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Dans la plupart des sociétés d’Afrique subsaharienne, le mariage correspond à un temps particulièrement fort de la vie sociale, autour duquel se cristallisent attentes individuelles et exigences collectives[1]. Pour l’individu, il est une étape décisive du cycle de vie, significative d’une évolution statutaire, s’accompagnant de nouvelles responsabilités et de nouveaux droits, en particulier l’accès à une vie sexuelle, conjugale et reproductive socialement reconnue. Pour la collectivité, le mariage est une composante essentielle de la reproduction démographique et sociale : il définit des droits sur la descendance des femmes et organise ainsi la filiation ; il alimente aussi, par le jeu des alliances, les rapports politiques et sociaux entre les groupes. Enfin, les arrangements matrimoniaux mettent en scène les formes de domination et d’inégalité qui structurent les rapports sociaux, notamment entre les sexes et entre les générations. Ils en sont à la fois des instruments et des révélateurs. L’affaire matrimoniale se situe de fait à l’intersection de logiques variables : celles de la communauté élargie, avec ses valeurs et ses institutions, celles des individus qui se marient, avec leurs attentes personnelles, mais aussi celles d’unités intermédiaires et d’individus autres, qui ont leurs propres intérêts.

Comment ce conflit d’intérêts potentiel est-il géré ?

La complexité des procédures matrimoniales observée en Afrique subsaharienne peut être considérée comme une réponse institutionnelle destinée à désactiver ces sources d’antagonisme et à maintenir un contrôle, à l’échelle communautaire, sur la formation des couples. La littérature ethnographique témoigne de l’énergie déployée par les sociétés pour imaginer, avec profusion de détails, la formalisation de l’appariement entre les sexes. Une telle diversité dans l’organisation des procédures matrimoniales permet raisonnablement d’avancer que leur principal point commun réside dans leur complexité. On peut cependant identifier des traits récurrents, prenant des déclinaisons variables : l’inscription dans la durée de la procédure matrimoniale, la circulation de ressources matérielles ou symboliques, l’aspect protocolaire des échanges entre les deux parties de l’alliance, la participation d’intervenants extérieurs aux familles, la tenue de cérémonies publiques. L’inclusion de dimensions multiples dans le montage matrimonial est certainement un frein essentiel à son appropriation au bénéfice d’intérêts particuliers. Pour les intéressés, la mise en oeuvre du mariage s’avère inaccessible car trop compliquée. Quant aux responsables familiaux, en charge de l’organisation matrimoniale, leur marge de manoeuvre est limitée par l’encadrement social de la pratique (codification, médiation communautaire...).

La nature de ces agencements, associant des éléments et des registres variés, est certainement une explication à la persistance des formes d’encadrement de l’entrée en union, observée bien souvent en milieu rural africain en dépit d’une participation personnelle croissante des intéressés à la décision matrimoniale[2]. En jonglant avec les différentes composantes du jeu matrimonial, il est possible d’en abandonner certaines, d’en redéfinir d’autres, de se positionner sur des registres variables et ainsi de maintenir un cadre formel susceptible d’intégrer de nouvelles orientations ou de concilier des exigences différentes.

Cet article examine l’organisation et l’évolution de ces arrangements matrimoniaux à partir d’une recherche approfondie à petite échelle au Sud-Est du Mali. L’accent est mis sur la dynamique de ces pratiques, d’un double point de vue : celui de la souplesse du système matrimonial et de sa capacité à concilier attentes individuelles et collectives, celui des transformations en cours et de leur signification dans l’organisation des rapports entre sexes et entre générations.

Le propos est organisé en trois principales parties, précédées d’une brève présentation de la population et des données étudiées. La première partie porte sur le contrôle social de l’entrée en union dans cette population : comment ce contrôle se réalise-t-il ? pourquoi est-il accepté par les jeunes ? quelles sont les conditions de son efficacité ? La deuxième partie examine, statistiques à l’appui, l’évolution des procédures matrimoniales au cours des dernières décennies et leur incidence sur les rapports intergénérationnels. Enfin, pour conclure, une dernière partie ouvre la discussion sur les ressorts et la portée des transformations récentes, en distinguant la question de l’individualisation de celle de la privatisation des affaires matrimoniales.

Cadrage : la population, les données

La population étudiée se situe au Sud-Est du Mali, dans l’aire ethnique des Bwa (au singulier, boo), à 450 kilomètres environ de Bamako. Un système d’observation[3] conciliant différents types d’opérations (recensement, enquêtes, généalogie...) y a été mis au point à la fin des années 1980, et fait depuis l’objet d’une actualisation régulière, tous les 5 ans environ, la dernière datant de 2004.

Les données

J’utilise principalement ici les données de l’enquête biographique, réalisée exhaustivement dans deux villages, Sirao (Hanfwa’ui) et Kwara (1 600 habitants en 2004). Cette enquête collecte les histoires matrimoniale, génésique, migratoire et religieuse de l’ensemble des résidants — hommes et femmes — et d’une partie des émigrés. La biographie matrimoniale y est enregistrée de façon particulièrement détaillée pour permettre d’analyser l’évolution des contrôles communautaires sur la formation des couples. Des questions sont ainsi posées sur les différentes étapes des procédures matrimoniales (initiative, prestations, médiation, durée de la procédure, cérémonies...), y compris les procédures qui ont échoué avant la conclusion de l’union. L’annexe fournit des informations techniques sur ces données.

À titre secondaire, j’utilise les entretiens réalisés en 2002 dans le cadre d’une enquête qualitative sur l’expérience des rapports entre sexes et générations au cours des différents âges de la vie (65 hommes et femmes interrogés), dont je citerai quelques extraits en guise d’exemple.

Enfin, l’observation permise par une présence répétée sur le terrain depuis une vingtaine d’années et les échanges informels qu’elle induit ont alimenté les réflexions sur les ressorts des évolutions en cours et le repérage des changements les plus récents.

Contexte socioéconomique

La population vit de l’agriculture, principalement vivrière, réalisée dans le cadre d’un mode de production familial ; le commerce et les cultures de rente sont peu développés. Trait particulier dans un Mali majoritairement musulman, les Bwa sont restés hermétiques à l’islam mais se sont partiellement ouverts au christianisme, tout en maintenant les cultes communautaires traditionnels.

Du point de vue démographique (Hertrich et Lesclingand, 2003), la région est marquée par une forte croissance naturelle (2,5 % à 3 % par an), en grande partie corrigée par la dynamique migratoire. La mortalité a connu une baisse significative depuis les années 1950 mais touche encore 1 enfant sur 6 avant 5 ans. La fécondité se maintient à un niveau très élevé, de l’ordre de 8 enfants par femme.

Les années 1990, marquées à l’échelle du Mali par l’avènement de la démocratie (1991) et l’adoption d’une politique de décentralisation multisectorielle (1993) (Keïta et Konaté, 2003), correspondent aussi, à l’échelle locale, à une période d’ouverture et de début d’engagement dans des projets politiques et des programmes de développement. Il s’agit là d’un tournant de la part d’une population qui avait toujours marqué ses distances avec les structures nationales (Diarra, 1994). L’établissement d’écoles communautaires, gérées et financées par les villageois, montre ainsi l’investissement récent des communautés dans le projet scolaire. Jusqu’alors, le niveau de scolarisation avait été particulièrement faible : dans les deux villages étudiés, ce sont à peine 15 % des enquêtés des générations 1950-1975 qui ont été à l’école et moins de 5 % qui ont suivi une scolarisation primaire complète. Parmi les générations nées à la fin des années 1980, ce sont plus de 40 % des enfants qui ont été envoyés à l’école, 60 % dans le village ayant sa propre école. Les années 1990 se caractérisent également par la généralisation des migrations de travail des jeunes. Le phénomène avait débuté chez les hommes dès la fin des années 1960, mais ce n’est que depuis une quinzaine d’années qu’il a commencé à s’imposer également chez les jeunes femmes (Lesclingand, 2004a, 2004b). Dès l’âge de 12 ou 13 ans, ces dernières partent travailler en ville comme domestiques (« petites bonnes »), tandis que les jeunes hommes vont habituellement d’abord s’employer en milieu rural (gardiennage de troupeaux pour le compte d’éleveurs Peul) avant d’aller en ville. Cette pratique est devenue aujourd’hui une composante quasi incontournable du passage à l’âge adulte pour les deux sexes : 95 % des jeunes nés au début des années 1980 ont réalisé au moins une migration de travail avant leur vingtième anniversaire (Hertrich et Lesclingand, 2003, 2007). L’expérience de la période adolescente s’en trouve modifiée, avec un élargissement de l’espace de vie au delà de leur aire ethnique pour 80 % des jeunes (contre à peine 15 % au sein des générations nées avant 1950). La vie communautaire s’en trouve également changée, avec une présence de moins en moins visible des jeunes au village.

On retrouvera dans les tendances du mariage ce point d’inflexion des années 1990.

Famille et village

L’encadrement social des individus s’organise principalement par l’intermédiaire de trois groupes de rattachement : le patrilignage, le groupe domestique et le village. Le patrilignage est le référent dans le domaine sociopolitique (droits fonciers, prérogatives politiques et rituelles au village) et matrimonial (exogamie, décisions matrimoniales). Le lignage, selon sa taille, compte un nombre variable de groupes domestiques (zû) ou exploitations agricoles, de structure souvent complexe[4]. Le village occupe une place privilégiée dans la vie sociale des Bwa (Capron, 1973, 1988a, 1988b ; Savonnet-Guyot, 1986). Cette orientation se perçoit dans l’organisation sociopolitique villageoise de structure plurilignagère, mais aussi plus concrètement dans la structure spatiale du village et dans l’importance des pratiques communautaires, notamment festives. À la différence d’autres populations de la région, chez les Bwa, les unités familiales ne s’inscrivent pas dans un espace résidentiel délimité (concession). Au contraire, les membres d’un groupe domestique se répartissent généralement dans différentes cases, fondues dans la masse villageoise et s’ouvrant sur la rue. C’est au sein de l’espace public que prennent place l’essentiel des activités quotidiennes. La vie communautaire, entretenue par des relations de voisinage omniprésentes, est par ailleurs valorisée par de nombreuses manifestations festives. Les cérémonies rituelles traditionnelles ou chrétiennes, les cérémonies familiales (mariage, funérailles), les parties de travail réalisées par un groupe de jeunes pour le compte d’un exploitant, dans le cadre des prestations matrimoniales ou encore dans un cadre associatif, sont autant d’occasions festives auxquelles s’associent les villageois. À ces manifestations occasionnelles s’ajoute l’institution dans chaque village d’une journée hebdomadaire réservée à la consommation de boisson (bière de mil) au cours de laquelle les tâches quotidiennes sont suspendues au profit de réjouissances collectives. Cette sociabilité villageoise forge un sentiment d’appartenance et un attachement fort des individus à leur village. Dans le même temps elle assure un encadrement communautaire permanent et, par là même, l’exercice d’un contrôle social diffus, qui entrave le développement de la sphère privée. Cette vie communautaire est facteur d’homogénéité socioéconomique : les surplus économiques sont dépensés les jours de boisson et de fête, décourageant accumulation et investissement. Elle conditionne aussi les formes du changement social : il est difficile d’innover, mais quand un nouveau comportement est introduit, il se diffuse rapidement.

L’encadrement de l’entrée en union

Il est de la responsabilité des lignages d’organiser l’entrée en union de leurs membres. On cherche des épouses aux hommes et on accorde les filles en mariage. Les responsables familiaux disposent d’une autorité et d’une compétence dans la gestion matrimoniale qui leur sont largement reconnues. Jusque récemment la plupart des mariages entre célibataires faisaient suite à un accord formalisé entre les deux familles[5]. Dans les années 1970, c’était encore le cas de plus de 8 mariages sur 10. Comment ce système fonctionne-t-il ? Quels sont les fondements de sa robustesse ? de son acceptation par les jeunes ? Les réponses sont à chercher dans les cadres matrimoniaux, mais aussi dans l’organisation de la socialisation juvénile et des rapports intergénérationnels. D’une certaine manière, tous ces arrangements convergeaient pour désintéresser les jeunes de la question de leur mariage : des procédures trop compliquées et trop incertaines pour tenter un jeune inexpérimenté ; un temps de jeunesse autrement plus intéressant à vivre ; enfin, un système efficace assurant sans inégalités criantes l’entrée en union de chacun dans des délais raisonnables.

La jeunesse, un temps d’insouciance

Les Bwa disposent d’un terme, yaromu[6], pour parler du temps de jeunesse avant le mariage. Il est compris comme une période d’exception, où l’on a acquis la maturité physique d’un adulte[7] tout en étant encore épargné par les responsabilités.

L’entrée dans la jeunesse est associée à un nouveau style de vie, dominé par les relations entre pairs. Garçons et filles quittent généralement la case de leurs parents pour dormir entre amis, tout en retrouvant leur famille la journée pour les repas et les travaux. Les garçons se regroupent à 3 ou 4, dans des cases délaissées du village, tandis que les jeunes filles restent sous la responsabilité d’un adulte, généralement une vieille femme.

La jeunesse est vécue comme une période d’insouciance, de distractions, placée sous le signe de la sociabilité et de la plaisanterie. Pendant la saison sèche, les jeunes hommes se déplacent entre amis pour des parties de « causerie » auprès des filles. Certaines nuits de pleine lune, les filles organisent des séances de danse propres à leur âge (nabwo), tandis que les garçons, autrefois, s’occupaient à des parties de lutte sur la même esplanade. Pendant la saison agricole, les jeunes montent des associations de travail, destinées à financer une fête après les récoltes, ou se mobilisent afin d’assumer les prestations agricoles pour le mariage de l’un des leurs. Les communautés chrétiennes sont souvent rejointes par les adolescents (et abandonnées quelques années plus tard) en tant qu’elles offrent un cadre de sociabilité et de divertissement supplémentaire. Les relations entre pairs, du ressort de l’amitié et de l’entraide, laissent aussi une place à la compétitivité et à l’affirmation de soi. Dans l’exercice sportif (danses, parties de travail, lutte), les jeunes, en particulier les garçons, se mesurent les uns aux autres et trouvent à s’exprimer collectivement ou individuellement par la valorisation de la force physique.

Ces scènes publiques sont aussi des lieux où les jeunes des deux sexes vont pouvoir se jauger, s’approcher, « se courtiser ». Les jeunes filles font les éloges ou décrient les performances masculines ; les jeunes hommes observent et taquinent les jeunes filles. Il y a place pour les affinités personnelles, dans le cadre de la jeunesse. Un jeune parlera de sa hazunu (« sa fille ») pour désigner son élue, tandis que la fille parlera de son yaro (« son jeune »). Ces relations entre garçons et filles ne sont pas supposées être sérieuses et, du moins dans le passé, elles n’avaient pas vocation à aboutir au mariage. Tout en étant personnelles, librement choisies, elles s’expriment dans un cadre collectif, en présence et souvent par l’intermédiaire des pairs, sans réelle place à l’intimité. Comme bien d’autres populations africaines[8], la société boo a toujours ménagé à ses jeunes un temps de liberté sentimentale avant le mariage, tout en étant peu permissive à l’égard de la sexualité et, surtout, de la procréation préconjugale. Les naissances préconjugales avaient un caractère exceptionnel jusqu’à la fin des années 1980 ; la sexualité préconjugale était sans doute rare, avec, le cas échéant, l’avortement ou le mariage rapide comme réponse à une grossesse préconjugale.

L’espace de liberté juvénile contraste avec les rapports distanciés qui sont de règle au sein du couple marié. L’évitement est d’ailleurs de mise entre jeunes se sachant liés par une promesse de mariage. « [Quand on s’amusait sur la place publique], quand on disait que untel était ton propre fiancé, il n’y avait pas d’amusement entre vous, on se saluait et après tu t’en allais » (Juliette, née en 1965). L’adolescence est une période de jeu, de « vacances » avant le mariage et la prise de responsabilités du statut d’adulte. « En ce moment [de la jeunesse], on ne savait même pas ce que “souci” voulait dire » (Francine, née en 1947). « Jeunesse vaut mieux que manger du mil concassé » dit le proverbe (Leguy, 2001) : c’est un temps béni, sans comparaison avec la vie ordinaire.

Cette organisation très libre de la jeunesse fait cependant partie intégrante de l’encadrement social des jeunes générations par leurs aînées. En effet, pendant que les jeunes s’amusent entre amis (avec la bénédiction des aînés), ils n’ont aucune raison de se préoccuper d’autres affaires, notamment de leur mariage. Il s’agit là d’une question autrement plus sérieuse : « Le mariage n’est pas comme une chasse organisée par des gosses, où n’importe qui peut aller » (proverbe, Leguy, 2001).

Les procédures matrimoniales : une organisation compliquée, un succès incertain

Ce qui rend le mariage si compliqué est d’abord la formalisation qui l’entoure. Il n’y a pas de prescriptions contraignantes sur le choix du conjoint dans les villages étudiés, plutôt des pratiques d’alliance entre lignages, facilitant la prospection matrimoniale sans être exclusives : l’exigence première est de trouver une épouse à chacun des hommes du lignage.

Classiquement, la procédure pour accéder à une jeune femme célibataire s’étend sur plusieurs années. Elle commence avec l’accord de la famille de la fille, sollicité par le lignage du jeune homme et transmis par un médiateur. La famille de la fille reçoit dès lors des prestations annuelles (travaux agricoles, remise de grains et, aujourd’hui, remise d’argent). Le temps des fiançailles s’achève par un rapt symbolique (« enlèvement »), à la suite duquel la fille est confiée (« déposée ») à une famille alliée ou amie de celle de l’époux, en attendant la fête du mariage. Cette fête sanctionne l’union et honore la nouvelle épouse au sein du village de son époux. Elle marque aussi le début de la cohabitation conjugale.

La procédure mobilise ainsi différents éléments. Elle ne correspond pas pour autant à un agencement figé. Certaines composantes peuvent être renforcées, d’autres retirées sans que cela joue sur la légitimité de l’union. Par exemple, les prestations[9] ne conditionnent pas les droits d’un homme sur son épouse et sa descendance[10]. N’ayant pas (ou peu) de valeur d’échange, elles ne sont pas un support nécessaire à la circulation des femmes et ne se prêtent pas non plus à la thésaurisation au profit d’intérêts individuels. L’enjeu est sans doute à chercher ailleurs. Le dispositif matrimonial permet d’inscrire la construction de l’union dans la durée, et d’offrir ainsi une scène à l’expression des échanges entre alliés, à l’exercice de la sociabilité villageoise et de la solidarité lignagère. En manifestant le savoir-faire des responsables familiaux, il légitime aussi leur autorité et rappelle la place de chacun. L’une de nos interlocutrices s’étonne ainsi que l’on évoque l’intervention familiale dans le mariage de son fils : « Comment un jeune seul pourrait-il courtiser une fille et arriver à l’avoir comme épouse ? Si c’est au village, toujours il y a la participation des parents » (Manahan, née en 1956).

Cet agencement permet aussi la réinsertion de couples ayant contourné les étapes initiales de la procédure régulière. La mise en oeuvre d’un « enlèvement » concerté entre un jeune homme et son élue, avant tout accord préalable de sa famille, est une tactique reconnue lorsque les chances d’obtenir un consentement par le protocole sont faibles : elle oblige les parents de la jeune femme à entendre cette demande en mariage, très généralement relayée sous forme de « demande de pardon » par des médiateurs que mandate la famille du jeune homme. La jeune femme, jusqu’alors hébergée dans un village tenu secret, sera généralement raccompagnée auprès de sa famille, ou la rejoindra par elle-même si ses parents refusent la sollicitation. La démarche d’enlèvement pourra être renouvelée pour signifier la conviction du jeune couple et amener la famille à se plier au choix des intéressés. La communauté villageoise verra généralement d’un oeil compréhensif le fait que la famille renonce à s’opposer à une union qu’elle ne souhaitait pas, même si la jeune fille avait déjà été promise : l’événement est interprété comme une dissidence d’ordre individuel dont nul n’est à l’abri. En cas de situation trop conflictuelle pour espérer une entente, il reste au couple la possibilité de partir (dans une grande ville, en Côte d’Ivoire) pour éventuellement revenir au village quelques années plus tard quand la naissance de plusieurs enfants aura, de fait, légitimé l’union. De tels cas de figure sont cependant exceptionnels. En général les cas litigieux ne le restent pas longtemps : soit le couple ne perdure pas, soit il est validé par la famille de la fille[11]. Dans ce dernier cas la gestion de l’union sera ramenée à une forme classique : la « déposition » de la fille se poursuivra jusqu’à la fête du mariage comme après un enlèvement rituel et des prestations pourront éventuellement être établies la même année.

En définitive, l’absence de rigidité dans l’organisation de la procédure matrimoniale contribue au contrôle social des unions : d’un côté, il n’y a pas de recette toute faite à suivre pour accéder à une épouse, de l’autre, cette souplesse permet de rattraper des écarts individuels et ainsi d’éviter une mise en cause ouverte de l’institution. Mais elle explique aussi la fragilité des procédures matrimoniales : des exigences à géométrie variable ouvrent toujours une brèche à la remise en question du protocole, permettant d’éventuels ajustements et révisions. De fait, le « rendement » des procédures matrimoniales s’avère relativement faible : à peine plus de la moitié aboutissent à un mariage, si l’on se base sur les procédures relatives aux hommes enquêtés, engagées avant 1970 et validées par l’accord de la famille de la femme (Hertrich, 1996). La contestation individuelle (de la femme pour l’essentiel) n’est pas seule en cause : elle est citée dans la moitié des cas, les différends entre familles intervenant par ailleurs dans près d’un quart des cas. L’incertitude de la procédure s’ajoute donc à sa complexité comme facteur dissuassif d’une appropriation individuelle et comme justificatif à la spécialisation des compétences en matière matrimoniale.

La preuve par l’efficacité

Sans doute le projet des hommes à chercher eux-mêmes leur épouse ne se justifierait-il vraiment que s’ils se sentaient lésés par les démarches de leurs aînés. Mais le système s’avère efficace. La plupart des hommes accèdent à une épouse lorsqu’ils sont relativement jeunes, avant d’avoir eu le temps de s’en inquiéter. La majorité des mariages ont lieu avant l’âge de 25 ans, la moitié avant 22 ans, et le célibat définitif est rare (tableau 1). Il est exceptionnel, chez les Bwa, que les chefs de famille profitent de leur titre pour détourner à leur profit de jeunes épouses, en prolongeant la durée de célibat de leurs cadets. Il est quasiment impensable qu’un homme marie une jeune femme pouvant devenir l’épouse de son fils. La polygamie existe et concerne environ un cinquième des hommes mariés, mais il s’agit d’une pratique relativement instable, en grande partie alimentée par les ruptures d’union (Hertrich, 1996, 2008).

Le contrôle du marché matrimonial a pu être interprété comme un moyen à la disposition des aînés pour contrôler la force de travail des jeunes (Meillassoux, 1975)[12] : reporter le mariage des hommes permet de reporter leur émancipation économique et de signifier leur dépendance. Cette logique n’est pas de mise chez les Bwa : l’accès à l’autonomie économique n’est pas associé à l’entrée en union. Le couple intègre l’exploitation agricole du mari. Devenir responsable économique n’est pas une étape organisée socialement, elle intervient à un âge variable selon les contingences (décès du responsable, unité devenue très nombreuse, conflit...), mais généralement bien après le mariage[13]. L’organisation économique encourage plutôt les familles à marier rapidement leur fils, car l’arrivée d’une épouse augmente la main d’oeuvre et ralentit la pratique migratoire masculine. C’est aussi à l’avantage des mères ainsi libérées par leur bru de la préparation des repas. À l’inverse, il n’y a pas d’intérêt majeur à marier rapidement une fille, sinon celui de limiter une éventuelle contestation du mariage : d’une part la jeune fille contribue à l’économie domestique, d’autre part la compensation matrimoniale est modeste et n’a pas vocation à circuler pour trouver des épouses aux fils.

De fait, on n’observe pas d’écart considérable entre l’âge au mariage des hommes et celui des femmes (âge médian) : il est de l’ordre de 4 ans, alors qu’il dépasse 8 ans en milieu rural au Mali (République du Mali, 2001 ; Hertrich, 2007, 2008). Le contraste tient principalement à l’entrée en union des hommes, nettement plus tardive à l’échelle nationale (27 ans en valeur médiane au dernier recensement pour le milieu rural, contre 22 ans dans les villages étudiés), l’âge médian au premier mariage des femmes étant sensiblement identique (de l’ordre de 18 ans).

Tendances longues, changements récents

Finalement le contrôle social de la jeunesse et de la formation des couples est subtil : la mainmise des aînés sur la gestion matrimoniale ressemble plus à un service qu’à une confiscation ; la valorisation du statut de jeune fait oublier son titre de mineur... L’encadrement du mariage porte ainsi en soi de quoi désactiver la contestation de l’autorité matrimoniale par les jeunes hommes. Il s’agit là d’un premier facteur contribuant à la reproduction des structures matrimoniales. L’absence de rigidité qui caractérise les exigences de la transaction matrimoniale en constitue un autre : quand la souplesse est de mise, il est possible de s’adapter sans en avoir l’air.

De fait, les biographies matrimoniales et les entretiens confirment la flexibilité qui a toujours existé dans l’encadrement des entrées en union, permettant une prise en compte progressive des attentes individuelles sans remise en cause fondamentale du contrôle formel des mariages. Une rupture semble cependant engagée depuis une dizaine d’années, avec le recul de la formalisation des unions et la diversification de la pratique matrimoniale. On a un premier aperçu de cette articulation entre une tendance longue d’aménagement de la pratique matrimoniale et un virage récent d’une autre nature quand on examine l’appariement conjugal et l’âge au premier mariage (tableau 1). Sur le long terme, on constate une généralisation des couples constitués sur une base « égalitaire » (en âge) depuis les générations anciennes jusqu’à celles qui se sont mariées dans les années 1980 : la plupart des jeunes (près de 90 % chez les hommes et près de 80 % chez les femmes) débutent désormais leur vie conjugale avec un conjoint également célibataire, d’un âge souvent proche du leur. Le rapprochement du marché matrimonial des deux sexes s’est d’abord traduit par un accès plus rapide aux épouses (baisse de l’âge au mariage des hommes et de l’écart d’âge au mariage entre sexes) avant le retournement du début des années 1990. Le recul de l’entrée en union touche de façon semblable les femmes et les hommes (augmentation de l’âge médian au premier mariage d’environ une année et demi) et coïncide avec l’essor des migrations des jeunes filles. Ces tendances, leur signification et leur articulation peuvent être abordées de manière plus approfondie en cadrant l’analyse sur les unions entre célibataires et les procédures matrimoniales qu’elles ont mobilisées.

Tableau 1

L’entrée en union. Âge au mariage et appariement conjugal

L’entrée en union. Âge au mariage et appariement conjugal

* Estimation.

Source : Enquête biographique, individus enquêtés au titre de résidants à l’un des passages (1987-89, 1995, 2000,2004).

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Dynamiques décisionnelles

Si la recherche d’épouses relève de la responsabilité des lignages, elle n’exclut pas la participation des jeunes hommes concernés. La prospection matrimoniale se donne plutôt à lire comme une affaire qui mobilise toutes les bonnes volontés ; le repérage d’une future épouse pourra par exemple être le fait d’une femme originaire du lignage du jeune homme, mariée dans le village ou le lignage de la jeune fille. Les pères pourront, le cas échéant, suggérer à leurs fils d’aller avec leurs amis entourer et courtiser la jeune fille pour promouvoir le projet matrimonial. Réciproquement, ils pourront prendre acte des affinités qui naissent dans le cadre des activités de jeunesse et chercher à les relayer dans un cadre formel. Ainsi la frontière théorique entre le champ matrimonial contrôlé par les aînés et l’espace ludique des jeunes présente une certaine porosité, à laquelle le pragmatisme des acteurs familiaux n’est pas étranger. On en trouve l’expression dans les entretiens qualitatifs, y compris auprès des hommes les plus âgés (nés dans les années 1930). De fait, l’implication du jeune homme dans la préparation de son union existe de longue date, mais sans empiéter sur la gestion formelle de l’union réservée aux aînés. Cette implication s’est accrue au fil des générations, dans le cadre d’une concertation familiale croissante : de l’initiative lignagère annoncée à l’intéressé au choix personnel que le jeune homme soumet à sa famille et lui demande de relayer formellement, les échanges autour du projet matrimonial prennent des formes et des issues variées. L’encadré 1 en donne un aperçu au travers des initiatives qui ont présidé aux mariages de Jean-Noël et de ses 6 premiers enfants : on observe une présence toujours plus affirmée et plus précoce du jeune dans le choix de l’épouse, mais qui n’écarte jamais complètement la contribution parentale. Au sein des générations les plus âgées de notre enquête, l’initiative individuelle[14] concernait déjà près d’1 mariage sur 3. Elle intervenait dans environ la moitié des mariages entre célibataires des années 1970-1990, et en concerne aujourd’hui la majorité (80 %) (tableau 2). Les attentes personnelles masculines se sont principalement exprimées dans les coulisses familiales, sans contestation apparente du rôle des responsables familiaux dans la gestion matrimoniale. Cela du moins jusqu’à la fin des années 1980 : dans la plupart des cas (7 à 8 fois sur 10), les mariages d’initiative individuelle faisaient l’objet d’une procédure classique gérée par les aînés, contre la moitié au cours des années récentes (tableau 2). L’intervention des intéressés s’articule ainsi à l’ouverture d’un espace de concertation et d’échange interindividuel au sein de la famille, à une certaine privatisation des rapports familiaux et du projet matrimonial. On en trouve une autre expression dans la raréfaction des initiatives matrimoniales relevant de la parenté élargie, deux fois plus rares chez les jeunes générations que chez les anciennes (tableau 2), tandis que l’intervention des parents proches (père, mère, frère) est restée stable jusqu’à une date récente. Le lieu d’initiative de l’union s’est à la fois ouvert à l’intéressé et resserré sur son environnement familial proche.

Tableau 2

Décision de l’union : initiative et mode d’accès à l’épouse

Décision de l’union : initiative et mode d’accès à l’épouse

Champ: Premiers mariages des hommes avec une femme célibataire.

Source : Enquête biographique, hommes enquêtés au titre de résidants à l’un des passages (1987-89, 1995, 2000, 2004).

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Si la participation du jeune homme au choix de son épouse a pu croître progressivement sans poser problème, cela tient sans doute à la fois au caractère parfaitement conciliable des niveaux d’intervention (choix personnel, visibilité collective) et à la primauté d’un objectif partagé (trouver une femme). Il n’en est pas de même pour la participation féminine à la décision matrimoniale. La construction de l’échange matrimonial ne place pas l’initiative du côté féminin (on cherche des femmes, on ne cherche pas des hommes) ; l’intervention de la famille de la femme à la décision matrimoniale est plus passive, correspondant à l’acceptation ou au refus d’une sollicitation. Un refus, même d’origine familiale, peut être difficile à exprimer surtout si les lignages sont déjà liés par des échanges matrimoniaux ; une motivation personnelle a d’autant moins de chance d’être reconnue...

La famille est supposée consulter l’intéressée avant de répondre favorablement à une demande matrimoniale (Capron 1973, 1988b). Cependant il semble bien que cette étape ait souvent été contournée ou réduite à une dimension symbolique. Dans les entretiens qualitatifs, un tiers des femmes des différentes générations disent ne pas avoir été consultées avant d’avoir été promises[15]. Certaines n’ont appris que tardivement l’engagement pris par leurs parents. Ainsi Soiniwé (née en 1931, mariée en 1953) a-t-elle été surprise quand son père lui a dit qu’elle épouserait Zunfo : « Je ne m’y attendais pas car j’ai toujours cru que les arachides qu’on amenait chez nous étaient pour le mariage de ma grande soeur. [...] Intérieurement je ne voulais pas de ce mariage. Mais je devais obéir à mes parents. En ce temps-là les jeunes filles étaient frappées si elles osaient s’opposer. » Même quand elle est consultée, la jeune femme a souvent du mal à exprimer ses réticences, plus encore à les faire entendre. Rosalie (née en 1940) se rappelle avoir vainement essayé de convaincre ses parents d’accepter son yaro : « ... comme c’est mon père qui organisait le mariage, je ne pouvais pas désobéir [...] je n’avais plus de choix à faire, sauf le choix de mes parents. » Aujourd’hui, de telles situations sont devenues plus rares[16], sans avoir complètement disparu pour autant. Ainsi en est-il de Yisouara (née en 1981, mariée en 1998) : « Je ne savais même pas pour qui on m’enlevait. C’est plus tard que j’ai compris que j’étais là pour Mimanu. Je ne l’aimais pas mais je ne pouvais pas m’enfuir, je ne connaissais pas le village où on m’avait déposée. En plus mes parents avaient donné leur accord sans me demander mon avis. Je ne pouvais que rester. » La mémoire collective rappelle cependant volontiers l’histoire de couples qui se sont constitués sur des bases amoureuses, en dépit de l’opposition familiale, même parmi les générations anciennes. Comme on l’a signalé, le fait de fuir vers l’étranger ou plus modestement d’organiser un enlèvement symbolique en cachant la jeune fille dans un village voisin pouvait permettre au jeune couple de passer outre un refus officiel, en attendant qu’une « demande de pardon » trouve finalement satisfaction ou, à défaut, que l’éloignement et la naissance d’un enfant apaisent les esprits. Les mariages conclus sans avoir fait l’objet d’un accord préalable à l’enlèvement fournissent, au sein des anciennes générations, une approximation[17] des unions décidées par les individus en forçant l’autorité familiale. 1 mariage sur 7 correspondait à ce cas de figure avant les années 1980 (hommes nés avant 1959). Cet indicateur atteint un niveau deux fois plus élevé pour les mariages des années 1980-1995 et passe à 50 % pour les unions des dernières années. On observe donc au sein des deux partis de l’alliance un même recul de l’implication familiale dans la décision de l’union, qui s’est encore récemment accéléré. La multiplication des unions non initiées par l’accord de la famille de la fille peut être signe d’une émancipation féminine de la tutelle matrimoniale. Mais de façon moins directe qu’on ne pourrait le penser, car en se banalisant ce mode d’accès à l’épouse a aussi changé de signification. Autrefois il traduisait une contestation et une mise en échec de l’autorité familiale. Aujourd’hui[18] il traduit davantage une moindre exigence de contrôle matrimonial des familles face à une jeunesse féminine de moins en moins présente au village. Plus qu’une revendication féminine explicite portant sur le choix du conjoint, il semble que ce soit la migration des filles en ville, comme on le verra plus loin, qui a ouvert une brèche dans l’organisation de la gestion matrimoniale, en amenant les responsables familiaux à douter de leur aptitude à observer leurs engagements, avant même le refus clair des intéressées. Pour autant, même tardive et d’ordre symbolique, la reconnaissance familiale reste importante dans la validation d’une union, et il est difficile de s’en émanciper, ne serait-ce que psychologiquement. Reine (encadré 1) l’a appris à ses dépens, trop mal(ade) pour vivre sereinement sa vie de couple avant d’avoir reçu la bénédiction paternelle.

Des procédures de plus en plus courtes, de moins en moins contraignantes

L’évolution à long terme de l’organisation matrimoniale, par ajustement permanent sans remise en question brusque, ressort également de l’analyse des prestations matrimoniales. La proportion de mariages ayant donné lieu à des prestations est restée relativement stable au fil du temps, autour de 80 % (tableau 3). Un certain équilibre semble également s’être établi entre les contributions en nature (travail et grain) et les contributions monétaires apparues dans les années 1960-1970 (remise d’argent ou achat au prix fort de bière de mil confectionnée par la famille de la fille), les unes et les autres intervenant dans une proportion sensiblement identique des mariages, autour de 60 %.

On pourrait donc croire que les responsables familiaux ont gardé une mainmise sur le marché matrimonial par le contrôle des ressources échangées, voire que la souplesse accordée pour le choix du conjoint est contrebalancée par des exigences plus élevées en termes de redevances matrimoniales. Une inflation des prestations a ainsi été constatée dans de nombreuses sociétés subsahariennes[19] ; la difficulté à réunir la somme de la compensation est également citée comme facteur d’augmentation de l’âge au mariage, notamment en milieu urbain[20]. Une telle grille de lecture perd cependant toute validité quand on examine le détail des prestations versées (tableau 3).

Certes les prestations agricoles se sont maintenues mais elles sont désormais réduites a minima. Le service agricole répété plusieurs années consécutives a quasiment disparu : il concernait la moitié des hommes nés avant 1944, 1 sur 5 parmi les générations nées dans les années 1950 et 1960 et à peine 1 sur 10 pour les générations plus récentes. La remise d’arachides ou de céréales est également devenue moins fréquente, concernant moins de la moitié des unions à partir des générations nées dans les années 1960 et un cinquième pour celles nées à la fin des années 1970.

L’argent est devenu tout aussi fréquent que les prestations en nature et contribue à la perception par les villageois d’un coût aujourd’hui plus élevé pour accéder aux femmes. Cependant, la proportion de mariages concernés n’a pas augmenté au cours des 30 dernières années, le recours à un mode détourné de prestation monétaire (par la vente de bière de mil) initié dans les années 1970 a quasiment disparu et, surtout, les montants remis restent modestes. Même pour les générations les plus jeunes, ils sont inférieurs à 15 000 francs CFA dans 70 % des cas. Une telle somme n’est pas négligeable dans le contexte étudié, mais elle est accessible à un cultivateur moyen et sans commune mesure avec les compensations matrimoniales enregistrées dans d’autres populations de la région, qui peuvent se compter en centaines de milliers de francs CFA (Guigou, 1992 ; Enel et al., 1994). On ne peut donc pas considérer les prestations monétaires comme la marque d’une réaffirmation de l’autorité familiale dans le champ matrimonial. On en a une autre preuve en en examinant l’affectation : celles-ci sont le plus souvent destinées à la jeune femme (3 fois sur 4 d’après les déclarations des femmes enquêtées).

Tableau 3

Prestations matrimoniales

Prestations matrimoniales

Champ: Premiers mariages des hommes conclus avec une femme célibataire.

Source : Enquête biographique, hommes enquêtés au titre de résidants à l’un des passages (1987-89, 1995, 2000, 2004)

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L’évolution observée ne correspond donc pas à un abandon de la redevance matrimoniale, mais à un recentrage sur des formes de prestations qui peuvent être concentrées dans le temps, éventuellement versées en une seule fois. En quelque sorte, la remise de prestations ne constitue plus forcément une longue procédure impliquant une demande d’accord et des échanges préalables à l’union : les prestations peuvent aujourd’hui être concomitantes de l’accès à l’épouse, la demande de pardon s’accompagnant alors d’une remise d’argent ou se traduisant par un service agricole au cours de la saison suivante[21]. De fait, la durée de la procédure matrimoniale a été considérablement écourtée (figure 1). Les processus de 3 ans et plus (durée écoulée entre la demande d’accord et l’accès à l’épouse) autrefois majoritaires sont devenus exceptionnels (moins de 10 % des mariages contre près de 60 %). Deux tiers des hommes des jeunes générations (contre un quart des plus anciennes) se sont mariés sans avoir engagé de procédure (accord préalable à l’enlèvement) ou en ayant engagé une procédure très courte (de moins d’un an).

Si le maintien de prestations permet de conserver un support d’interaction interlignagère à l’occasion du mariage, cette dernière se trouve désormais extrêmement réduite. L’évolution des prestations dessert ainsi doublement les responsables familiaux : ils en tirent moins de bénéfices puisque celles dont ils pouvaient directement profiter (les travaux agricoles) se sont raréfiées ; surtout, ils ont perdu l’avantage que leur procurait la longue durée des anciennes procédures, qui montrait et légitimait leur compétence et leur autorité.

Figure 1

Durée du processus matrimonial, selon la génération de l’homme

Durée du processus matrimonial, selon la génération de l’homme

Durée écoulée entre la demande d’accord et la cohabitation

Premiers mariages des hommes conclus avec une femme célibataire

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Une visibilité collective remise en question

Parallèlement à la perte de visibilité subie par les responsables familiaux avec la concentration des interventions matrimoniales autour du moment du mariage, on constate des changements dans la participation de la communauté villageoise à la mise en oeuvre de l’union. Le tableau 4 permet d’en juger au travers de 3 champs d’intervention classiques d’instances communautaires : le médiateur envoyé auprès de la famille de la fille lors de la première demande d’accord (ou, à défaut, de pardon), la pratique de la déposition et la célébration du mariage.

Tableau 4

Médiation et sanction sociale de l’union

Médiation et sanction sociale de l’union

Champ: Premiers mariages des hommes conclus avec une femme célibataire.

Source : Enquête biographique, hommes enquêtés au titre de résidants à l’un des passages (1987-89, 1995, 2000, 2004).

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Le recours à des hommes de caste pour médiatiser les échanges entre les deux familles reste de mise et pourrait même avoir augmenté[22] si l’on en croit les indicateurs statistiques (tableau 4). Ainsi, ce n’est pas parce que l’échange d’accord entre familles est de plus en plus souvent reporté après le rituel de l’enlèvement (tableau 2) que cette conciliation se fait de façon directe entre les familles des intéressés. Au contraire, le recours à un intermédiaire appartenant au lignage de l’homme est devenu exceptionnel, concernant moins d’1 mariage sur 10 aujourd’hui contre plus d’1 sur 4 chez les anciennes générations. Paradoxale au premier abord, cette évolution exprime sans doute une privatisation de l’affaire matrimoniale au sein des lignages, tout comme la raréfaction des unions initiées par la parenté élargie (tableau 2). Le réseau lignager est moins mobilisé, peut-être parce que son implication dans la décision matrimoniale diminue, peut-être parce qu’on le sollicite moins, peut-être aussi parce qu’on craint plus les conflits d’intérêts internes, déjà visibles sur le plan foncier. Les hommes de caste sont à cet égard les intermédiaires les plus neutres, donc les plus sûrs : du fait de l’endogamie de caste, toujours respectée, leurs intérêts ne peuvent interférer avec ceux de leurs commanditaires. C’est peut-être davantage leur position « hors système » que leur fonction de délégué de la communauté qui explique le maintien, voire le renforcement du rôle de ces hommes de caste dans la gestion matrimoniale.

En effet, l’implication de la communauté villageoise dans la conclusion des unions et, plus largement, dans la « présentation » ou mise en scène du mariage dans l’espace villageois diminue considérablement depuis deux décennies, comme en atteste l’évolution de la pratique relative à la déposition et, plus encore, celle de la fête du mariage au village. Jusqu’au début des années 1980, ces deux étapes étaient quasi systématiques, même en cas d’absence d’accord familial initial[23]. La pratique de la déposition a commencé à s’éroder il y a une vingtaine d’années ; elle est devenue moins systématique et beaucoup plus courte. Les confiages d’une durée inférieure à 3 semaines, rares autrefois (1 cas sur 7) couvrent aujourd’hui près de la moitié des cas.

Mais c’est surtout dans la chute spectaculaire du nombre de mariages fêtés au village que l’on constate la baisse de l’encadrement communautaire des unions. À la fin des années 1990, 6 mariages sur 10 ne sont pas fêtés, alors que cette situation était exceptionnelle (7 %) 20 ans plus tôt et encore minoritaire (30 %) dans les années 1980 (figure 2, tableau 4). Cette baisse n’est pas associée à l’apparition d’autres formes de validation. Le recours au mariage civil a peu évolué au fil du temps et reste minoritaire (environ 1 mariage sur 5) (tableau 4).

En revanche, il semble bien que la fête du mariage, en devenant plus rare, revête aussi de nouvelles formes. Littéralement nommée « fête de la fiancée », sa vocation initiale est d’accueillir et d’honorer la nouvelle épouse en mobilisant la communauté lignagère, mais aussi plus largement la communauté villageoise. Les membres du patrilignage s’investissent dans l’organisation de cette fête à double titre : d’une part en apportant des ressources matérielles et humaines (mise en commun de céréales et d’animaux pour la nourriture et la boisson ; organisation d’un service de travail collectif, des femmes pour préparer la bière de mil et le repas de la fête, des jeunes pour chercher en brousse le bois nécessaire à la cuisson de ces préparations) ; d’autre part en constituant un trousseau (pagnes et ustensiles de cuisine) pour la nouvelle épouse. L’ensemble des villageois participe à cette fête et contribue à cet accueil, chacun à hauteur de ses moyens, offrant une volaille, un peu d’argent ou encore un pagne à la nouvelle venue. Cette organisation collective reste de mise[24] mais elle semble s’appuyer sur des moyens de plus en plus importants. Lors de mariages récents, il a ainsi été fait état de dépenses substantielles pour mobiliser des groupes de griots musiciens réputés dans la région, mais aussi de surenchères dans les cadeaux faits à la fiancée par la famille de son futur époux et de partenaires extérieurs au village. La fête du mariage offre alors un espace de mise en scène ostentatoire, ce qui est une dimension inédite. Avant de conclure à un changement significatif, cette observation basée sur des cas particuliers mérite d’être confirmée par des enregistrements plus systématiques. Il reste qu’elle alimente d’ores et déjà la représentation d’une manifestation qui, en n’étant plus nécessaire à la mise en union, n’est plus non plus accessible à tous. On pourrait penser que cette évolution correspond à l’importation d’un modèle de cérémonie urbaine par le biais des migrations féminines. Il ne me semble pas que cela soit le cas : d’une part, en permettant aux jeunes filles de se constituer un trousseau par elles-mêmes, les migrations relativisent l’utilité de la cérémonie, favorisant plutôt un affaiblissement de cette pratique ; d’autre part, on peut penser qu’une telle implantation serait apparue plus tôt, la pratique migratoire des hommes étant déjà ancienne. L’évolution dans le sens d’un surenchérissement et d’une privatisation de la fête du mariage traduit plus vraisemblablement, à mon sens, le recul d’une manifestation collective qui, en laissant ainsi libre un espace de mise en scène sociale, a permis sa réaffectation au bénéfice d’intérêts plus personnels. On y reviendra.

Si on considère que la formalisation des unions a notamment pour objectif d’assurer visibilité et promotion des compétences, des relations et des réseaux mobilisés, alors l’essor des unions « non fêtées »[25] apparaît comme une consécration du désengagement des instances collectives du champ matrimonial. Désengagement des acteurs lignagers qui, après s’être largement retirés du champ décisionnel et avoir consenti à l’assouplissement, en prestations et en durée, du processus matrimonial, paraissent désormais également démissionnaires de la gestion formelle. Désengagement de la communauté villageoise aussi qui n’est plus partie prenante dans l’accueil et l’installation du jeune couple. Avec la raréfaction de cette manifestation, on peut penser que ce sont à la fois la validation publique de la formation du couple et la fonction de la communauté villageoise (en tant que trame sociale différente de l’espace familial) dans l’intégration et l’identité de l’individu, qui sont mises en question.

Figure 2

Mariages (%) ayant fait l’objet d’une fête au village, selon la génération de l’homme

Mariages (%) ayant fait l’objet d’une fête au village, selon la génération de l’homme

Premiers mariages des hommes conclus avec une femme célibataire

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Individualisation et privatisation : quels acteurs ? quels ressorts ?

L’évolution des procédures matrimoniales rend compte d’une désagrégation progressive du dispositif institutionnel assurant l’encadrement de l’entrée en union des jeunes. Schématiquement, cette évolution peut être assimilée à la transition d’un régime de nuptialité contrôlée par les instances communautaires à un régime où les choix individuels prédominent. Pour autant, cette transition ne se résume pas à un mouvement continu, univoque, structuré par la confrontation de deux pôles homogènes d’intérêts opposés, d’ordre collectif ou individuel. Au contraire, la tendance observée se donne à lire comme une combinaison de temporalités et de forces variables. D’une part, la reconnaissance d’une place propre à l’individu dans la construction de son entrée en union n’est pas uniforme : l’individualisation[26] des uns n’est pas forcément celle des autres. L’écart dans la temporalité et les modalités est net, par exemple, entre le développement d’une sphère d’intervention reconnue aux jeunes hommes et son équivalent féminin. D’autre part, les structures communautaires ne se laissent pas non plus réduire à un ensemble homogène. Les paliers de structuration (qu’ils relèvent du village ou de l’organisation familiale) sont susceptibles de porter des intérêts différents, particulièrement dans une conjoncture où les compétences sont en cours de redistribution. Cette géométrie variable (et dynamique) laisse penser que le conflit d’intérêts ne s’exprime pas nécessairement dans un binôme individu/communauté, se révélant plutôt en creux dans le réagencement des unités collectives et l’affaiblissement des contrôles sociaux. Un mouvement de privatisation (comprise comme le glissement à une échelle familiale plus restreinte et plus concentrée de certains domaines de compétence et d’intervention) peut ainsi entretenir des tendances individualistes, et s’en nourrir, tout en ayant un pouvoir de subversion sur la charpente communautaire plus puissant que les comportements d’autonomie individuelle proprement dits.

En guise de conclusion, la dernière partie revient sur ces deux phénomènes d’individualisation et de privatisation, en s’interrogeant sur leur articulation avec les attentes individuelles d’une part, l’idéologie communautaire d’autre part.

Implication individuelle et affaires collectives : des formes et des enjeux modulés par les rapports de genre

Le relâchement de l’encadrement familial du mariage observé depuis 50 ans a été porté par des forces différentes. Deux périodes, deux contextes, deux logiques se distinguent : l’une couvrant approximativement les années 1970 et 1980, l’autre débutant avec les années 1990. La première correspond à une période de réaménagement dans l’organisation familiale et les rapports intergénérationnels, elle est associée à l’évolution statutaire des jeunes hommes. La seconde période se caractérise par des changements plus affirmés, moins contrôlés, elle est portée par un mouvement d’émancipation féminine.

Les années 1970-1980 correspondent à une période d’aménagement de l’économie familiale, avec d’un côté la diffusion de la charrue et de la culture attelée, de l’autre l’essor des migrations temporaires des jeunes hommes, destinées (notamment) à l’obtention de bêtes de labour. L’organisation matrimoniale s’assouplit dans le même temps, avec un accès facilité aux jeunes femmes (les jeunes hommes se marient plus jeunes, plus généralement avec une femme également célibataire), des procédures matrimoniales plus courtes et plus souples en termes de prestations, une participation du jeune homme au choix de son épouse. Il se construit ainsi un pôle de concertation à l’échelle familiale où les attentes masculines trouvent à s’exprimer, tandis que les autorités familiales continuent de prendre en charge la gestion matrimoniale. Aucun élément ne permet de penser que cette évolution ait été portée par un mouvement de revendication individuelle ; au contraire, ces aménagements témoignent d’une souplesse qui assure la robustesse de l’institution matrimoniale.

Les années 1990 sont marquées par l’entrée des femmes dans la dynamique des changements sociaux locaux. Jusqu’alors réservées au sexe masculin, les migrations de jeunesse concernent également les jeunes femmes tout en revêtant des contours nouveaux. En effet, ces déplacements, systématiquement à destination de la ville, cessent vite d’être saisonniers pour se poursuivre sur plusieurs années, « vidant » des communautés villageoises de leurs groupes de jeunes filles. La pratique de la « jeunesse » qui était l’un des fondements de l’intégration et du contrôle social des jeunes générations se trouve ainsi minée dans les conditions mêmes de son exercice. Les migrations féminines se distinguent aussi de celles des jeunes hommes par leur absence d’articulation aux logiques familiales : souvent réalisées sans l’accord du responsable familial, elles répondent explicitement à des attentes individuelles et leur bénéfice, même modeste, n’est jamais versé au profit de l’économie domestique (Lesclingand, 2004a, 2004b). Les années 1990 sont marquées non seulement par l’essor des migrations féminines, mais aussi par une inflexion dans les tendances du mariage : l’âge d’entrée en union recule pour les deux sexes, le désengagement des instances familiales dans l’initiative de l’union s’accélère, la formalisation des unions, jusqu’alors préservée, lâche à son tour. Si ces changements ressemblent à un basculement de l’affaire matrimoniale des instances collectives aux mains des intéressé(e)s, peut-on pour autant les comprendre comme l’expression d’une appropriation par ces dernier(ère)s ?

Quels sont les acteurs des changements récents ?

Une association entre l’essor des migrations féminines et le relâchement des cadres matrimoniaux réguliers fait peu de doute tant les phénomènes sont concomitants[27]. Pourtant, si la migration est bel et bien revendiquée par les femmes comme une expérience personnelle, il est moins évident d’associer d’emblée l’essor des unions non formalisées à une appropriation féminine de l’entrée en union. Par exemple, on ne constate pas une augmentation des processus refusés par les femmes qui signifierait leur opposition croissante aux initiatives validées par leurs familles. Il n’apparaît pas non plus, dans les entretiens qualitatifs, de propos mentionnant l’intérêt d’une union non fêtée[28] ; au contraire la fête du mariage reste perçue par les femmes comme un événement positif, gratifiant. Il semble bien que, concrètement, les responsables familiaux aient renoncé à leur intervention sans que celle-ci ne soit contestée ouvertement. Deux principaux facteurs ressortent des propos des villageois : d’une part le sentiment d’une perte de contrôle sur les jeunes, d’autre part le constat, qui s’impose de plus en plus avec la banalisation des unions réalisées en marge des cadres réguliers, d’une perte de nécessité. L’idée que le contrôle sur le mariage des filles était une bien difficile affaire a toujours existé, alimentée par les récits rares mais exemplaires de femmes ayant fui avec leur élu, laissant leur famille dans l’incapacité d’honorer leur engagement. Ce sentiment d’impuissance s’est encore renforcé avec les migrations féminines, l’apparition de grossesses préconjugales[29] et la crainte que la jeune fille ne se marie en ville. Le désengagement des aînés s’est cependant manifesté avant que le phénomène ne devienne fréquent : parmi les jeunes femmes des générations 1970-1979 ayant réalisé une migration de travail avant leur mariage, 10 % seulement se sont mariées sur le lieu de la migration. La banalisation du phénomène est par ailleurs un facteur qui a son importance : en se diffusant il gagne en légitimité et fournit la preuve que les exigences antérieures ont perdu leur nécessité.

Le pouvoir acquis par les femmes sur le mariage porte en fait d’abord sur le calendrier de leur entrée en union. Quand elles se sentent prêtes à se marier, les jeunes filles reviennent au village : une visite qui se prolonge au delà d’une semaine est un signe de disponibilité, très rapidement les jeunes femmes auront autour d’elles une cour de jeunes hommes, parmi lesquels elles pourront manifester leur préférence, notamment à l’occasion des causeries du soir. De fait, la plupart d’entre elles se marient dans les mois qui suivent leur retour au village (Lesclingand, 2004b). Il ne semble pas, du moins jusqu’à la fin des années 1990, que les femmes se soient approprié, sous forme réfléchie et anticipée, le choix de leur conjoint : la décision se fait rapidement parmi les candidats qui se manifestent, et non dans le cadre d’un projet conjugal qui aurait mûri entre les partenaires. L’implication des intéressés dans la décision matrimoniale ne semble donc pas signifier (ou pas encore) la construction d’un pôle d’autonomie conjugale.

Privatisation et différenciation sociale

J’ai souligné à plusieurs reprises que la démission croissante des instances lignagères du contrôle des unions n’était pas réductible à une question de conflit intergénérationnel. Certes les Anciens n’oublient pas les dissidences individuelles qui ont pu malmener leur autorité ou celle d’un autre, mais ces faits divers ressemblent parfois à de bien minces paravents... Si on approche le point du vue des individus au travers des récits qualitatifs, on identifie difficilement l’existence d’une contestation de l’autorité familiale en matière matrimoniale. Alors qu’ils trouvent à s’exprimer sur d’autres points (par exemple les conditions de vie pendant l’enfance), les sentiments d’injustice ou de frustration pouvant signifier la confrontation intergénérationnelle sont absents des récits que les hommes font de leur jeunesse et de leur entrée en union. L’intervention de la famille est jugée normale et légitime, quand elle n’est pas revendiquée : c’est le « travail » des responsables familiaux que de s’occuper du mariage des leurs et les jeunes hommes doivent pouvoir compter sur eux. Les femmes, comme on l’a vu, expriment plus souvent leur frustration de ne pas avoir été associées à la décision matrimoniale, mais sans pour autant formuler une contestation de l’autorité familiale. Le fait que les coûts matrimoniaux (prestations et fête) restent pris en charge par la famille, sans incomber au marié personnellement, est également significatif de l’absence de conflit ou de contournement individuel de prérogatives familiales.

Si les responsables familiaux n’ont pas été acculés par les intéressés à se retirer du champ matrimonial et s’ils gagnent visibilité et légitimité dans l’exercice de ces compétences, alors pourquoi y renoncent-ils ? C’est peut-être dans les tensions internes aux institutions familiales qu’il faut en chercher la raison. Bien que ce facteur ne soit jamais mis en avant et que la cohésion de l’unité lignagère reste une valeur affichée par tous, différents éléments[30] montrent que les lignages sont traversés par des dissensions croissantes. Les problèmes fonciers en sont une expression, dont témoigne le recours plus fréquent aux instances administratives en cas de litige, ou encore les difficultés exprimées par certains émigrés revenus au village pour disposer de bonnes terres. Outre la gestion foncière, d’autres compétences reconnues aux lignages perdent en importance, en efficacité ou en visibilité. Ainsi en est-il des compétences religieuses (cultes villageois et lignagers, initiation des enfants) dont la dimension communautaire devient moins évidente avec l’hétérogénéité introduite par le christianisme. L’évolution des activités et de l’identité villageoise passe désormais par des canaux non traditionnels : école, développement rural, action sanitaire, démocratisation politique... Ceci motive la création d’autres axes de structuration, particulièrement dans le contexte actuel de décentralisation. L’importance des migrations contribue, sur un autre plan, à la construction de relations familiales plus personnalisées, ne serait-ce que parce que l’envoi d’un courrier nécessite la désignation d’un destinataire... Les conditions favorables à la création de communautés d’intérêts autonomes à l’échelle intrafamiliale existent à différents niveaux. Cette tendance apparaît aussi dans le domaine matrimonial. Nos données ne permettent pas d’aborder la question de manière très détaillée : il faudrait pour cela pouvoir retracer le circuit des paroles échangées autour d’un mariage au sein du lignage. Cependant, deux indicateurs formels suggèrent une prise de distance par rapport à l’ordre lignager : la raréfaction des unions initiées par la parenté éloignée et la quasi-disparition du recours à un membre du lignage comme médiateur de l’affaire matrimoniale.

L’affaiblissement de l’encadrement formel des unions peut être compris en rapport avec cette dynamique de recomposition familiale, à la fois comme cause et comme conséquence : d’une part la perte de cohésion lignagère amoindrit la demande de formalisation et de visibilité lignagère, d’autre part la simplification des démarches permet leur mise en oeuvre à l’échelle désagrégée. Dans le contexte actuel, un père de famille peut espérer gérer le mariage de ses enfants de façon simplifiée, en s’en tenant à une information de principe du responsable lignager, sans avoir à mobiliser des réunions lignagères, sans avoir à tenir compte de l’avis de ses aînés ni à solliciter leurs ressources matérielles et symboliques... L’émancipation des cadres matrimoniaux ne se comprend donc pas seulement (ni peut-être principalement) par rapport aux intéressés, mais aussi par rapport à leurs proches parents.

Cette privatisation est en elle-même un facteur de remise en cause des forces d’homogénéisation communautaires. Dès lors que les pères gèrent directement les unions de leurs enfants et que les formalités ne sont plus standardisées, ni nécessaires, il devient possible d’utiliser et d’instrumentaliser le mariage à des fins privées. On en observe les premiers signes aujourd’hui dans les nouvelles formes que revêt la fête du mariage. Tant qu’elle était systématique, cette fête était réalisée avec les moyens du bord, avec la vocation de réunir dans un moment de convivialité la communauté villageoise autour de la nouvelle épouse. Aujourd’hui plus rare, elle mobilise plus de moyens et prend des formes ostentatoires inédites. La distinction qu’elle introduit se perçoit aussi dans le recours à de nouveaux modes de communication, comme les communiqués radio ou les cartons d’invitation, dans une population où l’accès à l’écrit reste pourtant marginal. La fête du mariage devient un espace de différenciation sociale, qui imprime ses marques à la fois au niveau des organisateurs et du public : le nouveau standard, s’il se confirme, ne permettra plus à chacun d’organiser une fête du mariage, il ne permettra plus non plus (compte tenu de la valeur des cadeaux affichés) à chacun d’y participer.

Finalement tout laisse à penser que le mariage est amené à rester un élément important du jeu collectif, mais avec un glissement de paradigme : il était une composante du contrôle intergénérationnel, il devient un instrument de différenciation sociale.