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I. L’Amérindien des almanachs populaires — une présence/absence paradoxale

Les formes de représentation de l’Amérindien dans le genre des almanachs populaires canadiens-français paraissent pour le moins paradoxales. Elles sont, en effet, caractérisées à la fois par une absence frappante ; puis, à y regarder de plus près, par une présence pour ainsi dire « en creux », en miroir ; et, enfin, par une thématisation littéraire et narrative de plus en plus saisissable à partir du tournant du siècle, c’est-à-dire des années 1900. Toutefois, l’insertion fragmentaire, en creux et en marge, de la figure de l’Amérindien dans le genre des almanachs populaires fait de ces narrations les récits les plus largement répandus qui circulaient sur cette figure et son univers culturel dans la société canadienne-française des xixe et xxe siècles, avant l’avènement de la télévision, du film et de la bande dessinée, au début des années 1950.

Dans toutes les sociétés occidentales, de même que dans l’espace colonial marqué par son influence politique et culturelle, l’almanach constitue, en effet, entre le milieu du xviie et le début du xxe siècle, le genre (ou la « forme éditoriale ») le plus largement diffusé, sous l’angle social, culturel et géographique, à côté d’imprimés religieux dont, notamment, les catéchismes et les vies de saints. Ce fut également le cas au Canada francophone où la production d’almanachs totalise plus de 200 titres en deux siècles, atteignant son apogée entre 1880 et 1930, c’est-à-dire presque un siècle plus tard que dans la plupart des sociétés européennes [1]. Les grandes séries d’almanachs de l’époque, à savoir l’Almanach du peuple de la Librairie Beauchemin, l’Almanach des familles, l’Almanach Rolland et l’Almanach agricole commercial et historique ainsi que l’Almanach de la langue française dans l’Entre-deux-guerres atteignent pendant cette période des tirages entre 50 000 et 120 000 exemplaires, des chiffres qui sont largement supérieurs à ceux des journaux et des autres écrits non religieux de l’époque. Si l’on met ces chiffres en relation avec la taille de la population — entre un million et 1,6 million pendant cette période —, on peut en conclure que pratiquement tous les foyers canadiens-français, à la ville ou à la campagne, possédaient et achetaient régulièrement un almanach. Celui-ci, à cheval entre la forme éditoriale du périodique et celle du livre, remplit essentiellement quatre fonctions qui sont reflétées par ses grandes rubriques textuelles dans lesquelles furent insérées également les représentations de l’Amérindien :

  • premièrement, la partie calendaire, élément constitutif du genre éditorial même, généralement accompagnée des signes du zodiaque, des noms des saints, ainsi que, depuis les années 1930, des dates historiques à mémoriser en particulier dans l’histoire du Canada, offrant ainsi un support important à la formation d’une mémoire historique collective au Canada ;

  • deuxièmement, la partie relation historique, offrant un tableau des événements politiques et sociaux de l’année écoulée ;

  • troisièmement, une partie renfermant des renseignements utiles de tous genres, allant de conseils pour la récolte et la culture du jardin jusqu’à des informations sur de nouvelles découvertes techniques et médicales. Cette partie de l’almanach comporte également, en règle générale, un tableau d’adresses, de noms et d’institutions utiles, en particulier en ce qui concerne les milieux politiques et judiciaires, une fonction plus développée dans les almanachs anglophones qui ont adopté, en partie, depuis la fin du xviiie siècle, le nom de Directory ;

  • et, enfin, quatrièmement, une partie « variétés et anecdotes », composée en général de brefs récits, de chansons et de courts textes — des anecdotes, des historiettes, des contes, des fables, des aphorismes et des sentences — destinés à être mémorisés, à être racontés et à être ainsi remis en circulation oralement.

Malgré de fortes différences de structure et de contenu au sein des almanachs de large circulation, cette matrice à quatre volets textuels et discursifs est caractéristique pour l’ensemble des almanachs, non seulement au Canada, mais dans l’ensemble des cultures occidentales du xviie au xixe siècle, et dans l’espace colonial ou postcolonial américain marqué par l’influence de l’Occident, comme le Canada, le Mexique et le Brésil, jusqu’au milieu du xxe siècle [2]. De nombreuses préfaces d’almanach soulignent explicitement cette multifonctionnalité du genre dans les societés traditionnelles, faisant de lui une sorte d’encyclopédie populaire « évolutive », c’est-à-dire non pas fixe, mais inscrite dans le temps et suivant la cadence de l’annuité. L’Almanach des familles affirme, par exemple, dans sa préface à l’édition de 1885 :

Nous avons surtout voulu faire de ce recueil un bon livre, renfermant à côté de récits amusants et de pensées hautement morales, un choix judicieux de bons conseils et de recettes éprouvées par les familles, tant à la ville qu’à la campagne [3].

L’Almanach du peuple souligne en 1920, dans son « Avertissement » adressé aux lecteurs, que « nous avons visé comme toujours à faire de notre Almanach le “Livre même du Peuple” [4] ». L’Almanach agricole, commercial et historique choisit, à partir de 1935, le sous-titre « Encyclopédie familiale des connaissances pratiques ». L’almanach de large circulation est ainsi destiné non pas à être jeté, comme le journal, mais à être conservé, comme un livre de consultation. On peut lire à cet égard dans l’avant-propos de L’Almanach national, paru à Montréal en 1904 :

Nous nous sommes efforcés d’en faire un almanach pratique qui soit le compagnon indispensable de toutes les ménagères, des mères de famille, des personnes méthodiques qui désirent mettre de l’ordre dans leurs affaires et savent toujours où aller chercher le renseignement dont elles ont besoin. Outre les informations générales qui constituent le fond d’un almanach, telle que calendrier, fêtes d’obligation, fêtes légales, pronostics sur le temps, phénomènes astronomiques, etc., on y trouvera une foule de tableaux contenant des renseignements d’une utilité quotidienne, des récits édifiants, des historiettes amusantes. […]

Répétons seulement que c’est un ouvrage à conserver et à consulter, car avant quelques années il formera une collection précieuse [5].

Soulignons enfin que l’almanach populaire — terme par lequel nous entendons l’almanach de large circulation des xviiie et xixe siècles touchant l’ensemble des classes de la société capables de lire, et non seulement les ouvriers et les paysans —, que nous avons peut-être trop tendance à percevoir, dans une perspective contemporaine et anachronique, comme un genre folklorique plutôt marginal où des prévisions météorologiques fantaisistes et l’astrologie jouent un grand rôle, est, au contraire, fortement ancré dans la société canadienne-française de l’époque, et ceci d’une double manière. D’une part, à cause de l’importance donnée par l’almanach à l’actualité politique, sociale et culturelle, et de la percée de la société de consommation, dont l’almanach constitue l’un des vecteurs de transmission socioculturels les plus importants dans les milieux populaires, urbains et ruraux. D’autre part, parce que les almanachs canadiens-français les plus diffusés sont édités par de grandes maisons d’édition — notamment Brown et Nelson à Québec, Beauchemin et Rolland à Montréal — et profitent de la collaboration d’écrivains et d’intellectuels de tout premier plan, souvent motivés aussi bien par des raisons économiques que par un projet libéral d’acculturation populaire. C’est le cas, par exemple, de Ludger Duvernay, l’un des porte-parole du mouvement de la révolte des Patriotes de 1837-1838 qui fut éditeur et rédacteur du journal La Minerve, mais également du Guide du cultivateur dans les années 1830 ; de Louis Fréchette, collaborateur notamment de l’Almanach du peuple où il publia une grande partie de ses contes et anecdotes et auquel il dut certes une bonne partie de sa popularité et de son statut d’« écrivain national » ; de Rodolphe Girard, l’un des auteurs de contes populaires les plus prolifiques au Canada francophone pendant la première moitié du xxe siècle ; d’Alfred De Celles, de Benjamin Sulte et d’Édouard-Zotique Massicotte, tous liés au milieu libéral du tournant du siècle et à des périodiques comme Canada-Revue, qui collaborèrent régulièrement à l’Almanach du peuple et à l’Almanach des familles ; ou encore d’Albert Lévesque, du frère Marie-Victorin et de Lionel Groulx, tous figures de proue du renouveau nationaliste de l’Entre-deux-guerres, et qui utilisèrent l’Almanach de la langue française comme une forme de diffusion populaire de leurs positions politiques et de leurs idées.

L’Amérindien constitua, dans la mise en récit et la diffusion de la littérature et de la mémoire nationale canadienne-française au sein de l’almanach, une figure longtemps très marginale, et nichée pour ainsi dire dans l’ombre. Dans le cadre des événements majeurs de l’histoire canadienne-française, comme la découverte du Canada en 1534 et la fondation de la ville de Québec en 1608 (qui figuraient dans la liste des événements historiques éditée au début des grandes séries d’almanachs), il s’effaça derrière la mise en scène et le souvenir de ces grandes figures appelant à l’identification nationale qu’étaient Jacques Cartier et Samuel de Champlain pour ne constituer guère plus qu’un élément de décor ou une pure donnée statistique.

Jusqu’aux années 1920, les références aux Amérindiens sont, en effet, très marginales et ne se découvrent en règle générale que si l’on regarde de très près les almanachs et leurs différentes rubriques. Dans la partie publicitaire de l’Almanach du peuple, où figurent notamment de nombreuses annonces relatives aux publications de la Librairie Beauchemin, éditrice de l’almanach, on trouve ainsi, accompagnant l’annonce du Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin, une brève description des particularités du français au Canada, qui se serait enrichi « de termes anglais et sauvages, écrits et prononcés tels que dans les langues originelles » ou « plus ou moins francisés [6] ». Dans l’Almanach du peuple de l’éditeur Beauchemin, qui coûtait dix cents et fut édité à 100 000 exemplaires, les Amérindiens figurent, jusque dans les annés 1920, essentiellement dans la rubrique « Faits généraux touchant le Canada », laquelle renferme des informations d’ordre statistique sur la Confédération canadienne, l’étendue, l’éducation et la population du Canada. Les autochthones apparaissent dans cette partie de l’almanach après les données géographiques de base, mais avant les données relatives à l’éducation, la marine, les manufactures et les pâturages du Canada, au sein d’une rubrique intitulée tout simplement « Sauvages du Canada ». La présence des Amérindiens dans l’almanach se limite ainsi, en règle générale, comme dans l’Almanach du peuple pour 1905, aux informations « brutes » suivantes :

Sauvages du Canada.
Le Canada a 107,978 Sauvages sur 1,422 réserves.
Ils ont diminué de 255 en 1904 sur 1903.
Ils cultivent 45,000 acres de terre.
La valeur des produits de leurs fermes a été de $1,980,000 en 1904.
La valeur de leur chasse et de leur pêche a été de $ 1,132,000.
Ils ont gagné en salaire près d’un million et demi.
9,785 enfants sauvages fréquentent 208 écoles.
Le Canada dépense chaque année, $300,000 pour ses sauvages.
Il y a parmi eux 29,000 protestants, 34,915 catholiques romains, 11,269 païens — ne sont pas compris les Sauvages de l’Extrême Nord.
Les Sauvages possèdent 37,830 bêtes à cornes et 32,635 chevaux [7].

Dans le récit que publie l’abbé Couillard Després en 1918 dans l’Almanach de la langue française sur Louis Hébert, le premier colon canadien-français dont on célébra en 1917 le tricentenaire de l’installation en Nouvelle-France, les Amérindiens apparaissent comme de simples occurrences lexicales, sans aucune épaisseur sémantique ou narrative, à travers les termes d’« indigènes » et de « sauvages » que la « race » française avait pour « mission » d’instruire et de convertir au christianisme [8]. Le texte, qui est accompagné d’une photo du projet de monument pour Louis Hébert à Québec, se termine sur un passage fortement hagiographique où l’Amérindien se trouve thématisé, mais d’une manière furtive et inconsistante : « Sur son lit de mort il put se réjouir d’avoir contribué à la conversion des sauvages et à l’établissement d’un pays nouveau. Ce fut l’une de ses grandes consolations [9]. »

La figure de l’Amérindien apparaît ici, en effet, littéralement en creux et dans les marges du texte et de l’image qui célèbrent les héros et les « jeunes sauveurs de la Nouvelle- France [10] ». Les Amérindiens sont généralement absents des récits évoquant des événements, comme la découverte de la Nouvelle-France ou la fondation de Québec, et des personnages, comme Jacques Cartier ou Champlain, marquant dans le texte une lacune lexicale et sémantique derrière laquelle le lecteur soupçonne la réalité sociale et culturelle pourtant bien tangible des adversaires amérindiens en raison de l’exaltation du courage et de l’héroisme des Français. L’article publié dans l’Almanach du peuple sur le troisième centenaire de Québec en 1908 ne fait ainsi aucune référence explicite aux Amérindiens, pas plus que les trois illustrations accompagnant le texte qui montrent le monument de Champlain, une photo de M. Pinsonnault incarnant le personnage de Champlain lors du cortège festif, ainsi que la photo d’une reproduction du bateau de Champlain, Le Don de Dieu [11]. Les Amérindiens se trouvent néanmoins parfois représentés sur les images qui accompagnent des textes historiques et commémoratifs de l’almanach. La photographie du bas-relief du monument Maisonneuve par Philippe Hébert [12] dans l’Almanach du peuple, qui montre une scène de combat où plusieurs figures d’Amérindiens sont visibles sur la gauche du bas-relief — qui ne sont pas évoquées dans le texte accompagnant l’illustration — constitue un des nombreux exemples de ce refoulement discursif frappant.

II. (Re) Découvertes : l’Amérindien dans la mémoire historique et narrative

À partir des années 1920, dans le sillage de l’émergence de la narration historique apparue dans les almanachs canadiens-français au cours des années 1900-1910, cette présence extrêmement succincte de l’Amérindien cède la place à une mémorisation plus étendue et plus explicite. On peut ainsi observer l’apparition de récits aussi bien littéraires qu’ethnographiques sur l’Amérindien dans plusieurs almanachs de large diffusion de l’époque, et en particulier l’Almanach de l’action catholique et sociale, l’Almanach du peuple et l’Almanach trifluvien. Ceux-ci deviennent, en effet, pendant près d’un demi-siècle, le support le plus important, avec l’école et les manuels scolaires, de la diffusion de la mémoire historique au Canada français. L’Amérindien émerge, dans le genre des almanachs populaires, à partir de la fin du xixe siècle essentiellement, dans la partie narrative de l’almanach dont les textes ne sont pas extraits de périodiques français, mais écrits par des écrivains, des historiens et des journalistes canadiens-français tels Lionel Groulx, Alfred Duclos De Celles, Rodolphe Girard et Marc Sauvalle. Ces récits concernent presque exclusivement de grands événements et des personnages de l’histoire canadienne-française : d’une part la Nouvelle-France, avec des récits autour de la découverte du Canada par Jacques Cartier et la fondation de Québec par Champlain ; puis des récits relatifs aux missionnaires, soldats et colons de la Nouvelle-France, comme plusieurs récits sur Dollard Des Ormeaux, le récit « Les martyrs de la Nouvelle-France », par le père Jean-Pierre Archambault, racontant le destin des pères Lallemant et Brébeuf, publié dans l’Almanach de la langue française en 1924 [13]. Dans ce récit, qui paraît caractéristique de la littérature hagiographique sur la Nouvelle-France, les Amérindiens, en l’occurrence les Iroquois, figurent comme une masse anonyme, marquée par une cruauté extrême et le raffinement des supplices qu’ils appliquèrent aux missionnaires. On peut ainsi lire au sujet du supplice du père Brébeuf : « Dépités les Iroquois apportent cette fois dans leur odieuse besogne un raffinement de cruauté. Ils dosent leurs tourments de façon à conserver la vie du missionnaire le plus longtemps possible, tout en lui faisant endurer d’indicibles souffrances [14]. » Le même type de narration, mettant en récit la cruauté des Amérindiens, mais coulée dans la forme d’un conte, se trouve dans l’Almanach du peuple de 1914. Ce récit anonyme, intitulé « Vengeance sauvage », raconte le destin de Renard Agile, un Indien cri ayant abandonné sa femme à d’autres « sauvages » en s’enfuyant, qui finit par subir, avec l’acquiescement de cette dernière, les mêmes supplices atroces que ceux endurés par les missionnaires [15].

Le premier texte à caractère ethnographique paru dans les almanachs canadiens-français fut publié en 1926 par l’Almanach de l’Action sociale catholique. On y trouve un long récit relatif aux cultures amérindiennes du frère Marie-Victorin, scientifique et professeur de botanique à l’Université de Montréal, de même que l’un des auteurs les plus importants du régionalisme artistique et littéraire de l’Entre-deux-guerres au Québec, avec ses recueils Récits laurentiens (1919) et Croquis laurentiens (1920). Le texte porte un titre curieux et ambivalent : « Le carnet du sauvage ». Le terme de « sauvage » renvoie, en effet, dans cet article qui comporte une douzaine de pages imprimées et treize photos de paysages et de personnes, d’une part à la nature de la Côte-Nord et des environs de Natashquan, que Marie-Victorin évoque à travers une écriture qui lui est propre et qui allie de manière neuve description scientifique, évocation subjective et poétique des paysages. D’autre part, ce terme de « sauvage » se réfère précisément aux Amérindiens montagnais qu’il a rencontrés au cours de son voyage d’exploration et dont il décrit avec précision les formes de sociabilité et les coutumes. Ces descriptions ethnographiques paraissent intégrées, de façon presque « organique », dans celles des paysages, établissant des liens constants entre environnement naturel et mentalité amérindienne. Même si Marie-Victorin opte pour une perspective religieuse et commence le récit de sa rencontre avec un campement montagnais, dans un chapitre intitulé « Vision montagnaise », par la remarque « Rien de plus inoffensif que ces sombres barbares, et c’est sans crainte que nous descendons parmi eux faire du bois et de l’eau [16] », son écriture fait néanmoins preuve d’une grande attention et d’un respect indéniable à l’égard de ces Amérindiens montagnais. Les ayant surpris en train de chasser, il dit s’être défendu d’abord, dans le bref échange de mots en français qui s’ensuit, contre le soupçon que lui et ses compagnons soient des gardes-chasse du gouvernement fédéral. Marie-Victorin décrit cette rencontre interculturelle, qui est illustrée par la photo d’une famille montagnaise, sur le ton de l’immédiateté et avec une sensibilité particulière pour des traits distinctifs de la physionomie :

Les voici devant moi. Ils s’arrêtent. Le premier laisse tomber son canot et reste là, tête baissée, immobile. Le second, un vieux sauvage à barbe grise en pointe, jette son pesant fardeau sur le tapis de dryades et prend la même pose humiliée. Ces pauvres gens ont vraiment l’air d’écoliers pris en faute et qui attendent la fessée. C’est donc là tout ce qui reste des races fières qui disputèrent si courageusement à nos pères la possession de ce vaste pays [17] !

En attaquant la législation en matière de chasse, stigmatisée comme odieuse, de l’État fédéral canadien, Marie-Victorin prend ainsi la défense des Montagnais. Et en insistant sur l’ancrage ancestral de ces habitants dans leur environnement naturel sans lequel ils perdraient toute identité, il se place dans une longue tradition de connivence entre les Amérindiens et les Canadiens français :

Et tandis que les courbes du canot et les taches blanches du phoque se perdent dans les taillis du carnouiller, je pense à la législation odieuse qui pèse sur ces enfants de la nature, incapables de vivre autrement que de la chasse, et qui en fait des parias sur le territoire propre de leur race millénaire. Tout est calculé, ou du moins tout concourt à éloigner le Montagnais de la Côte giboyeuse pour le rejeter dans les solitudes de l’intérieur [18].

Le même almanach publie en 1942 un autre article assez insolite sur les cultures amérindiennes touchant également la dimension ethnographique. Il s’agit d’un texte intitulé « Aithukâgûk », d’après le nom donné par les Esquimaux unaligmuts de l’Alaska à la fête « qu’ils célèbrent ordinairement, pour le succès des chasses prochaines [19] », qui décrit, de manière très détaillée, les organisateurs, le déroulement, les rites sociaux, ainsi que les chants et les danses présentés à cette occasion. Ce récit uniquement descriptif qui ne comporte, contrairement à celui de Marie-Victorin, aucune dimension narrative, subjective, voire fictionnelle ou encore religieuse, est dû, comme le précise son introduction, à « Ernest William Hawkins, fonctionnaire du gouvernement fédéral, en charge de l’instruction des Esquimaux Unaligmuts » du Yukon « qui fut témoin de cette fête en 1912 [et] en a fait un récit pour ainsi dire officiel, que nous citons largement » (A, p. 21). Le récit introduit d’abord les lecteurs dans la maison de la danse (kazgi ou kacim en langue unaligmut) où vivent les célibataires, où les hommes se réunissent pour se baigner, où ils dansent et célèbrent les fêtes annuelles. Comme dans les autres chapitres de ce texte, la description ethnographique va ici de pair avec l’introduction d’un vocabulaire culturel spécifique, cité en langue unaligmut, puis traduit et expliqué, ce qui reflète un remarquable effort à la fois de compréhension interculturelle et de nécessaire mise à distance de l’univers décrit, le texte évoquant tantôt le terme kazgi inua, signifiant l’esprit qui est le maître de la maison de danse ; tantôt celui d’inlak, ou « lit-plateforme » qui « est placé tout autour de la chambre, sur les quatre côtés, à environ de la hauteur des épaules » (A, p. 21) ; tantôt les mots ageaveak et pugyarak désignant les ouvertures par lesquelles on rentre dans la maison. Ensuite, le récit présente le rôle du « naskuk, ou organisateur de la fête » qui « tient le bâton d’invitation, le aiygauk, qui est une longue verge frêle supportant trois sphères, faites d’éclipses repliées de bois et suspendues par le bout, qu’il balance devant les personnes auxquelles il s’adresse » (A, p. 21). Le rôle du naskuk présente, chez les Unaligmuts, cette particularité suivant laquelle

[…] la tribu qui visite a le privilège de demander au naskuk, pendant le premier jour de la fête, tout ce qu’elle s’adonne à désirer. C’est généralement de la viande en conserve, ou une espèce de mets glacé esquimau, et qui se compose de suif de renne, de bleuets, et de morceaux de poisson blanc, le tout pétri dans la neige jusqu’à ce qu’il soit gelé. Quelquefois c’est extrêmement difficile pour le naskuk de fournir ce qu’on lui demande ; mais s’il ne le fait pas il est marqué à jamais.

A, p. 22

Les deux derniers chapitres de ce récit décrivent, enfin, de manière également minutieuse, les chants accompagnant les danses, en citant des textes originaux avec leurs traductions, et en distinguant entre « danses comiques », « danses de groupes » et « danses des totems ». L’auteur insiste en particulier sur le rôle du shaman, maître spirituel à l’écoute des âmes des défunts et qui tient plusieurs rôles au sein des danses grâce à divers masques, et sur les différences existant entre les danses des « gens du nord » et celles des « tribus du sud », qu’une vieille légende citée explique comme suit :

Il y a longtemps, disent-ils, quand l’Esquimau arriva dans ce pays, il n’y avait qu’une seule femme entre l’homme vivant au nord et l’homme vivant au sud. Au cours de leur lutte pour la possession de cette femme, l’un d’eux prit ses mains et l’autre ses pieds ; ce qui fait qu’elle fut séparée en deux, les mains et la partie supérieure allant à l’homme du nord, et les pieds et la partie inférieure à l’homme du sud. Ils furent d’abord très perplexes quant à ce qu’il[s] pouvaient faire de la moité d’une femme. Mais ils finirent par arriver au plan de remplacer par du bois les parties qui manquaient ; et ayant ainsi fait ils trouvèrent que les parties allaient très bien ensemble.

Le résultat en est que la femme du nord devint une experte de l’aiguille, mais une danseuse de bois, tandis que sa soeur du sud n’était qu’une pauvre couseuse mais une excellente danseuse dans le kazgi. La même distinction s’applique à leurs enfants.

A, p. 22

III. L’Amérindien — un enjeu mémoriel

L’inscription tardive et somme toute très fragmentaire de la figure de l’Amérindien dans ce corpus de périodiques de très large circulation que constituaient les almanachs populaires canadiens-français, repose donc sur une revalorisation procédant de son inscription dans une mémoire collective repensée depuis l’Entre-deux-guerres. La comparaison entre les célébrations des tricentenaires de la fondation de Québec et de Trois-Rivières, respectivement en 1908 et en 1934, et leurs échos dans les almanachs populaires vient à l’appui de cette constatation. Quasi absents des festivités dans la capitale québécoise en 1908, les Amérindiens occupèrent, en revanche, une place importante dans celles de Trois-Rivières, ce dont témoigne le numéro spécial de l’Almanach trifluvien consacré en 1934 au « Troisième Centenaire trifluvien ». On trouve, dans ce numéro exceptionnellement volumineux, non seulement une description détaillée du « cortège historique » (pageant) où les Amérindiens jouent un rôle symbolique important et apparaissent sur une photo couvrant une page presque entière de l’almanach, mais également un long texte narratif, consacré aux Iroquois, de la plume de Rodolphe Girard (1879-1956), écrivain et journaliste né à Trois-Rivières, devenu en 1905 traducteur officiel des débats de la Chambre des communes [20]. Ce texte a d’abord été publié en 1909, sous une forme legèrement différente, dans l’Almanach agricole, commercial et des familles, puis repris en 1912 dans les Contes de chez nous (1912), un recueil édité par Rodolphe Girard [21]. « Nous dédions ce conte aux agiles Indiens et à leurs squaws qui figurèrent dans le grand pageant historique du troisième centenaire [22] », soulignent les rédacteurs de l’almanach en reprenant une citation du programme des pageants historiques et en précisant la place importante des Amérindiens dans l’histoire de la ville de Trois-Rivières :

Quand fut découverte la terre trifluvienne, elle était habitée par l’homme rouge. D’où venaient ces hommes rouges ; combien longtemps avaient-ils vécu dans l’Amérique du Nord ; quels autres peuples avaient-ils remplacés ? Ce sont là les sujets de bien des hypothèses. Ces hommes rouges cultivaient très peu le sol, devaient leur existence à la chasse et à la pêche et affectionnaient les danses. Tout l’intérêt de leurs vies était concentré sur les moyens d’obtenir leur nourriture, et de dominer leurs ennemis [23].

Cet effort pour intégrer la figure de l’Amérindien dans la mémoire collective est reflété par la description faite dans cet almanach des « tableaux vivants » présentés lors du cortège de commémoration. Ils étaient censés rappeler « le passage dans notre région des vaillants missionnaires, jésuites et récollets, qui y apportent la Parole de Dieu et commencent l’éducation des peuplades sauvages » :

Le grand chef algonquin, Capitanal, demande à Samuel de Champlain, l’établissement d’un fort au Métabéroutin. D’ordre du fondateur de la Nouvelle-France, le sieur de la Viollette vient construire le fort et fonder la ville devenue aujourd’hui Trois-Rivières. Cela se passe au soir du quatre juillet seize cent trente-quatre [24].

Le conte de Rodolphe Girard, publié par l’Almanach trifluvien à cette occasion et intitulé « Un enlèvement au dix-septième siècle », raconte l’histoire du rapt de Jean de Champfleur, fils du gouverneur, à Trois-Rivières en 1648, par un guerrier iroquois, Aontarisati, qui entreprend cette démarche pour obtenir la main de la belle Iroquoise Nénuphar-du-Lac, fille de Kiotsaeton, le sagamo (chef) de la tribu [25]. Raconté à partir de la perspective des Agniehronnons [26], l’une des cinq tribus iroquoises et, selon les Relations des Jésuites, « la seule, à proprement parler, ennemie des Français [27] », ce conte place en son centre le destin de Jean de Champfleur, qui avait été adopté par Aontarisati afin de le sauver des supplices qui lui étaient destinés. Cet ancien fils d’un noble français s’était parfaitement intégré à la communauté iroquoise dont il avait embrassé non seulement le style de vie, mais aussi la langue et la religion. Désirant épouser, à l’âge de vingt ans, la fille unique d’Aontarisati, Biche-Blanche, il se voit confronté au même défi que le fut jadis son père adoptif, celui de devoir accomplir un acte héroïque pour mériter la main de son aimée. Il décide, dans un épisode situé en 1663, d’attaquer et de prendre la ville de Trois-Rivières, un plan qui échoue à moitié. Mais il réussit néanmoins à faire prisonnier le père jésuite Buteux et le comte de Champfleur, le gouverneur. Ces derniers étant voués à d’atroces supplices et à la mort, Jean de Champfleur, qui avait reçu le nom iroquois d’Andioura, se voit soudainement poussé par une irrésistible pulsion intérieure à s’y opposer et à libérer ces deux prisonniers, un revirement commenté comme suit par la voix du narrateur :

Une seconde nature ne peut jamais, quoi que l’on fasse et quoi que l’on dise, supplanter celle que nous apportons en naissant. Andioura avait été dompté à la vie des Iroquois ; il avait adopté les moeurs et les habitudes de cette race sauvage et cruelle, mais son coeur était resté français, son âme appartenant au Dieu qui l’avait fait chrétien [28].

Le dénouement de ce récit, dont la fin voit se bousculer les événements sans que ceux-ci soient racontés dans le détail, montre la réintégration rapide d’Andioura, alias Jean de Champfleur, dans la société de la Nouvelle-France, son mariage avec la belle Iroquoise Biche-Blanche, la conversion d’Aontarisati et de son peuple au christianisme, et se termine par la conclusion heureuse d’une paix avec les Français. Récit dramatisé, imprégné de grands sentiments — l’amour-passion, l’amour filial, la mélancolie caractérisant Andioura pendant son long exil parmi les Iroquois —, il reproduit certains stéréotypes de la représentation des Amérindiens comme la cruauté iroquoise et la beauté de leurs femmes, telle Nénuphar, une « resplendissante beauté » dont le visage rappelle le profil « grec classique le plus pur [29] ». Ce récit s’inscrit en même temps dans une vision canadienne-française de l’histoire de l’Amérique française, qui considérait les étroites relations avec les Amérindiens comme une composante majeure de son identité et de sa culture. Le texte de Rodolphe Girard se distingue ainsi des représentations propres aux récits de la Nouvelle-France, comme les Relations des Jésuites, par sa perspective narrative qui met en avant des figures d’Amérindiens — aux traits généralement très positifs — et leur vision des événements dans laquelle le lecteur se trouve plongé et à laquelle il ne saurait se dérober, quitte à s’y identifier par moments.

Le plus long texte publié sur les Amérindiens dans les colonnes des almanachs populaires canadiens-français est une « Idylle abénaquaise » intitulée « Brise-des-Bois », par l’écrivaine Corinne Rocheleau. Paru d’abord en 1916 dans la Revue canadienne, ce récit est réédité en 1942, sous une forme légèrement différente [30], dans l’Almanach du peuple, où il figure à la rubrique « Contes de l’almanach ». Il s’inspire d’une brève narration du Journal des Jésuites de février 1647 que l’auteure évoque en guise d’introduction :

En 1647, Barbe, sauvageresse, séminariste des Ursulines, après y avoir demeuré quatre ans, en étant sortie, avait été recherchée fortement et puissamment par un Français nommé Châtillon, qui pria les mères de la vouloir retenir jusqu’aux vaisseaux, donnant assurance de sa volonté en mettant entre les mains des mères une prescription de 300 livres, dont il consentit que 100 fussent appliquées au profit de la fille, en cas qu’il manquât de parole. Mais il se trouva que la fille n’en voulait pas, et aima mieux un sauvage, et suivre la volonté de ses parents [31].

Corinne Rocheleau (1881-1963), auteure franco-américaine née à Worcester au Massachusetts [32] et qui s’est fait connaître par son livre Françaises d’Amérique (1915) [33], transforme ce récit historique succinct, voire squelettique, en une narration aux tonalités fortement sentimentales et romantiques. Les deux personnages principaux, Jean Mignot, matelot au long cours sur le bateau Mouette de Saint-Malo, et la jeune Amérindienne Brise-des-Bois, fille d’un chef abénaquis en pension chez les Ursulines à Québec, sont décrits comme des personnages passionnés et hauts en couleur. Jean Mignot, qui est venu pour la première fois au Québec en 1643, tombe éperdument amoureux d’une jeune Indienne alors qu’il est censé porter des lettres au couvent des Ursulines. Son portrait, tracé par la narratrice en termes de « dignité naturelle » et de « sveltesse pleine de grâce [34] », évoque sans ambiguïté l’accomplissement des canons de beauté hérités de l’Antiquité. L’auteure a recours à une rhétorique de la description des premières nations déjà présente à l’époque classique, chez le père Lafitau par exemple, mais qu’elle reprend dans le contexte très différent d’un conte populaire :

Élancée, légère sur pied, vêtue d’un bizarre costume de peau de daim, et ornée des colliers de griffes d’ours et de dents d’orignal, elle allait dans la grande montée qui conduisait aux Ursulines, marchant sans effort et sans bruit. Elle avait l’air d’une de ces grandes figures sculptées à l’avant des frégates, coupant les vagues, et semblant moins braver les éléments que leur commander.

BB, p. 129

Tout en plongeant le narrateur dans l’ambiance de la société des premiers habitants de la Nouvelle-France, de leurs formes de sociabilité et des liens étroits qu’ils entretiennent avec les Amérindiens à travers le commerce, Corinne Rocheleau situe au coeur de son récit la relation amoureuse entre le matelot français et la jeune Amérindienne, pupille de mère Marie de l’Incarnation au monastère des Ursulines et devenue accompagnatrice de la femme du gouverneur de la colonie. Ayant réussi à s’approcher d’elle, il lui fait une promesse de mariage, puis la quitte en s’engageant à l’épouser au retour de son prochain voyage en France. Tiraillée entre son attirance pour le jeune Français et la volonté de son père, le chef de la tribu des Abénakis, qui l’a destinée au jeune guerrier Loup-Cervier, elle finit par se décider pour ce dernier qui lui rappelle, à l’occasion d’un long dialogue, le danger qu’elle court de perdre son identité, sa langue et sa culture si elle reste parmi les Blancs (BB, p. 142-144). Sa décision de se plier à la volonté de son père et de sa famille ne signifie pourtant pas, dans l’optique du récit, que la protagoniste se détourne entièrement de la religion chrétienne et de la culture française, mais qu’elle les intègre à sa propre identité, comme est censé le montrer le dialogue final entre la jeune Amérindienne et la femme du gouverneur, madame de l’Ailleboust, qui avait conçu beaucoup de sympathie pour elle :

Un long séjour au Canada avait familiarisé l’épouse du Gouverneur avec le caractère des indigènes. Quoique surprise du revirement subit de l’Abénaquaise, elle ne lui fit pas de remontrances, lui recommandant seulement de se rappeler les enseignements de la Mère de l’Incarnation. L’Indienne lui répondit :

Les Abénaquis sont fidèles aux promesses données. Les Français resteront les frères de Brise-des-Bois, et leur Grand-Esprit sera toujours son Grand-Esprit.

BB, p. 145

Un revirement psychologique semblable, mais ici imposé par la décision de la jeune Amérindienne, se trouve chez l’autre protagoniste du récit, Jean Mignot. D’abord bouleversé par le refus de Brise-des-Bois, profondément « blessé dans son orgueil » (BB, p. 146), littéralement déboussolé et s’aventurant comme coureur des bois dans les forêts autour du Lac Saint-Jean et du Saguenay (« la rivière de la mort », selon les croyances des Montagnais [BB, p. 147]), il finit par épouser Louise, la veuve de l’un de ses amis, l’interprète et coureur des bois François Marguerie, décédé lors de l’une de ses incursions en forêt : « Son choix était fixé ; il avait fini de rêver et de courir le monde. Désormais il vivrait la rude vie des colons, et à ses côtés marcherait Louise, une jeune Louise plus grave qu’autrefois, mais gardant toujours sa jolie blondeur et sa voix cristalline » (BB, p. 147).

Fondé sur une profonde attirance mutuelle, mais aussi sur l’opposition culturelle et mentale profonde entre deux univers, celui des Amérindiens et celui des Français de la Nouvelle-France, ce récit semble refléter un paradigme de représentation caractéristique de la perception de l’Amérindien dans la culture canadienne-francaise de la première moitié du xxe siècle. Malgré des efforts d’acculturation civile et religieuse, les personnages d’Amérindiens représentés dans ce récit demeurent profondément distincts et culturellement distanciés, marqués par une dignité naturelle, tout en exerçant une fascination certaine sur leurs interlocuteurs français. Le clivage entre les deux cultures est perceptible sur tous les plans — registres de description physiques et psychologiques, formes d’expression langagières, commentaires du narrateur — et, de manière particulièrement prononcée, au niveau de la sonorité des voix féminines. Au « rire frais », « ce timbre clair comme sa joliesse blonde » caractérisant Louise, la Française d’origine normande que le protagoniste Jean Mignot finit par épouser, le narrateur oppose, en effet, le timbre « si différent de la voix chaude et riche de l’Abénaquaise au teint doré… » (BB, p. 146) [35].

En traçant ainsi une logique de mise à distance et de séparation entre les sociétés et les cultures française, d’une part, et amérindienne, d’autre part, en montrant les dangers, voire l’impossibilité d’un métissage biologique entre Français et Amérindiens, ce récit vise en même temps à mettre en lumière les relations culturelles étroites et nombreuses entre les deux sociétés et leur compréhension mutuelle, incarnée notamment par les personnages de Brise-des-Bois et de madame d’Ailleboust. La différence culturelle et psychologique entre Français et Amérindiens est représentée, il est vrai, de manière assez stéréotypée, marquée entre autres par les registres langagiers employés par les personnages amérindiens dans le texte, qui parlent à la troisième personne, sous forme de proverbes et au moyen de locutions traditionnelles [36]. Mais ces clivages n’empêchent pas, dans la logique du récit, une compréhension interculturelle et un enrichissement mutuel où chaque communauté est toutefois censée garder son identité culturelle et linguistique profonde. En même temps, des récits comme celui de Corinne Rocheleau témoignent de la volonté canadienne-française d’intégrer les Amérindiens dans une mémoire collective américanisée, par conséquent foncièrement différente de la mémoire collective de la mère-patrie et dont les traces se donnent ainsi à lire dans un média populaire comme les almanachs.

On trouve, de la même manière, le reflet de cet effort de Réappropriation mémorielle et nationale de la figure de l’Amérindien, en vue de toucher un très large public, dans l’oeuvre de l’abbé Tessier, figure emblématique de la médiatisation du patriotisme canadien-français dans les années 1930 à 1950, qui a eu recours, outre au média de l’almanach [37], au film documentaire, aux émissions radiophoniques et à des albums-photos accompagnés de textes, intitulés les « Albums Tavi » (pseudonyme de Tessier). Un de ces albums paru en 1942 aux Éditions Fides à Montréal — dont chaque édition compte 15 000 exemplaires et atteint un tirage total, au cours des années 1940, de plus de 120 000 exemplaires au Québec —, est intitulé La Patrie c’est ça. Le chapitre « Y a-t-il encore des sauvages au Canada ? » de cet album patriotique illustré et précédé de la photo d’une Amérindienne tenant un enfant dans ses bras, symbolise, en effet, cette intégration populaire de la figure de l’Amérindien dans la mémoire collective canadienne-française dont les almanachs constituent le principal support médiatique. Cette intégration mémorielle fait référence au mythe des deux peuples fondateurs du Canada, en l’occurrence les Amérindiens, maîtres de la nature, et les Français, maîtres de la foi et représentants des acquis de la civilisation, mais qui ont vécu longtemps en bons termes avec les premières nations. En racontant des « histoires de sauvages », le narrateur du livre, Tavi, qui incarne l’abbé Tessier, en

[…] a profité pour donner une belle leçon d’histoire du Canada aux deux jeunes qui l’écoutaient avec tant d’attention. Il a essayé de leur faire comprendre ce que c’est que la patrie. Notre patrie, c’est le Canada d’aujourd’hui, tel qu’il est, avec ses champs, ses maisons, ses églises, ses croix de chemin, ses monastères, ses villes, ses manufactures, ses routes ouvertes dans toutes les directions, etc. Pour comprendre la grandeur de notre Patrie actuelle, il faut se rappeler ce qu’elle était, il y a très longtemps, alors que la forêt couvrait tout et que les seuls habitants étaient les Indiens. Quand les Français sont venus, ils ont voyagé d’abord comme les sauvages. Mais ils ont fini à la longue par bâtir des villages et par ouvrir des routes où on pouvait passer avec des voitures traînées par des boeufs ou des chevaux. […] la forêt doit nous être chère parce qu’elle nous rappelle le Canada tel qu’il était quand les Français y sont venus [38].

L’Amérindien barbare du récit hagiographique de la Nouvelle-France s’est ainsi transformé : jusqu’à la fin des années 1940, dans le Canada pré-moderne, il devient, si l’on en juge par ces imprimés de très large circulation que constituent les almanachs populaires de même que par des écrits très largement diffusés comme les albums patriotiques de l’abbé Tessier, une composante essentielle de la mémoire collective des Canadiens français. Même si les Amérindiens paraissent associés, de manière quasi organique, avec la forêt et le paysage naturel, qui forment d’autres composantes majeures de l’identité canadienne-française que redécouvre et se réapproprie la première moitié du xxe siècle, l’abbé Tessier, de même que les auteurs et éditeurs des almanachs populaires, commencent à se mettre en même temps à l’écoute de leurs voix, de leurs chants et de leurs coutumes, et, avec un regard qui trahit une fascination certaine, partent à la découverte de leurs physionomies, de leurs visages et de leur langage gestuel.