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Cet article se propose d’explorer les figures du traducteur littéraire qui, davantage que le traducteur de textes pragmatiques, est appelé à composer avec les faits de culture, voire avec l’altérité. Nous comptons examiner un certain nombre de métaphores qui ont cours à l’heure actuelle dans le but de faire la part entre les figures auxquelles elles renvoient, sinon de mettre en évidence certains recoupements. À un pôle nous retrouvons la figure du traducteur passeur d’Henri Meschonnic, à l’autre pôle la figure du traducteur comme agent de métamorphose de Michael Cronin, en passant par l’agent pluritransculturel de Patrick Chamoiseau. Les figures traditionnelles du traducteur mettent l’accent sur traverser, sur l’à travers, sur le cloisonnement des cultures, sur une culture en opposition avec une autre, sur le binarisme. La métaphore du pont sert depuis longtemps d’image pour rendre plus concrète la notion abstraite de dualité qui sépare le départ de l’arrivée, le soi de l’autre, l’étranger du propre, à savoir le lieu de passage à travers, qui sépare et lie une culture opposée à une autre. Toutefois, dans un monde qui nous découvre toujours davantage de zones grises, on se rend de plus en plus compte que le choix binaire entre le noir ou le blanc, entre le soi ou l’autre, entre l’étranger ou le propre est réducteur, et ne reflète pas la pluralité de la réalité humaine. Au contraire, les représentations plus récentes mettent l’accent sur ces « zones grises », soit sur les lieux de rencontre du soi et de l’autre, sur les espaces qui se trouvent dedans et au-delà, sur l’hybridité qui unit deux ou plusieurs identités linguistiques ou culturelles. Ce qui en résulte parfois est la création d’une nouvelle identité plurielle, voire une métamorphose. La figure du traducteur pluriel qui réside dans l’entre-deux et qui est disposé à la transformation, c’est-à-dire la figure du traducteur pluritransculturel, donnerait-elle ainsi lieu à une remise en question de la dichotomie fondamentale et fondatrice en traduction de soi et de l’autre, de l’étranger et du propre? Quel serait l’apport des notions « entre », plus précisément les notions de l’« interculturalité » et de l’« entre-deux », par rapport aux notions de l’« hybridité » ou du « troisième espace », à une réflexion qui nous entraînerait au-delà des binarismes, tout en y restant jusqu’à un certain point en deçà?

Dans cette étude nous allons tenter d’analyser la figure du passeur aux antipodes de la figure de la métamorphose et d’explorer l’amplitude de la différence qui les dissocie pour ensuite examiner la nature du rapport qu’elles entretiennent respectivement avec le binarisme, dichotomie qui domine la réflexion sur la traduction jusqu’aux années 1980, décennie où on commence à remettre en question le réductionnisme de ce modèle (Meylaerts, 2004)[2]. Nous serons dès lors en mesure de retracer le cheminement débouchant sur la reconnaissance de notre pluralité. Commençons par le binarisme.

A. Figures binaires, ou le contact manqué?

La traduction depuis toujours tient une place majeure comme moyen de contact entre cultures. La communication consiste à y faire passer un énoncé d’une langue dans une autre. C’est la notion encore la plus répandue.

Meschonnic, 1999, p. 13

A.1. Quand le traducteur est passeur

Dans Lettres d’une autre de Lise Gauvin, les passeuses aident les aînés « à franchir le pas vers l’au-delà, en leur inventant de menus plaisirs raffinés » (1984, p. 17). C’est une vision de loin plus heureuse que celle évoquée par « le passeur » d’Henri Meschonnic. Le traducteur passeur apprend la langue de l’autre et la comprend assez bien pour rendre le message véhiculé dans sa langue, sans pour autant avoir nécessairement acquis une très grande familiarité avec l’Autre; la traduction est ainsi réduite « à un pur moyen d’information » (Meschonnic, 1999, p. 17). Ce traducteur ferme la porte qui donne sur sa culture après avoir pris ce dont il a besoin. Il n’est pas question de valoriser l’étranger (Schleiermacher, 1999), car ce faire mettrait en relief la mémoire du texte de départ, son altérité. Travaillant machinalement, le traducteur se contente de s’acquitter de la tâche qui se limite à assurer le transfert linguistique. Il se peut que la motivation de faire la traduction ne vienne pas de lui. Il s’agirait plutôt de l’initiative d’une tierce partie qui éprouve le besoin d’importer le texte. Dans Poétique du traduire, Meschonnic (1999) ne considère pas heureuse la représentation du traducteur comme un passeur, car

Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n’est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. Charon aussi est un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont perdu la mémoire. C’est ce qui arrive à bien des traducteurs.[3]

p. 17

Charon, amer et avare, ne s’intéresse pas à connaître le mort qu’il transporte dans l’Hadès; il n’est pas non plus un négociateur entre la terre des vivants et le royaume des morts. Il réside dans un no man’s land. Il s’acquitte de sa tâche contre paiement, emmenant jusqu’à l’Hadès les morts qu’aurait emmenés jusqu’à lui Hermès. Si le traducteur fait passer un texte sans histoire et sans mémoire, il enterre l’original. On y voit un exemple de binarisme qui nuit à la communication interculturelle. Car peut-on parler de communication lorsque le message est coupé de son contexte, de son histoire, de sa mémoire? Une oeuvre morte ne peut transformer…

A.2. Quand le traducteur va à la rencontre de l’autre

Lorsque Hermès (ou Mercure pour les Romains) agit comme intermédiaire entre le monde des vivants (la terre) et celui des morts (l’Hadès), il accompagne et emmène le mort jusqu’à Charon. Cette tâche se limite à mettre en relation. Hermès, l’intermédiaire, assure la transmission du message en provenance d’une culture autre, quoique l’on se trouve à nouveau devant un texte coupé de sa mémoire. Le messager effectue un acte tripartite : il reçoit le texte à traduire (de Zeus), le traduit, le donne au client (les humains). Tout comme Hermès dut assurer la communication entre le dieu Zeus et les Grecs trop humains, ce traducteur intermédiaire doit composer avec une frontière étanche qui sépare deux cultures, deux langues, deux ethnicités et qui empêche la moindre infiltration de la différence transformatrice. Dans ce cas, Hermès est le traducteur qui joue le rôle de médiateur, ce qui implique des compromis, entre deux cultures qui sont chacune : « l’ensemble des systèmes symboliques transmissibles dans et par une collectivité quelle qu’elle soit » (Amossy, 2002, p. 129). Il s’agit d’« une conception hiérarchique » de la culture « héritée de l’ethnologie » (ibid.). Selon le Petit Robert, un médiateur est une « personne qui s’entremet pour faciliter un accord entre deux ou plusieurs personnes ou partis » (CD-Rom, 2001), c’est-à-dire celui qui rapproche par un acte de traduction deux cultures, sans qu’il y ait nécessairement transformation de la culture cible qui a initié l’acte traduisant. En effet, il est souvent utile de considérer la traduction comme une métaphore de la négociation. Dans ce cas, quoiqu’il y ait eu annexion, la traduction n’a pas été coupée totalement de sa source. Pourtant quoique le traducteur ait en principe la liberté de faire des compromis en faveur soit de la culture d’origine ou de la culture d’arrivée, en tant que membre d’une culture à laquelle il s’identifie étroitement, il tend dans la plupart des cas à reproduire les normes de la culture d’arrivée et à prendre des décisions de traduction qui, par ailleurs, serviront sa culture.

Or, le messager est en mesure de faire plus que simplement agir d’intermédiaire, car c’est en outre un herméneute – l’herméneute de Zeus sur la terre –, agent de synthèse qui fait de la médiation entre les tensions de la culture de départ (thèse) et celles de la culture d’arrivée (anti-thèse) pour arriver à une synthèse éventuelle. Le traducteur médiateur et herméneute s’approche de « la zone de contact », et parfois s’y trouve lorsqu’il cherche au-delà du cloisonnement des cultures pour retrouver le multiculturel (voir B.1, B.4). Hermès-Mercure, c’est la figure classique du traducteur[4], celui qui relie deux systèmes linguistiques et cultures étanches, figure qui relève de la métaphore du pont.

A.3. Le traducteur, citoyen-soldat

Dans Imagined Communities, Benedict Anderson (1983/1991) avance que les communautés nationales sont imaginées, bref qu’elles sont une construction. La notion de communauté serait ainsi une notion abstraite conçue par un groupe linguistique et qui reflète la vision utopique que certaines nations modernes se font d’elles-mêmes. Exception faite des villages premiers, Anderson constate que l’importante majorité des communautés humaines sont composées de membres qui ne connaîtront qu’un tout petit nombre d’autres membres de leur communauté, alors que dans l’esprit de chacun vit l’image de leur appartenance, de leur solidarité (1983/1991, p. 7). L’auteur propose trois traits qui servent à donner une identité à la nation moderne « imaginée ». D’abord la communauté nationale s’imagine comme délimitée par ses frontières qui sont clairement définies tout en étant adaptables. Ensuite, elle s’imagine comme souveraine. Enfin, elle s’imagine comme fraternelle, ce qui fait allusion à une fraternité de camaraderie profonde et horizontale qui vise à préserver la communauté et pour laquelle les membres sont prêts à se sacrifier jusqu’à la mort (ibid.). L’image suggérée par la communauté nationale est incarnée de façon métonymique par la figure du citoyen-soldat. Ce dernier cherche à protéger ou à défendre sa communauté lorsque celle-ci se fait attaquer, ou bien à redéfinir les frontières lorsque sa communauté ressent le besoin d’élargir son territoire. La figure de traducteur citoyen-soldat est plus agressive que celles du passeur et de l’intermédiaire.

Quelles en sont les implications pour la traduction lorsque le citoyen-soldat est celui qui s’occupe de la traduction? Quoique celui-ci s’identifie étroitement à sa communauté, il doit tout de même la quitter quand il faut s’acquitter de la tâche de traduction. Ce qui le motive est moins le désir de renouveler que le désir de préserver. À l’encontre du guerrier martien qui cherche à conquérir de nouveaux territoires, le citoyen-soldat saturnien quitte son territoire par nécessité, car sa communauté ressent le besoin de quelque chose que possède une autre communauté; il pourrait s’agir alors de combler une lacune dans la culture d’arrivée qui a initié l’acte traduisant (Toury, 1995, p. 27)[5]. Il n’empêche que ce type de traducteur n’hésitera pas à faire violence au texte s’il en ressent le besoin. Cet acte d’annexion est décrit par George Steiner dans Après Babel (1998, pp. 404-408) et semble s’appliquer à bon nombre de cas dans l’histoire de la traduction. Le traducteur, citoyen-soldat, sortira donc de son territoire pour entrer en contact avec l’autre. Il se peut qu’il n’y ait pas lieu de créer une vraie zone de contact, les frontières étant très fermes. Dans ce dernier exemple, le traducteur quitte son territoire, voyage jusqu’au territoire de l’étranger, et rentre chez lui après avoir trouvé ce qu’il cherche. Il n’est pas motivé à faire une connaissance très intime de l’autre et n’hésitera pas à couper la traduction de sa source après l’avoir prise de force. Il lève le pont après avoir franchi le seuil dans la visée d’assurer la protection de son château fort culturel. L’accent ici est mis sur le cloisonnement des cultures.

Le passeur, l’intermédiaire, le citoyen-soldat – ces trois figures du traducteur évoquent « une césure culturelle » (Apter, 2006, p. 5, notre traduction), car le traducteur laisse entrer un texte étranger dans un nouvel espace culturel, où « l’échec de la transmission est marqué » (ibid., notre traduction)[6].

A. Binarisme : Conclusions provisoires

Le traducteur favorise-t-il toujours un clivage à ce point étanche entre la culture source et la culture cible? Revenons à la métaphore du pont et à son rapport avec le traducteur. Le traducteur peut lever le pont. Depuis chez lui, il s’attribue ainsi le droit de donner accès à l’altérité ou bien d’en interdire l’accès (Hermans, 1999; Holman et Boase-Beier, 1999). Mais le traducteur est-il toujours si bien ancré dans la culture qui accueille son produit traductif? N’y aurait-il pas d’autres représentations de l’acte traduisant et du rôle que joue le traducteur dans les échanges entre les cultures? Or pour y arriver, il faudra surmonter les simplifications binaires, par exemple la séparation axiomatique entre culture source et culture cible, entre texte de départ et texte d’arrivée, entre traduction sourcière et traduction cibliste, entre traducteur soumis et traducteur qui résiste (Pym, 1998; Tymozcko, 2008 sous presse).

En effet, le binarisme réducteur de soumission et de résistance ne s’applique pas aux traducteurs victoriens clandestins qui firent publier leurs traductions par des sociétés littéraires secrètes (Merkle, 2008b sous presse). Ces traducteurs ne furent pas de simples passeurs de messages, non plus de simples intermédiaires-médiateurs, et certes pas des citoyens-soldats. Au contraire, leurs traductions ne reproduisaient point les valeurs publiques, voire la norme victorienne en matière de moralité. Afin d’éviter la censure de leur produit traductif dans le champ de l’édition contrôlé par les instances politiques et juridiques et de moralité publique, il fallait qu’ils soient adroits et habiles du fait qu’ils se trouvaient obligés de naviguer entre les écueils qui parsemaient le contexte socio-politique. Le tradagent secret Sir Richard Burton en est un exemple par excellence. Un « mauvais » citoyen-soldat britannique, il fit publier clandestinement sa traduction des Mille et une nuits en 1885-1886. La production de cette traduction, comme celle d’autres traductions de livres controversés, fut surveillée, et les traducteurs « clandestins » agissaient souvent de façon ambivalente, voulant résister à la répression éditoriale et morale, ce qui explique le recours à l’édition clandestine, tout en voulant profiter des avantages dont ils jouissaient grâce à leur statut social souvent privilégié (soumission). Dans « Hooked on the Classics… », Hugh Osborne critique l’opposition de soumission et/ou de résistance, car celle-ci tombe dans le piège de l’opposition binaire simpliste de traduction dépaysante versus traduction ethnocentrique de Lawrence Venuti, opposition qui ne peut pas accommoder d’autres modes de traduction dans le contexte de la Grande-Bretagne victorienne (2001, p. 154). Les oppositions binaires réductrices ne s’appliquent tout simplement pas à cet exemple. Si les figures présentées jusqu’ici ne s’appliquent pas, il faudra chercher en deçà et au-delà ces figures qui relèvent du binarisme traditionnel. Considérons maintenant quelques figures qui cherchent à étudier ces relations d’un oeil nouveau.

B. Au-delà et en deçà des binarismes

B.1. Le traducteur interculturel

Selon l’article « Interculturel » de Dinah Ribard dans le Dictionnaire du littéraire (2002), l’interculturel repose sur l’hypothèse d’une littérature nationale, étant la rencontre dans un cadre national, dans un système littéraire national, entre cultures différentes. Pour qu’il y ait un contact interculturel, il faut qu’il y ait proximité physique d’au moins deux cultures; il faut également qu’il y ait des frontières. Mais comment déterminer et définir les frontières? Enfin, où l’interculturel se situe-t-il au juste? Lisons comment Ribard explique le phénomène :

Pour parler de transferts culturels, il faut qu’existent des frontières nationales (ou régionales), que deux ou plusieurs cultures se soient définies comme différentes les unes des autres. […] D’autre part, les études culturelles peuvent être elles-mêmes comprises comme un produit de durcissement de la séparation entre les cultures, et comme un produit actif : elles impliquent nécessairement des procédures […] de définition de ce qui fait la spécificité de telle ou telle culture, ce qui soulève assez vite les problèmes délicats des identités ethniques ou nationales.

2002, p. 303

Considérons maintenant brièvement le poème de Henry Wadsworth Longfellow, Evangeline : A Tale of Acadie, par rapport à la notion d’interculturel. Le grand poète américain a traduit métaphoriquement un événement tragique acadien transmis par tradition littéraire orale (Gaddis Rose, 2008 sous presse) pour en faire un poème américain. Le peuple acadien est présenté en début du poème comme un peuple ayant son propre territoire. Mais à la suite du Grand Dérangement, ce peuple se trouve dépossédé de son territoire et déplacé sur le territoire étatsunien. Cette population francophone et catholique se trouve re-localisée au sein d’une population anglophone et protestante, exilée sur ce territoire étranger. Les Acadiens sont souvent maltraités du fait qu’ils sont catholiques, soit à cause de leur différence religieuse. Force est de constater que c’est surtout la culture dominante qui influe sur la culture dominée. Le transfert culturel se fait vers cette dernière qui emprunte les faits de culture (par exemple, la langue, la religion) à la culture dominante. Bon nombre commencent à s’assimiler du fait qu’il y a acculturation[7], confirmant ainsi le « Manifest Destiny » expansionniste des États-Unis, néanmoins d’autres luttent en vue de sauvegarder leur différence.

Certains assignent l’étiquette d’écrivain « transnational » à Longfellow[8], c’est-à-dire un écrivain qui n’est pas prisonnier de son système littéraire, qui réside sur le plan littéraire au-delà des frontières nationales. En dépit de l’originalité du poème au plan des conventions littéraires, le poème trahit, malgré tout, la position idéologique américaine de l’annexion. Il y a transfert culturel dans le sens où les Acadiens se transforment en Américains, que la culture acadienne se voit annexée dans cet exemple de traduction culturelle. Voilà un exemple de traducteur interculturel qui semble participer à la distribution inégalitaire des valeurs et des capitaux culturels, ou à la domination, dans un même pays, d’une culture sur une autre (Ribard, 2002, p. 303), ou bien à « l’assimilation-identification » (Blanchet, 2004, p. 111). Ceci dit, il faut reconnaître le rôle puissant qu’a joué au sein des communautés francophones, surtout au sein des communautés québécoise et acadienne, le poème en tradaptation française produit par Pamphile Le May, ce à quoi ne s’attendait pas du tout Longfellow. Dans les paroles d’Édouard Richard, cette traduction « a touché les coeurs, élevé les pensées, adouci les sentiments, et son action, douce et pénétrante, durera indéfiniment (Richard, 1912, p. 10).

B.2. Zones de contact

B.2.a. Le traducteur-accumulateur[9]

Les études postcoloniales nous apprennent que la colonisation se veut une répétition, voire une traduction, et que le colonisateur cherche à imposer son autorité, voire à se reproduire, sur le nouveau territoire. Mais la colonie ne peut être une copie de l’original, car bon nombre des réalités du colonisateur ne se traduisent pas dans le pays colonisé. Si le texte d’arrivée n’est pas colonisé par le texte de départ (la culture dominante), le texte d’arrivée ne sera ainsi pas une copie conforme de l’original. Certains textes de départ peuvent être transformés grâce à leur rencontre avec le nouveau pays, cependant ils deviendront les artéfacts culturels de ni l’un ni l’autre des deux mondes. Il s’agit d’un état d’entre-deux qui ouvre la porte à de nouvelles approches discursives et textuelles qui ne diminuent pas les difficultés de traduction associées aux contextes de rapports de force fort asymétriques.

Par conséquent, le concept de l’espace se fait redéfinir à l’heure actuelle en termes d’échange, de multiplicité, de discontinuité et de renégociation (Bassnett et Trivedi, 1999, p. 14). Dans « Arts of the Contact Zone », Mary Louise Pratt (1999) se réfère aux espaces sociaux où les cultures se rencontrent, se heurtent, souvent dans les contextes de rapports de force asymétriques, tels que le colonialisme ou l’esclavage. La notion de « zone de contact » veut se démarquer des notions de communauté (voir la section A.3 qui porte sur le citoyen-soldat) qui sous tendent la pensée traditionnelle en matière de langage, de communication et de culture, qui, elle, cherche à théoriser les communautés linguistiques comme discrètes, définies et cohérentes liées par une compétence homogène ou une grammaire partagée de façon identique et égalitaire par tous ses membres. Dans La République mondiale des lettres (1999), Pascale Casanova affirme que la traduction se situe de quelque façon au-delà des frontières culturelles nationales, et en 2002 Casanova replace les pratiques de la traduction littéraire au niveau des échanges transnationaux fortement hiérarchisés et marqués par des inégalités (pp. 7-8).

Voici l’exemple révélateur de la traduction ethnocentrique qui prédomine dans l’histoire de la traduction depuis que les Romains ont transformé les pièces de théâtre grecques en pièces romaines. Rome, en guerrier impérialiste, avait conquis la Grèce dans le cadre d’un projet expansionniste qui avait pour résultat l’annexion de l’autre. Toutefois, c’était toujours la Grèce qui assumait la position de culture dominante. Les traducteurs romains firent de la traduction-accumulation dans le but d’importer du capital savant et littéraire afin de rehausser leur culture. Quoique l’empire romain ait été une puissance militaire, l’espace littéraire romain était dominé. La solution était de faire de la traduction qui annexe, qui transforme l’autre en soi. Toutefois, ces traductions ne coupaient pas totalement l’oeuvre originale de sa source.

Par ailleurs, deux exemples modernes démontreront le rapport classique entre dominé et dominant lorsqu’il s’agit de la traduction-accumulation : Hamlet, Prince du Québec, parodie de Robert Gurik (1968) et Macbeth, traduit en vernaculaire québécois par Michel Garneau (1978) qui s’approprient des morceaux du répertoire des « envahisseurs » britanniques (Brisset, 1990). Ces deux écrivains de la culture dominée choisissent comme objet de traduction deux chefs-d’oeuvre produits par le plus grand dramaturge de la culture dominante : William Shakespeare. Ils ne se contentent pas d’imiter et de reproduire, plutôt ils sélectionnent et adaptent en conformité avec les normes discursives québécoises afin d’exprimer les intérêts et les aspirations souverainistes. Les ethnographes se servent du terme « transculturation »[10] pour décrire le processus par lequel les membres d’un groupe subordonné sélectionnent et produisent des créations à partir des artéfacts culturels transmis par la culture dominante. Alors qu’un peuple subordonné ne peut contrôler ce qui émane de la culture dominante, il peut d’habitude contrôler jusqu’à un certain point ce qui sera absorbé par sa culture et comment cette dernière s’en servira. La transculturation est un phénomène de la zone de contact (Pratt, 1999). On compte parmi les autres arts de la zone de contact le bilinguisme (romans de France Daigle et de Jean Babineau), l’autoethnographie (Moncton Mantra de Gérald Leblanc), la collaboration (pensons à la traduction féministe au Canada et au Québec), ainsi que la dénonciation et le dialogue imaginaire. Présentent des dangers pour l’écriture dans la zone de contact : la mécompréhension, l’incompréhension, les lettres mortes, les chefs-d’oeuvre non lus, une hétérogénéité de sens absolue (Pratt, 1999).

B.2.b. Le traducteur-consacrant[11]

Le pendant du traducteur-accumulateur est le traducteur-consacrant, dont un exemple par excellence est Robert Majzels. Celui-ci traduit en anglais depuis les dernières années du dernier millénaire les oeuvres de France Daigle, ce qui contribue sans doute à faire accroître leur légitimité dans le système littéraire dominant au Canada. Pensons en outre à Barbara Godard qui a traduit Don l’orignal[12] et à Philip Stratford qui a traduit Pélagie-la-Charrette[13], deux titres d’Antonine Maillet. Le marché anglo-saxon étant beaucoup plus important que le marché francophone du fait que les francophones ne représentent que quelque vingt pour cent de la population canadienne, il ne s’agit pas seulement de rehausser le prestige des écrivaines et des écrivains minoritaires mais, en outre, d’augmenter la diffusion des oeuvres en question. Lorsque le traducteur-consacrant travaille en vue de promouvoir les intérêts de la culture mineure, il réside dans la zone de contact[14].

B.3. Le troisième espace de l’hybridité d’Homi Bhabha, et au-delà

Selon les théories postcoloniales, il existe dans tout texte à traduire un élément qui ne se prête pas au transfert, et qui proclame ainsi sa différence. C’est le sang du livre qui lui donne sa vie. Ceci peut être perçu comme une lacune ou une déficience inhérente à toute traduction, lacune ou déficience qui sera à son tour récupérée par les théoriciens qui y voient une métaphore des difficultés associées au transfert culturel. L’espace entre les cultures que chaque acte de traduction aide à révéler devient alors un espace de négociation de sens comme, par exemple, dans le cas du concept du « troisième espace » proposé par le théoricien de la culture Homi Bhabha (1994, pp. 25-26). Le troisième espace des cultures en intersection est un concept qui désigne le potentiel de créer de nouvelles positions culturelles et discursives[15] à partir de l’espace liminal de coexistence entre la culture dominante et la culture dominée. Il ouvre ainsi la porte à l’hybridité, à l’existence des zones de contact. Ce sont les textes hybrides qui font état des tensions entre une culture dominée et une culture dominante, comme ceux produits par certains écrivains acadiens, québécois et belges. Le traducteur de ces textes, à titre d’exemples canadiens pensons à Robert Majzels et Jo-Anne Elder qui traduisent des romans plurilingues de France Daigle et de Gérald Leblanc respectivement, doivent composer avec un texte de départ issu de tensions « (post)coloniales ». C’est à travers le processus marqué par le déplacement des valeurs, la remise en question de l’autorité coloniale ou de la culture dominante, c’est-à-dire des signifiés qui ne conviennent pas ou qui sont difficiles à comprendre, que nous commençons à apprécier l’espace précis du discours colonial ou dominant. Qui plus est, une traduction ne peut jamais être complète, car elle constitue un espace hybride qui garde les traces de la signification première tout en produisant la possibilité d’une nouvelle négociation de sens et de représentation.

Dans « Susanne de Lotbinière-Harwood, traductrice intermédiaire ‘in nomad’s land’ », j’ai examiné le cas d’une écrivaine-traductrice féministe qui se situe à la jonction des deux cultures fondatrices du Canada, dont l’une des deux est le vainqueur et l’autre le vaincu (Merkle, 2005). La traductrice incarne aussi « l’identité interculturelle » d’Anthony Pym (Pym, 1997, p. 13) dans la mesure où son travail se situe dans l’intersection qui s’est tissée entre ces cultures (ibid., p. 14). Cette notion d’identité interculturelle de Pym repose sur « le tissage » d’une nouvelle identité et est à démarquer de la notion de l’interculturel de Ribard qui se base sur la séparation des cultures. Résidant dans une zone nomade, ou bien « in nomad’s land », de Lotbinière-Harwood se révèle une traductrice hybride qui tente de transférer les savoirs non reconnus de la culture dominée dans la culture dominante. Elle assure la transmission d’un texte qui n’a pas perdu sa mémoire, un texte bien vivant. Née dans une famille francophone, elle a pourtant appris l’anglais dès un jeune âge et a opté parfois pour la traduction vers l’anglais, sa deuxième langue. Dans ses traductions anglaises, elle impose la présence de l’autre francophone au texte d’arrivée anglais, signalant l’existence de l’autre, de la différence, dans le discours dominant. Ce projet de traduction a été rendu possible grâce au positionnement de la traductrice dans l’intersection tissée entre les cultures, soit dans l’entre-deux. Daniel Sibony décrit l’expérience de vivre « entre » de la façon suivante :

Entre deux langues, deux cultures c’est encore plus évident […]. Il n’y a pas deux identités différentes qui viennent s’aligner pour s’accoupler le long du trait qui les sépare. Au contraire, il s’agit d’un vaste espace où recollements et intégrations doivent être souples, mobiles, riches, de jeux différentiels. […] C’est l’espace d’entre-deux qui s’impose comme lieu d’accueil des différences qui se rejouent.

1991, p. 13

À l’encontre du traducteur qui écarte, éloigne ou supprime la différence, tendance accentuée par les modèles binaires, celui ou celle qui accepte l’expérience parfois pénible de se trouver « inter », entre deux, dans la zone de contact, se trouve en outre en mesure d’accueillir la différence.

B.4. Vers le traducteur transculturel

Nous trouvons utile pour comprendre les échanges qui vont au-delà des binarismes de nous référer aux théoriciens qui mettent l’accent sur la pluralité (« et »), au lieu de sur l’unicité (« ou »). Un exemple en est Patrick Chamoiseau qui attribue la définition suivante à la transculturalité : « Il s’agit du passage de courants culturels à travers les siècles [perspective diachronique], mais aussi à travers les différentes cultures à une époque donnée [perspective synchronique] » (Peterson, s.d.). Chamoiseau s’empresse de stipuler que « dans le transculturel, nous avons une corrélation, une inter-retroréaction entre différents imaginaires » (ibid.). Or, la pluritransculturalité est relative à plusieurs transculturalités. Nous pouvons avancer que le traducteur transculturel vise l’interaction, une rétro-réaction, une corrélation entre les cultures qui se rencontrent, alors que le traducteur « multiculturel » accueille dans un même espace plusieurs imaginaires jouissant d’un statut égal. En d’autres mots, certains traducteurs sont des multilingues qui vivent dans les contextes de multiculturalité juxtaposée. En revanche, lorsqu’ils mobilisent des éléments de transculturalité dans leur pratique de traduction, ils mettent en relation une culture « ouverte et active », et de l’opération traduisante résulte une culture « affectée, infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée par l’autre. On trouve tous ces mécanismes dans […] tous les espaces où il y a eu créolisation » (ibid.).

À la différence de Pascale Casanova qui propose un espace-temps de traduction-consécration entre langue dominante et langue mineure ou de traduction-accumulation entre langue mineure et langue dominante, Emily Apter propose la notion de « translational transnationalism » (2001, p. 65) qui identifie un espace-temps de traduction entre langues mineures, par exemple, entre le joual des Belles-soeurs de Michel Tremblay traduit en argot écossais par William Findlay et Martin Bowman, ou bien entre l’argot écossais de Trainspotting de Irvine Welsh traduit en joual par Wajdi Mouawad et Martin Bowman. Traduire en mode mineur permet d’accueillir les influences réciproques entre les langues. Ses réflexions bouleversent le discours traditionnel axé sur une culture, une langue, une histoire nationales unies. Les ramifications sont claires : plutôt qu’une langue majeure agissant comme équivalente générale entre deux ou plusieurs langues mineures, le processus de traduction a été conceptualisé comme ayant lieu en dedans des langues mineures, souvent créolisées. La traduction de dialecte en dialecte, ou d’une langue minoritaire à une autre, en passant à côté de (tout en reconnaissant) la langue standard, montre la relation entre traduction et transnationalisme, c’est-à-dire la rencontre des argots, voire les liens forgés entre vernaculaires, au-delà des langues officielles et nationales desquelles ils relèvent. Le transnationalisme traductionnel sert également à remettre en question le fondement de certains jugements esthétiques, car il attire l’attention à la difficulté de distinguer les vernaculaires de la déformation poétique de la langue standard. Le mauvais français ou le mauvais anglais d’un lecteur est la poésie de l’autre (Apter, 2001, pp. 66-67).

C. Frontières étanches ou floues, et le pouvoir d’agir

C.1. Le traducteur comme agent corporel engagé

Que le traducteur soit passeur, citoyen-soldat, interculturel, transculturel ou pluritransculturel, il se trouve obligé de composer avec certaines contraintes; il ne dispose pas d’un libre arbitre plein et entier. Il n’en reste pas moins qu’il est en position de prendre des décisions relativement au texte, pourvu qu’il soit disposé à assumer les conséquences de ses prises de position (Hermans, 2006)[16]. Le traducteur a un corps; il n’est pas « invisible » du fait qu’il a une présence physique. En outre, son histoire personnelle (Simeoni, 1998) influera sur son positionnement par rapport au texte, par rapport au discours dominant. Il peut soit opter en faveur du désengagement, soit afficher son engagement dans l’espace social. Par ailleurs, l’acte traduisant lui permet de faire l’expérience de l’autre comme agent corporel engagé (Horgan et Tienson, 2004), lorsque, par exemple, il rencontre l’auteur qui est lui aussi un agent corporel qui peut être engagé (voir Merkle, 2004; Lane-Mercier, 2008 sous presse).

En s’inspirant de la réflexion du philosophe Charles Taylor, Michael Cronin explique dans Translation and Identity que l’on tente de repenser la nature de l’agence et de l’agent depuis le vingtième siècle, période pendant laquelle on a commencé à réévaluer la conception de l’agent humain comme un être désincarné parlant de nulle part en particulier (2006, p. 78). Il s’agit de repenser la position du traducteur comme celle d’un agent vivant dans un monde dans lequel il agit; il est engagé, enraciné dans sa culture, car sa façon d’appréhender le monde est modelée par son corps, sa culture, sa forme de vie (ibid.), sa culture et sa forme de vie pouvant être caractérisées par l’unicité ou par la pluralité. Être agent incarné rend le traducteur conscient de son travail. En tant que corps traduisant, le traducteur affecte le corps des autres. Ce n’est pas comme un corps écrivant, mais plutôt comme un agent corporel que le traducteur est susceptible d’être ostracisé s’il ne s’acquitte pas de sa tâche de façon à rencontrer les attentes de son patron. Dans la lignée de Bhabha, Cronin avance que le dominé qui apprend la langue du dominant pourra transporter quelque chose de sa langue maternelle dans son discours traduit; il serait ainsi en position de transformer le monde depuis la perspective où il évolue, modifiant son univers de référence en fonction de la sémantique relationnelle qui lui est propre. Le traducteur comme agent de métamorphose peut donc non seulement effectuer le changement mais pourra en outre encourir une métamorphose (ibid., p. 105).

En guise de conclusion

Du traducteur passeur au traducteur agent de métamorphose, nous constatons que c’est le type et le degré de contact « inter » culturel qui varient. Au sortir de ce bref exercice de conceptualisation, il appert que le traducteur passeur, citoyen-soldat ou interculturel fait nettement la part entre la culture source et la culture cible, quoiqu’il puisse vivre jusqu’à un certain point dans la zone de contact à partir de laquelle il jouerait le rôle de négociateur. En mesure de composer avec deux ensembles de systèmes symboliques, il négocie la différence. Généralement il se contente de franchir les frontières de sa langue et de sa culture pour visiter l’autre, mais rentre chez lui après avoir trouvé ce dont il a besoin. Il privilégie sa culture et sa langue étant donné qu’il s’y identifie étroitement. Il opère consciemment le transfert entre le texte de départ et le texte d’arrivée pour ensuite insérer le produit traductif dans sa culture. Ce traducteur se donne la tâche primordiale de préserver sa culture, et son produit traductif pourrait être apprivoisé. Cependant il est autant en mesure de produire une traduction qui rende hommage au texte de départ, à son auteur et à sa culture (pensons aux traductions produites par Antonine Maillet de certaines pièces de Shakespeare, Merkle 2008a). Les contraintes avec lesquelles le traducteur se voit obligé de composer et la position éthique (Hermans, 1999, 2006) qu’il assume en tant qu’agent corporel comptent pour beaucoup.

Par contre, les traducteurs qui se retrouvent dans l’« entre deux » ou « dans le troisième espace » vivent dans une zone où les deux se recoupent; ils sont sensibles à la temporalité et sont ainsi amenés à reconnaître le caractère illusoire, fantasmatique, des cultures nationales. Par conséquent, ils ne peuvent manquer d’être conscients de leur position en deçà et au-delà des oppositions binaires. Ils reconnaissent que l’identité « n’advient que par l’altérité, par une pluralisation dans la logique des rapports interculturels » (Meschonnic, 1999, p. 13). Ceux qui vivent en proximité avec l’étranger ne le trouvent ni dangereux ni répulsif. Ces traducteurs ne s’identifient pas clairement à une seule culture; ils se laissent transformer. Les possibilités d’aliénation et de rejet s’en trouvent considérablement réduites.