Corps de l’article

La question du pluralisme est explicitement posée par Pierre Nepveu dans la conclusion de L’écologie du réel en 1988. Travaillant à l’unification et au prolongement de ce recueil d’essais, l’auteur présente le pluralisme comme l’enjeu fondamental des années à venir, en liant l’esthétique et l’idéologique et en distinguant deux orientations possibles :

Un certain pluralisme mou, il est vrai, renvoie dos à dos toutes les différences, ou affirme chacune comme essentielle et irréductible. Mais le pluralisme fort expose les différences, il les mesure et les interroge, les traverse comme un incessant problème, comme un brouillage ou un désordre à assumer et à surmonter autrement que par des appels dogmatiques à l’unité, à l’identité ou au recentrement.

ÉR, 215

Cette tension problématique entre les différences me semble l’objet privilégié de l’oeuvre de Pierre Nepveu, qui insiste pour placer le problème éthique sur un plan formel : une « véritable conscience éthique », écrit-il, devrait être « capable d’accueillir l’ici à même une attention aux formes et un constant dialogisme » (ÉR, 217). On peut voir dans ce texte un exemple de la mise en oeuvre du pluralisme dans l’écriture de la critique, qui est aussi, chez Nepveu, une écriture littéraire. En effet, dans plusieurs de ses essais, et tout particulièrement dans L’écologie du réel, le critique « se fait le relais de la parole des autres, recyclant de larges pans de l’édifice littéraire, balisant autrement ce territoire imaginaire [1] » ; des oeuvres aussi différentes que celles de Saint-Denys Garneau et de Nicole Brossard cohabitent dans une topographie de la littérature québécoise qu’il s’agit avant tout de dynamiser. Loin de chercher, par le recours à la notion d’écologie, à « normaliser » la littérature [2], Nepveu défend une conception du pluralisme qui s’apparente aux vues du philosophe américain William James : « Les vérités nouvelles sont […] la résultante d’expériences nouvelles et de vérités antérieures qui se combinent et mutuellement se modifient [3]. » Chez Nepveu, toutefois, le pluralisme est non seulement idéologique et philosophique, mais aussi proprement poétique.

Explorations

C’est par la poésie que Pierre Nepveu est venu à l’écriture, et il écrit dans un « Autoportrait » récent que ce genre est toujours resté pour lui « le foyer, le fil conducteur, la cohésion d’ensemble [4] ». Lorsqu’il publie son premier livre, le recueil de poèmes Voies rapides, en 1971, la génération dite « de l’Hexagone » est à son zénith : L’homme rapaillé de Gaston Miron vient tout juste de paraître et Paul-Marie Lapointe donne cette année-là sa rétrospective Le réel absolu. Parallèlement, une autre génération a déjà commencé à imposer de nouvelles références, celles du formalisme et de la contre-culture. À distance du mouvement d’opposition radicale qui a marqué les années 1970, Pierre Nepveu, comme d’autres poètes tels Michel Beaulieu ou Alexis Lefrançois, se situe à la fois, à l’égard de l’Hexagone, en rupture et en continuité, ainsi que l’observe Michel Lemaire. Le critique propose de parler de « lyrisme abstrait [5] » pour distinguer la poétique de Nepveu, Beaulieu ou Lefrançois du lyrisme humaniste de la « poésie du pays » aussi bien que de ce que Nepveu lui-même nommait l’« anti-lyrisme [6] » de la plupart des plus jeunes.

Le caractère abstrait des premiers recueils de Pierre Nepveu est relatif, dans la mesure où l’espace y est plus concret que dans bien des poèmes « du pays » qui envisageaient celui-ci d’un point de vue mythique ou historique (comme l’Ode au Saint-Laurent de Gatien Lapointe ou Mémoire de Jacques Brault) plutôt que descriptif. La ville, dans Voies rapides, est toutefois davantage un motif plastique que l’objet d’une représentation :

les arbres continuent d’accueillir les voitures folles

les morts se comptent à peine dans les fossés

les survivants s’arrêtent et se laissent fasciner

 par les flaques de sang frais.

« Week-end », VR, 21

L’expression « lyrisme abstrait » proposée par Lemaire rend bien compte, me semble-t-il, de cet extrait : le sujet est présent, mais il s’efface devant le monde considéré comme un spectacle ; la distance est accusée par cette observation en retrait et par une description élémentaire et froide. Malgré l’écart entre cette abstraction et la parole empathique qui caractérise la plupart des poètes de la génération de l’Hexagone, les liens entre la poétique de Nepveu et celle de cette génération sont sans doute plus décisifs, à long terme, que la prise de distance initiale.

On reconnaît d’ailleurs souvent, dans les poèmes des trois premiers recueils, la manière des aînés immédiats. C’est par exemple le cas du poème « Exil », dans Voies rapides, qui emprunte le ton de Jacques Brault dans les versets de Mémoire [7], et même l’évocation du frère :

 mon frère cueille les bombes et scande ses rêves

d’explosions et de giclées de sang

 et moi je suis très loin dans le refus et je réponds

au long interrogatoire de l’anxiété

 hors des pétarades de cris haineux dans un amour

qui vous demeure chaque jour étranger.

« Exil », VR, 31

Mais c’est surtout l’écriture de Paul-Marie Lapointe [8], et particulièrement celle de ses recueils des années 1960, qui trouve des échos dans Voies rapides, Épisodes et Couleur chair. Nepveu reprend notamment, par exemple dans cet extrait d’Épisodes, paru à l’Hexagone en 1977, le procédé de rupture de ton par la parenthèse souvent utilisé par Lapointe dans Pour les âmes :

l’espoir en ligne droite

ignore les ailes d’ombre

(voix sourdes-muettes destins

couchés).

« Marges », ÉP, p. 44

Nepveu s’inspire aussi du phrasé caractéristique des longs poèmes de Lapointe comme « Psaume pour une révolte de terre » dans « Scénario pour un amour définitif » du recueil Couleur chair, paru à l’Hexagone en 1980. En plus des poètes de la génération de l’Hexagone, plusieurs écrivains très différents manifestent leur présence dans les trois premiers recueils. Couleur chair s’ouvre par deux exergues, de Charles Ferdinand Ramuz et de Wallace Stevens, et la dernière section commence par une citation de Nicole Brossard. Dans le premier recueil, Raoul Duguay côtoyait Robert Creely, Francis Ponge et LeRoi Jones, tandis que le deuxième débutait par une citation de Georges Bataille. Par ces références aussi bien que par la variété des formes mises à l’essai (vers libres, poèmes en prose, versets, aphorismes), l’éclectisme marque le premier mouvement de l’oeuvre poétique de Nepveu, exploration de manières contrastées plutôt qu’affirmation d’une écriture singulière et unifiée.

Cette tentative de faire cohabiter une diversité de styles continue la poétique initiale de l’Hexagone, mouvement qui s’est défini dès l’origine comme une affirmation du pluralisme esthétique. Dans le prospectus de l’Hexagone de 1954, on peut lire : « Dans un esprit d’accueil, nous entendons grouper des oeuvres de tendances et de formes aussi diverses que possible. » La même formule est reprise textuellement au début des prospectus de 1955 et de 1956 [9]. En 1960, l’objectif est décrit en des termes qui correspondent tout à fait au programme qui sera dessiné à la fin de L’écologie du réel : « un nouvel équilibre de forces, dans ces mille contraires de la poésie [10] » (ÉR, 327). Ce « nouvel équilibre », dans le cadre du mouvement de l’Hexagone, est indissociablement un enjeu social et un enjeu esthétique, comme c’est le cas chez Nepveu, qui écrit dans L’écologie du réel :

la littérature offre encore un recours, […] elle constitue aujourd’hui un des rares lieux où la pluralité des centres puisse être maîtrisée, c’est-à-dire non pas niée mais assumée chaque fois dans un nouveau rituel, une forme provisoire où les limites internes de notre réalité (frontières du corps, partages de l’espace, champs culturels) puissent s’expérimenter.

ÉR, 219

Bien que le lexique (« pluralité des centres » et « rituel », par exemple, que Nepveu relie aux propos de divers philosophes, artistes et écrivains) souligne ici la particularité du contexte immédiatement contemporain, l’argumentation de l’ensemble de l’essai retrace dans la Révolution tranquille les prémices fondamentales d’une situation qui apparaît dès lors moins comme une rupture que comme une suite (d’où le titre du premier chapitre, qui porte sur la Révolution tranquille : « Le commencement d’une fin »).

Une voix

Du côté de l’essai, l’oeuvre de Pierre Nepveu connaît un premier aboutissement avec L’écologie du réel, qui développe les pistes ouvertes dans Les mots à l’écoute (notamment dans le chapitre « Miron dépaysé ») et qui opère le bilan de son intense activité critique des années 1980. En poésie, le recueil Mahler et autres matières, publié au Noroît en 1983, apparaît lui aussi comme un aboutissement, mais d’un autre point de vue. On y entend en effet, décantée, une voix singulière, un ton personnel très éloigné des combinaisons baroques des trois premiers recueils [11] et de la polyphonie de l’anthologie de la poésie québécoise réalisée deux ans plus tôt en collaboration avec Laurent Mailhot [12]. C’est dans un dénuement proche de l’effacement que le sujet trouve sa voix, qu’il abandonnerait bien pour un hypothétique « autre langage » plus à même de dire sa précarité :

Il fait trop clair et trop léger

dans ce creux d’inconnu

et je ne sais plus

si l’ombre et le bonheur

et la pomme sur la table

m’appartiennent encore,

ni quel autre langage

au-delà pourrait naître

pour dire combien j’étais seul

et proche de disparaître

en prononçant ces mots.

« L’oeuvre démantelée », MM, 61

Après avoir cité cet extrait du poème « L’oeuvre démantelée », Jean-Pierre Issenhuth évoque d’autres poèmes de ce recueil qui, eux aussi, « disent une perte d’initiative, une chute libre, un fond touché, tout ce qu’il faut perdre pour gagner, tous les obstacles à détruire pour livrer passage : le deuil des projets, des théories, de la stratégie, des intentions [13] ». Il est vrai que par rapport aux recueils antérieurs, l’écriture a soudainement perdu sa dimension fabriquée et qu’il s’agit désormais moins d’expérimenter que de s’exposer. Toutefois, la dimension stratégique se déplace, me semble-t-il, plutôt que d’être abandonnée. C’est en effet par le détour de la fiction que l’intimité émerge : les premières pages du recueil font entendre la voix de Gustav Mahler, « matière » de la célèbre nouvelle « La mort à Venise » de Thomas Mann, cité en exergue en compagnie de Réjean Ducharme. De la fiction s’élève un « Chant » (c’est le titre de la deuxième section du recueil) en plusieurs parties, inspiré des lieder et des symphonies de Mahler, puis, après un « fragment » de « Pantomime » (qui sera supprimé dans la réédition de 2005) émerge un cycle de poèmes unifiés par une prosodie dépouillée et tournés vers le témoignage intime, comme l’indique l’épigraphe de Pierre Morency : « Nous n’avons plus de pudeur depuis que nous avons souffert. » (MM, [47]).

Cette étape dans l’itinéraire poétique de Pierre Nepveu signale aussi un commencement : l’intégration à l’oeuvre de l’écriture romanesque. Pendant les quatorze années qui séparent Mahler et autres matières (1983) et le recueil de poèmes suivant, Romans-fleuves (1997), Pierre Nepveu fait paraître chez Boréal, en plus du recueil d’essais L’écologie du réel (1988), deux romans : L’hiver de Mira Christophe (1986) et Des mondes peu habités (1992). Dès l’incipit du premier roman, la perspective de la reconfiguration des formes qui sera dessinée dans L’écologie du réel est exposée :

Le Livre d’Albert Mathieu (en mille morceaux jamais rassemblés, jamais écrits) dit que l’explosion est notre mère, big bang élémentaire dont nous sommes les éclats. Et puis après ? Après, il y a l’éternité du temps, la mémoire qui flanche ou qui sévit, les bribes qui s’agglutinent, les formes qui gagnent. Albert Mathieu pense que c’est cela qui est le plus étonnant : qu’il y ait malgré tout des formes. Ça se brise, ça se refait autrement.

HM, 11

Dans Des mondes peu habités, Michel Biron observe aussi cette présence du « chronotope du rituel », dégagé dans les dernières pages de L’écologie du réel, qu’il résume en ces mots : « Ni hasard ni indétermination, le rituel se donne à lire comme une manière individuelle de résister à la décomposition d’un monde dépeuplé [14]. » Voilà aussi l’objectif des livres subséquents, qui combineront plus ouvertement encore les visées de composition et d’habitation.

Présences

Après Des mondes peu habités, Pierre Nepveu délaisse le roman, mais continue cependant d’intégrer l’écriture de type romanesque à la pratique de la poésie et étend ce mélange des genres à l’essai. Le poème et l’essai, désormais fortement marqués par la narrativité, se répondent en une sorte de méditation parallèle dans Romans-fleuves et Intérieurs du Nouveau Monde, puis dans Lignes aériennes et Lectures des lieux. La question de l’espace est l’objet central des essais, qui élargissent le territoire à l’Amérique, et qui exposent davantage la figure de l’auteur, souvent mis en scène dans ses lectures. Du côté de la poésie, le sujet est aussi très présent, mais sa voix laisse une grande place à d’autres voix : après l’avènement de la fragile parole intime du recueil Mahler et autres matières, la poésie de Pierre Nepveu travaille avant tout, sans quitter pour autant le registre de l’intimité, à une délégation de la parole.

Avec ce récent mouvement de l’oeuvre, qu’en est-il du pluralisme tel qu’il était abordé dans L’écologie du réel ? Il devient plus concret : au lieu de travailler des motifs conceptuels, Nepveu met en présence des personnes. Dans Romans-fleuves, ce sont la compagne et les enfants, Anthony Griffin, victime du racisme, et en conclusion un artiste à la fois réel (des notes explicatives indiquent qu’Antônio Francisco Lisboa (1738-1814) fut un grand sculpteur portugais qui, ayant perdu l’usage de ses mains, « se faisait attacher ciseaux, burins et maillets aux poignets à l’aide de courroies pour travailler [RF, 93] ») et imaginaire (le poète fait de lui le père de ses filles adoptives, qui les salue dans le dernier poème du recueil). Semblablement, au début d’Intérieurs du Nouveau Monde, un personnage à la fois réel et romanesque, Ron Kovic, célèbre activiste américain présenté comme le « cousin de Théo Waterman », c’est-à-dire du frère du narrateur de Volkswagen Blues, incarne une question : « comment être dans le Nouveau Monde ? » (IN, 27) qui sera modulée dans les quatorze études que réunit l’ouvrage.

On peut voir dans ce procédé une leçon romanesque, sans doute, mais aussi, me semble-t-il, une suite de l’investigation très existentielle dont témoigne Mahler et autres matières. La lecture de Marie de l’Incarnation, première étude d’Intérieurs du Nouveau Monde, met d’ailleurs en relief à la fois une aventure personnelle et une expérience du néant proche de ce « fond touché » qu’évoquait Jean-Pierre Issenhuth à propos du recueil de 1983. L’exemple de Jacques Poulin l’illustre bien : il ne s’agit plus, comme dans L’écologie du réel, de « concevoir le vieux Volks de Poulin comme une métaphore » (ÉR, 217), de travailler sur des principes et sur des lignes de force, mais plutôt de partir de la rencontre du « cousin de Théo Waterman » : « je me suis soudain retrouvé face à face avec un homme en fauteuil roulant », relate Nepveu dans le prologue. Kovic, en cela Américain par excellence, mais incarnation plus que symbole d’une difficulté, se révèle « obligé par sa sédentarité à puiser au fond de lui-même des raisons de vivre » (IN, 21-26). Dans l’épilogue, c’est aussi par une personne, Terezita de Jesùs, destinataire d’une lettre, que se relient les méditations sur l’Amérique et la vie du critique, dont les deux enfants sont les filles de cette femme que l’auteur n’aura jamais connue. Pour exprimer le déplacement identitaire qui sera celui de ses filles et qui est déjà le sien, le lyrisme de Gaston Miron est intégré et déplacé du Québec au Brésil : « Je n’aurai jamais voyagé vers autre pays que toi, pays de bois brûlé, de poèmes cannibales, d’enfants qui chantent dans les culs-de-sac de l’Histoire [15]. » (IN, 350)

Atteindre l’intériorité par l’autre (Antônio Francisco Lisboa, Ron Kovic, Terezita de Jesùs, et d’une autre façon Gaston Miron), processus qui était déjà à l’oeuvre dans Mahler et autres matières, reste la méthode qui guide l’exploration de l’espace à laquelle continue de se livrer Pierre Nepveu dans les essais de Lectures des lieux et dans les poèmes de Lignes aériennes. Lecture des lieux ne présente pas de problématique d’ensemble comme Intérieurs du Nouveau Monde ; les observations y sont considérées comme autant de méditations placées sous le signe de la rencontre (d’un lieu ou d’une oeuvre). Du côté de la poésie, Pierre Nepveu participe plus que jamais d’une tendance forte chez des poètes québécois s’inscrivant comme lui dans la postérité de l’Hexagone, qu’il s’agisse de Pierre Morency, de Gilles Cyr ou de Robert Melançon qui, chacun à sa façon, se sont éloignés des vastes perspectives historiques pour tenter d’apprendre à voir. Par rapport à eux, Nepveu se distingue en ce qu’il cherche à habiter l’espace sans perdre de vue l’histoire. Cette ambition, déjà présente dans Romans-fleuves, se précise dans Lignes aériennes, qui a pour objet l’action dévastatrice de l’histoire sur un lieu.

Dans ce recueil, l’écriture repose sur des faits, précisément relatés dans des notes, et qui donnent à première vue au recueil une dimension prosaïque. Plus que la fiction, qui reste toutefois très présente, c’est la référentialité qui entre en relation avec le lyrisme, contenu par une orientation éthique qui conduit, plus que jamais, à faire parler : faire parler les lieux au sens métaphorique, mais surtout faire parler les individus qui ont vécu l’absurde dévastation de Mirabel. L’histoire de l’expropriation, de la construction de l’aéroport, puis de l’abandon d’installations construites au prix du chambardement de plusieurs vies et au profit d’un « invraisemblable monument à l’ineptie gouvernementale et bureaucratique » (« Note documentaire », LA, 111) est ravivée par la reconstitution de la trame historique et par la cohabitation de témoignages. La relation de cette histoire absurde est non seulement une dénonciation, mais aussi, par le recours à la poésie, une sorte de fable sur l’histoire, à laquelle est opposée une autre expérience du temps :

le seul recours de ces poèmes est sans doute d’élaborer le monument fragile du recueil lui-même : maison suspendue dans le temps, où la mémoire intime se déploie, et où peuvent s’inscrire les destins silencieux qui se sont poursuivis et se poursuivent encore en dehors de l’Histoire [16].

Cette orientation, très mironienne par l’attention aux victimes de l’histoire à qui il s’agit de donner une voix, est résumée par le dernier poème, « Le livre », dont les derniers vers rappellent d’ailleurs la maison du texte liminaire de L’homme rapaillé [17]. Il s’agit aussi, pour « l’homme fatigué », de retrouver un sens dans l’absurdité en reliant la mémoire, la présence et le recommencement :

Exister comme on recueille

les jours de fertilité et de silence

jusqu’aux nuits où le sable dans la bouche

fait un crissement insupportable,

et c’est dans l’attente d’un autre

Godot, ou de quelque dieu de l’espace

— mais si seuls venaient au pied des coteaux

le grand prêtre des pluies et des neiges

et le son jardinier des menus travaux ?

Là-bas dans la maison de vieilles pierres

une lampe se rallume sur un livre d’heures

à la tranche dorée et aux images fertiles

qu’un homme fatigué rouvre le soir

pour y entendre sa propre voix

réciter la fin d’un monde

et son recommencement.

« Le livre », LA, 109

La voix de ce lecteur anonyme, qui relie la fertilité des jours et celle des images en ramenant les dieux sur terre, a le dernier mot. C’est à ce lecteur que conduit jusqu’à présent la trajectoire que dessine l’oeuvre de Pierre Nepveu.

Une récapitulation

Comme le « monument fragile » que constitue Lignes aériennes, la rétrospective Le sens du soleil soulève la question du livre comme configuration signifiante. Ce « recueil de recueils [18] » expose à la fois les architectures des six livres de poèmes déjà parus et l’organisation plus vaste qu’ils dessinent. N’ajoutant à l’oeuvre aucun texte inédit, il présente pour la première fois en un ensemble son volet poétique. Soulignons que la séparation entre la poésie et le reste de l’oeuvre est assez arbitraire chez Nepveu, surtout depuis Romans-fleuves où les ressources de la poésie, de l’essai et du roman sont de plus en plus intégrées. Mais c’est dans la poésie que « l’écriture du recueil » est la plus poussée et l’évolution, la plus nettement perceptible. Par ailleurs, en étant réédité dans la collection « Rétrospectives » des Éditions de l’Hexagone, le volet poétique de l’oeuvre de Pierre Nepveu s’inscrit parmi le corpus d’oeuvres poétiques québécoises de référence qui a été élaboré par cette collection depuis les années 1960, et s’intègre ainsi concrètement au pluralisme que cherchaient à développer Miron et ses amis.

À l’origine de la collection « Rétrospectives », deux voies se sont d’emblée dessinées. La première, illustrée par la parution de Poèmes, d’Alain Grandbois, toute première publication de la série en 1963, fut de reconstituer et de pérenniser un itinéraire, qui va des Îles de la nuit à L’étoile pourpre en passant par Rivages de l’homme [19]. La seconde, illustrée par Roland Giguère dans L’âge de la parole, en 1965, consista à composer un ensemble à partir de morceaux choisis, transformés par une nouvelle architecture [20]. En apparence, Pierre Nepveu choisit la voie de Grandbois, en donnant à son recueil les allures d’une simple compilation. Cependant, comme l’auteur le souligne, les premiers recueils font l’objet de coupures : les quarante-trois poèmes de Voies rapides sont ramenés à trente et un ; dans Épisodes, les trois traductions finales (de poèmes de Douglas Gordon Jones, Patricia Kathleen Page et Douglas Barbour) ont été écartées ; douze textes de Couleur chair (dont une section entière de six poèmes, « Opérations ») ont été supprimés ; enfin, un poème et une section ont été biffés dans Mahler et autres matières. Les modifications opérées vont dans le sens d’une épuration, correspondant au mouvement de « resserrement » que Pierre Nepveu observe dans l’oeuvre de Michel Beaulieu [21] et qui est assez proche de celui qui se réalise dans Mahler et autres matières. L’élagage opéré pour la rétrospective montre aussi une atténuation de « l’air du temps » par la suppression de plusieurs signaux contre-culturels et formalistes, relativement présents dans les premiers poèmes, même si Nepveu ne s’y associait pas constamment [22]. Les trois premiers recueils continuent d’apparaître comme un apprentissage par la combinaison de poétiques diverses, mais ils témoignent davantage d’un parcours personnel que de l’époque de laquelle ils participaient de façon plus évidente dans leurs premières versions.

Le titre Le sens du soleil évoque un itinéraire placé sous le signe de la quotidienneté : « le cours des choses », selon le titre d’une section de Romans-fleuves, qui est en effet le thème par excellence de la poésie de Nepveu. Par rapport aux enjeux de l’ensemble de l’oeuvre tels que j’ai tenté de les dégager, le titre réunit le temps (l’heure que la position du soleil signale) et l’espace (son parcours) ; toutefois, le « sens », singulier, contraste avec la diversité d’orientation des recueils. C’est le parcours de l’auteur qui semble prévaloir, mais cet itinéraire reste multiple, car dans la note liminaire, il est présenté, à l’exemple de celui du soleil, comme un recommencement circulaire :

la date de 1969 marque dans le présent livre un double commencement : celui de mon parcours poétique et celui du « Cahier de l’arpenteur », situé fictivement la même année mais écrit aux environs de l’an 2000. Par là, en une sorte de boucle temporelle, la poésie et l’histoire, ces deux étrangères l’une à l’autre, finissent quelque part par se retrouver.

« Note liminaire » [SP, 9]

L’auteur invite ainsi à lire l’ensemble sous l’angle historique, tout en soulignant la discordance de la poésie et de l’histoire, objet privilégié des derniers recueils qui se déplace vers les premiers.

La table des matières du Sens du soleil peut se lire comme un poème [23]. Elle prête évidemment à une lecture linéaire, comme le titre du livre et celui de la collection y incitent, mais la diversité qu’elle expose suscite d’abord une lecture tabulaire. Les titres des recueils et des sections font voir une pluralité de formes désignées comme telles : « Dessins très animés », « Épisodes », « Pièces minimales », « Proses », « Ouverture[s] », « Messages », « Scénario », « Prélude », « Chant », « Romans-fleuves », « Apartés », « Cahier », « Notes », « Journal ». Cette variété s’inscrit dans une séquence où la dimension intime est d’abord absente pour s’accuser dans le dernier recueil. Les autres titres soulignent des situations dans l’espace (« Positions », « Dernier étage », « Parois », « Cahier de l’arpenteur », « Notes de terrain ») ou dans le temps (la datation de chacun des recueils, « Le temps parfait », « Le solitaire en automne », « Le cours des choses » et, dans la section centrale de Lignes aériennes, la datation des cinq parties), ponctuées de brusques changements (« Virages éclair », « Épreuves », « Révolutions », « Dérangements »). Après l’avènement de la subjectivité, on note la présence, à partir des sections « Échographies » et « Les filles du sculpteur », d’un monde plus concret sur lequel débouche l’ensemble : « Mirabel », « Belle-Rivière ». De « Voies rapides » (titre qui désigne aussi bien le type d’écriture que l’urbanité) à « Lignes aériennes » (titre qui renvoie lui aussi au style comme à l’objet du recueil), les dimensions rhématique et thématique se rencontrent aux deux extrémités du livre, et la narrativité est mise de l’avant dans « Épisodes » (titre du deuxième recueil) et « Romans-fleuves » (titre de l’avant-dernier), dessinant une structure en chiasme qui souligne la cohérence du livre, en même temps qu’un parcours qui fait ressortir son mouvement et sa portée.

Tout en maintenant le pluralisme de l’ensemble de l’oeuvre, la rétrospective marque les étapes du parcours et agit même sur son point de départ. En effet, l’avènement de l’intimisme, dans Mahler et autres matières, pourrait être lu, jusqu’à cette étape, comme l’affirmation d’une voix se dégageant, malgré sa fragilité, des influences antérieures. Mais l’ensemble constitué par Le sens du soleil fait en sorte qu’une telle lecture est dépassée par la multiplication ultérieure des voix. Dans Romans-fleuves et Lignes aériennes, la présence des personnes ne se substitue toutefois pas à l’orientation formelle que Nepveu proposait dans L’écologie du réel. Par des voix singulières, les dimensions éthique et esthétique se combinent : l’écriture est infléchie du côté de la « dignité formelle » que le critique percevait dans la poésie de Michel Beaulieu [24] et qui est aussi un motif très présent dans l’oeuvre du philosophe Emmanuel Levinas [25], dont Nepveu se réclame dans Intérieurs du Nouveau Monde. D’une écriture plurielle à une pluralité de voix, l’oeuvre de Pierre Nepveu aura jusqu’à maintenant tenté d’accueillir la disparité des formes, de les dynamiser et de les muer en signes d’humanité.