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Dans son dernier ouvrage Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Jacques T. Godbout part en croisade. Près de 400 pages lui sont nécessaires pour la délivrance de la Terre sainte, le don, tombés aux mains des infidèles (l’homo strategicus et l’homo oeconomicus). Sa quête : la quête du don n’est autre que la quête du sens. Fort de L’Esprit du don (1992) et cette fois-ci sans Alain Caillé, Godbout est animé par une réhabilitation de l’expérience du don. Son entreprise se distingue d’« une guerre sainte » visant à la conversion forcée des infidèles et pourrait être qualifiée d’alter-native, littéralement une autre naissance. Plutôt une interprétation monologique, univoque et hégémonique de l’approche du don préconisée par la rationalité causale et instrumentale, il propose, tout en les pensant ensemble, ce qui circule et le sens de ce qui circule. Même si le don est inséré dans le lien et souvent à son service, le lien n’est pas le don comme le rappelle l’auteur : « Le lien est un mode de relation. Le don est un mode de circulation » (p. 282).

La première partie de l’ouvrage (« L’appât du gain ») est consacrée à la présentation, et l’analyse critique du don envisagé uniquement sous l’angle économique. Le lien social ne se restreint pas à de l’instrumental, du rationnel, de l’investissement. Ce qui circule entre nous n’est pas réductible à un échange marchand, tout comme la société ne se limite pas au marché ou à l’État. Godbout privilégie au bien le lien, à l’utilité la solidarité, à l’intérêt calculable l’incertitude. Il fait éclater ce modèle linéaire unidirectionnel fin-moyen pour faire apparaître le don : « Le don est nécessaire pour affronter la rationalité instrumentale qui déshumanise les relations en phagocytant les fins par les moyens » (p. 106). Ce faisant, il nuance, affine, complexifie – mais nous pourrions tout aussi bien dire enrichit – la vision mécaniste de la théorie du choix rationnel. Sa démarche précise et réflexive progresse de manière circonstanciée. Son point de départ : un état des lieux où priment deux approches extrêmes et réductrices du don. Le don est soit unilatéral, sacrificiel et sans retour (don pur) soit caractérisé par la présence du retour (don réciproque). Ces deux conceptions du don (unilatéralité ou réciprocité) partagent toutefois un point commun : le don y est défini par ce qui circule seulement. Ces interprétations exclusives des faits bruts suscitent interrogations et propositions méthodologiques chez l’auteur. « L’analyse du don doit-elle porter sur l’objet donné, sur la relation qui s’établit entre le donateur et le donataire, ou sur les inextricables liens entre ces objets qui circulent et ces relations? » (Schrift 1997 : 3). Telle serait l’interrogation initiale et centrale. Quant à la méthodologie, Godbout à la suite de Marcel Hénaff invite à une césure épistémologique : extraire le don du cadre marchand ou légal, c’est-à-dire du sens que lui procure le contrat. Donner consiste alors à libérer l’autre de l’obligation contractuelle de rendre, d’échanger. Autrement dit, donner est une forme de circulation des choses, une forme de transfert qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose.

En quoi consiste alors la spécificité de l’apport de Godbout? Il introduit du tiers. Il nuance une approche dichotomique du don tout en respectant sa nature intentionnelle. La distinction entre ce qui circule et le sens de ce qui circule lui permet de résoudre le dilemme du retour et d’ouvrir l’analyse du don à de multiples interprétations. Fort des écrits de Simmel où celui-ci précisait : « L’échange économique arrache les choses à leur signification affective » (1987 : 47), Godbout réintroduit les affects, la confiance, l’excès et l’incertitude dans le don. Ces nuances offrent l’occasion d’envisager le don comme une invitation – loin de l’obligation ou de la détermination – à prendre et à assumer, le risque de la relation, le risque du sens, le risque de l’identité.

Dès lors, Godbout interroge ce qui dérange l’échange, à ce qui ne se négocie pas, à ce qui s’oppose totalement à toute dimension comptable et quantitative (deuxième partie : L’appât du don). Le don résiste. Il ne se laisse pas enfermer dans des catégories a priori comme dans le modèle mécaniste, mais les excède. À partir de ses précédents travaux sur le don (dans la famille, dans les affaires, le bénévolat, le don aux inconnus, le don d’organes), mais aussi de réflexions menées par des sociologues et anthropologues, le chercheur montre que le don n’est ni le partage, ni un investissement, ni un échange de choses équivalentes. Le don est un système de dette qui affecte l’identité des partenaires où se loge du tiers, « ce qui nous a tellement donné, et auquel on ne pourra jamais rendre, il est ce qui fonde le principe de la dette mutuelle positive, ce débordement permanent, cet excès qu’est la vie » (p. 229). L’esprit du don appelle l’expérience du don : « Être dépassés par ce qui passe par nous : c’est ainsi que nous avons défini l’expérience du don » (p. 339). Cette expérience constitue une structure d’appartenance, immanente aux partenaires, qui possède sa dynamique propre. Il s’ensuit que Jacques Godbout envisage le modèle du don comme un « système d’action et de réflexion » dont la singularité est de valoriser la liberté des autres. Dans cette perspective et à la suite d’une minutieuse et assidue lecture de Mauss, le don qui se veut sans retour n’est pas considéré comme un type de don, mais comme une exception particulièrement dangereuse. « Le don le plus “altruiste” est celui qui accorde à l’autre la capacité de réplique, qui lui rend sa capacité de donner à son tour. Le don pur unilatéral est un don narcissique, et non pas un don hautement moral » (p. 333).

On l’aura compris, Ce qui circule entre nous est un ouvrage vivifiant et résistant. Il relève un défi : ne pas cantonner le don à sa pureté ou instrumentalité, mais penser le rapport entre le lien et ce qui circule, ou plus précisément considérer ce lien voulu pour lui-même en étroite relation avec ce qui circule. L’analyse des modes de circulation des choses se fait alors plus fine et féconde. Elle délaisse un modèle normatif et dominant en vue d’apprécier des alternatives où le lien social ne se limite pas à un rapport fin-moyen, mais est mu par la solidarité et la spontanéité, travaillé par de l’imprévisibilité et transformé par de l’excès. L’ouvrage de Godbout est une quête du sens de ce qui circule aujourd’hui et relève d’une implication à part entière, celle de son auteur. Or, dans son élaboration, ce livre n’aurait-il pas gagné en force à respecter les trois moments de l’approche maussienne du don comme il est indiqué en sous-titre de l’ouvrage : donner, recevoir, rendre? Le donner de recherches empiriques dans la première partie de l’ouvrage aurait probablement permis au lecteur un recevoir plus libre des divers modèles d’analyse présentés. Cette mobilité du lecteur-receveur retrouvée aurait rendu cette quête encore plus stimulante qu’elle ne l’est déjà.