spécifique du dispositif de médiation : « Cela nous donne un cadre », « On a le sentiment d’être accueilli », « …de ne pas partir à l’aveuglette » – autant de manières de pointer précisément la manifestation concrète d’un dispositif qui visait explicitement à créer ce type d’effets.

Il est alors difficile de ne pas conclure au caractère double, contradictoire, et en cela problématique pour l’observateur issu des sciences sociales du travail de médiation : pour le public comme pour le sociologue sur le terrain, l’activité de médiation tend à la fois à affirmer concrètement son existence de tiers médian et à s’abolir complètement dans l’achèvement de sa visée première. La réactivation incessante de cette contradiction, qui met en concurrence différents régimes de visibilité au sein des institutions, face au public, et aux yeux du chercheur en sciences sociales, est une tension motrice dans la construction de l’activité de médiation.

Conception et construction d’un espace « médian  » où agir

La médiation se définit comme l’activité visant à rétablir un lien entre des termes séparés l’un de l’autre. Les médiateurs culturels se présentent selon une position qu’ils situent dans un espace tendu entre plusieurs polarités, celles des oeuvres, des artistes, et des institutions d’un côté, celle du public, du spectateur ou des visiteurs de l’autre [9]. Ces façons de concevoir leur propre place dans le dispositif et de mesurer l’évolution de leur proximité à l’un ou l’autre de ces pôles définissent des espaces de médiation différents qui déterminent à leur tour la nature et les modes d’exercices de l’activité. L’agencement de cet espace est déterminé par la façon dont le dispositif de médiation construit chacune des polarités public/spectateurs d’un côté, art/culture de l’autre.

Dans les institutions culturelles, les services de médiation procèdent de différents types de divisions du public. Les services de relations avec le public se sont construits sur des opérations de catégorisation, qui regroupent les spectateurs en fonction de caractéristiques socioprofessionnelles. « Scolaires », « étudiants », « comité d’entreprise », « travailleurs sociaux », « associations » sont des catégories qui structurent le travail des relations publiques, à la fois sur le plan de l’organisation du travail et celui de types d’actions. Les services de médiation culturelle ont hérité de ces distinctions, qu’ils revisitent cependant à mesure que ces termes désignent des groupes dont l’existence sociale semble moins établie – ainsi des « comités d’entreprise », qui apparaissent de moins en moins comme de possibles relais de l’action culturelle en entreprise.

Le deuxième type de distinction concerne la conception des actions auprès du public : les activités de médiation procèdent en partie de l’opposition entre actions quantitatives et action qualitatives, opposition qui pouvait structurer les politiques de public, et divisait parfois l’activité d’un chargé de relations publiques. Le « quantitatif » désignait les actions de promotion et de vente d’un spectacle ou d’une exposition, les actions « qualitatives » concernaient les activités exemptes de ces exigences chiffrées. Les termes de cette opposition se définissent surtout de façon relative : toute action supposée « quantitative » s’appuie en effet inévitablement sur un ensemble d’arguments liés aux qualités spécifiques de l’oeuvre ou de l’artiste, et rares sont les actions dites « qualitatives » qui soient absolument exemptes de l’ambition d’élargir le public de l’oeuvre ou de l’institution. Ainsi, un grand établissement pluridisciplinaire s’est doté d’un service de médiation culturelle indépendant, distinct des relations publiques et de la communication, chargé de mettre en place des actions « différentes », conçues et mises en oeuvre sur une durée plus longue, visant à « transformer le rapport » de quelques spectateurs, de préférence socialement défavorisés, à la culture. Les médiateurs, qui avaient néanmoins également la charge de participer à ce qu’ils nommaient péjorativement le « remplissage de salle », expliquaient que l’autonomie du service de médiation au sein de la direction des publics s’effectuait au nom de cette distinction – implicite, mais toujours à rétablir – entre les ambitions de type quantitatif et les actions dites qualitatives.

Les activités de médiation culturelle se distinguent également selon les modes de définition du deuxième terme auquel relier les différentes catégories de publics, de spectateurs ou de visiteurs. Sous le terme de « culture » coexistent en réalité des objets, des lieux, des personnes, des expériences, qui peuvent chacun prétendre être une partie ou la totalité de l’entité visée par l’activité de médiation [10]. Les activités de médiation se distinguent alors selon leurs façons d’articuler les propositions singulières d’une institution ou d’un artiste à une visée plus générale que serait le rapport à la culture ou aux arts. Dans les institutions culturelles, la tradition des services de relations avec le public veut que les dispositifs de médiation culturelle visent d’abord à faciliter la « rencontre » avec les oeuvres ou les artistes. Dans un second temps, lorsque les politiques de publics sont attachées à développer une forme de fidélité à l’établissement, c’est l’approfondissement d’une relation à l’institution culturelle que les médiateurs peuvent contribuer à instaurer. Certains dispositifs tendent à s’affranchir de la proposition artistique de l’institution dans laquelle ils se déploient. Ainsi dans le service de médiation décrit plus haut, les médiateurs déclaraient « vouloir créer des événements » dans les groupes qu’ils accueillaient, quels que soient la nature et le lien de cet événement avec le spectacle ou l’exposition que les groupes venaient voir. Ce type de circonscription de l’objet – créer des « événements », des « expériences » – rejoint les visées d’associations issues des mouvements d’éducation populaire, ou oeuvrant dans le secteur de l’éducation artistique, qui veulent travailler sur le « rapport à la culture », indépendamment des offres institutionnelles ou de la volonté de promotion de telle ou telle oeuvre.

Cette vision bipolaire de l’activité de médiation se complexifie si l’on prend en compte l’ambition de plus en plus explicite dans les dispositifs de médiation de transmettre des « rapports », des « attitudes » face à l’art et à la culture, de « modeler des comportements » et de fonder les conditions de l’expérience esthétique. La prise en compte de cette ambition fait de la médiation culturelle une activité immédiatement dialectique, qui tient ensemble les deux pôles « art/culture », « public/spectateurs », les transforme et les redéfinit. Dans cette optique, la médiation consiste moins à relier les termes entre eux qu’à les mettre en activité l’un avec l’autre – dans ce processus, le médiateur est loin de disparaître dans la réalisation de son objectif. Les médiateurs incarnent des rapports à la culture qu’ils tentent de transmettre, et c’est un certain type de pratiques, d’attitudes et de représentations qui sont mises en jeu dans le dispositif de médiation. C’est cette conception, dont se réclament de plus en plus les acteurs de la médiation culturelle, qui explique que les activités de médiation tendent à se personnaliser de plus en plus. Certaines actions de médiations, notamment dans les associations, mais également, de plus en plus, dans de grandes institutions, s’appuient explicitement sur le rapport singulier d’un médiateur à une oeuvre, sur ses préférences, ou sa propre carrière d’amateur. Le dispositif de médiation met alors en scène un ethos d’amateur d’art, qui sert de support à la circulation des spectateurs autour des oeuvres  [11]  : ceux-ci empruntent partiellement les traits d’une figure d’amateur, et bricolent, à long terme, un assemblage de rapports à la culture mis en scène par le dispositif de médiation.

Organisation de l’espace et division du travail de médiation

L’espace de la médiation, défini par l’agencement de ces deux pôles (art/culture, public/spectateur), se caractérise également par la façon dont les médiateurs conçoivent son occupation, leurs propres places et la possibilité de se mouvoir dans cet espace.

Cette question se traduit concrètement chez les médiateurs dans la formulation du dilemme qui oppose « activités de terrain » (supposées proche du public) et « activités de bureau » (supposés proches du coeur créatif du métier, soit parce qu’il s’agit d’activités qui engagent un contact avec les artistes, soit parce qu’elles contiennent une part de conception importante). La doxa du métier voudrait que ces deux types de tâches, quoique étroitement liés et également nécessaires, ne soient pas compatibles et doivent être exercés autant que possible par des personnes différentes. C’est ainsi que, dans les plus grandes institutions, les médiateurs de « terrain » ne conçoivent ni n’administrent les « actions » de médiation. Lorsque dans les plus petites structures, les moyens ne permettent pas de diviser ainsi le travail, les plaintes afférentes à la surcharge de travail, ou à l’incohérence de l’organisation sont courantes. Une médiatrice qui partageait son temps de travail entre deux institutions muséales de tailles différentes (la première, très prestigieuse et très importante par sa taille, avait un service de médiation très développé ; la seconde, de taille beaucoup plus modeste, spécialisée dans l’accueil des enfants, employait seulement deux personnes à la conception et à la mise en place des actions de médiation), critiquait explicitement l’absence de division du travail dans la plus petite de ces structures :

Il n’y a qu’ici que ça fonctionne comme cela […]. Ça dépend de la taille de la structure, mais en général il y a un ou plusieurs attachés aux actions éducatives avec des spécificités par type de public ou type d’activité. […] Je crois vraiment qu’à part ici, il n’y a aucune équipe qui fonctionne de cette façon. […] Ça permet d’aller d’un bout à l’autre de la chaîne. Mais du coup on ne peut pas accueillir tout type de public, et on a à peine le temps de faire tout ce qu’on a à faire. (Angèle, responsable des animations jeune public dans un musée)

Un peu plus loin dans l’entretien, cette médiatrice laissait entendre que cette organisation nuisait, selon elle, à la qualité des relations instaurées avec le public.

À l’inverse, l’extrême division du travail est critiquée par beaucoup de médiateurs pour la « privation de sens » qu’elle inflige aux deux pôles de l’activité : sans contact avec le public, les activités de conception et d’administration perdent de leurs significations ; transformée en pure application opérationnelle, il manque à l’animation des actions une marge d’innovation et une largeur de vue qui inscrivent les activités dans une perspective ambitieuse. Les plaintes des médiateurs à ce sujet semblent toujours rappeler que le principe de l’action de médiation consiste précisément à habiter entièrement l’espace entre ces deux pôles. La division du travail, qui segmente cet espace et l’affecte à des individus différents, est perçue comme une opération de réduction du « sens » de la médiation. La tension propre à ces questions était particulièrement visible dans l’organisation d’un centre d’art contemporain qui, pendant un temps, s’est essayé à de nouveaux modes de gestion et d’organisation de la médiation.

C’est un peu schizo : tu fermes la caisse, et après tu fais le guide auprès des groupes, le public a du mal à comprendre […]. Au début on faisait les gardiens aussi, là c’était impossible : va expliquer les oeuvres à quelqu’un à qui tu as dit de ne pas les toucher… (Xavier, médiateur, responsable d’un atelier pour les enfants, 30 ans)

Certains mentionnaient alors l’existence d’une forme de ressentiment – toujours attribué aux autres – envers l’administration qui ne « connaissait pas le terrain », et « demandait l’impossible » au médiateur. Ces mêmes médiateurs reprenaient à leur compte la critique faite à une division du travail trop poussée dans les grandes institutions : « Au musée X, ils sont 22 seulement pour le jeune public, forcément il y a des tensions avec la direction ».

Je me suis rendu compte que si je disais aux gens qui venaient se renseigner à la caisse pour les ateliers pour enfants que c’était moi qui les animais, ils ne revenaient plus. Les gens ne veulent pas que ce soit le caissier qui s’occupe de cela. […] On m’appelle l’homme-ascenseur parce que je n’arrête pas de faire des allers-retours. En même temps, c’est une richesse que ce soit la même personne qui fasse la réservation et les ateliers. (Xavier, médiateur, responsable d’un atelier pour les enfants, 30 ans)

« L’homme-ascenseur » énonce clairement les difficultés propres à une occupation de l’espace multidirectionnel – pour les médiateurs, le désir d’être présent à chacune des frontières de l’activité s’impose comme une nécessité impossible à satisfaire. Sur le terrain, que la médiation soit divisée ou affectée à une seule personne, elle est toujours vécue comme incomplète : le désir de tenir ensemble chacun des pôles de l’espace dans lequel se déploie l’activité, la définit, et détermine également son incomplétude.

Dans cette perspective, la tendance à multiplier les relais et les niveaux de médiations à l’oeuvre dans beaucoup d’institutions culturelles peut apparaître comme une façon de densifier l’occupation de l’espace. De plus en plus de dispositifs reposent sur la délégation de certaines fonctions de médiation à des personnes extérieures à l’institution. En général, ces fonctions recouvrent bel et bien des activités médiatrices, mais sont attribuées à ceux que les médiateurs désignent, les distinguant ainsi des « professionnels », sous le nom de « relais ». Le mot est couramment utilisé dans les services de relations publiques pour désigner le délégué d’un groupe ou d’une structure chargé d’assumer les relations avec l’institution. Mais le terme a tendance à être de plus en plus utilisé, au fur et à mesure que se multiplient les projets déléguant à des individus extérieurs les activités de contacts avec le public.

Ainsi, Isabelle a mis en place un système de visite pour les « relais » du champ social : ceux-ci, travailleurs sociaux, animateurs et responsables de groupes issus du « champ social » suivent une série de visites guidées au musée dans la perspective de se « former » à la collection et à la visite. Au nom de leur connaissance de leur groupe, ils assument ensuite la fonction de guide pour le groupe spécifique dont ils ont habituellement la charge. Conforme à des méthodes largement usitées dans les services de relations publiques, ce dispositif est complexifié par Isabelle :

Je vais travailler la médiation à deux niveaux. D’abord, je m’occupe des agents d’accueils, j’essaie de leur expliquer comment fonctionne ce public particulier, pour qu’eux-mêmes ensuite se sentent responsables de leur accueil. […] Une autre idée, c’est que « les relais parlent aux relais ». C’est faire bénéficier les relais qui viennent d’arriver de l’expérience des anciens relais qui ont une expérience muséale importante. (Isabelle, responsable du champ social au sein de la Direction des publics d’un grand musée parisien)

Ces projets s’appuient toujours sur un savoir pratique prêté aux relais quant aux processus de réception du public. Cette façon de transférer le contact public à des non-professionnels, à des représentants de groupes socioprofessionnels, avec qui le médiateur continue d’entretenir un lien privilégié, ne suscite pas le même type de déception ou de critique que la délégation de ces mêmes fonctions à des professionnels. Il semble que dans ce type d’organisation il n’y ait pas de conflit de légitimité entre médiateurs, et qu’in fine, le médiateur, qui contrôle ainsi le processus de délégation, garde la mainmise sur le dispositif. Ce type de projet contribue à une occupation réticulaire de l’activité de médiation. La charge de dessiner la forme et la structure de ce réseau revient à une seule personne qui assume la « responsabilité de la médiation », tandis qu’au contact du public ces responsables multiplient les personnes « relais », auxquelles une partie des fonctions de médiation est déléguée.

Dans ce type de dispositif, les conflits de légitimité apparaissaient quand les médiateurs n’ont pas de possibilité d’agir sur les personnes placées, du fait de la structure du dispositif, en position de « médiateurs » ou de « relais ». Ce type de microconflit, qui prend rarement une forme ouverte, apparaît fréquemment dans les dispositifs adressés au public scolaire : structurellement, l’enseignant est alors placé dans une position de « médiation » floue, rarement définie par le médiateur, et il n’est pas rare que les rencontres avec les artistes – dans lesquels enseignants et médiateurs font figure de tiers medium – révèlent des divergences quant aux vues de chacun sur son espace réservé. Il arrive que le médiateur ait le sentiment que l’enseignant, qui intervient pendant la rencontre, outrepasse ses fonctions. Il est surtout beaucoup plus fréquent d’entendre des médiateurs se plaindre du « manque d’initiative » des enseignants, qu’ils chargent souvent implicitement d’assurer la discipline de la classe : dans ce genre de cas, le médiateur délègue unilatéralement et tacitement à l’enseignant la charge de s’assurer que les élèves soient « prêts » à accueillir la rencontre – soit une fonction médiatrice uniquement tournée vers la disciplinarisation du public. Parfois le réseau de médiateurs se complexifie davantage, créant autant de conflits de légitimité possibles que de niveaux de médiation supplémentaire. Ainsi, une rencontre dans un collège mettait en jeu différents niveaux de médiation : la rencontre avait lieu entre plusieurs classes de différents collèges et un groupe de musiciens américains. Entre ces deux « pôles » étaient présents le responsable de l’association qui organisait la rencontre, l’intervenante-médiatrice, deux membres de l’association qui accueillaient les musiciens, quelques enseignants et quelques membres du personnel encadrant (un surveillant, le directeur d’établissement), et un traducteur. Dans le temps qui suivit la rencontre, l’intervention du traducteur fit l’objet de vifs regrets de la part du directeur de l’association qui mettait en place le dispositif.

Le traducteur […] il est gentil, mais on a besoin de quelqu’un qui explique, pas de quelqu’un qui traduit. Il ne traduisait pas tout, et surtout il n’expliquait pas… Je bouillonnais avec l’histoire des off beat et up beat, qu’il n’a pas expliqués… Ce n’est pas un traducteur dont on a besoin, on a besoin de plus. (Philippe, directeur d’une association qui gère un dispositif de médiation musical dans les lycées et mène des opérations de promotion de la musique en Seine-Saint-Denis)

Le « plus » qu’attendait ce responsable associatif portait évidemment sur des fonctions de médiation, que le traducteur n’assumait pas. Ce type de déception révèle les attentes parfois contradictoires suscitées par l’organisation réticulaire de la médiation, dans lequel chaque individu est implicitement, et parfois à son insu, placé en fonction de médiateur.

Les « fictions méthodologiques » de la médiation

La professionnalisation des activités de « médiation culturelle » est un processus en cours, récent et inachevé. Il voit des agents, employés dans des structures de types et de natures très différents, s’essayer à définir un ensemble hétéroclite d’activités, de fonctions, d’expériences et de projets. Ces entreprises de définition empruntent des voies pratiques – les médiateurs culturels ne cessent d’expérimenter de nouvelles « actions » – et théoriques dont nous avons tenté d’éclairer quelques aspects.

La concurrence entre différents modes d’apparition et de reconnaissance aux yeux du public et au sein des institutions, que l’on a appelés ici « régimes de visibilité », est une tension motrice dans la construction et l’installation du processus de professionnalisation de la médiation culturelle. Les médiateurs développent une définition bipolaire de leurs activités, qui peuvent se distinguer en fonction des subdivisions opérées dans chacun des pôles art/culture, public/spectateur. Cette vision bipolaire tend cependant à s’effacer devant des pratiques éminemment plus complexes que les montages théoriques apparents dans les discours. L’observation des activités de médiation montre en effet que les dispositifs reposent de plus en plus sur une singularisation du processus de médiation – le médiateur y apparaît personnellement – et sur une organisation de l’espace médian qui tend à diviser de façon problématique et parfois contradictoire l’activité.

Cette exploration de quelques-uns des aspects problématiques de la définition de la médiation tels qu’ils sont travaillés par les médiateurs culturels et tels qu’ils sont mis à l’épreuve dans la pratique, est partielle, tant la plasticité de la définition recouvre des usages et des expériences multiples, tant les questions posées par une professionnalisation inachevée sont nombreuses. Il faudrait souligner notamment que les schémas formels que les médiateurs élaborent pour présenter et développer leurs activités sont fortement investis de questions identitaires. Il est fréquent que les médiateurs culturels mobilisent une représentation bipolaire de la médiation pour expliquer le choix de leur métier, qu’ils ont tôt fait d’interpréter en terme d’adéquation entre une « place » – plus ou moins près des artistes, plus ou moins près du public – et une « personne ».

Mais si les dispositifs de médiation construisent un espace dans lequel se dessinent à grand trait des cadres de réception des oeuvres d’art, les médiateurs se confrontent encore rarement à l’enchevêtrement des pratiques et des expériences de leurs publics. Les médiateurs culturels ont tendance à construire des représentations monolithiques de l’expérience esthétique et du rapport à la culture, qui tendent à ignorer les pratiques de « braconnages » (Certeau, 1980 : 78) et les « horizons insoupçonnés des consommateurs d’occasion, des satisfactions éphémères et superficielles » (Roman, 2002 : 279). Jean-Claude Passeron portait une critique du même type à l’action culturelle, suspecte selon lui de méconnaître les pratiques de réception des milieux dans lesquels elle oeuvre, et de manquer « d’imagination sociologique » (Passeron, 1991 : 466). Il semble que, dans ce processus de professionnalisation inachevé, les médiateurs reproduisent ce que Jean-Louis Fabiani nomme les « fictions méthodologiques » du « public » (Fabiani, 2007 : 220). Utiles à la définition de l’activité et à la mise en place des actions, ces fictions tendent à s’éloigner de ce que l’on peut observer et éprouver sur le terrain quant à la nature complexe, contradictoire et précaire des « liens » et des expériences créés par les dispositifs de médiation.