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« Vous vous troublez, madame, et changez de visage.

Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ? »

Racine, Britannicus, acte II, scène 3

Discours pesé-empesé, démarche calculée-calculatrice, attitude apprise-apprivoisée, voilà ce à quoi la bienséante étiquette mondaine du Grand Siècle contraint ses acteurs. Dans le silence sont plongées les envolées sentimentales ; muselées deviennent les confidences trop intimes ; au contrôle sont forcés les élans de démesure. À l’époque où Madeleine de Scudéry rédige ses romans-fleuves (Artamène ou le Grand Cyrus [1649-1653] et Clélie. Histoire romaine [1654-1660]), l’idéal d’honnêteté[1] est érigé en norme, et la contenance, primée au détriment des manifestations spontanées. Pourtant, ce qu’on perçoit à la lecture des romans scudériens, c’est que sous le masque que revêtent les gens de la société au xviie siècle, le visage discret de l’individu, conjugué au singulier, se façonne. En marge du public se profilent les contours d’un être particulier. Dans cette perspective, un nouvel objet d’étude se dessine : l’intériorité, laquelle apparaît dès lors déchiffrable grâce à l’observation et à l’interprétation des « mouvemens de l’âme[2] » qui s’impriment sur le corps, et principalement au fond des regards. À ce titre, notre article, en prenant ses assises sur la Clélie, vise à traduire l’importance du regard dans l’expression de l’intériorité et à faire état du gommage et de la porosité de la frontière entre intérieur et extérieur qui favorise le questionnement concernant l’émergence d’une conscience individuelle au xviie siècle.

Une lecture attentive des oeuvres romanesques de Madeleine de Scudéry nous fait prendre conscience de son intérêt senti pour les questions de vie intérieure. Si ses oeuvres ont catalysé pendant de longues années la mauvaise critique et aimanté de désolants commentaires, elles nous fournissent toutefois aujourd’hui de fascinants témoignages sur un sujet qui en était à l’époque à ses balbutiements. Sa Clélie[3], entre autres, propose une réflexion d’une grande lucidité sur les enjeux rattachés à la dichotomie public-particulier au xviie siècle. Dans Clélie, les contraintes sensibles faisant obstacle à la mise à nu de l’intériorité s’écrasent à l’occasion, rendant alors possible l’exploration des profondeurs qui distinguent les êtres les uns des autres. La Clélie s’inscrit donc dans l’histoire littéraire comme un maillon d’une importance capitale, traçant la voie aux romans psychologiques de la seconde moitié du siècle.

Peu de commentateurs ont osé proposer quelque hypothèse que ce soit en ce qui a trait à l’activité intérieure du sujet scudérien, semblant prendre pour acquis leur « aphasie » psychologique. A contrario de l’opinion de plusieurs qui considèrent les personnages de la Clélie comme des abstractions, nous croyons plutôt qu’ils se définissent par toute une gamme de passions lesquelles, en se laissant voir sur les corps, confirment l’existence d’une vie intérieure qui, en quelque sorte, « humanise » les personnages. Ce ne sont toutefois pas tant les passions d’amour, de douleur et de mélancolie déclinées sous toutes leurs formes canoniques[4] qui leur confèrent une valeur propre, mais plutôt les passions violentes qu’ils ont du mal à réprimer, à savoir la haine, la fureur et la jalousie. Ces dernières, devenant visibles à certains moments, renvoient à la complexité même des personnages et une analyse attentive de leurs manifestations sensibles dans la Clélie nous oblige ainsi à questionner l’idée communément admise (vraisemblablement) selon laquelle les efforts de dissimulation des personnages scudériens les délestent de toute individualité. Une affirmation si hâtivement soutenue risque en effet d’ombrer un pan-clé d’une oeuvre-culte pour les dix-septiémistes[5]. Notre propos vise donc à mettre en relief les sombres passions qui, pouvons-nous le supposer, engravent sur le corps et au fond du regard des marques qui, suppléant à la réserve que privilégie l’honnête sujet, le révèlent au-dehors. Nous prenons donc comme point de départ l’assertion voulant que « le corps est toujours […] appelé à signifier autre chose que lui-même, deve- nant ainsi l’objet d’une représentation dont la fin est de rendre l’âme visible[6] ». « Miroirs de l’âme » au xviie siècle, les yeux paraissent transparents à l’âme, seuls véhicules « dont l’homme dispose pour sortir de lui-même, pour établir un contact avec l’extérieur[7] ». La matérialité du regard prête ainsi voix à une intériorité solitaire située au carrefour de la surface et de la profondeur, du dehors et du dedans. Par cette approche, nous entendons restituer aux personnages de la Clélie leur « vérité » intérieure souvent déniée.

Clélie raconte les péripéties amoureuses de l’héroïne éponyme et d’Aronce, engagé tout au long du roman à jouer de vaillance pour délivrer sa belle, victime de rapts successifs. L’oeuvre s’enlise dans un amas d’histoires et de conversations quelque peu lessivées. Sur la trame narrative principale se greffent nombre de récits secondaires opérant la conquête et l’évolution d’un amour réciproque comme schème de base. Par conséquent, les différents contextes desquels sont tirés les extraits que nous citons pour échafauder notre argumentation sont caractérisés par une grande homogénéité, reposant tous sur le thème des relations amoureuses. Parce que la présentation détaillée des personnages et la mise en contexte bien délimitée des extraits choisis n’enrichiraient en rien notre démonstration, nous avons préféré éviter d’alourdir l’article par une abondance de précisions ponctuelles dont le seul mérite aurait été de rendre compte de la structure labyrinthique de la Clélie. Il est seulement important de savoir que les personnages ici évoqués appartiennent tous à la noblesse et qu’ils font de l’amour le fondement de leur vie.

À première vue, dans ce long roman, chaque personnage est semblable à tous, chaque figure féminine est interchangeable avec la suivante. Ils coopèrent à constituer un univers où la rigidité des règles de vie auxquelles ils sont astreints semblent les désincarner. Ils sont amoureux, ils parlent d’amour, ils vivent d’amour. Participant d’une volonté de satisfaction collective, ils semblent investir leurs efforts à dissimuler, à se dissimuler, aux autres et à eux-mêmes. Pourtant, Scudéry est avisée : l’humanité qu’elle insuffle à ses êtres de papier est d’une ingéniosité qui exige une acuité particulière, du moins visuelle, pour être décelée. En donnant vie à leur regard, en colorant leur visage marmoréen sous le coup de poignantes passions, Scudéry assouplit et « donne vie » à ses vertueux parangons de principes.

Détester dans un silence qui parle

Tandis que les personnages de la Clélie sont généralement perçus comme d’indomptables amoureux, ils ne sont pas exempts d’être assaillis par des sentiments contraires et excessifs. S’ils aiment, ils haïssent aussi, sans toujours pouvoir le cacher. Que les raisons de cette aversion soient connues, mûrement réfléchies ou qu’elles restent nébuleuses, il leur est difficile de la taire et de brider ses effets troublants. Serons-nous étonnés d’entrevoir une maîtresse qui, face à un amant qui lui répugne, tente de se ressaisir, comme la Princesse des Léontins face à Tibérinus, « alors le plus en faveur en [la] cour, et qui [en] était amoureux[8] », « qui dans l’aversion qu’elle avait pour lui, avait une peine étrange à se contraindre, pour ne lui montrer pas tout ce qu’elle avait dans l’âme » (C, I, 77). Si les figures féminines de la Clélie camouflent plus aisément une aversion sentie, les personnages masculins y parviennent quant à eux plus difficilement[9].

Une attaque personnelle lancée à brûle-pourpoint, une insulte à peine masquée, un orgueil piqué au vif… et les artifices éclairent les regards, illuminent méchamment les sourires, surtout ceux des personnages masculins. Il devient alors difficile de refouler une rancoeur si finement attisée. Pensons à Brutus (amoureux de Lucrèce) qui, qualifié de « galant sans amour » par Milon, fustige du regard le mesquin pour lui faire voir son ressentiment :

Brutus qui a sans doute beaucoup d’impétuosité dans le coeur, quoiqu’il ait, quand il le veut, beaucoup de modération dans l’esprit, lui dit avec un sourire malicieux, qu’il était prêt d’avouer qu’il était un galant sans amour, pourvu que de son côté il avouât aussi qu’il était un amant sans galanterie. Le redoutable Milon […] répondit aigrement à Brutus, qui […] répliqua à ce fameux athlète avec si noble audace, que l’autre s’en sentant outragé rougit de colère[10].

Je sais bien, reprit brusquement Brutus, que Milon s’est accoutumé dès son enfance à se jouer avec un jeune taureau, et qu’il en porta un sur ses épaules lorsqu’il fut aux Jeux Olympiques, mais je ne sais pas, ajouta-t-il avec un sourire méprisant, s’il est accoutumé de combattre de jeunes lions.

CII, 83

En superposition à cette querelle rhétorique qui se déroule entre les deux hommes, c’est l’interprétation d’une expression mise en scène corporellement dont l’extrait témoigne. Allié d’un discours sarcastique, le « sourire méprisant » de Brutus traduit significativement son aversion. Son visage coloré infléchit donc son propos dans le sens d’un duel anticipé. Le « galant sans amour » n’appelle pas ouvertement l’« amant sans galanterie » à combattre. Ce sont plutôt les manifestations corporelles de haine qui, tout en traduisant l’intensité d’une vie intérieure, annoncent un combat « sauvage » entre deux individus qui se dérobent alors simultanément au titre de galants[11].

Lorsque l’« honneur » du personnage masculin n’est pas menacé, celui-ci essaie de maquiller ses impressions réelles, quelquefois en vain. Il peut agir de la sorte notamment à l’égard d’un rival potentiel. Ne pouvant dire tout haut ce qu’il ressent, son regard lui sert alors de porte-voix, de la même façon que son regard peut parler de tendresse à une réticente maîtresse. Par exemple, lorsqu’Hortense rencontre pour la première fois le Prince de Cyparisse, un amant d’Élismonde dont il est lui-même amoureux, « il le trouva si honnête homme quand il lui parla, il était si magnifique, et il lui parut même si amoureux d’Élismonde, qu’il ne put s’empêcher de le haïr, et de le regarder avec autant de haine que s’il eut été assuré qu’il était heureux » (CSR, VII, 383). Découlant d’une profonde jalousie à l’endroit du rival, l’aversion qui surprend Hortense se fige dans la profondeur de son regard[12].

Contrairement à ces figures masculines qui acceptent d’être guidées par la haine sans paraître déstabilisés ou mortifiées, les protagonistes féminines gèrent avec plus de difficulté cette passion. La honte qui souvent l’accompagne fait foi de la dualité qui caractérise le sujet dans la Clélie. Si les figures scudériennes se définissent en fonction de ce qu’elles ressentent (par exemple la haine), il n’en demeure pas moins qu’elles doivent agir et paraître en public dans le respect d’un code qui leur est extérieurement prescrit. Le regard qu’elles portent sur elles-mêmes s’explique ainsi suivant deux optiques parallèles : personnelle et sociale. Exigeant, l’univers curial oblige qu’elles plaisent davantage aux autres qu’à elles-mêmes. Le corps traduit alors seul les désirs réels des figures scudériennes. Ainsi en est-il de Césonie, confuse dans les sentiments qu’elle nourrit à l’endroit de Turnus et de Persandre :

Les dieux savent, ajouta-t-elle en rougissant, si je ne me suis pas opposée également, et à la haine que j’ai pour Turnus, et à l’affection que j’ai pour Persandre, et si malgré ces deux passions-là, je n’ai pas fortement résolu de vivre bien avec celui que je hais, et de cacher soigneusement mon affection à celui que je ne hais pas[13].

CII, 461

L’apparente fermeté de Césonie laisse filtrer en arrière-plan la double honte, celles d’haïr et d’aimer. Elle n’est pas sans découvrir l’animation d’un combat intérieur, celui-là même qui rougit le visage de la maîtresse bouleversée. Tout comme l’amour doit être « cach[é] soigneusement », la haine au féminin ne doit jamais [ou plutôt ne devrait jamais] être vue. Pourtant, ce visage devenu subitement vermeil renvoie à une intériorité dont prend conscience la principale intéressée.

L’exposition d’une manifestation corporelle devance plus souvent qu’autrement une quelconque interprétation quant aux préoccupations intérieures du sujet : le regard parle, le visage trahit, puis l’observateur attentif conclut. Comme le faisait remarquer Chantal Morlet-Chantalat, « dans cet univers où les signes ne trompent pas, voir quelqu’un, c’est le reconnaître dans son être moral ou sentimental[14] ». Ceci tend à signaler le passage d’une intériorité vers l’extérieur, à souligner un moment textuel réflexif qui particularise le sujet pour ensuite le faire se révéler silencieusement sur la scène du monde[15]. Si certains sont bernés par quelques tentatives de dissimulation[16], d’autres ont l’oeil suffisamment aiguisé pour découvrir les mauvais sentiments mal voilés. C’est ainsi que Flavie reproche à Salonine ses inutiles efforts pour faire croire à son amitié avec Valérie, une rivale :

Ne vous amusez point à me dire comme aux autres, que vous aimez toujours Valérie, car vous ne la voyez plus que par prudence seulement ; et si vous vous voyez quand quelqu’un la loue, ou que par politique vous la voulez louer, vous verriez bien que vos yeux trahissent votre coeur, et qu’on connaît aisément que vous avez une haine secrète pour Valérie, que vous ne voulez pas qu’on découvre.

CSR, V, 227

Dans le regard, le secret d’une haine se peint, se perçoit. Si un décalage existe, il se situe entre les propos publiquement partagés et les véritables sentiments qui migrent-émigrent de l’âme au regard.

De la Clélie, la haine n’est pas évacuée, ce qui peut surprendre. Elle se sent, elle se vit, elle laisse sa trace, elle trace sa voie, elle définit le sujet de manière particulière. Si les personnages masculins en usent à l’occasion pour assouvir des instincts « primitifs », pour mettre à jour des rivalités jamais terminées, pour gagner du crédit, les figures féminines, quant à elles, essaient toujours de la/se maîtriser, sans même pouvoir la fondre dans une vive conversation. Les affronts rebutent davantage à la civilité féminine même s’ils sont justifiés, comme en font foi les paroles d’Élismonde contre Mélante, un de ses amants : « Il faudra que je déguise mes sentiments, que je lui cache la haine que j’ai pour son injustice, et que je fasse quelque civilité à un usurpateur qui me tient en prison » (CSR, VII, 267).

Fureur et colère parlant d’elles-mêmes

Dans le regard des personnages scudériens, les passions atrabilaires ont aussi leur nid. Un air renfrogné et ombrageux compose leur visage, les faisant dès lors « être » avant de « paraître ». Pensons à la colère qui étouffe à certains moments les individus. Elle se diagnostique plus facilement alors chez les sujets masculins que chez les figures féminines. La cruelle et impitoyable Tullie, celle qui a orchestré la mort de sa soeur et de son mari, envie d’ailleurs cette « liberté », regrettant les efforts des femmes qui résistent à la tentation du laisser-aller :

J’en vois même quelques uns, de qui la colère et la vengeance me semblent encore dignes d’être enviées ; car enfin on ne trouve point étrange qu’un homme soit sensible et qu’il se venge, et on ne peut presque souffrir qu’une femme se plaigne de rien, ou si elle se plaint, il faut que ce soit doucement, qu’elle n’en change pas de teint, que ses yeux n’en perdent pas leur douceur, et on dirait enfin que la nature doit nous avoir fait naître insensibles, vu les lois que la bienséance nous impose.

CI, 325

Si les hommes s’épargnent à l’occasion la nécessité de contenir leur rage, les femmes ne peuvent dévier à cette obligation qui ne les soustrait toutefois pas à l’emprise de la colère. C’est d’ailleurs lors de ces furtifs instants qu’elles prennent une dimension véritablement « humaine ». À ce sentiment passager se coordonne fréquemment chez elles une certaine honte[17] : celle de paraître « spontanée » et non plus modérée. C’est pourquoi la douce Hermilie confesse ses sentiments : « [i]l est vrai, répondit cette belle fille en rougissant, que j’ai quelque disposition naturelle à cette fâcheuse passion » (CII, 107). En vérité, la furieuse semble perdre son statut de beauté-modèle. Pas étonnant que le texte fasse un portrait critique et désavantageux de la « belle » en colère :

Les lis et les roses de son beau teint se confondaient de telle sorte, qu’on ne les discernait déjà plus, car elle était toute rouge, le blanc de ses yeux n’était même plus tout à fait blanc, elle les avait grands, et plus grands qu’à l’ordinaire, ils étaient pourtant troublés, et égarés, elle regardait comme si elle n’eût point vu, la bouche lui avait changé de couleur, elle redisait vingt fois la même chose, et elle ressemblait bien plus à une bacchante en fureur, qu’à une modeste Romaine.

CII, 109

Si la passion irascible semble la ravir à elle-même, elle favorise néanmoins l’expression d’émotions véritables et intimes qui la marginalisent face aux autres. L’extrait cité souligne la « laideur » associée à l’expression des sombres passions dans la perspective mondaine, car la bienséance oblige une retenue (un visage !) qui bâillonne les élans de passion, à moins seulement qu’ils n’embellissent la sujette[18], ce qui est rare de soutenir Lucrèce : « j’ai vu de belles affligées, et de belles larmes ; mais je n’ai jamais vu de belles colères, ni de furieuses qui m’aient semblé agréables » (CII, 111).

Quand bien même le jugement social porté sur la femme coléreuse est sévère et réprobateur, la Clélie, sans faire l’apologie des passions violentes, laisse place à une expressivité qui s’affiche malgré des efforts de réserve et de feinte. Rien d’étonnant à ce que la sage Valérie admette « qu’[elle] [soit] assez maîtresse de [s]on esprit, qu[’elle] [sache] assez bien l’art de cacher [s]a colère, ou du moins de la retenir, et qu’elle ne [lui] a[it] jamais rien fait dire dont [elle] [s]e soi[t] repentie quand elle a été passée[19] » (CII, 113-114). L’aveu de Valérie met de l’avant l’idée que la fureur, si elle n’est pas « socialement » appréciable, peut néanmoins être secrètement nourrie. L’écart apparaît de cette manière notoire entre ce qui relève de l’extériorité et de l’intériorité du personnage. La vacillation est signalée clairement entre l’univers public (« maîtresse », « dire », « repentir ») et l’univers particulier (« esprit », « cacher », « retenir »). De cette tension oppositionnelle perce à jour le caractère intérieur de la figure féminine, définie à la fois en amont et en aval d’un visage métamorphique, d’un regard caméléonesque.

Si la femme de la Clélie est reine dans l’art de dissimuler, malgré certaines failles momentanées qu’il faut excuser[20], il arrive aussi que le personnage masculin s’efforce de feindre la sérénité alors que la colère l’envahit, car la dissimulation a quelquefois ses avantages ! De cette façon, il espère à l’occasion pouvoir lui-même s’immiscer dans les secrets d’un tiers, principalement d’une amante, comme l’avoue lui-même Mélante : « Je veux aller moi-même annoncer à Élismonde [sa maîtresse] le danger où est Hortense [l’amant de cette dernière], et si je le puis, je veux d’abord déguiser ma colère, afin qu’elle ne l’empêche pas de faire éclater sa douleur, et que je pénètre mieux dans le secret de son âme » (CSR, VII, 522). Ainsi va l’adage : cacher pour mieux découvrir, refouler pour mieux pénétrer…

Dans De oratore de Cicéron, nous lisions déjà que « c’est l’âme, en effet, qui anime toute l’action, et le miroir de l’âme c’est la physionomie, comme son truchement ce sont les yeux[21] ». Dans son ouvrage portant sur la rhétorique corporelle des passions au xviie siècle, Lucie Desjardins souligne que « réduire l’homme à ses yeux qui semblent l’exprimer tout entier et à chaque instant deviendra à l’âge classique, un lieu commun de la pensée[22] » qui commence à s’exposer dans les romans de Madeleine de Scudéry. Nul doute que le regard ne fasse également son miel des manifestations des passions sombres pour traduire une réalité intérieure, intériorisée. La Clélie témoigne ainsi de la véracité de ce constat, semblant aujourd’hui quelque peu fragile. Au xviie siècle, l’individu se définit d’une part par le regard de l’autre posé sur lui et, d’autre part, par le regard que lui-même tourne vers l’autre, comme l’atteste le texte scudérien. À titre d’exemple, la colère que ressentent les personnages n’est pas instantanément détectée. Elle requiert une observation attentive de la part d’un tiers qui peut mal ou bien interpréter ce qu’il voit. Rappelons à cet effet l’air insondable de Brutus, lors de l’exécution de ses fils[23] et le regard évocateur de Lysonice :

Pasilie et Delise […] vinrent la trouver, et furent assez surprises de voir qu’elle avait dans les yeux je ne sais quelle agitation mêlée de dépit, que leur fit connaître qu’elle avait de la colère. Si bien que lui en ayant demandé la cause, elle la leur dit d’un certain air qui leur fit bien comprendre que l’ambition était toujours sa passion dominante[24].

Cette conscience des figures féminines de devoir museler leurs passions, de cacher leur vie intérieure, d’arborer des mines contrefaites sans pouvoir dire tout haut leurs pensées[25] enflamme leur colère. Seule la « parfaite maîtresse » peut s’emporter contre un amant téméraire et présomptueux notamment en lui montrant un regard qui force un silence péremptoire :

Si vous ôtez tout à fait la colère, reprit agréablement Hermilie, je ne sais pas comment les dames se pourront faire craindre et respecter de ceux qui les approchent, puisque selon moi c’est proprement la seule chose qui peut servir à leur défense. Par exemple si quelqu’un est assez hardi pour tenir à une femme quelque discours qui lui déplaise, je suis assurée que si cette dame rougit de dépit, et qu’elle fasse voir dans ses yeux quelque marque de colère, cet audacieux changera de discours. (CII, 113-114)

Le discours d’un regard perçant tient ainsi au silence les déclarations passionnées des amants hardis. Toutefois, quoique ces derniers sachent ce qu’il en coûte d’attiser la colère de l’amante, certains osent de temps à autre défier les limites[26]… La répartie ne se fait pas longuement attendre, et la maîtresse, insultée par un aveu impromptu, signale « visiblement », voire « ostensiblement », à l’audacieux l’obligation de ne pas se découvrir : « [l’amoureux] Zénocrate s’opposa d’abord à ce que lui disait Lysimène, mais cette Princesse s’étant mise en colère, et lui ayant parlé d’un air qui lui fit connaître qu’il n’avait d’autre parti à prendre que l’obéissance » (CSR, IX, 320). Alors que le décryptage des signes oculaires s’impose, émerge la conception d’un regard-langage. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’on soutient au xviie siècle que les yeux font office de langage, laissant transparaître à l’extérieur ce qui pourrait (ou aurait pu, si les conditions avaient été différentes) être dit par la parole[27] et qui traduit une réalité psychologique inespérée dans la Clélie. Avec la lente métamorphose de la belle souriante en furieuse, la figure féminine impose sa domination[28] et assoit son contrôle[29] (CSR, IX, 320).

La colère ne vient pas seule dans la Clélie. Elle s’accompagne d’autres sentiments, comme la tristesse et la douleur[30], pour composer un regard où règne la confusion, à l’image d’une intériorité bouleversée. Le combat intérieur se perçoit alors dans un regard flou, trouble et changeant, où la nette distinction des passions devient ardue. Les passages faisant intervenir Tarquin auprès de Clélie, alors qu’il tente de démasquer parmi ses prisonnières la fille de son ennemi Clélius, en sont révélateurs : « À la fin tirant Clélie à part, et la regardant tantôt avec des yeux d’amant, et tantôt avec des yeux d’ennemi, tant son âme était irrésolue. » (CII, 23) Devant Clélie, Tarquin s’agite, ses yeux se brouillent sous l’effet d’une aveuglante colère : « Après cela la fureur s’étant emparée de l’esprit de Tarquin, il s’éleva des vapeurs si noires, et si sombres dans son imagination […], il la regarda avec des yeux troublés par les diverses passions qui l’agitaient. » (CII, 28) Le tyran est en quelque sorte coupé du monde environnant, obnubilé par ce métissage de passions qui le préoccupent. Piégé à l’intérieur de lui-même, Tarquin n’est plus une simple parure, mais un personnage singulier et distinct.

Une faiblesse à taire : la jalousie

La colère qui empoigne Tarquin est rattachée à un orgueil brut. Elle résulte de son incapacité à faire fléchir Clélie par ses avances et non d’une jalousie à l’égard d’Aronce, l’amant de cette dernière. Au xviie siècle, les textes baroques et classiques ont fait leur miel de la thématique jalouse[31]. L’oeuvre scudérienne n’est pas en reste. En effet, la Clélie la positionne au coeur de toutes ses histoires, la présentant à la limite comme un thème directeur du roman. Bon nombre de personnages du roman sont les victimes de la jalousie qu’ils et qu’elles évitent de déclarer (de se déclarer). Cette secrète passion niche plutôt dans la profondeur d’un regard fixe, caverneux, distant.

Dans la Clélie, les personnages scrutent les visages d’amants supposés, zieutent les échanges de regards favorables[32], souvent désireux de « pénétrer par l’acuité de [leurs] regards » (CI, 258) le « Secret ». Ils sont à l’affût de tout indice, essentiellement de nature corporelle, pouvant les instruire sur une intelligence particulière et mettre en lumière une dimension « privée » caractéristique de l’intimité d’autrui. Et plus encore, en faire le constat peut être désolant pour un tiers qui n’a pas de rôle à jouer dans cette histoire amoureuse. Les figures féminines, comme les masculines, sont les proies faciles de la jalousie, qu’elles dissimulent avec peine. Lorsqu’elles prétendent en être affranchies, leur visage les trahit souvent, une rougeur monte à leurs joues. Rappelons, pour preuve, l’échange entre Bérélise et Artémidore, amoureux de Clidamire :

Après cela Bérélise agissant comme il le voulait, Artémidore s’assit, et se mit à la conjurer de lui vouloir rendre la lettre qu’il avait commencé d’écrire à la personne qu’il aimait.

Cette personne [Clidamire], reprit Bérélise en rougissant, est si peu digne de la recevoir, que je ne crois pas que je vous la rende.

Ha Madame, s’écria Artémidore, il paraît bien que vous ne la connaissez pas […]

Je ne sais pas, reprit-elle en rougissant, ce que je ferais si je la connaissait par moi-même, mais je sais bien que je la hais pour l’amour de vous […]

Mais Madame, reprit Artémidore avec beaucoup d’étonnement, je ne vous ai pas dit le nom de la personne que j’aime […]

Ha Madame, s’écria Artémidore, je ne la connais que trop, s’il est vrai que Clidamire soit infidèle. Mais Madame, ajouta-t-il en changeant de couleur, qui vous a baillé ce portrait qui avait été commencé pour moi[33].

CII, 273

En alternance, l’intimité sentimentale des deux personnages est « corporellement » éclairée alors qu’est « évité[e] la sonorité des mots propres et décisifs[34] ». Bérélise s’empourpre parce qu’elle aime Artémidore, alors que le teint de celui-ci se modifie[35], alors qu’il soupçonne Clidamire, sa maîtresse, d’infidélité. Ces signes découvrent subrepticement les deux individus l’un à l’autre. Sans se dire par le langage, ils se laissent deviner. Cette révélation s’opère par le truchement d’un corps impossible à réduire totalement au silence, à l’inertie, sous l’influence d’une intériorité qui s’agite. Le changement de couleur ne désigne pas ici exclusivement la jalousie qui les consume, mais traduit également leur peur (par souci de discrétion) qu’elle soit découverte[36]. Pourtant, la passion intéresse principalement ou celui qu’elle accable ou l’autre qu’elle dérange et préoccupe. Si le visage de Bérélise fait simultanément voir, certes contre son gré, son amour et sa jalousie, Artémidore n’y prête aucune attention, obsédé par la seule image de Clidamire. Dans la Clélie, le processus d’individuation oblige l’implantation du sujet dans un univers à part, à l’écart, qui lui est intériorisé. C’est en « marge » de la société que les personnages se découvrent différemment de ce qu’ils paraissent dans la sphère publique : Artémidore est distant de Bérélise parce qu’il aime Clidamire, mais plus encore par son désintérêt à l’égard de la rougeur subite de son visage[37].

Il arrive que la jalousie soit de nature différente qu’essentiellement amoureuse. Tel est le cas de Salonine, jalouse de Valérie qui a conquis le coeur de Spurius, son ex-amant, car

comme il y a une jalousie d’orgueil, aussi bien qu’une jalousie d’amour, celle qu’elle eut pour Valérie fut si forte, que quelque soin qu’elle y apporta, on s’aperçut bien tôt qu’il y avait un certain air contraint sur son visage, toutes les fois qu’elle abordait Valérie : et que cet enjouement libre et flatteur qu’elle avait eu pour elle, ne paraissait plus dans ses yeux [38].

CSR, V, 217-218

Les personnages masculins de la Clélie ne sont pas les seuls qui voient quelquefois leur orgueil malmené ou piétiné, les figures féminines n’y échappent pas. Chez elles, il n’est plus seulement question de rougeur au visage ou de regards attristés, mais bien d’un air fier[39], contraint, méprisant[40]. Ces figures féminines n’hésitent pas à regarder de haut celle qui est la cause d’une nouvelle humiliation. Passion violente, obsédante et difficile à dompter, la jalousie, en envahissant un regard, en vient à définir de manière insoupçonnée la personne qu’elle subordonne. La jalousie ne permet pas qu’on la cache, comme le signale Flavie à Salonine :

Au reste ne vous amusez point à me dire comme aux autres, que vous aimez toujours Valérie, car vous ne la voyez plus que par prudence seulement ; et si vous vous voyez quand quelqu’un la loue, ou que par politique vous la voulez louer, vous verriez bien que vos yeux trahissent votre coeur, et qu’on connaît aisément que vous avez une haine secrète pour Valérie, que vous ne voulez pas qu’on découvre.

CSR, V, 227

Barrière fragile, palimpseste du coeur, le visage (et le regard) reste poreux aux allers-retours entre intériorité et extériorité. De l’un à l’autre, le fossé est étroit. Dans Clélie, les passions incarnées corporellement font des individus des êtres qui ne sont plus qu’une seule surface inaltérable.

Il arrive que les personnages masculins du roman se retrouvent dans des situations qui éveillent en eux une jalousie de pouvoir. La préférence d’un prince pour un tel plutôt qu’un autre suscite ce genre de passion qui finit, tôt ou tard, par transparaître au dehors. Par exemple, voyant l’influence d’Aronce croître de jour en jour dans l’esprit de Mézence, l’impétueux Tibérinus, dont la jalousie ne connaît point de répit, se voit trahi par son propre regard :

Aronce eût encore répliqué à Mézence, si Tibérinus ne fût arrivé, qui les trouvant dans une conversation si particulière, en eut une étrange augmentation de jalousie ; car il connut bien au visage de Mézence, que cet entretien était fort sérieux […] ne pouvant s’empêcher d’en faire voir quelque chagrin dans ses yeux, Mézence qui s’en aperçut s’en irrita.

CI, 271-272

Les personnages masculins s’adonnent avec moins de « réticence » à l’exposition de leur jalousie, tout comme ils investissent moins d’efforts que les figures féminines à dissimuler leur colère et leur aversion. La jalousie au masculin outrepasse donc quelquefois les bornes du contrôle de soi. Ballottés par les remous de l’envie, les sujets exhibent leur nature passionnée et intempestive, comme Collatin qui, croyant à une intelligence entre son épouse Lucrèce et un amant anonyme, lui fait voir dès en approchant d’elle ses inquiétudes[41] :

Mais en entrant dans cette chambre, Lucrèce vit les commencements d’une violente jalousie dans les yeux de Collatin, et elle vit même du dépit dans ceux de Collatine. Elle se tint pourtant assez ferme, et sans témoigner qu’elle prenait garde au changement de leur visage, elle demanda à Collatine où elle avait trouvé son frère.

CII, 186

Certes, la jalousie se conjugue quelquefois avec la colère[42]. En se manifestant de manière similaire, dans des circonstances ressemblantes, ses passions complexifient l’interprétation des signes corporels qu’elles font paraître, assurant alors au sujet le secret de sa vie intérieure :

Ainsi Émilius se mit auprès d’Aurélise, et Téanor auprès de Terentia. Elles en rougirent toutes deux, de sorte que comme de Amants qui se flattent aisément, ils expliquèrent cette rougeur à leur avantage, quoi que dans la vérité elle fut à leur préjudice. Car Terentia avait rougi de dépit de voir qu’Émilius lui préférait Aurélise, et Aurélise avait rougi de colère de remarquer que Téanor lui préférait Terentia.

CSR, VIII, 1359-1360

La science du visible, une intériorité observée

Comme Chantal Morlet-Chantalat le demande, « donner la parole à un personnage suffit-il à le douer d’une existence individuelle et d’une expérience psychologique intérieure[43] ? » Bien sûr que non. Dans la Clélie, ce sont les manifestations des passions qui confortent l’idée d’une volonté sensible d’individuation des personnages qui caractérisera les romans psychologiques de la seconde moitié du xviie siècle. La « vérité intérieure » des personnages scudériens se situe à la croisée d’un regard qui fuit, d’un visage qui se rembrunit. Les personnages de Scudéry ne sont pas tous « statiques ». Ils sont à l’occasion secoués par une force qui, en s’imprimant sur le corps, les rend psychologiquement et intérieurement crédibles. Voir, c’est en fait entendre une nature silencieuse qui, paradoxalement, trouve les moyens de se dire. Nous comprenons que, par le regard et un visage qui renseignent sur les cas de réussite ou de faillite du contrôle de soi, il n’est plus question de gommer les reliefs des personnalités mêmes les plus corrosives et sulfureuses.

Avec l’avancée du xviie siècle, l’âme et le coeur sont de moins en moins envisagés comme des contrées lointaines, des réalités abstraites et inaccessibles. Le regard et le visage sont des truchements qui permettent de se rendre jusqu’à eux, aux dires mêmes d’Amilcar, car « si je n’avais apporté un soin particulier à éviter ses regards, je suis persuadé qu’il aurait pénétré jusques dans le fond de mon coeur » (CII, 63). Cette surface qui se compose et se décompose au rythme des pulsions intérieures traduit le particulier de l’être. L’instantané des altérations corporelles et oculaires dépeint la nature humaine : « De la sérénité aux “orages de l’âme”, la passion est en effet susceptible de parcourir plusieurs états : elle naît et disparaît, s’intensifie et s’atténue, se combine enfin avec une autre, si bien que rien n’est plus diamétralement opposé aux notions de caractère et de tempérament qui désignent une manière d’être constante[44]. »

Les personnages de la Clélie gravitent sur la scène publique où les marques d’intériorité ne peuvent se cristalliser que sur le visage. En effet, « jugé sur ses apparences, l’individu l’est en fait sur son intériorité, car son caractère se lit sur son visage, ses apparences sont des expressions directes du moi profond[45] ». Tableaux de métamorphoses, le visage et ses regards calquent à l’extérieur l’énergie intérieure. L’être et le paraître ne jouent plus de tensions[46], mais se conjuguent pour composer une nature unifiée dans sa dualité comme elle apparaîtra de plus en plus nettement dans les romans de la seconde moitié du xviie siècle. Sans se donner tels de simples sujets ciselés dans l’esprit du parfait équilibre, les protagonistes de la Clélie réagissent plus qu’il n’est advenu de penser au premier abord. Parce qu’ils aiment et désespèrent, ils se mettent en colère, s’abandonnent aux foudres de la jalousie, ils haïssent et méprisent. Ces passions qui s’impriment sur leur corps font d’eux des êtres de papier d’un intérêt plus grand. Ils requièrent chaque instant que le lecteur les observe pour les comprendre. Ces instants saisis sur le vif, lors desquels ils ne dissimulent plus, lors desquels autrui aperçoit ce qu’il n’aurait jamais pensé voir, lors desquels les sujets deviennent « intérieurs » de l’« extérieur », sont ceux-là mêmes qui, plutôt que de confirmer la « mort du personnage[47] », font foi d’une conscience de soi en pleine définition vers la moitié du xviie siècle et qui prépare l’avènement de l’intimité.