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Les « enfants sauvages » suscitent depuis plusieurs siècles un intérêt qui ne se dément pas dans les sociétés occidentales. Il n’en a pas toujours été ainsi. Et les formes qu’a pris cet intérêt ont évolué au cours du temps. C’est à saisir les questionnements anthropologiques et les enjeux épistémologiques qui sous-tendent cet intérêt continu mais mouvant que s’attache Lucienne Strivay dans cet ouvrage excellent tant sur le plan du fond que sur celui de la forme. En effet, la qualité de l’écriture est remarquable, l’érudition dont fait preuve l’auteure absolument considérable, et le propos théorique solidement argumenté. Tout juste pourrait-on regretter peut-être que le souci littéraire l’emporte parfois sur la clarté de l’exposition, même si ce léger penchant ne prête certainement pas à conséquence dans l’ensemble.

C’est à un corpus énorme que s’attaque Lucienne Strivay dans cette fresque magistrale d’anthropologie historique. En effet, en se concentrant sur l’intervalle qui va du seizième au dix-huitième siècle, l’auteur s’intéresse aux transformations du regard porté sur les enfants sauvages entre la fin du Moyen Âge – et même avant car, comme Romulus et Rémus, « les enfants sauvages commencent par appartenir au mythe » (p. 27) – et le dix-neuvième siècle. Tout au long de cette période, Lucienne Strivay s’attache à « relever les ruptures épistémologiques » (p. 16) qu’on peut repérer entre les différentes façons dont les « ensauvagés » ont été pensés. Revendiquant de façon explicite l’héritage du structuralisme et l’influence de Philippe Descola, elle cherche à mettre en évidence, « sous les agitations de surface, le travail sous-jacent des configurations symboliques » (p. 30). Les divers regards portés au cours du temps sur les enfants sauvages font en effet entrevoir différentes manières d’envisager les continuités et les discontinuités entre l’homme et l’animal, et entre nature et culture : Lucienne Strivay met en évidence l’évolution des critères de définition de l’humanité au sein de la « cosmologie » (p. 22) occidentale.

À partir de la fin du seizième siècle au moins, l’observation des enfants sauvages intervient ainsi « pour mettre en question l’apparence d’une norme et l’étendue insoupçonnée du façonnage par l’éducation » (p. 18). Mais plus fondamentalement, l’époque à laquelle émergent le paradigme de l’enfant sauvage et les questionnements anthropologiques qui le portent et qu’il nourrit, est celle où l’on voit apparaître progressivement « une préoccupation nouvelle qui associe humanité, langage, acquis, raison » (p. 219). Ce sera ensuite en particulier aux dix-septième et dix-huitième siècles que, dans le mouvement plus large des interrogations sur la sauvagerie et le propre de l’homme, les réflexions sur les enfants sauvages considèrent ceux-ci comme des cas susceptibles d’éclairer la question de la nature humaine. De la fin du seizième au dix-huitième siècle en effet, les enfants sauvages « seront au coeur d’une recherche de spécificité qui voudrait sonder « l’homme naturel » au niveau de sa sensorialité, de sa stature, de sa subsistance, de ses codes, de la nécessité de sa vie sociale, de la nature de son esprit et de l’exclusivité de son langage » (p. 130). Pendant cette période, les enfants sauvages constituent des objets de pensée cruciaux, autour desquels se forgent, mais aussi s’affrontent, des définitions de l’homme et de l’humanité. Jamais en effet Lucienne Strivay ne présente la pensée d’une époque comme uniforme ou monolithique. Au contraire, l’auteur prête une attention constante à la complexité de son objet, rendant compte avec érudition et finesse des débats et des divergences de points de vue qui ont existé autour des enfants sauvages aux différentes époques dont elle traite.

Au tournant du dix-neuvième siècle toutefois, s’opère progressivement un basculement : « la mise à l’écart des ensauvagés de toute espèce de spéculation sur l’origine de l’homme » s’impose peu à peu (p. 59). L’espèce humaine est désormais reconnue comme naturellement sociale. Avec les débats passionnés que suscite Victor, le « sauvage de l’Aveyron », l’enfant sauvage cesse d’être « un lieu nodal de la pensée anthropologique » (p. 320), et « les idéologues » tendent à rattacher les différents cas d’enfants sauvages « au territoire pathologique de leurs amis aliénistes » (p. 324). Les enfants sauvages sont rabattus sur les cas d’idiotie, et relèveront désormais de manière privilégiée du « domaine de la psychologie, celui de l’individu et de l’approche clinique de la personne » (p. 326-327) – même si une telle médicalisation ne fait pas l’unanimité, et est déjà récusée par un de Gérando, par exemple (p. 327-328). La distinction entre l’homme et l’animal se consolide au dix-neuvième siècle, et c’est aujourd’hui, à partir de la fin du vingtième siècle, au moment où se succèdent les découvertes concernant l’intelligence des animaux et la proximité génétique de certains singes avec l’homme, que se brouille à nouveau quelque peu la frontière entre l’homme et l’animal, sur laquelle s’étaient tenus aux dix-septième et dix-huitième siècles les enfants sauvages.