Corps de l’article

Je traiterai de deux textes parus en 1931 : Âmes russes 1910 de Francis de Miomandre (1880-1959), roman publié chez Ferenczi et fils, et Un Raskolnikoff d’Emmanuel Bove (1898-1945), longue nouvelle publiée dans Les oeuvres libres [1], puis l’année suivante aux Éditions Plon. Je tâcherai d’abord d’indiquer comment le premier est redevable à l’esthétique dostoïevskienne, essentiellement à la lumière du Sous-sol (1864), un récit dont on sait l’importance dans le développement du roman français, de Georges Duhamel (Confession de minuit) à Albert Camus (La chute). Je montrerai ensuite de quelle manière se démarque la modernité du récit bovien dans l’histoire littéraire française du xxe siècle, notamment à la suite de la relecture qu’il offre de Crime et châtiment. Tandis que le roman de Miomandre me servira principalement à synthétiser une perception française courante de l’oeuvre du romancier russe, on verra comment le récit de Bove, par comparaison, témoigne d’une originalité audacieuse. Du reste, chez Bove, l’empreinte de Dostoïevski est beaucoup plus profonde et l’affaire de toute une oeuvre.

Âmes russes 1910

Complètement oublié aujourd’hui, grand admirateur de Claudel, collaborateur notamment du Mercure de France et traducteur d’écrivains espagnols ou hispano-américains, Francis de Miomandre a été un écrivain fécond, dont le premier roman, Écrits sur de l’eau…, a mérité le prix Goncourt en 1908. Âmes russes 1910 n’en fait pas un grand écrivain, l’écriture étant relativement banale, et la volonté de peindre des caractères russes tournant finalement à une sorte de caricature boulevardière. Mais pour ces raisons mêmes, le roman cristallise, dans une lisibilité certaine, la perception que pouvait se faire de l’écriture dostoïevskienne le romancier français de l’entre-deux-guerres. Miomandre cherche moins à innover qu’à reproduire certaines caractéristiques du roman russe. À cet égard, l’année « 1910 » qu’il accole à son titre, et qu’aucun événement historique ne viendra justifier dans le roman, crée un effet troublant : en situant résolument l’intrigue de son roman vingt ans avant la rédaction, et à un moment où Céline s’apprêtait à bouleverser les formes romanesques avec Voyage au bout de la nuit (1932), c’est comme si Miomandre reconnaissait par avance la valeur conventionnelle de son entreprise, comme s’il avait lui-même saisi que son écriture était déjà datée

Il est d’abord fort possible que la technique narrative d’Âmes russes 1910 emprunte à Dostoïevski par la volonté de multiplier les points de vue. Il n’est pas facile, dans ce roman, d’identifier le personnage principal, encore qu’il semble que ce soit Tatiana Porphyrovna, ne serait-ce que parce qu’il est le seul personnage qui ait quelque réelle consistance. Le roman, qui se déroule en hiver, s’ouvre sur la décision de Boris Nikolaïewitch de rompre ses fiançailles avec Tatiana. En la voyant la veille danser toute la soirée avec Dimitri Léonowitch Manikine, il a eu la certitude qu’elle ne l’aimait pas. De fait, Tatiana et Dimitri sont instantanément tombés amoureux l’un de l’autre. Aussi Tatiana est-elle reconnaissante à Boris de la décision qu’il a prise. Réfugié dans une maison de campagne, où sa frustration le laisse dans une hébétude totale, Boris y reçoit quelques jours plus tard la visite de la meilleure amie de Tatiana, Sophie Hermanovna. Secrètement amoureuse de Boris, elle prétexte la violence de son père à son égard pour demander l’hospitalité, en dépit des racontars que leur cohabitation pourrait susciter. Aux yeux des habitants de la petite ville de Zamakovno, où les moindres événements inhabituels suscitent interrogations et interprétations, la situation tourne bientôt à la défaveur de Boris : il aurait délaissé Tatiana pour pouvoir librement faire de Sophie sa maîtresse ; quant à Tatiana, elle aurait été assez chanceuse pour se trouver rapidement un autre fiancé. À quelques occasions, Tatiana visite Sophie, alors que Dimitri, devant le refus de Tatiana d’expliquer la raison de ses visites, se persuade à tort qu’elle a renoué avec Boris. Déçue de l’indifférence de Boris à son endroit, Sophie finit par revenir s’installer en ville chez son père. À son tour, Boris réintègre son appartement de Zamakovno. Dans un état mental « assez étrange [2] », il se rend chez Sophie et la viole. Le chapitre final réunit Boris, Tatiana et Dimitri, celui-ci exigeant des explications de Tatiana, qu’il croit être devenue la maîtresse de Boris. Mais alors que Dimitri estime être manipulé par sa fiancée et qu’il croit être en droit de lui demander des comptes, il est d’abord attaqué par Boris, qui lui explique qu’il aurait voulu le tuer parce qu’il lui avait volé Tatiana, mais qu’il avait détourné sa rage sur Sophie : « Eh bien ! Dimitri Léonowitch, ce crime, je suis assez courageux pour en accepter sur ma conscience le formidable poids, et je ne viens pas vous proposer de le partager avec moi ; mais je veux simplement que vous constatiez que, sans vous, il n’aurait pas eu lieu » (AR, p. 253). Ce discours, qui, par sa franchise et sa lucidité, laisse Tatiana fascinée et admirative, encourage à son tour celle-ci à exposer ses propres motivations : les doutes et remords qu’a révélés la décision de Boris de rompre les fiançailles a « enrichi mon amour : un peu comme une maladie rend intéressant un homme banal en parfaite santé », explique Tatiana. Si bien qu’elle s’est mise alors à « former des pensées de destruction, de désastre » contre Sophie, préparant les conditions du crime de Boris. « Ainsi je suis sa complice. Ainsi je puis réclamer ma part du crime » (AR, p. 257), conclut-elle, au grand dam de Dimitri, complètement écrasé à la fois par tant d’orgueil et de perversité.

Les personnages de Miomandre sont ainsi construits selon certains stéréotypes importés de l’univers dostoïevskien. Si Dimitri est un personnage plat et sans intérêt, cette absence de relief sert précisément de repoussoir à la folie hystérique de Tatiana. Quand elle refuse de lui expliquer les motifs qui la conduisent régulièrement chez Boris, c’est parce qu’elle obéit à une série de raisonnements qui, devant l’« idée massive, définitive, et en outre toute conventionnelle » que Dimitri — il n’est « rien moins qu’un psychologue » — se fait de l’être humain, la rendent imprévisible (AR, p. 178). Tatiana donne ainsi à voir « ces brusqueries, ces sautes d’humeur, ces élans de passion ou de tendresse alternant avec des crises d’énervement ou de totale “absence” » (AR, p. 177-178) sans que Dimitri puisse en décoder les causes. Contradictoire aux yeux de son fiancé, elle est seulement plus complexe.

Cette apparente contradiction est au coeur de la vision esthétique que se fait Miomandre de l’écriture de Dostoïevski ; cette vision a été globalement partagée par la majorité des écrivains et critiques du premier tiers du xxe siècle, que ce soit pour être dénoncée ou louée. Dans son allocution lue au Vieux-Colombier pour la célébration du centenaire de Dostoïevski, Gide avait insisté sur cet aspect : « Ce qu’on a surtout reproché à Dostoïevski au nom de notre logique occidentale, c’est je crois, le caractère irraisonné, irrésolu, et souvent presque irresponsable de ses personnages [3]. » Dans cette perspective, René Lalou, critique avisé de l’entre-deux-guerres, avançait l’idée selon laquelle le romancier russe dérangeait parce qu’il offrait la peinture d’êtres d’une grande complexité logique malgré leurs contradictions et donc bousculait la tradition du roman psychologique français, peut-être « trop étroite et sèche, donc infidèle à la vie [4] ». De fait, Dostoïevski proposait de nouvelles voies d’analyse, et on sait combien ce mélange de logique et de contradictions animant les personnages séduisit Proust, dont le narrateur faisait observer à Albertine, dans des pages fameuses de La prisonnière, que Dostoïevski « nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe [5] ».

Dostoïevski apparut ainsi comme le « champion de l’intuition », selon l’expression de Lalou, qui citait à l’appui cette phrase tirée du Sous-sol : « Je conviens que 2 fois 2 font 4 est une bien jolie chose, mais 2 fois 2 font 5 n’est pas mal non plus [6]. » De fait, Le sous-sol, que Gide considérait « comme la clé de voûte de [l’]oeuvre entière [7] » du romancier, exprime probablement mieux que tout autre texte la psychologie de Dostoïevski, parce qu’il en fait la théorie, dans la première partie, avant de l’illustrer dans la seconde. Selon le narrateur du Sous-sol, la méconnaissance de la psychologie par les hommes s’explique par le fait qu’« à cause de leur étroitesse d’esprit ils prennent les causes secondaires, immédiates, pour les causes premières [8] ». L’homme croit à tort qu’il agit toujours selon son intérêt, par exemple la richesse et la liberté, et en se conformant à la raison et à la vérité. Mais cela est faux puisque « un quart d’heure plus tard, très exactement, sans raison aucune, sous une impulsion intérieure plus puissante que toutes les considérations d’intérêt, il accomplira une chose ridicule, une sottise quelconque, et agira à l’encontre de la raison, de ses intérêts, à l’encontre de tout… » (SS, p. 702). Car la raison « ne sait que ce qu’elle a appris […], tandis que la nature humaine agit de tout son poids, pour ainsi dire, avec tout ce qu’elle contient en elle, sciemment et inconsciemment ; il lui arrive de commettre des bourdes, mais elle vit » (SS, p. 708). Dans la deuxième partie, le narrateur raconte une anecdote qui illustre sa théorie. Il fait longuement l’éloge de la famille à une prostituée, afin qu’elle réagisse contre sa situation dégradante. Reconnaissante, elle croit devoir à ses paroles touchantes sa bonté (cause secondaire), cependant qu’il aura agi uniquement dans le but de l’humilier (cause première), car lui-même, avant de se rendre au bordel, avait été humilié.

C’est en fonction de ce principe selon lequel la raison de tout acte dissimule une autre cause que Tatiana apparaît comme un personnage « double », pour reprendre un mot clé de l’univers du romancier russe. Comme elle le dit elle-même, elle ne pourra épouser ni Boris, qui lui a « révélé la beauté formidable du crime », ni Dimitri, qui lui « offre toute la douceur de l’amour », car chacun offre un aspect humain qui la séduit si profondément que si elle épousait l’un, elle regretterait l’autre aussitôt (AR, p. 259).

Boris est lui aussi un personnage double. Du moins est-ce une face inattendue de lui-même qu’il révèle à Tatiana en choisissant de lui rendre sa liberté bien qu’elle n’ait jamais manifesté le moindre regret. Sa décision, qui tranche avec sa banalité habituelle, montre donc qu’il porte en lui une complexité de sentiments qui le rend, lui aussi, proche parent des héros russes. Son hébétude dans sa retraite à son domaine de Popinskaïa, l’absence de volonté réelle avec laquelle il se rend chez Sophie avant de l’agresser sont des traits éminemment dostoïevskiens. « Il marchait comme poussé par une force extérieure à sa volonté. La partie de son moi qui aurait pu l’en dissuader était comme frappée de paralysie et assistait à tous ses gestes avec une espèce de stupeur. Il ne savait qu’une chose : c’est qu’il lui fallait aller chez Sophie » (AR, p. 206-207). Boris agit comme s’il était dans un état second. Durant toute cette scène, pendant et après le drame, il ne dit pas un mot. Après le crime, tandis que Boris est en larmes, Sophie trouve suffisamment de bonté pour bercer celui-ci dans ses bras et le consoler, avant qu’il ne parte subitement : « Tout à coup, il se réveilla, comme d’un songe. Il jeta tout autour de lui un coup d’oeil égaré, se dégagea brusquement de l’étreinte de sa maîtresse, et après quelques pas et quelques gestes incohérents, se retira » (AR, p. 209-210). Peu après, il revient pourtant chez Sophie, mais n’y trouve que le père de celle-ci. Hermann Moellendorff, malgré le rôle secondaire qu’il tient dans le roman, véhicule lui-même certains stéréotypes romanesques des oeuvres russes. Autrefois un grand savant, il a depuis quelques années des fréquentations peu recommandables et ne pense qu’à boire. Installé dans une auberge non loin de la maison de campagne de Boris, après son échec à convaincre sa fille de revenir avec lui, il offre, « jour et nuit, le spectacle de l’ivrognerie et de la plus basse débauche » (AR, p. 122). À ce personnage scandaleux, Boris affirme : « Il y a quelqu’un d’encore plus bas, et plus déchu [que vous] : et c’est moi-même » (AR, p. 215). S’ensuit entre les deux hommes une longue discussion, chacun alléguant être plus méprisable que l’autre. Cette conversation des bas-fonds obéit à un autre stéréotype russe, celui-ci plus proprement dostoïevskien : le besoin de s’humilier ; et pour que la confession ait de la valeur, explique Boris, elle doit être faite non pas, « comme le font les catholiques, à un prêtre », car cela n’est pas humiliant, mais à une « canaille » semblable à soi (AR, p. 216).

En somme, Tatiana et Boris sont des « monstres [9] », pour reprendre le mot par lequel Sophie qualifie son amie et que Boris s’adresse à lui-même. « Alors, nous sommes faits pour nous entendre » (AR, p. 235), résume Tatiana. Cependant, Âmes russes 1910 ne parvient guère à harmoniser l’ensemble des traits « monstrueux » des personnages, à créer l’atmosphère à la fois fantastique et angoissante qui caractérise les textes de Dostoïevski et qui tient le lecteur en haleine. Tatiana et Boris sont sans doute faits pour s’entendre, mais le problème est justement là : ils sont le complément noir d’autres personnages (Dimitri et Sophie) par trop ingénus, angéliques. Si le roman cherche à illustrer « l’âme russe », du moins un aspect de ce qu’on entend par là, il ne manque pas de verser dans une sorte de dualisme trop caricatural, si bien que les personnages paraissent obéir davantage à des clichés littéraires qu’ils ne parviennent à offrir un réel sentiment de vie. Miomandre semble ignorer que la complexité psychologique est aussi et surtout affaire de nuances, du moins si on sait les approfondir par de multiples éclairages.

Bobovnikoff dit Bove

Les rapports de Bove avec la littérature russe sont infiniment plus complexes, non seulement sur le plan de la création littéraire, où il y a là une filiation évidente que la critique journalistique des années 1980, attentive à la réédition de l’oeuvre, a abondamment soulignée, mais encore sur le plan biographique, puisque Bove (pseudonyme de Bobovnikoff), bien que né à Paris, était d’origine russe par son père. Cette double filiation — biographique et littéraire — nécessite d’abord quelques observations.

Concernant la filiation biographique, elle aura largement contrarié l’écrivain dans son désir de se positionner comme un véritable romancier français. À la suite de la révolution bolchevique de 1917, les intellectuels russes furent nombreux à converger vers Paris. Certes, le père de Bove, né à Kiev dans le ghetto juif, en 1868, s’était installé en France une vingtaine d’années plus tôt, mais le contexte sociopolitique qui règne après la Première Guerre ne pouvait que favoriser une relative assimilation des écrivains français d’origine étrangère à la figure de l’émigré. C’est ainsi que, chez les critiques de l’époque, Bove a été généralement considéré comme un écrivain d’origine russe plutôt que comme un écrivain français, ce qui oriente notamment certaines attentes de lecture dans une période où la France littéraire découvrait avec bonheur les grands romanciers russes. Dans son Histoire de la littérature française contemporaine de 1947 (donc deux ans après la mort prématurée de Bove), René Lalou écrit par exemple : « La coalition est une image de veulerie qui, venant d’un écrivain d’origine russe, faisait songer à certaines pièces de Tchekhov [10]. » La formulation est curieuse, elle laisse croire (et peut-être est-ce bien cela que Lalou veut dire) que le lecteur ne songerait pas à Tchekhov sans les origines russes de Bove. Il y a là, à tout le moins, une surdétermination abusive des origines, qui fait que ce sont celles-ci qui dictent la réception critique. Deux ans plus tard, en 1949, l’Histoire littéraire d’Henri Clouard range le romancier dans une section intitulée « Inspirations étrangères naturalisées [11] ». Sous un autre angle, mais encore une fois d’une manière qui lie trop expressément l’écriture et les origines, Edmond Jaloux, chroniqueur influent des Nouvelles littéraires, écrit, au sujet de Louis Grandeville, le héros de Journal écrit en hiver (1931) : « Il y a là une disposition d’esprit qui rappelle L’éternel mari, Le sous-sol et Krothaïa [sic] : n’oublions pas que M. Emmanuel Bove est d’origine russe [12]. » Est-ce à dire que Bove n’aurait pas écrit sous l’influence de Dostoïevski sans ses origines russes ? À l’inverse, Benjamin Crémieux, autre critique majeur de l’époque, conteste la crédibilité de l’intrigue d’Un père et sa fille (1928) en raison d’un excès slave : le sujet « est peut-être un peu trop “russe” pour un héros français d’origine paysanne [13] ». Mais la palme revient sans doute à André Thérive qui, assez méchamment, concluait ainsi un article consacré à Bove : « À une époque où tant de Français font exprès de la littérature russe, il serait plaisant qu’un Russe crût faire du roman français alors qu’il en est si loin [14]. » Ces quelques témoignages suffisent à montrer comment les origines de l’écrivain ont pu interférer dans la réception de l’oeuvre. Et elles eurent la vie tenace : en 1977, dans sa préface à la réédition de Mes amis, roman qui allait relancer l’écrivain avec l’incomparable succès que l’on sait, Jean Cassou — qui avait, comme Bove, publié jadis ses premiers romans dans la collection « Edmond Jaloux » chez Émile-Paul frères — alléguait les origines russes du romancier pour « donn[er] un certain fondement à cette hypothèse » selon laquelle Bove était ses propres personnages [15] !

Dans ces conditions, on comprend que Bove se soit souvent plaint d’une lecture de ses textes inadéquate en regard de son contexte d’écriture. Dans une interview accordée par Bove à Claudine Chonez pour Marianne en 1935, celle-ci écrivait :

On attendrait peut-être ici, Monsieur Emmanuel Bove étant d’origine russe, le couplet classique sur le charme slave, l’inquiétude spirituelle et l’influence de Dostoïevski. Eh bien ! non. Nous compatissons de tout coeur avec lui quand, près de s’arracher les cheveux, il adjure en vain amis et critiques de le considérer comme Français.

Et Bove de se situer alors comme romancier dans « la lignée Stendhal-Maupassant [16] ». Dans cette volonté de se définir comme écrivain français, il me semble que Bove cherchait précisément à revendiquer cette sensibilité qui l’apparentait à Dostoïevski, à Gontcharov ou à Tchekhov sans en être le disciple. Ce sont surtout les personnages boviens de la période 1924-1932, donc de Mes amis à Un Raskolnikoff, qui rappellent les héros russes. La figure d’Oblomov, personnage profondément velléitaire, ne peut manquer d’être évoquée au sujet d’un Victor Bâton ou encore plus d’un Nicolas Aftalion, héros respectifs de Mes amis et de La coalition [17]. Mais c’est surtout l’oeuvre de Dostoïevski que rappelle celle de Bove. À cet égard, la critique a été unanime à la suite de la publication de La coalition : « Et jamais écrivain français ne fit à ce point penser à Dostoïevski [18] », résumait Yves Gandon. « Ce n’est ni plus ni moins qu’à Dostoïevski que fait penser ce jeune écrivain [19] », affirmait Georges Le Cardonnel.

Il serait néanmoins extrêmement réducteur d’aborder les rapports entre Bove et Dostoïevski en termes d’influence. Si Dostoïevski est essentiellement, chez Miomandre par exemple, une référence admirée qu’il s’agit de reconduire dans un projet d’écriture qui se donne ni plus ni moins comme une sorte d’hommage, l’empreinte du romancier russe sur l’écriture de Bove n’a pas le même effet artificiel. De Bove à Dostoïevski, il y aurait davantage une forme de reconnaissance dans l’expression d’une sensibilité partagée, le romancier de Crime et châtiment faisant partie de ces très rares écrivains qui annoncent et portent entièrement une manière d’être que les générations suivantes imitent moins qu’elles ne la contiennent en elles. Car il y a certains écrivains d’exception — que Proust a été aussi pour toute une génération — qui sont des éclaireurs, qui permettent à de plus jeunes écrivains de se révéler à eux-mêmes.

L’esprit souterrain

Cette sensibilité, c’est bien celle que décrit le narrateur du Sous-sol. Miomandre en retient l’aspect dissipé et inconséquent, tel qu’on l’observe aussi dans les grands romans de Dostoïevski, mais cet aspect ne fait voir que la face extérieure de la personnalité, son effet social. Les choses sont beaucoup plus compliquées, car si « l’homme du sous-sol » agit contre la raison et ses intérêts, c’est qu’il y préfère l’échec et la souffrance : « Ne se peut-il pas que la souffrance lui soit tout aussi avantageuse que le bien-être ? » (SS, p. 713). À cette interrogation, tout le récit apporte une réponse éloquente. L’inconséquence apparente du personnage s’ouvre ici sur les causes qui la constituent, donc sur une vérité intérieure qui relève de malentendus et de tourments existentiels plutôt qu’elle ne se donne à voir dans sa manifestation extérieure. Or, si le personnage de Bove est une sorte de frère cadet de l’homme du sous-sol ou même de Raskolnikoff, c’est précisément parce que s’y rattache cette psychologie souterraine — qui manque chez Miomandre.

À cet égard, le premier roman de Bove, Mes amis, était déjà tout entier consacré à ce portrait de l’homme souterrain. Sans imiter Dostoïevski, Bove venait à la fois tirer parti des leçons de son illustre prédécesseur et, on le sait aujourd’hui, proposer un renouvellement des formes romanesques modernes, car il y a chez Bove une sensibilité qui dérive moins d’un certain esprit dostoïevskien qu’elle ne participe d’un contexte culturel et sociohistorique annoncé par Dostoïevski. Ce contexte, qui est grosso modo celui de la découverte de la psychanalyse et du triomphe de l’individu, des créateurs comme Dostoïevski ou Nietzsche l’avaient pressenti, s’en étaient faits les précurseurs géniaux, cependant que Freud, Proust ou Pirandello devaient en assurer le triomphe dans l’entre-deux-guerres. Pour comprendre les mécanismes des actes et des pensées, il faut remonter, comme le dit Dostoïevski, à l’infini des causes secondaires, c’est-à-dire jusqu’à l’inconscient. En effet, la cause secondaire se subdivise : toute cause en appelle une autre après elle, « encore plus profonde, plus fondamentale, et ainsi de suite, à l’infini » (SS, p. 698). Alors que Miomandre, dans la construction psychologique qu’il offre de ses personnages, se limite à montrer la cause derrière celle qui est immédiate, Bove suggère (au lieu de montrer) précisément cet infini des causes secondaires à travers un ensemble de traits distinctifs de la personnalité profonde de l’homme à la « conscience clairvoyante ». Ainsi, ce n’est pas pour autant la souffrance que le narrateur du Sous-sol défend, mais ce qu’il appelle son « caprice » (SS, p. 713), c’est-à-dire cette « volonté indépendante » (SS, p. 706) et souterraine qui échappe à la logique des classifications et qui sert à « se convaincre [qu’on] est un homme et non pas un écrou » (SS, p. 710). Bref, comme le dira Lacan, l’homme tient mordicus à ses névroses, car elles forment sa personnalité.

Cette théorie exalte le moi. J’ai mis au jour, dans des travaux antérieurs [20], ce travail de l’écriture souterraine tel qu’il se manifeste spécifiquement chez Bove, travail que j’ai nommé l’esthétique de l’altérité subjective. J’ai montré comment l’échec des personnages boviens servait avantageusement un désir de supériorité qui, faute de pouvoir se manifester dans l’action héroïque, trouvait sa satisfaction dans la solitude et l’exemplarité de la forme victimaire. Il y a chez Bove une forme assez perverse d’héroïsme de l’échec, dont les personnages eux-mêmes, au demeurant, sont rarement conscients, en tout cas insuffisamment pour être en mesure de formuler explicitement cet héroïsme. Car cet héroïsme est toujours dans le non-dit, l’en-deça, et ce sont les techniques narratives de l’altérité subjective qui le dévoilent et le livrent. Dans Le sous-sol, le narrateur explique comment, malgré un « amour-propre terrible », il trouve une volupté dans la défaite et l’humiliation, car « c’est le désespoir qui recèle les voluptés les plus ardentes, surtout lorsque la situation apparaît réellement sans issue » (SS, p. 690). Ce que valorisent ainsi Dostoïevski et Bove, c’est l’inaction — car la pensée lucide paralyse toute décision —, plus précisément la supériorité de l’inaction. Aussi le narrateur du Sous-sol se console-t-il « en [s]e disant qu’un homme intelligent ne parvient jamais à devenir quelque chose et que seul l’imbécile y réussit », car « [l]’homme qui possède un caractère, l’homme d’action, est un être essentiellement médiocre » (SS, p. 687). Il en est ainsi parce que l’homme d’action n’est pas un homme de pensée ; en revanche, le signe de la supériorité de l’homme de pensée est qu’il ne peut que se mépriser — puisque « celui qui se connaît peut-il s’estimer, même un peu ? » (SS, p. 696). La paresse n’explique donc rien, elle ne fait que donner le change. Comme le dit le narrateur du Sous-sol : « Oh ! si je n’avais été qu’un paresseux ! comme je me serais respecté ! Je me serais respecté précisément parce que je me serais vu capable au moins de paresse, parce que j’aurais possédé au moins une qualité définie dont j’aurais été certain » (SS, p. 699). De la même manière, si Victor Bâton n’agit pas, ce n’est pas parce qu’il est paresseux, mais par une sorte de manque fondamental que la pensée clairvoyante, inquiète et angoissée, permet d’entrevoir sans jamais en saisir la vérité ni la profondeur [21].

Dostoïevski aussi bien que Bove ont su trouver l’esthétique appropriée à leurs personnages. Comme le disait Bakhtine, en ce qui concerne les héros dostoïevskiens, « [l]eur appartenance au monde du rêve ou du sous-sol est un trait socio-caractérologique, mais il convient à la dominante esthétique de Dostoïevski [22] ». Cette dominante, en opposition à ce qu’il appelle la conception monologique du roman, valorise un héros dont la vision reste inachevée, sans solution ultime, car cette vision est pleine de tout un savoir sur soi et sur le monde, de toute une connaissance subjective qui est intériorisée non sans une tension, des tourments et déchirements qui rendent improbable tout regard définitif sur soi. Le commentaire suivant de Bakhtine concernant l’homme du sous-sol est aussi une description parfaitement exacte de la poétique bovienne, principalement dans Mes amis et Armand :

L’homme du sous-sol est surtout préoccupé par ce que les autres pensent ou pourraient penser de lui, il essaie de devancer chaque autre conscience, chaque pensée, chaque opinion des autres sur lui-même. Dans les moments essentiels de ces aveux, il essaie d’anticiper sur la définition et le jugement de valeur qui pourraient provenir des autres, d’en deviner le sens et le ton, et essaie de formuler fidèlement ces mots virtuels des autres sur lui-même, entrecoupant son discours par des répliques imaginaires [23].

Avec Un Raskolnikoff, Bove vient proposer une nouvelle manière de « travailler » sa poétique, cette fois-ci en y liant une représentation particulière du héros de Crime et châtiment.

Un Raskolnikoff

Le récit Un Raskolnikoff a été commandé à Bove par Dominique Braga pour sa collection « La Grande Fable » aux Éditions Plon, consacrée à la « Chronique des personnages imaginaires ». C’est ainsi que Francis de Miomandre donna une vie de Prospero et qu’Alexandre Arnoux écrivit sur Merlin l’enchanteur. Bove opta pour Raskolnikoff, précisant à Braga que ce choix est « d’une audace que seulement une collection peut autoriser », « [c]ar il n’y a certainement pas de critique qui accepterait qu’un auteur prit la liberté de toucher à un héros de livre comme Raskolnikoff [24] ».

Le récit met en scène Pierre Changarnier, un être fragile qui vit misérablement. Jamais Bove ne fait de description physique de son personnage ; seule importe son instabilité psychologique, que l’incipit s’empresse de mettre en évidence : « Changarnier regarda ses chaussures usées. “Je vais être mouillé si je sors, pensa-t-il, mais si je reste, que vais-je faire ?” Il se leva, alluma une cigarette. Il n’avait pas soif et il avait envie de boire. Il n’avait pas faim et il avait envie de manger. Il jeta sa cigarette car il n’avait pas envie de fumer [25]. » On reconnaît là l’indétermination qui compose aussi les personnages de Miomandre. L’ambiance extérieure (il neige et ne cessera de neiger de toute la journée que dure le récit) et la présence de Violette, une prostituée résignée à qui Changarnier fait la leçon, complètent cet incipit profondément russe. « Tu n’as pas honte, dit-il, d’être une pauvresse ? Tu n’as pas honte d’inspirer de la pitié à tous les gens qui te connaissent ? Tu n’as donc pas la moindre dignité au fond de ton coeur ? » (UR, p. 332). L’instant d’après, il lui dit cependant : « Tu es au contraire un ange, tu traverses la souffrance, la laideur, en gardant intact ton coeur » (UR, p. 334). On reconnaît en substance le discours du narrateur du Sous-sol à Liza [26]. Chez Dostoïevski, ce discours, que Liza reçoit comme l’expression de la bonté du héros, dissimule une volonté d’humilier, laquelle répond à l’humiliation que le héros avait lui-même subie dans les heures précédentes. Le discours de Changarnier fonctionne un peu de la même façon : c’est sa propre image de raté qu’il transpose sur sa maîtresse, tandis qu’il oppose à la déchéance de celle-ci une certaine grandeur d’âme : « Pauvre déchue que tu es ! Tu ne comprends donc pas qu’il y a autre chose en ce monde que la bassesse où tu croupis ? Tu ne comprends donc pas qu’il y a des êtres supérieurs ? » (UR, p. 332-333). Par cette dernière phrase, qui témoigne par ailleurs de préoccupations très boviennes, nous quittons l’instabilité du comportement tel que l’illustrent Le sous-sol et bien d’autres textes du romancier russe pour les inquiétudes existentielles et métaphysiques de Crime et châtiment. Je vais d’abord résumer Un Raskolnikoff, après quoi je montrerai comment Bove a finement récupéré la matière de Crime et châtiment au profit de l’élaboration d’un nouveau Raskolnikoff, susceptible, par conséquent, de s’intégrer à l’esthétique romanesque de l’entre-deux-guerres.

À la suite de la brève altercation entre Changarnier et Violette, ils sortent et marchent sans but. À sa compagne qui se plaint, Changarnier réplique : « Nous allons droit devant nous avec l’espoir qu’il nous arrivera quelque chose. Il faut aller au bonheur puisqu’il ne vient pas à nous » (UR, p. 340). Fatigué de marcher au hasard, Changarnier propose d’entrer se reposer dans un café. Quelque temps après, il est mis à la porte par le patron, cependant qu’il insiste : « Allons, ne te fâche pas, prends ton chapeau et viens avec nous vers le bonheur » (UR, p. 346). De nouveau dans la rue, le couple se fait maintenant suivre par un « petit homme » que Changarnier essaie en vain de chasser. Mais le petit homme lui explique qu’il a entendu son discours et qu’il désire se rendre avec lui vers le bonheur (UR, p. 352). Finalement, exaspéré par la présence du petit homme, Changarnier le bouscule avec violence, puis s’enfuit à la course. Soudainement inquiet, il revient vers le lieu de l’altercation, mais le petit homme ne s’y trouve plus. Alors, il explique à Violette son inquiétude : « J’ai pensé, commença Changarnier, que j’avais tué ce petit homme sans le vouloir, mais qu’il me poursuivait quand même de sa vengeance, qu’il déposait une plainte, qu’il ameutait tout le monde, contre moi et que, finalement, on m’arrêtait » (UR, p. 354-355). Néanmoins, Changarnier retrouve bientôt le petit homme sur son chemin ; celui-ci le convainc d’écouter sa « confession ». Le petit homme explique qu’il était autrefois voué à réaliser de grandes choses, qu’il était « appelé à jouer un rôle très important dans [s]on pays » (UR, p. 360) ; mais ses ambitions se sont effondrées après qu’il eut tué sa femme, qui le trompait. Or, jamais il ne fut condamné pour son crime ; en revanche, le poids du remords lui a fait rater sa vie. Il offre donc le modèle exécrable de l’« assassin qui n’a pas expié » (UR, p. 372). Le récit du petit homme fait comprendre à Changarnier le sens de sa propre détresse et de l’échec de sa vie jusqu’à présent : il serait resté seul avec son crime, il aurait fui le châtiment. Il décide alors de se rendre, cependant que le hasard fait qu’un policier, recherchant un jeune homme dont le portrait pourrait correspondre à Changarnier, survient pour l’arrêter. Changarnier essaie de convaincre le commissaire qu’il allait justement se rendre, mais en vain ; il est désespéré, car il faut que sa volonté d’expiation soit reconnue pour que sa conscience soit apaisée et qu’il soit soulagé du poids du remords qui gâche sa vie. Changarnier est alors confronté à Mme Chobar, témoin du crime de sa patronne, une usurière, dans les instants qui ont précédé l’arrestation de Changarnier. Celui-ci est évidemment relâché, puisqu’il n’a commis aucun crime ; il est néanmoins persuadé qu’on a finalement reconnu qu’il s’était rendu parce que sa conscience lui avait dicté de le faire et que, maintenant libre, une nouvelle vie peut commencer pour lui. « Ils ont compris qu’il n’y avait rien de vulgaire en mon coeur, que si j’étais capable, dans un moment d’oubli, de commettre la plus terrible des actions, j’étais capable aussi de la plus grande pureté », explique Changarnier à Violette (UR, p. 403). La fin du récit nous le montre marchant lentement sans but et sans fin, comme un automate, dans les rues désertes de la ville.

Bove se trouve ainsi à réinterpréter l’acte de Raskolnikoff afin de mettre en lumière un nouveau discours moral. Dans le roman de Dostoïevski, Raskolnikoff cherche à mettre à l’épreuve, par l’assassinat de la vieille usurière Hélène Ivanovna, sa théorie des hommes extraordinaires. De manière naturelle, les hommes seraient divisés en deux catégories : la première, « inférieure », regroupant la presque totalité des hommes, servirait à la reproduction de l’espèce ; la seconde, celle des hommes extraordinaires, viserait « la destruction du présent en vue d’un avenir meilleur ». Pour mettre en oeuvre ses idées réformatrices, qui sont au service du progrès de l’humanité, l’homme extraordinaire aurait même « le droit personnel d’autoriser sa conscience à passer par-dessus… certains obstacles », c’est-à-dire de tuer [27]. Après son crime, Raskolnikoff éprouve toutefois du remords, ce qui l’amène à prendre conscience et à admettre qu’à l’évidence, il ne fait pas partie des hommes extraordinaires. Car s’il avait été un surhomme, il n’éprouverait aucun remords. Comme le disait André Gide, « le seul fait que Raskolnikoff se pose la question au lieu de la résoudre simplement en agissant, nous montre qu’il n’est pas vraiment un surhomme [28] ». À supposer que, de son propre point de vue, sa théorie reste valable, Raskolnikoff n’a donc pas un droit personnel au crime. Conséquemment coupable, il lui faut dès lors l’expier.

La manière dont Bove a traité ce sujet nous oblige à le comprendre sous un autre angle. Puisque Raskolnikoff n’est pas un surhomme, il n’est pas tout à fait un criminel. Il a tué, mais le remords qu’il éprouve le dément comme meurtrier à l’échelle des hommes extraordinaires. Il n’est plus qu’une sorte de rêveur socialiste ayant échoué à devenir un grand homme pour le bien de l’humanité. Il reste donc un meurtrier qui, du point de vue de l’idée, n’en est pas un, puisqu’il s’agit d’un homme que tourmente le remords sans être coupable. C’est cette expression d’un remords sans crime que Bove place au coeur de son récit. Pour accentuer la vérité de cette expression, Bove élimine le crime.

Le destin de Changarnier, pas plus que celui du petit homme d’ailleurs, ne recoupe exactement celui de Raskolnikoff. Changarnier a choisi de se livrer afin d’expier sa mauvaise conscience sans jamais avoir commis de crime. Il ne commet pas un crime par suite d’une idée, mais intériorise, intellectualise un crime fictif. Sa mauvaise conscience est de l’ordre de l’idée et elle est construite par l’émotion. Aussi les théories socialistes qui occupent Raskolnikoff sont-elles réduites, chez Changarnier, à un discours délirant sur le bonheur qui ne peut intéresser qu’un « petit homme », lequel s’offre comme une pâle figure intermédiaire (le petit homme a tué, mais n’a jamais reconnu son crime) entre les extrêmes que représentent Raskolnikoff (il a tué et s’est livré) et Changarnier (il n’a pas tué, mais a été acquitté). Nous ignorons ce que Changarnier a fait dans le passé pour que sa mauvaise conscience lui dicte de s’accuser d’un crime, mais cela est ici sans importance puisque Bove ne prend pas la peine de rappeler la moindre faute. Ou plutôt, cette absence de motif est capitale, elle change tout, car en vertu de cette disposition psychique singulière qui pousse à s’accuser sans motif, c’est tout le domaine de l’inconscient que Bove vient suggérer sans jamais le dire expressément. Si bien que Changarnier emprunte ici plus directement au héros du Sous-sol [29]. Dans la première partie du récit, le narrateur de Dostoïevski explique que non seulement l’homme n’agit pas toujours selon sa raison et ses intérêts, mais qu’il préfère souvent échouer et souffrir plutôt que de réussir et d’être heureux. Le soupçon que jette Dostoïevski sur la raison au profit de désir obscur qui habite (domine) l’être humain vient contrecarrer l’action : « l’homme d’action est un être essentiellement médiocre » (SS, p. 687). Gide disait déjà : « La faillite de chacun de ses héros intellectuels tient également à ceci, que Dostoïevski considère l’homme d’intelligence comme à peu près incapable d’action [30]. » Mais les choses sont plus complexes : si l’homme est incapable d’action, c’est parce que l’acte est miné par la pensée souterraine. Ce n’est donc pas tant l’intelligence qui paralyse l’action que ce que dissimule l’intelligence raisonnable, ce lieu trouble que le narrateur du Sous-sol ne sait pas nommer, mais qui exige une clairvoyance de pensée, une « conscience raffinée », pour être saisi — la cause première par rapport à la cause secondaire. C’est pourquoi, annonçant Changarnier, l’homme du sous-sol affirme : « Mais le principal, c’est qu’il se trouve toujours que c’est moi le coupable, de quelque côté qu’on examine les choses, et, qui plus est, coupable sans l’être en somme, autrement dit : conformément aux lois de la nature [31] » (SS, p. 690). Nous avons vu que, dans sa volonté de refaire du Dostoïevski, Miomandre fait justement valoir les contradictions des personnages en juxtaposant les causes premières et secondaires. Or chez Bove, dans la contradiction du personnage, la cause secondaire ménage toujours un espace plus profond à une intention qui échappe au héros ou que le narrateur ne formule jamais, et qui est à proprement parler l’espace de l’inconscient.

L’héroïsme de l’inaction

On voit comment en relisant Crime et châtiment, Bove revient lui aussi au Sous-sol. Aussi ce qui intéresse Bove, c’est le fait que le héros, qui se considère comme un être supérieur, est impuissant à agir. Ce qui se perd, entre Raskolnikoff et Changarnier, donc entre la deuxième moitié du xixe siècle et l’après-guerre [32], c’est la capacité d’agir. Chez Raskolnikoff, la pensée ne paralyse pas l’action ; avec Changarnier, la possibilité d’action n’existe plus, l’action ayant laissé tout le champ d’intervention à la pensée. Quand Bove titre son récit Un Raskolnikoff, cet indéfini vient précisément identifier une nouvelle manière d’être un Raskolnikoff en 1931. Le Raskolnikoff des années 1930, un peu d’ailleurs comme le Rastignac des années 1920 que pouvait représenter Armand (héros bovien du roman éponyme [33]), est un personnage sans la moindre volonté physique, qui, pour se dédommager de cet handicap, supplée à l’absence d’héroïsme par une surestimation et un mysticisme de la pensée. « En résumé, il n’y a pas de sujet, il n’y a que ce qu’on éprouve. J’éprouve avec force par exemple l’inaction, ce sera une action dans mon livre [34] », écrira Bove en 1936. Mes amis, publié douze ans plus tôt, apparaissait déjà comme l’exemple parfaitement achevé de cette esthétique, qu’Un Raskolnikoff allait illustrer dans une fausse intrigue criminelle, c’est-à-dire où le crime est évacué au profit de l’espace imaginaire dans lequel le personnage projette son infinie détresse.

Bove mettait ainsi en évidence, par sa relecture de Crime et châtiment, l’un des traits les plus caractéristiques du romanesque de l’entre-deux-guerres, à savoir la récurrence quasi obsessive du personnage aboulique. Dans un article publié en 1924 dans la Nouvelle Revue française, Benjamin Crémieux s’inquiétait de l’importance prise par le « culte de la sincérité » dans la littérature récente, qui fait que l’écrivain cherche à mettre au jour « les bassesses, faiblesses, incohérences et lâchetés de chacun, […] à user du monologue intérieur pour surprendre à travers nos associations d’idées le libre jeu de notre inconscient », valorisant ainsi une « dissolution du moi » qui « détruit la notion même de l’homme ». Or, comme le signalait Crémieux, cette nouvelle littérature repose sur une perception de l’être humain qui le « condamne à la passivité » : « Autrement dit, les conflits de volonté perdront-ils toute raison d’être et laisseront-ils toute la place à des conflits d’intelligence ? Au “comment agir” de Stendhal ou de Barrès, au romantisme de l’action, va-t-il se substituer un romantisme de la connaissance [35] ? » C’était aussi, à sa manière, la question que posait Gide, en 1922, dans ses conférences au Vieux-Colombier : « “Que peut l’homme ? Que peut un homme ?” […] Cette question, c’est proprement la question de l’athée, et Dostoïevski l’a admirablement compris : c’est la négation de Dieu qui fatalement entraîne l’affirmation de l’homme [36]. » Lecteur averti de Dostoïevski, malgré des traductions tronquées et approximatives, Gide avait bien saisi que la volonté de puissance des personnages russes se négociait contre la foi. Il exposait ainsi le nouveau problème qui se posait aux romanciers français au lendemain de la guerre : si devenir un homme suppose une prise en charge de son destin, encore faut-il que l’homme soit en mesure de se relever de la négation de Dieu pour pouvoir à son tour s’affirmer. Or, tout le problème est précisément là ; déjà en 1866, le Raskolnikoff de Dostoïevski, avant les personnages des Possédés, s’y heurtait. À partir des années 1920, le personnage romanesque français traduira, par son échec, la faillite de la volonté d’agir qui est aussi la faillite spirituelle d’un humanisme en décomposition. Un Raskolnikoff le disait aussi, sur un mode à la fois tragique et comique, où Changarnier entend la voix de Dieu répondre à sa prière : « Tu oublies que les hommes sont libres et séparés de moi. Toi seul sais ce que tu allais faire. Comme l’enfant qui, une fois qu’il a quitté le ventre de sa mère, respire avec allégresse la vie qui s’offre à lui, l’homme en voulant tout connaître s’est séparé de moi. Il est seul et le restera jusqu’à son dernier jour » (UR, p. 386-387).

La crise morale et spirituelle introduite par les romanciers russes, principalement Dostoïesvki et Tolstoï, avait d’abord été le fait, comme le remarquait Auerbach dans Mimésis, de la confrontation entre les formes de pensée et de vie de l’Europe moderne et le réalisme chrétien de la Russie. À cet égard, le fameux « si Dieu n’existe pas, tout est permis » d’Ivan Karamazov dans Les frères Karamazov s’offrait non seulement comme refus de la culture européenne, mais, du point de vue de sa réception européenne, en particulier française, il introduisait un état d’esprit qui révélait la précarité morale de cette culture [37]. André Gide pouvait dès lors créer son personnage de Lafcadio, apôtre de l’acte gratuit dans Les caves du Vatican (1914) ; mais cela ne pouvait se faire sans le « nouveau mal du siècle » défini par Marcel Arland [38] en 1924 ou encore par André Malraux [39] dans « D’une jeunesse européenne » en 1926, et dont le personnage de Salavin, de Georges Duhamel, allait être l’incarnation la plus parlante [40].