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« Le film de famille participe-t-il davantage de la mémoire collective et individuelle ou de l’histoire? » (7). C’est à cette question que l’ouvrage collectif Le film de famille tente de répondre par l’apport et l’approche de différentes disciplines. Le présent recueil est la poursuite de la réflexion amorcée par les sept auteurs, aux rencontres organisées à Bruxelles, aux Facultés universitaires Saint-Louis, en novembre 2000. Les regards croisés et complémentaires d’une anthropologue, d’un sémio-praticien, d’historiens et de réalisateurs éclairent le film de famille en le mettant en relation avec la mémoire collective et individuelle. La recherche scientifique actuelle lui donne sens en le positionnant tant dans un champ purement théorique, en offrant une définition générique ou en confrontant le sujet avec le film professionnel, que dans l’étude de cas, par le choix d’évènements mis en images ou par la valorisation de ces archives privées.

L’historien Jean Puissant de l’Université libre de Bruxelles ouvre les réflexions avec « Le film de famille, composante nécessaire de la mémoire collective ». Afin de préciser l’objet d’étude, l’auteur dresse le portrait de ce kaléidoscope de réflexions abordé par les différents intervenants présents dans l’ouvrage. Ce texte d’introduction permet d’appréhender et de cimenter le corpus réflexif vers l’essence du propos soutenu par les auteurs. Apportant une synthèse à l’ouvrage et un regard critique sur le contenu, Jean Puissant aborde dans un premier temps la définition du film de famille formulé par Roger Odin, soit un « film tourné sur la famille pour la famille » (9). Si cette définition précise l’objet, elle ouvre également sur d’autres horizons avec le film de voyage, film personnel oscillant entre le film de famille et le film amateur. Sa réflexion l’amène vers la conservation de ce type de documents privés et de l’urgence pour la société de se préoccuper de la sauvegarde de ce patrimoine, au même titre que l’on conserve des fonds de photographies privées.

Dans « Jeux de l’image et du temps. Construction de la mémoire familiale et adoption internationale », Martin Pâquet, professeur au département d’histoire de l’Université Laval à Québec, aborde le film de famille par l’étude de cas, soit celui des Canadiens et des Québécois qui se tournent vers l’adoption internationale pour se constituer une famille. Son terrain d’enquête est circonscrit à l’adoption d’enfants provenant de la République populaire de Chine. L’adoption constitue un événement majeur dans le récit familial, moment d’une grande intensité affective, puisque le voyage est souvent assimilé au travail de l’accouchement, où l’image (vidéos et/ou photographies) permet de faire mémoire. « Ces images seront à la fois autant de repères visuels des souvenirs familiaux, mais aussi contribueront à la construction de la mémoire familiale chez l’enfant adopté et les parents adoptants » (16). Les images, qui servent également à l’établissement de références temporelles, renvoient à trois types de temporalité : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Le présent du passé se définit par le besoin de conserver, pour garder en mémoire des traces d’évènements représentés sur papier et/ou pellicule. Le présent du présent se caractérise par le choix des moments immortalisés, qui traduisent leur importance aux yeux du capteur de l’image. Le présent du futur permet au capteur d’images de créer des repères à la reconstitution ultérieure des évènements vécus. L’étude dresse également un corpus des principaux sujets saisis par l’image, dont l’orphelinat, qui permet de conserver une trace de l’histoire de l’enfant, puisque son passé avant l’adoption n’est pas disponible pour les parents adoptants, mais également des moments volontairement exclus d’une mémoire filmique, comme les instants plus pénibles liés à la bureaucratie entourant l’adoption. L’historien complète son propos en proposant en annexe des tableaux statistiques sur le nombre d’adoptions internationales par année et par pays d’origine, ainsi qu’une transcription intégrale du journal de bord d’un garçon de neuf ans accompagnant ses parents adoptants avec son frère de six ans.

Le sémio-praticien de l’Université de Paris III, Roger Odin, s’interroge sur l’utilisation du film de famille comme document ainsi que sur la valeur documentaire de ces images. « Les films de famille : de merveilleux documents ? Approche sémio-pragmatique » déconstruit dans un premier temps l’idée voulant que le film de famille soit un document, postulant que l’objectif premier du tournage d’un film de famille n’est pas la réalisation d’un film, mais plutôt le plaisir du jeu avec la caméra. Ensuite, une fois le film réalisé, celui-ci ne s’inscrit pas dans un processus de communication, mais dans un processus de remémoration, puisque les destinataires ont déjà vécu les événements auxquels il renvoie : « Dans ces conditions, le rôle d’un film de famille n’est pas de documenter la vie de la famille, mais de permettre à chacun de faire retour sur le passé vécu » (43). Parallèlement au film de famille, ces personnes tournent des documentaires amateurs qui, eux, sont des documents. Ceux-ci sont souvent tributaires d’un contexte spécifique : crises collectives, familiales ou personnelles. Le vidéaste familial réalise ainsi des images que Roger Odin divise en quatre catégories pragmatiques : le document, qui est un nombre limité de plans retenus pour ce qu’ils montrent ; le reportage, qui repose sur une intention préalable et qui présente un ensemble de plans qui s’articule en un discours ; le témoignage, qui est une production qui engage le sujet qui filme dans l’optique où il a lui-même vécu les évènements ; les documents égocentrés, qui sont des documents directement centrés sur la vie du réalisateur dans une vision autobiographique. Ce sont ces types de films de famille qui sont utilisés comme documents. Roger Odin termine son propos par une mise en garde sur la vogue télévisuelle qui participe à l’utilisation de ces documents.

L’anthropologue et réalisatrice Colette Piault de l’Université de Paris X-Nanterre aborde le sujet sous l’angle de la réalisation, comparant les films de famille et les films professionnels où le réalisateur prend pour sujet sa propre famille. Sa communication « Films de famille et films sur la famille » postule que la distinction entre ces deux approches, c’est d’abord le projet. Colette Piault structure sa réflexion entre les deux types de films autour des aspects suivants : le rapport au temps, la relation entre réalisateur-opérateur et membres de la famille (acteurs), ainsi que la prise de vue collective. Le rapport au temps inscrit le film de famille dans un travail de mémoire, marquant les effets du passage du temps qui transforme les acteurs du film. Le temps devient donc le héros principal du film. La relation opérateur-acteurs dans un film de famille émet l’idée que la personne derrière la caméra n’a pas d’autorité sur les personnes filmées. La prise de vue collective fait partie du dispositif du film de famille ; il est un indicateur de sa spécificité. « Rien ne s’oppose en effet à ce que la caméra passe de mains en mains, chacun pressant le bouton à son tour, comme un jeu, puisqu’il s’agit seulement d’enregistrer pour se souvenir » (59). Par opposition, le film d’un réalisateur sur sa famille aborde le rapport au temps avec l’idée que le film sera achevé à un moment précis. Le passage du temps n’est plus le vecteur du film, puisque c’est un film achevé qui sera montré à un moment précis au public. L’aspect de la relation opérateur-acteurs est tributaire des explications données par le réalisateur aux membres de sa famille devenus acteurs. Le rôle de réalisateur est donc reconnu par les membres de la famille, établissant ainsi une autorité face au projet, excluant la question des prise de vues collectives. Colette Piault termine sa réflexion par un exemple personnel où le tournage s’échelonne sur plusieurs années avec ses enfants.

Dans « Film de famille et mémoire ouvrière », Florence Loriaux aborde le film de famille dans le cadre des archives conservées au Carhop. Le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire a comme mission notamment de sauvegarder et conserver la mémoire ouvrière, sous toutes ses formes. L’historienne expose les problèmes auxquels elle est confrontée face à la conservation du patrimoine archivistique composé de films issus de fonds d’archives d’organisations ouvrières et militantes. Il faut identifier les films, veiller non seulement à la conservation de supports anciens, mais également à l’aspect obsolète du matériel de lecture, alors que l’évolution technologique apporte de nouveaux moyens d’enregistrement. Sur le terrain, Florence Loriaux constate que les films n’ont pas bonne presse au sein du Mouvement ouvrier chrétien. De plus, pour réaliser des images, il est nécessaire de posséder une caméra et un projecteur, « la caméra reste donc essentiellement à usage professionnel ou l’apanage d’amateurs éclairés appartenant à des classes favorisées » (69). Mais avec l’apparition dans les années 1920 d’appareils photos bon marché, la classe ouvrière va pouvoir fixer sur image son histoire. L’historienne met donc en doute l’hypothèse de pouvoir représenter les milieux populaires par le film, puisque le matériel coûte cher et demande un savoir-faire peu répandu dans des milieux souvent peu alphabétisés. Elle affirme que le film de famille n’est pas un véritable témoignage de la vie quotidienne, puisque « les propriétaires de caméras sont très rarement intéressés à filmer les scènes courantes de la vie familiale et qu’ils se focalisent sur des événements rares ou exceptionnels : baptêmes, mariage, vacances, etc. » (70).

Le texte « Propos d’un passeur d’images », du réalisateur André Huet, offre une rétrospective sur l’ensemble de son expérience au sein du programme télévisé Inédits de Belgique. Ce projet d’émission télévisée est de mettre en récit des images non professionnelles et s’est donné comme mandat de constituer un fonds de documents filmiques touchant aux thèmes les plus divers de la vie sociale, politique et culturelle. Avec les Inédits, « les films amateurs cessent d’être seulement des images à regarder. Ils se transforment en évocations capables de raconter notre histoire, de nous rappeler ou de nous révéler des anecdotes, des moments historiques, d’interpeller notre mémoire » (80). L’autre particularité de l’émission se situe dans la rencontre avec les auteurs des images ou les proches témoins afin de connaître l’histoire dans laquelle s’inscrit le film. André Huet fait l’autopsie du programme, de la collecte des documents à la rencontre avec les personnes qui possèdent le film, en passant par la copie des films issus de différents supports au montage pour l’émission. Après plus de vingt ans de diffusion des Inédits, l’auteur se permet d’affirmer que « la télévision reste un des principaux lieux, et peut-être un des plus efficaces, où le film amateur peut être révélé » (120). Comme complément, on retrouve en annexe des photogrammes des génériques de l’émission Inédits de 1981, 1985, 1990 et 2000. De plus, on peut y lire le texte de l’émission du 11 février 1992, « Le temps, qu’est-ce que le temps », ainsi que le portrait d’un cinéaste amateur.

Dans « Le film de famille, cadre structurant et lieu de mémoire », l’historienne Nathalie Tousignant de la Faculté universitaire Saint-Louis et l’Université catholique de Louvain analyse la pratique de l’histoire face à l’image. La méthode historique appréhende l’image de manière analogue à l’enquête de police ; elle doit établir la crédibilité des témoignages, critiquer la provenance, traquer les faux, après quoi elle peut s’intéresser à ce que dit le document. Pour l’historienne, le document peut s’avérer « mort » si l’on ne connaît pas la provenance des images, le contexte de production, sa datation, etc. Ce problème méthodologique soulève un problème conceptuel, puisque l’histoire s’est progressivement intéressée à la mémoire autant qu’aux faits chronologiques historiques. Si la mémoire renvoie à une approche plus centrée sur l’individu, la somme de ces mémoires devient la mémoire collective. Nathalie Tousignant part de l’approche de Maurice Halbwachs sur les cadres structurants de la mémoire et de celle de la mémoire collective confrontée aux lieux de mémoire de Pierre Nora, puisque « le film de famille se situe à l’intersection de deux dimensions de la mémoire collective de la famille : entre cadre structurant de la mémoire et lieu de mémoire » (183). Le film de famille évolue en plusieurs temps, étant lui-même lieu de mémoire ; sa projection aussi devient un lieu de mémoire tout en conservant sa dualité entre mémoire individuelle et collective. « Tout dépend de la place qu’occupe le film dans le souvenir de la communauté, dans la constitution de la mémoire collective » (188). À la suite du cadre théorique de sa réflexion, l’historienne aborde spécifiquement ce que peut tirer l’historien de ces images. En plus des renseignements sur la vie quotidienne d’une communauté, les images révèlent les rapports entre les communautés. Ainsi, le film de famille est une source que la démarche historique doit intégrer comme un artefact, « dans la mesure où l’on peut remettre le film de famille dans son contexte » (191).

Au terme de la lecture de ces réflexions interdisciplinaires sur le film de famille, le ton est donné, la recherche scientifique ne peut plus faire fi de ce type de document. Même si ses thèmes peuvent prendre divers visages, la contribution du film de famille à la connaissance est indiscutable. Les actes de ce colloque couvrent différents aspects et utilisations possibles de ce support, tant sur le plan théorique que du côté pratique. Cependant, l’ensemble de l’ouvrage est inégal, certains auteurs ne livrant pas une synthèse complète de leur réflexion, préférant renvoyer le lecteur à d’autres écrits. D’autres restent trop attachés à leur conférence, laissant ainsi des ellipses au sein du texte ne pouvant être comblées par la présentation d’extraits visuels. De plus, le sujet portant sur l’image, il aurait été intéressant, voire indispensable, de munir l’ouvrage d’un complément audio-visuel, par exemple un DVD, qui aurait permis de présenter les extraits des exemples évoqués par les auteurs. Enfin, l’ouvrage souffre d’un certain manque de cohérence dans sa présentation physique des textes. Ici, chacun semble en faire à sa guise : citation dans le texte et en bas de page, bibliographies complètes ou complètement absentes. Nonobstant ces bémols, cette publication a le mérite d’offrir un portrait synthétique des réflexions qui ont cours sur le film de famille et d’ouvrir des champs possibles à la recherche scientifique pour l’utilisation de ce support qui a fini de dormir dans les sous-sols et les greniers oubliés de la mémoire.