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En dépit de la dichotomie suggérée par son titre, l’ouvrage dirigé par Charles-Philippe David et David Grondin n’a pas pour but de trancher le débat en matière de qualification de la puissance américaine dans le contexte unipolaire actuel. S’attachant à préciser et à remettre en question les termes de ce débat, ainsi que les points communs et divergences entre les différents concepts utilisés, l’ouvrage Hegemony or Empire n’en reste cependant pas là. Car au-delà des mots, l’étude vise à mieux comprendre la nature de la domination américaine. Elle commence par aborder la question sous l’angle interne, américain, avant de l’aborder sous l’angle des implications internationales ou régionales. Les différentes contributions présentent deux points communs : d’une part, la concentration de l’analyse sur la législature de George W. Bush, et, d’autre part, une mise en perspective avec les politiques de ses prédécesseurs.

Dans une réflexion introductive sur les termes du débat, Grondin passe en revue les concepts et positions les plus incontournables en la matière, tout en soulignant la complexité de la discussion sur la nature du pouvoir américain et l’importance de ses aspects mythiques (exceptionnalisme, destinée manifeste, etc.). Il insiste sur le rôle des néoconservateurs dans la tentation impériale récente ainsi que sur les contradictions profondes entre leur promesse d’un empire de liberté et son application pratique.

Dans un passionnant premier chapitre, R. Vitalis critique le caractère limité du débat théorique sur les notions d’hégémonie et d’empire et sur l’expérience américaine. La recherche actuelle en relations internationales, qui se trouve imprégnée par une approche exceptionnaliste et est sous l’effet d’une sorte de conditionnement, ne reconnaît pas la nature impériale et fondamentalement raciale du pouvoir américain au cours de l’histoire. La notion d’hégémonie selon Ikenberry passe, elle aussi, sous silence cette nature raciale en insistant sur les rapports qu’entretiennent les États-Unis avec l’Europe ou d’autres puissances importantes, tout en donnant aux pratiques américaines impériales à l’égard d’États faibles, comme en Amérique latine ou au Moyen-Orient, une signification moindre.

Dans le deuxième chapitre, S. Dalby s’intéresse aux dimensions stratégiques de l’hégémonie américaine. Remontant au lendemain de la Guerre froide, Dalby insiste sur la grande continuité entre les réflexions stratégiques élaborées depuis lors et la doctrine Bush. La réponse de Bush aux attentats du 11 septembre s’est révélée imprégnée de ces anciennes stratégies ethno-centrées (nous sommes attaqués pour ce que nous sommes, pas pour la politique menée), concentrées sur les menaces étatiques et l’approche militaire. Dalby insiste sur les contradictions entre la géopolitique et les ambitions impériales de la doctrine Bush et les moyens essentiellement militaires et trop limités qui sont véritablement disponibles.

L’auteur du chapitre suivant, A.A. Hozic, revient sur la Homeland Security sous l’angle du symbolique et de la représentation. Elle considère que, si la période Clinton avait donné lieu à une sorte de marketing de la violence par le biais d’Hollywood, l’arrivée de Bush au pouvoir a vu le retour à des modes de propagande plus traditionnels. Constatant que l’Administration Bush a produit les réalités qui lui convenaient, Hozic convient qu’il en est finalement ainsi de tout pouvoir. Elle s’interroge avec finesse, d’une part, sur ce qui explique que tant d’Américains jouent le jeu, et, d’autre part, sur ce qui pourrait les amener à reconnaître que l’empereur est nu et qu’il l’a probablement toujours été.

Abordant la question du rapport de l’Administration Bush au droit international sur un mode résolument original, S.V. Scott considère que la véritable nouveauté de cette attitude ne découle pas d’une approche réaliste du droit international, ni de sa violation. Ce qui est véritablement nouveau dans l’attitude de l’Administration Bush est son mépris ouvert pour l’idée même de droit international, une attaque plus dangereuse qu’on pourrait le penser.

La première partie de l’ouvrage s’achève avec l’analyse par F. Gagnon du rôle du Congrès dans la politique étrangère américaine durant la législature Bush. Constatant que la position du Congrès a évolué, entre un soutien presque sans failles à la suite du 11 septembre et une résistance croissante à partir de 2004, Gagnon s’efforce d’en évaluer les raisons en combinant plusieurs variables internes et externes. Il plaide pour une recherche approfondie sur le rôle du Congrès.

La seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux répercussions de l’hégémonie américaine, débute par une étude d’O. Beylerian sur les inconstances ou l’absence d’une politique américaine à l’égard de l’islamisme. Si le constat de départ est pertinent et si l’analyse évoque un certain nombre de points importants, on regrettera cependant le recours à des sources presque exclusivement américaines pour un sujet complexe et souvent difficile à appréhender de l’extérieur.

J. Tourreille et E. Vallet se penchent, quant à eux, sur le fossé entre Européens et Américains, aucunement créé, mais indéniablement élargi par l’invasion de l’Irak de 2003. Sur la base de données quantitatives, les auteurs considèrent qu’en dépit de fortes divergences entre Européens et Américains quant à la manière de faire face aux défis mondiaux (et particulièrement en matière de recours à la force), les désaccords intra-européens, le niveau de coopération et les intérêts communs transatlantiques sont autant de signes qu’une puissance européenne ne peut se construire contre les États-Unis. Si l’appel des auteurs à la complémentarité transatlantique semble sage, on est cependant tenté de mettre en garde contre une entente essentiellement fondée sur des menaces communes (terrorisme, etc.) remplaçant opportunément la menace soviétique et sur une certaine vision de l’interventionnisme.

Suit un chapitre consacré aux limites actuelles et à venir de l’hégémonie américaine en Asie (A. Laliberté). L’auteur explique, d’une part, comment la montée en puissance de la Chine peut renforcer la stabilité hégémonique existante, du fait notamment du lien important entre Chine et États-Unis, et pose, d’autre part, la question de l’impact d’une hégémonie chinoise en Asie : sous réserve de quelques conditions, rien ne suggère qu’il s’agirait d’un changement catastrophique pour l’ordre global et même pour la prospérité américaine.

Dans l’étude suivante, C. Jourde montre comment le discours américain dominant représente l’Afrique de l’Ouest essentiellement au travers de trois prismes : en tant que terrain de la guerre contre la terreur, fournisseuse de ressources naturelles stratégiques et région démocratiquement faible. Analysant de manière critique à la fois le discours et les politiques choisies en fonction de ces représentations symboliques, l’auteur montre, non seulement la subjectivité des choix politiques, mais également leurs importantes contradictions. Au-delà, comprendre l’impact à moyen et long termes de la politique hégémonique ou impériale américaine actuelle requiert d’étudier ses conséquences dans les pays concernés.

Enfin, s’intéressant à la périphérie nord-américaine, S. Clarkson suggère que Canada et Mexique jouent un double rôle face au pouvoir américain : ils y contribuent de manière substantielle tout en s’efforçant de le limiter, particulièrement quand des problèmes mondiaux vitaux sont en jeu.

Bouclant la boucle, David fait le bilan du débat sur les concepts d’hégémonie et d’empire, et conclut avec l’idée – ou la pirouette – que, si description et qualification de la forme exacte de la domination américaine donnent lieu à tant d’interprétations divergentes, cela est peut-être dû au fait que la politique étrangère américaine n’est pas le fruit d’une grande architecture, mais bien plus d’interactions fluctuantes entre des facteurs politiques et bureaucratiques. Plutôt que de chercher des explications globales, David incite les chercheurs qui veulent comprendre variables et constantes de la politique étrangère américaine à se pencher sur la complexité du processus de prise de décision.

Ces réflexions conclusives sont révélatrices de l’approche de l’ouvrage et de son intérêt : le lecteur, chercheur peut-être plus qu’étudiant, n’y trouvera ni une réponse tranchée à la question « hégémonie ou empire ? », ni une analyse prétendant expliquer globalement la nature de la puissance américaine actuelle. Mais il y trouvera des éclairages ponctuels qui lui permettront, peut-être, d’en comprendre un peu mieux certains des aspects.