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Depuis la chute du régime soviétique en 1991, l’anthropologie russe affiche ouvertement sa mutation, consacrant ainsi définitivement la fin du dogme de l’unité et de l’homogénéité des références, des méthodes et des concepts. À cette affirmation de la pluralité des points de vue, vient également s’ajouter celle de l’assurance, encore timide, que l’anthropologie désormais sortie de sa « tour d’ivoire » a un rôle à jouer dans le développement de la société tout entière. Pour l’observateur tant soit peu éclairé et familier des pratiques majoritaires de cloisonnements d’avec le social en vigueur dans l’anthropologie en Russie, il reste toujours aussi surprenant de voir figurer sur la page d’accueil du site web de la chaire d’anthropologie sociale et de travail social de l’Université d’État de Saratov[1] que l’interrogation centrale de l’anthropologie sociale est de permettre de comprendre « Comment se développe notre société? » et de proposer « ce qu’on doit savoir de la société pour être un homme politique d’aujourd’hui ».

Tiraillée entre une minorité agissant en faveur d’une rupture radicale et une majorité plus encline à promouvoir une négociation avec le passé, quels éléments cette anthropologie russe décomplexée saura-t-elle traduire de son expérience antérieure? Tout à la fois portée et réticente aux spécificités proche d’un colonialisme intérieur hérité du projet de société soviétique, pour assurer sa pérennisation l’anthropologie russe doit compter moins sur des « penseurs » que sur des spécialistes d’un segment de la société, l’etnos. Encore très fortement marquée par le paradoxe originel de la mission qui lui a été confiée, celle d’accompagner la création de la société soviétique en se concentrant sur les spécificités ethniques, comment l’anthropologie russe actuelle pourrait-elle penser les changements de la société et en prévenir certains risques?

Si les anthropologues russes à de très rares et notoires exceptions, s’interdisent encore de penser en termes de société, cela ne présage en rien de leurs incapacités à penser la société russe actuelle. À ce titre, la revue saint-pétersbourgeoise Žurnal Sociologii i Social’noj Antropologii (Revue de Sociologie et d’Anthropologie sociale) consacre régulièrement une rubrique à « l’anthropologie de la société russe ». En dehors du fait que pour nombre d’anthropologues russes, la société ne leur incombe pas comme sujet d’étude légitime, ce n’est pas la notion même de société qui pose problème, mais plutôt les modalités de construction d’une pareille recherche, sans parler des conséquences. Outre une forte présence de l’approche historique, ces approches reposent essentiellement non pas tant sur des recherches de terrain que sur une interrogation de la relation au pouvoir et au traitement politique des questions soulevées par la structuration des acteurs et des revendications dans un certain nombre de régions de la Fédération de Russie. Fondamentalement, la question du traitement du quotidien de la société russe actuelle oblige les anthropologues russes à un réel repositionnement identitaire qui va de pair avec une redécouverte du politique en termes d’implication du chercheur dans la société.

L’anthropologie russe à l’épreuve du temps

Aborder la question du traitement de la société par l’anthropologie russe revient avant tout à prendre en compte la place accordée à la conceptualisation et à la généralisation dans une tradition académique consacrée surtout à une approche descriptive et rétrospective. Durant toute la période soviétique, les anthropologues se sont principalement définis comme les spécialistes de pratiques et de groupes identifiés comme représentatifs de la « société primitive », de la société d’avant les classes sociales. Aujourd’hui encore, dans toutes ses variantes[2], l’anthropologie russe repose très majoritairement sur les bases méthodologiques et conceptuelles d’une ethnographie « marxiste ». Celle-ci, au terme de pratiques aussi répétitives que brutales d’asepsie de toute tentative pertinente de rendre compte du quotidien vécu, a été placée, matérialisme historique tout puissant ayant force de loi, sous le double giron de l’historicisme et de la reconstruction historique. L’historicisme marxiste[3] avait pour concept fondamental la formation sociale qui caractérisait elle-même un type précis de mode de production de vie matérielle étroitement associé à un trio d’époques majeures : le groupe primitif ; le clan matrilinéaire ; la transition vers la société de classes. L’importance accordée au traitement de la dimension primitive permettait entres autres choses de ne plus distinguer fondamentalement l’exotique du domestique, puisqu’en effet le stade de la « primitivité »[4] était aussi bien partagé par les paysans slaves que par les Papous, mais aussi de donner ainsi ses lettres de noblesse à l’approche anthropologique au sens d’un discours généralisant, minoré cependant par des pratiques de recherche majoritairement cloisonnées et descriptives. À cette approche rétrospective, s’ajoutaient des pratiques de reconstructions des sociétés étudiées à distance aussi bien dans le temps que dans l’espace, comme dans un grand nombre d’études exotiques, concernant notamment l’Afrique. Au même titre que le modèle du développement des sociétés par stade, la reconstruction était elle-même synonyme d’approche ethnographique (Bromlej et Škaratan 1969 : 7). Dès lors, le rapport problématique qu’entretenait l’anthropologie soviétique au présent et à la généralisation de type « la partie pour le tout » se fait plus explicite (Kabo 1979 : 65). De la même façon, la notion de tradition reste emblématique du mode de valorisation adopté par la discipline. L’anthropologue A.K. Bajburin encourage aujourd’hui ses collègues à interroger cette notion (Bajburin 2003 : 15).

Ce constat rend désormais possible une tentative de « normalisation » de l’anthropologie russe et soviétique, en l’associant à la définition donnée par Johannes Fabian de l’anthropologie en tant que « science de la disparition ». De ce fait, elle peut désormais rejoindre l’ensemble des autres traditions anthropologiques nationales avec lesquelles elle partage le même mode opératoire que Fabian nomme l’allochronisme et qui veut que « […] l’objet de l’anthropologie, l’Autre, a été logiquement placé dans un temps autre (habituellement antérieur) que celui dans lequel en écrivant l’anthropologue se place lui-même ou elle-même » (Fabian 1992 : 226). J’ai moi-même eu l’occasion de constater à maintes reprises aussi bien dans la littérature que dans les entretiens que j’ai eus avec mes collègues russes, l’absence de toute trace de ce temps partagé lors de l’enquête de terrain (coevalness) dont parle également Fabian. Ainsi, discutant un jour avec une jeune collègue russe, elle s’étonnait, d’une façon faussement naïve, du surprenant paradoxe qu’avaient vécu et entretenu ses collègues plus âgés dans leur rapport aux enquêtés. Elle n’arrivait pas à s’expliquer comment tant d’anthropologues soviétiques avaient pu encore récemment observer des pratiques dans leur quotidienneté, notamment religieuses et plus particulièrement chamaniques, et n’en avaient rendu que des ouvrages ou des articles traitant de ces mêmes pratiques mais dans la période d’avant la Révolution de 1917… [5]. Cependant, il semble que ce ne soit pas le traitement du présent seul qui pose problème mais plutôt la conjonction entre le présent et la ville, la « société urbanisée ». En effet, les limites de la prise en compte du présent sont liées à la difficile mise en articulation d’un double jeu d’éclairage de différents ensembles dichotomiques (tradition-modernité ; soviétique-ethnique ; ville-campagne ; utilitaire-décoratif). En effet, le présent devait être tout à la fois synonyme d’amélioration des conditions de vie et de coexistence entre les modes de vie. Ainsi, dès la fin des années 1940, de gros efforts ont été faits dans ce sens avec notamment un grand nombre d’études monographiques sur le quotidien des pratiques dans les Kolkhozes et les Sovkhozes. Par ailleurs, à la fin des années 1960, l’étude ethnographique du présent soviétique est affirmée avec force par le tout nouvel homme fort de la discipline et concepteur de la théorie de l’etnos, Julian V. Bromlej (Bromlej et Škaratan 1969 : 6).

Il n’est bien entendu pas possible ici de retracer l’intégralité des débats et des réflexions qui ont animé l’anthropologie soviétique sur ce thème, mais bien d’autres spécialistes de l’anthropologie russe et soviétique ont, à l’instar d’Ernest Gellner, reconnu la prise en compte, du moins au niveau théorique, des dynamiques culturelles et de fait l’absence de toute promotion d’un « présent ethnographique » si justement décrié de nos jours. Ainsi, l’apport du philosophe et promoteur d’une « culturologie historique », Eduard S. Markarjan (1981) au débat sur la notion d’innovation et les « prototraditions » reste encore dans les mémoires comme une référence de poids au-delà des frontières de l’anthropologie russe (Sarkany 2002 : 560). Cependant, il faut bien constater que l’engouement pour l’étude de ces innovations qui renforcent les traditions est très vite retombé et que s’il faut un constat, l’immense majorité des anthropologues soviétiques a joué, volontairement et involontairement, un rôle non négligeable dans la fixation voire la folklorisation des pratiques culturelles des sociétés qu’ils étudiaient. On comprend d’autant mieux que, depuis les années 1990, la prégnance de plus en plus forte du présent perturbe le régime de scientificité de l’anthropologie russe. Encore dernièrement, ce n’était pas sans une pointe d’ironie que Valerij A. Tiškov, actuel directeur de l’Institut d’Ethnologie et d’Anthropologie de l’Académie des Sciences de Russie, appelait ses collègues à comprendre « qu’ils ont le même droit que Mikloukho-Maklaï et les premières générations d’ethnographes professionnels d’étudier le “présent traditionnel” » (Tiškov 2003 : 192). Ce constat est par ailleurs confirmé par Albert. K. Bajburin (2003 : 14).

L’obstacle de l’ethnicité

Je me contenterai de rappeler que la promotion à la fin des années 1960 de la notion d’etnos[6]a été perçue comme une avancée du point de vue des anthropologues soviétiques, depuis que le traitement théorique de l’ethnicité avait été placé entre les mains des philosophes et des idéologues. Grâce à l’introduction de la notion d’etnos, les anthropologues ont pu s’affirmer comme les spécialistes d’un élément primordial de toute société. S’agrégeant progressivement aux notions de tradicija et kul’tura pour constituer un tout organique, la compréhension de l’etnos a donc également beaucoup à voir avec la difficulté de l’anthropologie soviétique à envisager la problématique de la prise en compte du contemporain. L’etnos devait en effet tout à la fois s’intégrer dans la tradition des études ethnogénétiques et permettre, au moins d’un point de vue théorique, d’intégrer le contemporain des sociétés étudiées. Cette situation de coexistence hiérarchisée est tout particulièrement révélatrice de cette discipline qui a dû penser les changements qu’incarnait la construction de la société socialiste et en rendre compte, tout en se fixant fréquemment sur des phénomènes culturels reflétant la continuité (le couple stabilité-reconstruction). Si tant est qu’il n’ait jamais existé un jour un consensus parmi les anthropologues soviétiques autour de l’importance heuristique de l’etnos, la disparition du modusvivendi dominant a laissé quelques traces remarquables. Par exemple, la série d’articles qui a animé à plusieurs reprises de vifs débats au sein de la discipline dans les colonnes de la revue officielle Sovetskaja Etnografija redevenue Etnografičeskoe Obozrenie au début des années 1990[7], est un indice précieux des réactions à l’égard de l’inadéquation de l’etnos avec la réalité du quotidien des pratiques anthropologiques, mais également des craintes quant au devenir de la discipline. Comment en effet, alors que des conflits armés embrasaient certaines républiques, l’anthropologie soviétique qui, faute de pouvoir ou vouloir se rapprocher de son objet de recherche, l’etnos et le présent, et qui de fait n’en a qu’une représentation très déformée, pouvait-elle être une discipline légitime et un outil de connaissance et, ce faisant, d’action fiable? Même si les anthropologues continuaient de promouvoir la recherche de terrain comme le moyen le plus important de recueil d’informations sur l’etnos, ils ne pouvaient empêcher la montée en puissance de l’idée d’un fossé entre méthode et objectif (Belkov 1993 : 51).

Par conséquent, il s’en est suivi une valorisation des méthodes sociologiques dans l’approche du développement des etnos, mais aussi à défaut d’une opposition nette, une progressive perte de légitimité de l’observation ethnographique face à l’usage des questionnaires. La question de la « sociologisation » de l’anthropologie soviétique n’est bien entendu pas apparue récemment. Elle a fait l’objet d’un intense débat dans les années 1920[8] mais il faudra attendre la fin des années 1960 pour que les relations entre les deux disciplines soient tout autant légitimes que marginales (Bromlej et Škaratan 1969) notamment sur la question de l’ethnicité[9]. C’est ainsi que l’africaniste L. E. Kubbel, s’inspirant de la sociologie dynamique de Georges Balandier a mis en place une « anthropologie potestative »[10], cependant en tout point inopérante pour penser la société soviétique du fait de l’incontournable dimension rétrospective et reconstructive déjà évoquée plus haut, et de son cantonnement à une dimension essentiellement exotique. Nul doute que la primauté accordée à l’étude de l’etnos comme indice de la stabilité a contribué à en faire un obstacle majeur à toute tentative sérieuse d’accéder aux dynamiques sociales et culturelles. Il faut attendre les années 1990 pour qu’une prégnance des thématiques de recherche et d’enseignement centrées autour des questions écologiques et de la violence entraîne dans son sillage une transversalité qui a marqué la fin du cloisonnement dominant précédemment. Dès lors, une anthropologie du droit et une anthropologie politique ont trouvé à affirmer leurs positionnements respectifs dans le traitement de l’ethnicité. Si l’approche anthropologique du droit accorde une grande importance à la viabilité et aux conséquences d’une « indigénisation », celle de l’anthropologie politique se partage pour l’essentiel entre une réflexion plus ou moins précise sur les outils conceptuels et la politique de mise en place d’un multiculturalisme « à la russe »[11], et l’étude de la compréhension des choix et des représentations politiques par le recours aux notions psychologisantes de cultures politiques traditionnelles et rationnelles (Bočarov 2001). Il y a bien là confirmation du passage opéré depuis une quinzaine d’années d’une anthropologie antiquaire à une anthropologie sociale.

Une anthropologie entre application et implication

Avec la redécouverte du politique, les anthropologues voient également d’un nouvel oeil la politique et affirment de plus en plus ouvertement le projet de promouvoir leur discipline en tant que « […] science appliquée destinée à l’optimisation des décisions prises dans le processus de l’exercice du pouvoir » (Bočarov 2001 : 61). Comment se posent aujourd’hui les modalités de l’inscription par son utilité de l’anthropologie dans la société russe? De fait, les rapports à l’utilisation de l’anthropologie par le pouvoir n’ont toujours pas vraiment été clairement analysés par les anthropologues russes eux-mêmes. À de rares exceptions dans l’actuel traitement historique, la complexité des enjeux disparaît le plus souvent soit sous le registre du déni soit sous celui particulièrement bien huilé de la martyrologie commémorative[12]. Au demeurant, bien peu d’importance est encore accordée aux situations majoritaires de négociation et aux espaces de marge de manoeuvre. L’anthropologie s’est alors vue contrainte par le système soviétique à affirmer son utilité tout en s’en voyant dénier toute possibilité réelle de la mettre en oeuvre. Comme le rappelle Alexei Elfimov (2000), l’anthropologie soviétique n’a jamais joué un rôle important dans la société. De fait, le repli, certes tout relatif de l’anthropologie soviétique sur le descriptif et le rétrospectif, a souvent été analysé comme une procédure d’évitement voire parfois de renoncement aux incitations de la « commande sociale » qui a parfois confiné la discipline jusqu’aux limites de la marginalisation dont elle subit encore aujourd’hui les conséquences[13].

La création au début des années 1990 de l’Association des Ethnographes et Anthropologues de Russie témoigne d’un véritable mais insuffisant effort pour tenter d’inverser cette tendance. Dans un article récent, l’anthropologue Sergej Sokolovskij (2005) s’est intéressé au degré de popularité de l’anthropologie en Russie sur la base d’une enquête réalisée dans le milieu universitaire. Il en ressort que la discrétion de l’anthropologie russe est telle qu’elle frôle l’anonymat, et ce d’autant plus que la dominante exotique et académique relayée par les médias oblige nombre d’étudiants à se dire plus volontiers sociologues[14] afin de mieux faire passer leur choix d’étudier en anthropologue le présent de la Russie. En outre, cette enquête énumère les efforts restant encore à déployer en matière de valorisation, de conquête d’un public plus large (à travers notamment l’école), d’affirmation d’un savoir et d’un savoir-faire. C’est ainsi que forts de leur expérience dans l’organisation des recensements, de leur constant souci d’amélioration des techniques d’observation et d’analyse, les anthropologues russes cherchent à capter l’attention des décideurs soucieux de résoudre notamment les problèmes posés par l’implantation d’entreprises étrangères. Amorcée dès la fin des années 1980 avec la promotion d’un « service ethnographique »[15], cette tendance s’est rapidement renforcée. À cet égard, l’ouvrage dirigé en 1992 par Kiril V. Čistov est tout particulièrement symptomatique du « rebranchement » de l’anthropologie russe avec sa société. Entièrement financé par un consortium de transporteurs maritimes de la Baltique, cet ouvrage affirmait le rôle d’expertise des anthropologues en combinant respect de l’équilibre entre écologie et conservation des groupes ethniques (Čistov 1992 : 15).

Aujourd’hui, l’anthropologie russe doit négocier intensément les conditions de sa contribution et de sa collaboration au passage d’une politique des nationalités à une politique « ethnoculturelle ». Sans pour autant forcer le trait et gommer la diversité des points de vue et des approches, la problématique dominante actuellement en Russie semble bien concerner les conditions d’application des catégories anthropologiques à la conduite d’une politique volontariste d’unité nationale. Cette politique se décline autour de la notion de multiculturalisme en vue de pérenniser la représentation d’une Russie orthodoxe unifiée face à une multitude de porte-parole (« entrepreneurs ethniques ») de groupes ethniques en quête d’identité et d’autonomie. À cet égard, la promotion de la condition indigène (korennizacija) portée par un certain nombre d’anthropologues russes les entraîne tout naturellement à penser en priorité l’inscription dans la société comme une implication en faveur de « sa » société, de son groupe, ou de son etnos selon la terminologie toujours en vigueur. De ce fait, conscients des dangers potentiels d’éclatement, certains anthropologues, notamment Valerij Tiškov, proposent de réinvestir — non sans avoir, on l’espère, pris conscience des risques potentiels d’incompréhension et de dérapage inhérent à ce type de procédé — la notion d’eurasisme[16] comme modèle anthropologique du développement de la société russe selon ce modèle, chaque composante culturelle de la Fédération de Russie est elle-même une partie irréductible de ce tout appelé Eurasie (Tiškov 2005). Constatant à regret l’écho et l’instrumentalisation politique des « ethnonationalismes » et le scandale des discriminations faites aux immigrés (Tiškov 2005 : 27), Tiškov appelle de fait à la responsabilisation de l’anthropologie. D’une façon similaire, Sergej Sokolovskij (2003) a mis à profit son implication dans le recensement effectué en 2002 pour développer une réflexion sur l’instrumentalisation de l’anthropologie, sur ses capacités à s’affirmer face aux « techniques » idéologiques et politiques. Par le simple fait d’adjoindre à son article des annexes contenant la correspondance avec les hommes politiques et les hauts fonctionnaires, Sokolovskij réaffirme la place de l’anthropologue comme acteur de la société et de la justice sociale.

Mais par quel biais faire rentrer l’anthropologie dans la société? La défense du droit des minorités est en passe de devenir un point de rencontre privilégié entre le pouvoir judiciaire et l’anthropologie sociale. Dans un contexte où à la promotion politique du multiculturalisme, répond une radicalisation des conflits « interculturels » ou « interconfessionnels », l’anthropologue Nikolaj M. Girenko s’est tout particulièrement attaché à défendre l’idée qu’une « […] application efficace de la législation dans ce domaine présuppose l’introduction de changements significatifs dans l’appareil analytique utilisé par les tribunaux lors de l’examen des affaires de ce type » (Bočarov 2004 : 158). De fait, c’était toute la conceptualisation de l’ethnicité qui devait être revue et corrigée par les anthropologues eux-mêmes. Anthropologue africaniste appartenant également au Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie Pierre le Grand de Saint-Pétersbourg, Nikolaj M. Girenko a été pendant de nombreuses années fortement engagé au sein du Groupe de défense des droits des minorités nationales de l’Union des Scientifiques de Saint-Pétersbourg. Assassiné en juin 2004[17], Girenko percevait clairement les enjeux d’une meilleure définition de l’ethnicité pour contrer notamment les dérives « racistes ». Cependant, c’est moins la nature contradictoire de l’argumentation propre à la promotion de l’etnos que la dimension ambivalente de ce dernier qui retenait l’essentiel de l’attention de Girenko. Particulièrement soucieux des conséquences de cette ambivalence et de l’urgence d’une redéfinition précise, Girenko accordait par ailleurs une grande importance à la responsabilisation des anthropologues à l’encontre de la circulation de ces énoncés ambivalents. Pour lui, «  […] les etnos sont tout à la fois un fantôme et une réalité » (Girenko 2000a : 22). L’originalité de Girenko tient au défi, toujours périlleux, qu’il s’était fixé en refusant de rejeter la notion même d’etnos et d’en parfaire le contexte d’utilisation. Girenko s’efforçait de convaincre qu’il existe autant « d’etnos réels » (ceux définis d’après les critères des « gens » eux-mêmes) que de cas de nominalisme qu’il appelait encore « etnos nominal ou subjectifs ». Par ailleurs, c’est à cette dernière catégorie, qu’il estimait plus idéologisée, qu’il rattachait la notion de conscience nationale ou ethnique et dont il martelait les conséquences tragiques de son traitement savant (Girenko 2000b : 59).

Cette question du réexamen critique de l’etnos me paraît particulièrement importante. En effet, aujourd’hui aussi bien en Russie que dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, certains partisans d’une critique radicale des concepts étalons semblent penser pouvoir y trouver le mode opératoire permettant d’assurer la légitimation de l’anthropologie sociale. En cela, cette stratégie de « dénationalisation » des pratiques et des références anthropologiques russes, fort à la période de « décolonisation » par laquelle sont passées les catégories d’ethnie et de tradition dans le cadre de l’anthropologie française des décennies 1970 et 1980. Cependant, comme le rappelait l’anthropologue africaniste français Jean-Loup Amselle[18], l’ensemble de ces efforts pour rehistoriciser et recontextualiser la catégorie d’ethnie n’empêchera jamais ceux qui le veulent de se définir à travers une appartenance ethnique. De fait, les récentes violences à l’encontre des populations non russes qui ont secoué durant l’été 2006 la ville de Kondopoga (Carélie) sont venues involontairement confirmer l’urgence pour les anthropologues d’interroger les enjeux et les conséquences de leur rebranchement avec la société. Si les obstacles institutionnels, méthodologiques et conceptuels hérités de la période soviétique tendent à s’estomper, il n’en reste pas moins que les volontés d’implication tout autant que les capacités d’action doivent désormais composer avec les contraintes liées au financement des recherches par les ONG ou dans le cadre de programmes gouvernementaux.