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La Société Internationale de Sociologie des Religions (S.I.S.R.) a consacré la 29ème conférence en 2007 au thème « Sécularités et vitalités religieuses »[1]. Dans la cadre de ce symposium nous avons organisé une session bilingue (anglais-français) sur la « La gestion du religieux : vers une gouvernance multi-niveaux ? ». Sociologues, politologues et juristes ont contribué à donner un caractère particulièrement transdisciplinaire à cette séance et nous remercions ici chaleureusement Pauline Côté et Matthias Koenig qui ont animé les discussions et les débats[2].

L’objet de cette session était d’explorer comment la gestion du religieux s’articule au niveau local, national et international, tout en tenant compte des dimensions politiques, juridiques, administratives et symboliques. D’ici une attention toute particulière aux thèmes de la politique publique en matière religieuse, la gestion nationale et locale du religieux ; la régulation du religieux par les régimes fédéraux ; le poids des relations interétatiques et non étatiques sur les politiques nationales en la matière[3].

1 Politique publique en matière religieuse et gouvernance

La « question religieuse » revient sur l’agenda des gouvernements occidentaux, mais c’est une question renouvelée. Il ne s’agit plus des anciennes querelles qui concernaient les cultes historiques et la délimitation de leur rôle par rapport à la sphère étatique en expansion, tant sur le plan de la légitimité que sur le plan de la différentiation des sphères. En effet, l’appareil d’Etat a réussi à monopoliser des secteurs d’activités autrefois dévolus aux Eglises, comme l’éducation, la santé et le droit concernant les moeurs. Si la question religieuse revient, « c’est en tant que nouvelle question religieuse. […] Il ne s’agit plus aujourd’hui de régler une situation religieuse nationale, mais de gérer la globalisation religieuse »[4]. Celle-ci induit une diversification de l’offre, une pluralisation accrue des scènes religieuses nationales et impose des nouveaux schémas d’intervention qui s’esquissent, se cherchent et s’inventent parfois en tension avec des réaffirmations identitaires nationales et locales.

L’analyse de la politique publique religieuse constitue une approche intéressante et nouvelle dans le cadre de l’analyse de la politique publique, qui demeure encore une discipline relativement récente. Il s’agit d’étudier l’État dans son action dans la société, un État qui se présente comme un « ensemble hétérogène d’acteurs » en charge de différents problèmes et ayant de ceux-ci une connaissance toujours partielle et relative. Dans ce contexte incertain, fragmenté et incohérent, on attribue au chercheur le devoir de comprendre et d’analyser la politique publique en matière religieuse, dans ces diverses phases qui vont de l’émergence du problème social, à son inscription sur l’agenda politique, jusqu’à la production des solutions et la prise de décision et enfin la mise en oeuvre de cette politique publique[5]. Les contributions ici réunies traitent des nouveaux modes de régulation publique et sociétale, induits par la prise en compte de la diversité religieuse grandissante.

Dans ce contexte, on peut se demander si les politiques publiques dans ce domaine se différencient vraiment des politiques dites culturelles. Comme le montre bien Nicola Colaianni, le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe ou la question du crucifix en Allemagne et en Italie, rentrent dans le cadre des demandes de visibilité religieuse dans l’espace public. Nonobstant ces demandes soient avancées par des groupes religieux ou pour des raisons religieuses, elles ne concernent pas forcement la liberté de religion, mais elles sont plutôt le résultat de la perception des aspects culturels de la religion et de la religion comme culture. Diverses études montrent comment dans une société mondialisée la liberté de religion est en train d’être de plus en plus conçue comme « liberté culturelle ». Dans ce contexte, alors que la liberté de religion constitue un droit civil de première génération, les droits culturels eux sont des droits de deuxième génération et par conséquence, des droits encore en pleine expansion, non pleinement affirmés et toujours à la recherche de pleine garantie et de reconnaissance publique[6].

Face à cette « nouvelle question religieuse » qui questionne et que questionne la majorité, la tentation est grande d’appliquer de vieilles recettes aux problèmes nouveaux, autrement dit de plaquer sur les nouvelles religions ou religiosités le modèle catholique de gestion pyramidale et centralisée des croyants. Dans maints pays, les gouvernements cherchent en effet un interlocuteur unique pour représenter les cultes, notamment l’islam, dont la gestion demeure au coeur des préoccupations des agents étatiques locaux, nationaux et internationaux. Quand des représentants n’émergent pas d’eux-mêmes, les institutions étatiques ont tendance à les susciter comme en Espagne, en France ou en Belgique. L’article de Maria del Mar Griera montre comment le pouvoir espagnol, lors de la transition démocratique, a centré son attention sur les relations avec l’Eglise catholique tout en inventant le référentiel de religion ancrée dans le patrimoine historique de la Nation. C’est ce paradigme qui a été peu à peu appliqué à d’autres religions historiques induisant une première reconnaissance de la diversité religieuse (accord passé avec l’islam, les juifs et les protestants en 1992). Mais ces solutions nationales (« accuerdos » en Espagne, Organe Chef de culte des Musulmans de Belgique ou Conseil Français du Culte musulman/CFCM) ne suffisent pas à régler les problèmes quotidiens qui émergent dans la gestion des nouveaux cultes du fait notamment de la paralysie de ces instances, souvent déchirées par des rivalités internes par rapport à la ligne religieuse ou au droit de regard, encore prégnant, des pays d’origine. Barbara Thériault, dans son étude originale sur l’incorporation des policiers d’origine immigrée, montre aussi comment le modèle qui prévaut est celui de la « gestion des âmes » sur un mode de gestion du fait religieux emprunté à la pastorale protestante.

Plutôt que de se concentrer sur la mise sur agenda de la question religieuse par le biais de controverses à retentissement national, voire international, quatre contributeurs de ce numéro rentrent dans la « boîte noire » des politiques publiques en se situant du côté de la mise en oeuvre. De ce fait, ils se concentrent sur le niveau local et régional de régulation du religieux. A ce niveau, le local apparaît comme un « laboratoire » de solutions originales répondant à des situations inédites. A la suite de Bruno Latour, sociologue des sciences, nous entendons par « laboratoire » : un dispositif social qui produit, selon des normes propres, des connaissances et de l’innovation[7]. Il s’agit de répondre au cas par cas à des problèmes touchant au quotidien des nouveaux croyants, parfois en décalage avec la législation nationale.

Ce numéro de la revue EUROSTUDIA se veut une contribution non seulement aux études sur l’Europe, mais également au débat sur la notion de gouvernance dans le domaine du religieux au niveau international, national et local. « Même si la gouvernance n’est pas prédominante dans toutes les politiques et les arènes de prise de décision politique, elle est devenue le mode de régulation politique prévalent dans nos sociétés riches, fonctionnellement différenciés, multiculturelles et démocratiques[8] et semble bien s’adapter à la gestion politique et à la régulation du phénomène religieux, surtout au niveau européen. L’hypothèse majeure à l’objet de l’organisation de cette session était non seulement de vérifier si nous sommes devant « un passage du gouvernement à la gouvernance »[9] mais également de la régulation à la gouvernance, comme nouvelle voie de gestion et de régulation des phénomènes religieux.

2 Gouvernance multi-niveau en matière religieuse

Nous considérons la gouvernance dans sa structure multiniveau : internationale, européenne et nationale/subnationale. Ce numéro focalise tout particulièrement sur les derniers deux niveaux tout en montrant comment la gouvernance intra-nationale est souvent « contrainte par l’ombre des gouvernements nationaux et sub-nationaux, alors que la gouvernance dans le cadre de l’Union Européenne se base sur l’institutionnalisation d’un système politique spécifique »[10]. Plus particulièrement, le paradigme de la gouvernance multi-niveaux souligne le rôle des réseaux et du lobbying, la participation des acteurs privés et des acteurs de la société civile, le rôle des experts, dans le cadre d’un processus de prise de décision politique qui donne plus d’espace à une pluralité d’intérêts.

Les articles présentés dans ce numéro de la revue EUROSTUDIA se situent dans le cadre de la comparaison, non seulement à l’échelle internationale/européenne, mais ils contribuent également à la comparaison entre les divers niveaux de gouvernance dans le domaine de la politique publique en matière religieuse. Ils focalisent non seulement sur l’Europe et les institutions nationales et sub-nationales, mais aussi sur les acteurs et leurs interactions dans la pratique.

Les différents articles montrent comment les niveaux locaux et nationaux de gestion du religieux s’entrecroisent et parfois se contredisent dans un jeu très pragmatique qui consiste, pour les premiers, à régler des problèmes quotidiens et, pour les seconds, à édicter de nouvelles normes législatives ou jurisprudentielles. Leur apport est d’autant plus intéressant que l’on se situe dans le cadre d’Etats fédéraux (Allemagne, cas étudié par Sylvie Toscer-Angot) ou à forte régionalisation (Espagne, cas étudié par Maria del Mar Griera). A contrario, Barbara Thériault montre comment la diversité religieuse est gérée dans la police allemande, une institution relevant des compétences de l’Etat fédéral et qui de plus cultive un esprit de corps marqué, par le souci de l’uniformité.

La gestion locale des cultes introduit de nouveaux acteurs et de nouveaux référentiels, cadre normatifs et dispositifs repris parfois au niveau national, selon un modèle bottom-up. Ainsi, Maria del Mar Griera montre comment la région de Catalogne a pallié les lenteurs de la mise en oeuvre des « accuerdos » signés par l’Etat central espagnol, en donnant voix aux préoccupations des groupes interreligieux porteurs de nouvelles légitimations (les religions comme bien commun et non plus simplement comme héritage historique). Ces groupes issus de la société civile ont été les initiateurs de nouvelles « panoplies de solutions » en matière de gestion des nouveaux cultes, principalement de l’islam.

A travers cet exemple, on peut voir comment les acteurs locaux et administratifs « ne sont pas de simples exécutants des décisions prises au sommet : ils les interprètent à travers leurs propres prismes cognitifs et normatifs et ils détiennent un savoir pratique (façons de faire traditionnelles, routines) qui leur confère une importante marge de manoeuvre »[11]. Ils font parfois même preuve d’une grande capacité d’improvisation, voire innovation, dans un cadre le plus souvent informel et faiblement régulé par les instances législatives ou administratives centrales. On peut ainsi voir le fonctionnement de l’Etat « au concret »[12] par la mise à jour de « politiques de proximité » (Maria del Mar Griera).

La nouvelle question religieuse est aussi une nouvelle question nationale, tant le religieux peut servir de réservoir d’identification aux opposants régionaux et nationaux au port du voile (étudié par Sylvie Toscer-Angot) jusqu’au niveau européen (étude de Virginie Riva sur les mobilisations et contre-mobilisations autour de la controverse sur la mention des racines chrétiennes de l’Europe dans le Traité constitutionnel). Les exemples présentés par Virginie Riva sont plus ambivalents car ils montrent que la religion peut servir d’expression à des particularismes et aussi représenter des aspirations à l’universel, ce que souligne la grande malléabilité du répertoire religieux.

D’où le titre donné à cet ensemble de contributions « La régulation du religieux : vers une gouvernance multi-niveaux ». La mondialisation relativise l’Etat nation[13] comme niveau privilégié de régulation du religieux. Il y a « fragmentation de la souveraineté étatique » (Matthias Koenig). Le niveau local tend à s’autonomiser par rapport au niveau national. Les niveaux internationaux imposent une contrainte normative et cognitive sur les politiques nationales. Il s’agit de montrer comment s’articulent les niveaux locaux, nationaux et internationaux de gestion du religieux, dans leurs dimensions politiques, juridiques, administratives et symboliques.

La notion de gouvernance donc se prête bien à l’analyse de ces phénomènes d’entrecroisement des pratiques et de nouveaux référentiels entre différents niveaux d’action publique: cette notion souligne la perte de centralité des acteurs politico-étatiques au profit d’une action multipolaire, multi-niveaux, décentralisée, informelle et non hiérarchique entre l’Etat et les groupes sociaux[14] et ce, dans un contexte d’incertitude, de risques croissants et de grande complexité.

Les mots des auteurs sont, à cet égard, éclairants : il y a « dissonance » entre les référentiels d’action publique au niveau central et local ; il y a des « tensions » entre les différentes niveaux de gouvernance dans un contexte où les procédures de mise en oeuvre des accords entre l’Etat central et les groupes religieux ne sont pas fixées (Maria del Mar Griera) ; il y a « croisements et entrecroisements » des niveaux juridiques et politiques, et aussi au niveau juridique, entre des arrêts des Cours de Justice régionales et la Juridiction suprême (Sylvie Toscer-Angot).

Les outils législatifs traditionnels de la régulation du religieux ne suffisent parfois plus et laissent place à des formules de compromis informels et d’expérimentations locales, d’où l’usage du terme de médiation plutôt que de régulation chez certains auteurs (Barbara Thériault, Maria del Mar Griera)[15].

L’européanisation des normes et discours ouvre une fenêtre d’opportunité nouvelle pour les groupes sociaux, administratifs et politiques[16]. Le niveau européen, implicitement ou explicitement, change la donne dans la mesure où il fournit un cadre normatif (directive sur la non-discrimination, décisions de la Cour européenne des Droits de l’homme) et cognitif (dialogue des civilisations et des cultures) dont peuvent se saisir de nouveaux acteurs pour légitimer de nouvelles pratiques comme le montre l’incorporation de policiers d’origine immigrée dans la police allemande (Barbara Thériault). Ces référents permettent aussi de légitimer de nouveaux acteurs, comme les groupes interreligieux (Maria del Mar Griera) ou les Témoins de Jéhovah dans le Land de Berlin (Sylvie Toscer-Angot).

L’émergence d’un espace public européen en gestion modifie même la stratégie des groupes eurosceptiques ou ethno-religieux dans le cadre de la mobilisation sur les racines chrétiennes de l’Europe. Elle les oblige à dépasser les cadres nationaux de mobilisation par des nouvelles stratégies transnationales qui permettent de se fédérer pour peser plus dans les débats et aussi court-circuiter le niveau national par le niveau européen (Virginie Riva).

Ce sont toutes ces nouvelles tendances dans la gestion de la diversité religieuse que ces contributions nous invitent à découvrir, tant sur le plan des pratiques, des relations de pouvoir entre acteurs sociaux et acteurs publics que des discours et du droit, c’est-à-dire les différents répertoires de la régulation publique.