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Introduction[1]

L’organisation effective de la lutte contre les « organisations sectaires nuisibles » ou – comme en France – contre les « dérives sectaires », demeure traversée et mue par cette même question : comment penser la mise en oeuvre efficace de mesures spécifiques dans la régulation de ce phénomène complexe ? La régulation peut être considérée, selon la définition proposée par Foucault (1997 : 222), comme une technologie de pouvoir qui s’est développée avec l’État de gouvernement en vue d’assurer la sécurité de la population. Cette technologie cherche à contrôler la probabilité de manifestation de certains événements pouvant survenir en son sein ou, du moins, à en compenser les effets.

Les discours s’élevant à partir de cette interrogation soulignent du même trait le caractère suranné des mesures préventives et répressives actuellement en place en raison, notamment, de l’incapacité à pouvoir identifier les comportements intentionnellement dangereux de ces groupements (Christians, 2000 : 243). Plus fondamentalement, c’est la circonscription même de l’objet qui semble remise en question à travers la promotion de nouvelles dénominations (Christians et Saroglou, 2005 ; de Cordes, 2006). Nous avons pu observer au cours de nos recherches que celles qui sont actuellement en cours en Belgique révèlent de plus en plus – à travers leur opérationnalisation sur le plan judiciaire et administratif – leur propre insuffisance dans l’abord de situations concrètes. Il nous semble que certaines difficultés pratiques résultent en partie de l’objectivation politique dont ces dénominations procèdent. Celle-ci crée implicitement – à travers l’agencement d’un dispositif de savoir-pouvoir formé par l’alliage d’une série de pratiques et d’un certain régime de véridiction – l’illusion d’une réalité donnée, unanimement cernée et objective, qui impliquerait une réponse spécifique à partir de la distinction préalable entre les groupements qui sont des « sectes » ou des « organisations sectaires nuisibles » de ceux qui ne le sont pas.

Les discours et pratiques s’alimentent mutuellement et participent au réaménagement du dispositif en matière de lutte contre ces groupements communément qualifiés de « sectes ». Ils constituent et transforment cet « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, […], des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref, du dit aussi bien que du non-dit […]. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » ; ou selon un énoncé plus conceptuel, il s’agit « des stratégies de rapports de force supportant des types de savoirs, et supportés par eux » (Foucault, 1994a : 299-300)[2]. L’étude de ce dispositif, des rapports de force dans lesquels il s’inscrit, ceux qui le composent et qu’il génère ainsi que les effets qui en résultent constituent l’objet de nos recherches doctorales en criminologie[3].

La question des « sectes » telle qu’elle se pose et est objectivée aujourd’hui par les autorités belges nous paraît appartenir à ce registre des « objets-limite » privilégié par Foucault pour réinterroger ce qui s’impose à nous comme évident afin de mettre à jour – au moyen d’un changement de position – certains points de fragilité dans nos pratiques, dans notre mode de pensée. Le cadre épistémologique qui sous-tend nos recherches nous a ainsi amené à réexaminer préalablement – à la lumière d’un autre éclairage – la provenance, l’apparition de l’« objet-secte » en tant qu’objet politique en Belgique.

Certes, de tous temps et en tous lieux, certaines personnes ou certains groupements de personnes ont été mis au ban du groupe social auquel ils semblaient a priori appartenir, le plus souvent pour des raisons de non-conformité voire d’incompatibilité – en tout ou en partie – avec les normes et/ou le(s) système(s) de valeurs prédominant(s). Il appert par ailleurs que certaines personnes ou certains groupements de personnes s’inscrivent d’emblée en opposition – voire dans une position de rupture – vis-à-vis du système de valeurs dominant par la promotion et la réalisation de leur propre code prescriptif. Mais, à l’endroit où nous pourrions être tentés de voir à travers l’usage du vocable « secte » la continuité d’un même discours à l’égard d’un même objet ayant traversé les âges, nous partageons l’idée selon laquelle chaque discours est éminemment situé (Foucault, 1971 : 54-55). Bien que la dénomination d’un groupement par le terme « secte »[4] ait souvent servi en Occident de moyen de ségrégation, il y aurait lieu de considérer une discontinuité et une spécificité des discours par rapport à la multiplicité de situations-problème qui ont émergé aux différentes époques et en différents espaces. L’« objet-secte » est objectivé différemment en fonction du contexte et de la multiplicité des rapports de force à travers lesquels les individus sont amenés à se constituer ; il ne serait finalement que le corrélat des pratiques discursives et non discursives qui s’y rapportent (Veyne, 1978 : 217-219).

Pour paraphraser Foucault (1994c : 726), nous pourrions dire que la « secte » n’existe pas. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne soit rien ou qu’il n’y a rien. Dire que la « secte n’existe pas », c’est vouloir insister sur le fait qu’il s’agirait plutôt « de savoir comment [la secte], sous les différentes définitions qu’on a pu lui donner, à un moment donné, a pu être intégrée dans un champ institutionnel qui la constituait comme [objet politique] ayant une certaine place à côté d’autres [objets politiques] ». C’est en ce sens que nous avons souhaité nous démarquer des nombreuses tentatives qui élaborent des définitions essentialistes pour préférer prendre comme ancrage à notre étude l’objectivation institutionnelle du « phénomène sectaire ».

Il s’agira donc moins, dans notre propos, de rendre compte d’une histoire globale des « sectes » de l’Antiquité à nos jours (Dierkens et Morelli, 2002) que de problématiser le processus de mise à l’agenda politique des « sectes » en Belgique. Nous postulons à cet égard que les groupements dits sectaires n’ont pas toujours été au centre des préoccupations des instances publiques. Leur érection en Belgique au rang d’objet politique serait relativement récente.

Comment dès lors comprendre qu’à un moment donné, toute une série de groupements à caractère ésotérique, philosophique, religieux, spirituel ou encore thérapeutique – communément qualifiés de « sectes » – sont devenus un problème pour les autorités publiques belges ? Comment se fait-il qu’à un certain moment, ce qu’on a appelé le « phénomène sectaire » est devenu un objet politique en Belgique ? Il n’est pas rare d’entendre comme réponse à cette question que le suicide-homicide de l’Ordre du Temple Solaire (OTS) serait à l’origine des préoccupations et de la réaction des autorités publiques vis-à-vis de ces groupements. Cet événement tragique aurait décidé nos représentants à s’intéresser à la question sectaire. Cette assertion soutiendrait implicitement l’idée que les autorités publiques fonctionneraient selon le principe consacré « action – réaction ».

Afin de rompre avec la linéarité qu’impose en apparence ce rapport de causalité et ainsi parfaire notre problématique – au sens où R. Quivy et L. Van Campenhoudt l’entendent (1995 : 85) –, nous emprunterons à Foucault un outil particulièrement intéressant pour notre projet qu’il nomme l’événementialisation (1994b : 23-25). Il s’agit de faire surgir, par l’entremise de cette procédure d’analyse, une singularité qui permettrait d’opérer une rupture par rapport aux évidences « sur lesquelles s’appuient notre savoir, nos consentements, nos pratiques » (Ibid. : 23). Cette événementialisation « consiste à retrouver les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de force, les stratégies, etc., qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence, universalité, nécessité. À prendre les choses de cette manière, on procède bien à une sorte de démultiplication causale » (Ibid. : 24). Nous élaborons ainsi « autour de l’événement singulier analysé comme processus, un […] “polyèdre d’intelligibilité” » (Ibid. : 24).

Nous entendons rendre au processus de mise à l’agenda politique des « sectes » le dynamisme et la complexité qui le caractérisent. À partir de l’examen d’un corpus discursif composé essentiellement de documents d’origine institutionnelle[5] – relu en considération du contexte historique et politique de l’époque – nous allons tenter de retracer l’émergence de cette singularité événementielle. Nous soutiendrons l’hypothèse selon laquelle la mise à l’agenda politique du « phénomène sectaire » ne résulte pas uniquement d’un fait tragique, mais bien de l’interdépendance d’une multiplicité d’éléments. Nous pourrions même considérer que ce fait d’actualité – aussi tragique soit-il – constitue moins un événement en soi qu’il ne le devient consécutivement à la réaction qu’il suscite en raison de l’utilité qui lui est conférée au regard des enjeux de la situation dans laquelle il survient.

Pour étayer notre hypothèse et réinscrire ainsi un fait d’actualité dans les rapports qu’il entretient avec d’autres éléments, nous avons choisi de développer deux éléments – mis en évidence par J. Kingdon et repris par I. Adam dans ses propres travaux (Adam, 2004 : 33-44) – qui nous paraissent particulièrement décisifs dans le cadre de ce processus de mise à l’agenda politique. Nous commencerons par mettre en exergue à partir des transformations discursives observées, l’importance des éléments de perception et d’interprétation dans la problématisation de la réalité pour, ensuite, dégager une conjoncture dont le resserrage renforce la conviction que quelque chose doit être fait pour changer la situation-problème.

Des transformations discursives qui soulignent l’importance des éléments de perception et d’interprétation dans la problématisation de la réalité

Nous l’avons évoqué précédemment, l’émergence en Belgique de l’« objet-secte » en tant qu’objet politique est assez récente. En étudiant le contexte historique dont il est issu, il est relativement frappant de constater que les autorités publiques belges ne se sont saisies de la question sectaire qu’à partir du début des années 1990 alors que la militance antisectes aurait commencé dès 1974[6]. Comment comprendre cet état de fait ? La lecture des deux premiers documents que nous avons pu recenser en rapport avec la thématique – une question parlementaire du 20 avril 1984[7] et une proposition du 24 février 1993 tendant à constituer une commission d’enquête parlementaire[8] –, révèle une différence notable entre les années 1980 et 1990 sur le plan de l’appréhension, de la perception et par conséquent, du positionnement des autorités publiques vis-à-vis de ces groupements qualifiés de « sectes ».

Les années 1980

Aux abords des années 1980, quelques faits non négligeables ont particulièrement marqué l’actualité. Notons succinctement parmi ceux-ci, la condamnation, le 30 avril 1975, par le tribunal de première instance de Mons, de R. Melchior et d’I. Westphal, respectivement pape et papesse du groupement les Trois Saints Coeurs. C’est au terme de ce procès que J. Nyssens créa en 1976 la première association d’aide aux victimes de « sectes » : l’Association de défense de l’individu et de la famille (ADIF). Quelques années plus tard, un premier « suicide-homicide » a lieu à Guyana où, suite aux prédications et injonctions de Jim Jones, près d’un millier de personnes perdit la vie. En 1982, les autorités françaises rédigent une première note sur les associations pseudo-religieuses (Ravail, 1983), suivie en 1983, à la demande du Premier ministre français, d’un premier rapport qui ne sera finalement publié que deux ans plus tard (rapport Vivien, 1985).

Ce n’est que peu après la publication du rapport Cottrell du Parlement européen, en 1984, qu’en Belgique le ministre de la Justice répond à l’interpellation d’un parlementaire à propos des activités de certains groupements[9]. Ce dernier avait semble-t-il déjà posé une première question à ce sujet le 15 avril 1983, sans obtenir de réponse de la part du ministre interpellé. Le parlementaire évoque les préoccupations suscitées par « la nature et les activités des nouveaux mouvements et sectes religieux » en s’appuyant sur « le rapport établi par le Parlement européen ». Ce rapport affirme, dit-il, « qu’il n’appartient pas aux hommes politiques de légiférer dans le domaine de la vie spirituelle, mais qu’il est du devoir de la société d’intervenir si certains individus racolés par les mouvements en question sont réduits à des épaves sous l’angle social et moral ». Vanvelthoven ajoute qu’« on cite de nombreux exemples de familles disloquées, de jeunes soumis à des traitements psychologiques des plus aberrants et de comportements franchement criminels ». Il termine en posant cinq questions précises au ministre sur la situation en Belgique. Ces questions sont formulées comme suit : « Quels sont les nouveaux mouvements et sectes religieux qui y déploient une activité ? ; À combien peut-on estimer […] le nombre de leurs adhérents ? ; De quels revenus disposent-ils pour financer leurs activités ? ; [Quel est] le nombre de plaintes faisant actuellement l’objet d’une enquête ? ; De quelle façon les autorités publiques ont-elles fourni jusqu’à présent des informations objectives sur la nature et les activités de ces nouveaux mouvements et sectes religieux, tout en respectant la liberté individuelle, dans une plus ample discussion du phénomène sur la place publique ? ».

Suivant l’ordre des questions qui lui sont posées, le ministre répond que « d’après les renseignements fournis par les autorités judiciaires, les sectes dont la dénomination suit, sont connues ». Il énumère ainsi un certain nombre de « sectes » qui auraient une activité en Belgique et dont le nombre de membres, même s’il n’est pas connu exactement, précise-t-il, serait minime. Il ajoute que « leurs revenus proviennent principalement de contributions propres, de dons et de la vente de tracts ». Il conclut en déclarant qu’aucune intervention spéciale de la part des autorités ne s’impose, étant donné que les parquets n’ont pas connaissance de pratiques relevant de comportements criminels ou de mauvais traitements psychologiques à l’égard des individus.

Pendant près de dix années, rien ne semble indiquer une quelconque préoccupation des autorités publiques belges pour la question sectaire, contrairement à d’autres pays européens (France, Pays-Bas, Espagne). L’activité des instances européennes n’est pas non plus en reste puisque – outre les deux rapports émanant respectivement de l’Union européenne (rapport Cottrell) en 1984 et du Conseil de l’Europe (rapport Hunt) en 1992 – l’Union européenne rédige en 1984 une résolution portant sur une action commune des États membres de la Communauté européenne à la suite de diverses violations de la loi commises par de nouvelles organisations oeuvrant sous le couvert de la liberté religieuse.

Les années 1990

Une décennie plus tard, le 24 février 1993, Messieurs Gol et Bertouille déposent devant la Chambre des représentants une proposition tendant à instituer une commission d’enquête parlementaire chargée d’élaborer une politique en vue de lutter contre les sectes et les dangers que représentent ces sectes pour les personnes et particulièrement pour les mineurs d’âge (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/1 : 1).

Cette proposition du 24 février 1993 traduit l’étape préalable en vue de mettre en oeuvre les différentes recommandations énoncées un an auparavant par une résolution du Conseil de l’Europe dont nous pouvons retrouver l’influence à la lecture du texte. La Recommandation 1178 (1992) du Conseil de l’Europe relative aux sectes et aux nouveaux mouvements religieux s’appuie sur les déclarations d’associations et de familles victimes des agissements des « sectes » ainsi que sur le rapport Cottrell pour inviter les États à se pencher sur la question. Les États membres étaient enjoints de prendre une série de mesures relatives essentiellement à l’étude et au contrôle des groupements qualifiés de « sectes » ou de « nouveaux mouvements religieux », à l’éducation et à l’information du public vis-à-vis du phénomène à travers notamment des organismes indépendants et surtout à prendre un certain nombre de mesures en vue de renforcer la protection des mineurs contre les agissements de tels groupements.

La proposition de messieurs Gol et Bertouille s’ouvre sur un rappel : « Notre Constitution en son article 14 reconnaît la liberté des cultes. L’État est laïque, il permet à chacun de manifester ses opinions librement, sauf la répression des délits commis à cette occasion. » (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/1 : 1) S’appuyant sur cet énoncé démocratique, les auteurs assurent que « les sectes usent de ces libertés reconnues aux églises pour s’implanter et recruter des adeptes dans notre pays ! »

Une première définition de la « secte » est ensuite proposée. Il s’agit d’un « groupement contractuel minoritaire de volontaires convertis partageant une même croyance élitiste, soumis à un chef charismatique ou à une administration hiérarchisée, centralisée et autoritaire, dont les visées peuvent être religieuses, politiques, économiques ou autres, mais dont le caractère essentiel avoué est une conception pure du divin à laquelle il faut se soumettre pour assurer son salut » (Ibid.).

Les auteurs – à l’appui d’une enquête journalistique non référencée – s’inquiètent de l’expansion du phénomène et du danger qu’il représente. En guise d’exemple, les auteurs relatent sommairement les activités de deux groupements qui seraient représentatives des pratiques à l’oeuvre dans l’ensemble des groupements qualifiés de « sectes ». Devant ces activités et leurs conséquences pour les individus, les mineurs et leur famille, ils rappellent que « tant au niveau belge qu’européen, il n’existe aucune législation spécifique réglementant les sectes. Aucune mesure ne protège les familles contre l’emprise des sectes. Cette lacune est d’autant plus préjudiciable eu égard au problème de la protection des mineurs d’âge […] » (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/1 : 2). Dès lors, « tous les dangers que font courir les sectes à l’individu justifient que le Parlement entame une réflexion approfondie afin d’en déterminer les causes et les conséquences et de débattre des mesures à prendre afin d’y remédier » (Ibid. : 3) ; d’où la nécessité, en raison de ces pouvoirs étendus, de mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire pour mener à bien cette tâche. La commission a donc in fine pour mission « de formuler sur base de ses travaux, toute proposition visant à réglementer l’activité des sectes et à protéger l’individu et particulièrement les mineurs d’âges ainsi que la famille » (Ibid.), laissant ainsi entendre que de nouvelles mesures de régulation pourraient être proposées et mises en oeuvre.

Du discours des années 1980 à celui des années 1990

La lecture du premier document semble avant tout témoigner du peu d’informations et de connaissances dont disposent les autorités belges sur la nature et les activités des groupements visés. La réponse du ministre est extrêmement succincte et nous paraît plus pondérée qu’alarmiste en regard notamment du vocabulaire mobilisé. Celui-ci ne nous a d’ailleurs pas paru particulièrement stigmatisant[10]. Apparemment, nonobstant les inquiétudes du parlementaire Vanvelthoven, la présence sur le territoire belge des groupements énumérés ne pose pas de problèmes dans la mesure où les parquets n’ont pas enregistré de plaintes relatives à leurs activités et qu’ils n’ont pas eu connaissance de pratiques telles que celles décrites par le parlementaire. L’activité du système d’administration de la justice pénale semble ici constituer l’indicateur de référence de la nocivité sociale de ces groupements. La formulation du ministre selon laquelle « les sectes dont la dénomination suit, sont connues » (Bull. Q. R., Ch., sess. ord. 1983-1984, question 168 du 20 avril 1984 : 3024 [Vanvelthoven]), laisse ainsi entendre que ces groupements sont ontologiquement des « sectes », sans connotation péjorative particulière. L’absence de précautions langagières ou stylistiques liées à cette position nominaliste donne l’impression que l’usage de ce terme renvoie à leur essence, qu’il va de soi là où le mot se confond avec la chose.

Dans le sillage des instances européennes – relayant les revendications des associations de victimes[11] et de parents d’« [ex-]adeptes » –, la droite politique belge va prendre l’initiative d’attirer l’attention de nos représentants sur cette question d’ordre psycho-socio-politique à l’aube des années 1990[12] ; alors que, selon l’indicateur mobilisé jusque-là, les autorités policières et judiciaires n’ont pas enregistré plus de plaintes ni constaté une hausse des infractions commises par ce type de groupements[13]. Avec toutes les précautions d’usage que requiert l’interprétation des statistiques judiciaires et en considération de la différence qui existe au niveau des dates d’informatisation et des pratiques d’encodage des Parquets, l’année 1993 semble plutôt indiquer le développement croissant du contentieux judiciaire relatif aux « sectes ».

C’est également au cours de cette même année que, d’après les sources consultées, la Sûreté de l’État aurait été chargée « d’entreprendre une étude plus approfondie du phénomène sectaire en Belgique et de centraliser les informations en la matière » (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1996-1997, 313/8 : 208). Il s’avère cependant, que la Sûreté était bien avant 1993 compétente puisque depuis sa création, elle veille discrètement sur toutes les formes et manifestations d’extrémisme pouvant nuire à la sûreté intérieure de l’État ainsi qu’à la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, et ce, en l’absence de toute législation spécifique la réglementant. Ces groupements qualifiés de « sectes » n’étaient simplement pas encore à cette époque objectivés comme une menace spécifique. Le responsable de la Sûreté de l’État rappellera d’ailleurs lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire, les difficultés éprouvées depuis par son administration dans l’accomplissement de sa mission en l’absence d’une définition opérationnelle permettant d’appréhender cette nouvelle menace (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1996-1997, 313/7 : 36). Ce n’est qu’en 1998 que l’administration de la Sûreté de l’État s’est légalement vue confiée la tâche de rechercher, d’analyser et de traiter les renseignements relatifs à toutes activités, individuelles ou collectives, déployées à l’intérieur du pays ou à partir de l’étranger, qui peuvent avoir un rapport avec les organisations sectaires nuisibles dans la mesure où ce type d’activités pourrait menacer, notamment, la sûreté intérieure de l’État et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel[14].

Quant à l’enquête journalistique non référencée sur laquelle s’appuient les deux auteurs de la proposition, nous pensons qu’ils font déjà référence aux investigations menées par un journaliste du journal Le Soir sur la présence des sectes en Belgique et au Luxembourg (Lallemand, 1994) dont la publication du livre en 1994 suscitera beaucoup d’inquiétudes, devenant ainsi un ouvrage de référence pour la classe politique. I. Adam (2004 : 36) rappelle que cette catégorie d’acteurs peut contribuer à la mise à l’agenda politique d’un problème « en constituant un indicateur qui mesure l’ampleur d’un problème ou son changement[15] ».

Le changement de ton dans la rédaction de la proposition de 1993 par rapport à celui adopté dans les années 1980, nous semble amorcer la problématisation politique des « sectes » en Belgique, lorsque nous y lisons :

[…] sous le couvert de la quête spirituelle, les sectes détachent progressivement leurs sympathisants de tout contact avec la société vouée au mal. Leur but est de créer des communautés repliées sur elles-mêmes et exigeant de leurs membres une très grande disponibilité et une totale soumission.

Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/1 : 2

Ce qui était émis avec prudence par le parlementaire Vanvelthoven est affirmé avec force par messieurs Gol et Bertouille. La définition qu’ils proposent ne requiert pas spécialement de commentaire, si ce n’est qu’elle illustre la transition d’une position nominaliste à une position réaliste. Outre l’impact qu’une telle définition peut avoir sur les représentations dont le processus définitionnel est finalement lui-même redevable (Cesoni, 2004 : 18)[16], nous pouvons nous demander la plus-value d’une telle définition dans l’étude et l’approche pragmatique d’une situation précise puisqu’elle recouvre largement le champ religieux et spirituel plutôt qu’elle ne permet de s’en distinguer[17].

Enjoints à se montrer vigilants par les instances européennes, certains de nos représentants saisissent l’opportunité pour promouvoir – à travers leur volonté de constituer une commission d’enquête parlementaire – une autre représentation de la question sectaire que celle qui avait cours. D’après-nous, ce changement de perception s’avère déterminant dans la problématisation de la réalité. Cependant, il nous semble moins s’appuyer sur les pratiques judiciaires que sur les pratiques journalistiques et associatives qui déterminent la connaissance que l’on peut avoir des « sectes ». L’opacité et le secret inhérents au fonctionnement de certains groupements attisent en outre les projections en tout genre ; projections qui nous semblent avoir pu trouver un support de réification dans certains faits relatés jusque-là avec récurrence à travers divers ouvrages (Lecerf, 1975 ; Vernette, 1976 ; Woodrow, 1981 ; Mat-Hasquin, 1982). L’appréhension du phénomène sectaire au tout début des années 1990 repose sur des représentations assez partielles et éminemment négatives qui concourent à l’édification à l’intérieur du territoire d’un Autre ontologiquement menaçant aux dimensions nombreuses et diverses.

Une conjoncture historique renforçant la conviction que quelque chose doit être fait pour changer la situation-problème

Ce changement de perception et d’interprétation à l’égard des groupements qualifiés de « sectes » va progressivement se renforcer – voire, se naturaliser – à travers l’enchevêtrement d’une multiplicité d’historicités distinctes (politique, judiciaire, médiatique, victimologique, administrative, etc.). Le resserrage conjoncturel qu’opère leur affectation mutuelle va conforter les acteurs politiques dans le sentiment qu’il faut réagir, et ce, avec d’autant plus de convictions que leurs représentations se sous-tendent des dimensions du phénomène tel qu’il est reconstruit par la réaction sociale (in-)formelle[18].

Elle [la réaction sociale informelle ou formelle] détermine le fait dans la manière dont il est vu, dont il est appréhendé et par le fait même dont il existe. […] La réaction sociale, qu’elle soit formelle ou informelle, en même temps qu’elle est une réponse à un comportement donné, constitue une grille de lecture à partir de laquelle ce comportement se trouve réduit aux éléments déclencheurs de cette réaction, c’est-à-dire à tous les éléments perçus comme socialement négatifs et inquiétants et qui ont suscité une réaction de peur ou de colère à partir de laquelle l’ensemble de la situation est reconstruite. […] Dans ce sens, […] la réaction sociale est créatrice de son objet, car s’il existe un comportement qui l’a déclenché, cette réaction implique un type de lecture qui réduira ce donné aux caractéristiques qu’elle retient et qu’elle isole en fonction même du rôle qu’elle joue.

Debuyst, 1985 : 74-79

Nous retiendrons dans cette conjoncture particulière, la mise en exergue de deux dimensions de l’« objet-secte » – en raison justement de l’attention particulière dont elles bénéficièrent au regard de l’actualité politique de l’époque – ainsi qu’un adjuvant, à notre sens, déterminant : la problématisation médiatique.

Les mineurs d’âge

La première dimension-clé de l’« objet-secte » concerne sans nul doute le danger qu’il représente à l’égard des mineurs d’âge. Cette préoccupation était déjà explicite dans la recommandation 1178 du Conseil de l’Europe ainsi que dans la proposition déposée par messieurs Gol et Bertouille en 1993. Tous les intitulés des différentes propositions visant à instituer une commission parlementaire en la matière soulignent explicitement le danger que représenteraient les « sectes » et leurs pratiques particulièrement pour les mineurs d’âge.

Sans pour autant dénier sa part de réalité, une enquête sociologique menée à Bruxelles auprès de groupements dits sectaires ne semble pas démontrer un intérêt particulièrement plus prononcé de ceux-ci pour les mineurs d’âge (Morelli, 1981 : 10). Sur le plan judiciaire, les quelques dossiers ouverts entre 1994 et 1995 par les sections jeunesse des Parquets – avant d’être repris sous le code 57a de la nomenclature des préventions correspondant aux affaires de « sectes » – portent moins sur des cas d’enlèvement ou de violence que sur la question du droit de garde et du droit de visite en raison de l’appartenance d’au moins un parent à un groupement qualifié de « secte ». Bien que les décisions ne soient pas nécessairement prononcées en défaveur du parent sectateur, ces litiges relatifs à l’administration des biens et de la personne de l’enfant ne semblent pas relever d’un cas de figure aussi dramatique que celui qui fut évoqué par les parlementaires Gol et Bertouille en 1993 (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/1 : 2).

J. Leduc soutient cependant lors d’une interpellation devant le Sénat que selon son avis « les plus grandes victimes des sectes sont les enfants innocents » [notre traduction] (Ann. Parl., Sén., sess. ord. 1993-1994, séance du 10 novembre 1994 : 210). Elle terminera également son intervention du 26 octobre 1995 à l’attention du ministre de la Justice, en liant les nombreuses disparitions de fillettes survenues à l’époque[19] aux pratiques des « sectes » : « […] j’ai encore une question en rapport avec la récente disparition de Julie et Melissa et de An et Eefje. Est-ce qu’on a examiné la possibilité qu’elles aient elles aussi disparu dans l’une ou l’autre secte ? » (Ann. Parl., Sén., sess. ord. 1995-1996, séance du 26 octobre 1995 : 154. Notre traduction). Le ministre répondra :

Nous n’avons jusqu’à ce jour pas encore eu en Belgique les mêmes difficultés que dans d’autres pays d’Europe, aux États-Unis ou au Japon. […] Madame Leduc a également demandé une attention particulière pour les enfants qui atterrissent dans une secte. S’il s’agit d’enfants mineurs, se pose la question de l’autorité parentale. La plupart des enfants qui appartiennent à une secte y sont avec un ou les deux parents. Nous ne pouvons dès lors pas intervenir. Ceci n’est d’ailleurs pas nécessaire si des problèmes ne se présentent pas. Nous avons examiné si des enfants disparus en Belgique aient pu atterrir dans une secte criminelle. D’après nos informations, ce n’est pas le cas. Ceci n’apparaît pas, en tout cas actuellement, dans les dossiers. Nous avons pourtant étudié cette possibilité.

Ibid. Notre traduction

Sans finalement aboutir au moindre résultat, la piste sectaire est une nouvelle fois nébuleusement soulevée dans l’affaire des fillettes disparues lors de la perquisition des locaux de l’Institut Abrasax[20] (M. P., 1996 : 7).

Malgré le peu d’éléments factuels relatifs à la situation d’enfants dans ces groupements, il nous semble qu’en raison de l’actualité de l’époque en Belgique, la question des mineurs a tout de même constitué une dimension particulièrement déterminante dans le processus de réaction des instances publiques vis-à-vis des activités de ces groupements ; ne fut-ce qu’en invitant les autorités à s’interroger sur le devenir d’une personne évoluant dans un environnement dit sectaire. Outre la relève que pourraient assurer ces enfants en tant que « vecteurs de prosélytisme sectaire à l’école et, plus tard dans le milieu professionnel » (Roy, 2006), ce sont avant tout les vives inquiétudes suscitées par la captation potentielle des citoyens de demain par ce type de structures qui poseraient problème puisque, dans certains cas, ils seraient totalement isolés de la vie sociale qui les entoure.

La complexification de la menace

La seconde dimension de l’« objet-secte » renvoie à ses accointances avec le crime organisé et le terrorisme ainsi qu’à sa présence et son influence supposée dans les réseaux financiers et politiques. Si les tentatives d’établir un lien avec les disparitions d’enfants ont très probablement contribué à la mise à l’agenda politique de la question sectaire, il nous semble qu’il en va de même pour les essais de recouvrement avec d’autres objets émergents que sont le terrorisme et la criminalité organisée. Les travaux consacrés à la criminalité organisée ont d’ailleurs souvent été évoqués au cours de l’enquête parlementaire en raison de certaines similitudes entre les deux objets, l’approche à l’égard du premier tendant à influencer l’appréhension du second jusque dans le choix d’une dénomination puisque celle qui fut privilégiée est celle d’organisation sectaire nuisible[21]. Une certaine concomitance sur le plan de l’intérêt que les autorités portent à ces deux objets peut être relevée puisqu’en 1994 :

[…] le Bureau central de recherche (BCR) de la Gendarmerie belge prit l’initiative de dresser un premier aperçu de la criminalité organisée et de sa situation […], quant à sa nature, à son ampleur et à son impact. […] L’accord gouvernemental de juin 1995 prévoyait l’adoption de mesures à l’égard de la lutte contre le crime organisé. […] Un an plus tard, le 28 juin 1996, le gouvernement en place adopte un Plan d’action contre la criminalité organisée. Ce plan énumère longuement les mesures diverses qu’il y a lieu d’adopter afin de lutter contre les organisations criminelles. […] Afin de préparer et de mettre au point diverses mesures qui devraient permettre d’attaquer le phénomène de la criminalité organisée à la racine, le Sénat belge a créé le 18 juillet 1996 une Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée en Belgique.

Cesoni, 2004 : 461-500

L’amplification médiatique du danger que représenterait le phénomène[22]

Dans cette conjoncture, plusieurs faits tragiques survenus de façon inopinée et successive suscitèrent une réaction médiatique particulièrement vive qui opéra dans la trame de la vie quotidienne, la trouée nécessaire à l’investissement politique de la question sectaire. Parmi les plus médiatisés à cette époque, on mentionnera les 80 personnes qui périrent à Waco au Texas le 19 avril 1993[23] et le premier « suicide-homicide » de l’OTS qui se produisit le 4 octobre 1994[24]. D’ailleurs, peu après ce second fait tragique, les interpellations du ministre de la Justice et des Affaires économiques et du ministre de l’Intérieur et de la Fonction publique, le 10 novembre 1994, par les sénatrices Herzet et Leduc – sur « les sectes, la recrudescence de leurs activités et les moyens de s’y opposer » et sur « les activités de sectes en Belgique et la menace qu’elles constituent pour notre société » – témoignent de l’orientation du processus (Ann. Parl., Sén., sess. ord. 1993-1994, séance du 10 novembre 1994 : 206-211). Les titres de cette double interpellation paraissent suffisamment évocateurs quant à l’idée que nous pouvons nous faire de leur contenu. L’émoi suscité par le drame de l’OTS comme le peu de connaissances relatives au fonctionnement de ces groupements, en raison de leur manque de visibilité, de la nébulosité et de l’hermétisme qui les caractérisent, ont achevé la relecture des « sectes » en termes de dangerosité et d’imprévisibilité, favorisant la suprématie des représentations négatives et réductrices ainsi qu’une certaine disposition aux amalgames. F. Messner (2003 : 166) précise que « ces généralisations, et le climat de peur entretenu autour de ces mouvements, contribuent à un climat passionnel, à la submersion des raisons pour lesquelles ces groupes sont réellement controversés […], à l’amalgame entre tous les “mouvements religieux socialement controversés”, et accentuent, chez ces groupements, les attitudes défensives telles que la dissimulation, le repli ou encore les pressions sur leurs membres ». Les propos de J. Leduc illustrent cette propension à la généralisation :

L’intrication des activités de certaines – et j’ose dire beaucoup – de sectes avec des pratiques obscures et délictueuses est une fois de plus apparue comme effroyablement claire. Des journaux, des magazines et des livres traitent des activités délictueuses des sectes et de leurs membres.

Ann. Parl., Sén., sess. ord. 1993-1994, séance du 10 novembre 1994 : 207. Notre traduction

Pourtant, le ministre de la Justice, M. Wathelet, rappellera une fois encore le peu de cas pénaux concernant les « sectes » eu égard à l’absence de plaintes et d’infractions :

La répression suppose des infractions pénales qui, elles-mêmes, supposent des dossiers individuels. En cette matière, les services de police ne peuvent agir que sur la base de plaintes ou d’infractions. […] notre pays respecte scrupuleusement les droits de l’homme, en ce compris les droits des membres de sectes. Nous proclamons de grands principes relatifs à la liberté de conscience et de culte. C’est la raison pour laquelle je devrais m’incliner si d’aventure quelqu’un proclamait sa croyance au soleil ou déifiait les sénateurs… Je ne pourrais réagir que dans l’hypothèse où sa croyance […] l’aurait amené à commettre des infractions pénales ; ce qui vaut d’ailleurs pour les cultes reconnus.

Ibid. : 209

L’actualité médiatique s’emballe lorsque le 20 mars 1995, la « secte » Aoum commet un attentat dans le métro de Tokyo où 12 personnes trouvent la mort tandis que plusieurs milliers d’autres sont blessées à cause de l’inhalation d’un gaz toxique[25].

Discussion

Le fait qu’au cours des années 1980 la Belgique a déjà connu sur son territoire le procès des dirigeants d’un groupement qualifié de « secte » à la suite duquel la militance antisectes et l’aide aux victimes de « sectes » se sont structurées, qu’un des plus importants « suicides-homicides » commis ces cinquante dernières années dans le cadre d’activités sectaires a eu lieu à Guyana et que les autorités françaises sont déjà sur le qui-vive, tendent à nous conforter dans l’idée que l’inscription de la question sectaire à l’agenda politique est bien plus contingent à une série de pratiques à l’oeuvre dans une conjoncture particulière que consécutif à un fait tragique. Il semblerait, d’après notre matériel empirique que l’avènement de ces faits n’ait pas suscité un intérêt particulièrement marqué de la part des autorités publiques belges (Stroobants, 1985). On pourra également s’étonner que ces dernières n’aient mené des devoirs d’enquête approfondis sur l’OTS et ses éventuelles activités en Belgique qu’à partir du 31 mai 1996 alors que l’implication de citoyens belges fut révélée dès le mois d’octobre 1994 ! (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1996-1997, 313/8 : 8-9)

Les associations de victimes – dont la parole fut relayée à force de pugnacité par les instances européennes – et le système d’administration de la justice pénale – à travers les quelques dossiers ouverts et condamnations prononcées – peuvent être considérées au regard de nos recherches comme les premières surfaces d’émergence fomentatrices de la problématisation politique des « sectes » en Belgique.

Les activités des autorités judiciaires nationales et des associations de victimes ont permis de consigner et de mettre en ordre les visibilités et énoncés relatifs à une certaine réalité préalablement objectivée à travers la parole des particuliers. Certaines pratiques ont ainsi pu être visibilisées à travers un processus sélectif de renvoi de l’information qui détermine in fine la connaissance que l’on peut avoir des « sectes ». L’information disponible en la matière demeure néanmoins rare et essentiellement négative puisqu’elle résulte quasi exclusivement des faits enregistrés et relayés par ces deux instances principales. Celle-ci a bénéficié d’un relais médiatique régulier qui a permis d’accroître la visibilité de certaines pratiques visées et de soutenir le changement de perception et d’interprétation à l’égard des « sectes » sans faire face à de réelles résistances étant donné la méconnaissance quasi généralisée à l’égard du fonctionnement de ces groupements.

Sans omettre l’impact du travail d’investigation mené par A. Lallemand (1994), les représentations qui sous-tendent la construction politique de l’« objet-secte » nous semblent ainsi reposer sur les rapports qui ont pu être élaborés entre le filtre constitué par l’appareil judiciaire et le filtre constitué par le milieu associatif au travers des récits biographiques d’anciens membres.

Le dépôt de la proposition du 24 février 1993 – occasionnée et légitimée par cet événement que constitue pour le parti libéral (PRL) la résolution 1178 du Conseil de l’Europe – aurait ainsi favorisé un processus de problématisation croissant de la question sectaire dans plusieurs domaines dont la convergence conjoncturelle de leurs historicités respectives a fini de convaincre nos représentants qu’il fallait réagir. C’est en ce sens que l’apparition de l’« objet-secte » comme objet de politiques publiques nous semble résulter du développement « d’un faisceau complexe de rapports » entre différentes instances qui s’est progressivement tissé à partir des premières surfaces de son émergence (Foucault, 1969 : 58-61).

Les processus de subjectivation et d’objectivation qui sous-tendent l’édification progressive des « sectes » en objet de politiques publiques a également participé à la production de sujets et de savoirs sur ce nouvel objet. En effet, la grille de lecture constituée par la réaction sociale formelle et informelle, a fini par affecter profondément non seulement nos représentants, mais également l’ensemble du corps social. Ceux-ci ont pu, par la suite, apprécier les dérives potentielles de certaines pratiques en se référant à leur actualisation paroxystique à travers la médiatisation massive de certains drames. Ces derniers donnent ainsi l’impression de venir s’inscrire dans une conjoncture particulière au rang d’événement. Cependant, la réaction résulterait moins du fait pris pour lui-même que de la nécessité pour le groupe social de se montrer capable de maîtriser les contingences inhérentes à la puissante réaction émotionnelle que ce fait suscite.

Les arguments des collectifs « antisectes » et des associations de victimes en viennent à ne plus être remis en question ni nuancés. Toute tentative critique à l’égard de ces lieux communs, de ces évidences est presque systématiquement rapatriée dans le champ des propos « pro-sectes » alimentant la bipolarisation de la question sectaire. Ce discours prédominant dans le processus d’objectivation du phénomène, se caractérise principalement par la présence récurrente de la notion de « dangerosité » qui, par son assimilation étroite à celle de « secte », tend, au milieu des années 1990, à être ontologisée dans le chef de ces groupements. La notion de « secte » historiquement entachée d’une connotation négative, en vient à retrouver à la fin du xxe siècle un nouvel éclat en prenant place aux côtés d’autres objets politiques émergents.

Ces groupements désormais perçus comme fondamentalement « dangereux » sont petit à petit devenus l’incarnation d’une nouvelle menace contre laquelle il faut lutter. Celle-ci peut se décliner sous quatre principaux aspects. Premièrement, ils représentent un péril pour l’économie et le système financier du pays dans lequel ils exercent leurs activités lucratives. Il leur est souvent reproché de détourner et de blanchir, au détriment du trésor public, les importantes sommes d’argent qu’ils perçoivent. Deuxièmement, en raison des nombreuses activités criminelles et délictueuses qu’on leur prête, ces groupements sont perçus comme un réel danger pour la sécurité intérieure, l’intégrité du groupe social et ses membres. A. Duquesne le rappelle en décembre 1995 lorsqu’il écrit : « Tous les pays d’Europe ont des législations précises que la plupart des sectes bafouent allègrement en matière de sécurité sociale, d’éducation des enfants, et d’exercice illégal de la médecine. Ces sectes violent des lois civiles, fiscales, pénales et administratives. Elles vivent de l’exploitation des adeptes, de fraudes, de transferts illégaux de fonds, d’escroqueries financières et morales » (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1995-1996, 313/1 : 2). Troisièmement, ils présenteraient un danger pour l’intégrité physique et psychique des personnes séduites par l’« aventure spirituelle » qu’ils proposent, particulièrement pour les mineurs d’âge. Enfin, ces groupements constitueraient également une menace pour la défense nationale, l’ordre démocratique et la stabilité de ses institutions en raison des risques d’attentats et d’infiltration des pôles de décision.

Nous avons d’ailleurs pu constater chez un certain nombre d’acteurs, avant même la constitution de la commission d’enquête, leur ancrage dans une herméneutique aux accents éminemment négatifs qui résultent notamment de la plus grande visibilité des témoignages des personnes pour lesquelles l’expérience fut dommageable, mais surtout de la passion et de l’émotion qui caractérisent le débat alors qu’il « n’existe […] pas d’image précise de la situation exacte en Belgique » (Ibid., 313/5 : 7). Si la présence de « sectes » a pu être confirmée dans le royaume, leur caractère « nuisible » ou « dangereux » n’a pu être établi avec certitude, il « résulte des rapports fournis par les procureurs généraux que les plaintes à l’égard des sectes étaient quasiment inexistantes à ce jour » (Ibid.). Les déclarations des différents intervenants lors des débats parlementaires témoignent de leurs difficultés de se déprendre de ces a priori ; « ni les ministères, ni les parquets, et dans une moindre mesure ni même la Sûreté de l’État ne peuvent présenter d’éléments concrets permettant à ce jour une évaluation du phénomène des sectes ; divers témoignages nous confirment qu’elles représentent un danger autant pour leurs adeptes que pour la société », nous dit l’un d’eux (Ann. Parl., Ch., sess. ord. 1995-1996, séance du 13 mars 1996 : 1328).

Sans vouloir dénier le comportement criminogène de certains groupements ou minimiser les effets délétères de certaines expériences sectaires, nous ne pouvons que constater, à quelques exceptions près[26], l’absence d’un discours nuancé et critique avant toute investigation. L’hypothèse qu’il puisse ne pas y avoir d’infraction voire, que seulement un petit nombre de groupements en commettent, n’est jamais retenue. Ces observations nous amènent à penser, avec Foucault (1969 : 62-63), que l’apparition historique de l’« objet-secte » comme objet du discours politique ne se définit pas « en référence au fond des choses, mais en [le] rapportant à l’ensemble des règles qui permettent de [le] former comme objets d’un discours » par rapport à certains enjeux.

La proposition initialement déposée par messieurs Gol et Bertouille fut reprise, le 21 février 1995, par messieurs Bertouille et Duquesne (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1992-1993, 920/2). Le changement de législature permit à A. Duquesne et consorts de déposer le 14 décembre 1995[27], une proposition plus élaborée (Doc. Parl., Ch., sess. ord. 1995-1996, 313/1)[28]. Elle a été rédigée dans le souci de respecter la répartition des compétences entre l’État fédéral et les entités fédérées (Ann. Parl., Ch., sess. ord. 1995-1996, séance du 13 mars 1996 : 1323). À la différence de la première proposition de 1993, la lutte est désormais orientée vers les pratiques plutôt que vers les groupements en tant que tels en raison principalement des difficultés que représente l’incrimination d’un phénomène reconnu comme hétérogène, instable et peu visible dans le respect des libertés fondamentales et des obligations de neutralité et de non-discrimination qui pèsent sur le droit commun en vertu des principes conventionnels (Christians, 2000 : 235-236). Le vote de la proposition a lieu à la Chambre en séance plénière les 13 et 14 mars 1996[29]. La commission d’enquête parlementaire est finalement constituée le 26 mars 1996, elle se compose de 11 membres[30]. Deux prolongations sont nécessaires aux bonnes fins de ses travaux[31]. Les travaux de la commission d’enquête parlementaire belge fixent dans notre pays le « phénomène sectaire » au rang d’objet politique[32]. Le rapport final est quant à lui déposé le 24 avril 1997 et présenté le 30 avril 1997 en séance plénière[33]. Ce qui était jusque-là désigné arbitrairement sous l’étiquette de « secte » fut érigé à cette date en objet politique de premier ordre.

Conclusion

Notre modeste contribution avait pour ambition de proposer un autre regard sur la construction du « phénomène sectaire » en tant qu’objet politique en dépassant l’idée selon laquelle la mise à l’agenda politique d’un problème découlerait d’un fait tragique. Certes, le « suicide-homicide » de l’Ordre du Temple Solaire a eu un retentissement particulier en Belgique en raison de la proximité géographique des faits et de ses ramifications possibles étant donné la nationalité belge de l’un des deux « gourous », mais il n’est pas la cause de l’édification de ce nouvel objet politique. Nous avons tenté de démontrer à partir du matériel empirique dont nous disposions que la problématisation politique des « sectes » était historiquement structurée par l’enchevêtrement d’une multiplicité d’historicités distinctes où, de manière générale, un fait tragique est bien souvent l’occasion, la porte ouverte que les instances politiques saisissent pour faire passer un projet ou une proposition de loi, pour les lobbies la possibilité de soumettre leurs revendications, tandis que d’autres acteurs tentent de faire valoir leur point de vue en espérant avoir voix au chapitre lors du processus de décision.

En voulant restituer au processus de mise à l’agenda politique le dynamisme et la complexité qui le caractérisent, notre propos a tenté d’appréhender et de rendre compte des pratiques discursives et non discursives qui ont inscrit les « sectes » dans un certain régime de véridiction favorable à une intervention des autorités publiques. Une telle mise en perspective nous a permis en creux d’identifier un certain nombre d’acteurs ayant participé à ce processus tels les instances européennes, les autorités judiciaires, les associations de victimes, les partis politiques, les médias, etc. Cela nous invite par ailleurs à poursuivre nos recherches à l’aune d’une analyse approfondie des rapports de force qui se jouent entre les différents protagonistes.

Cette relecture nous permet aussi de nous demander si la mise à l’agenda politique de l’« objet-secte » – concomitante à celle d’autres thématiques actuelles – ne constituait pas une occasion supplémentaire de proposer et de faire valoir la mise en oeuvre de nouvelles mesures de diagnostic et de surveillance de certains groupements ; sorte de réactualisation de certains éléments disciplinaires au coeur d’un dispositif de sécurité légitimé au nom de la sécurité intérieure du pays et du bien-être de la population. Ce qui, le cas échéant, permettrait d’éventuellement repérer certaines transformations des formes d’exercice du pouvoir dans notre société ; piste que nous espérons pouvoir explorer dans la suite de nos travaux.