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Introduction

Les recherches dont il est fait état dans cet article portent sur les liens entre l’organisation du travail et la santé mentale au travail. Elles permettent également de dégager certains éléments de la vie démocratique syndicale et, plus largement, de l’importance de la démocratie en milieu de travail, même si ces recherches ne portaient pas directement sur ce thème. La dimension de la vie collective au travail est en effet intégrée dans la problématique plus générale des liens entre l’organisation du travail et la santé mentale.

Trois recherches[2] ont été effectuées auprès d’employés de centrales syndicales au Québec pour étudier les rapports entre l’organisation du travail syndical et les effets sur la santé mentale du personnel de ces centrales. Ces recherches s’appuyaient sur l’approche théorique et la méthodologie de la psychodynamique du travail.

Deux autres recherches[3] ont porté plus directement sur le travail d’action syndicale relatif à la santé mentale dans les milieux de travail. Une première recherche impliquait des militants syndicaux intervenant dans une organisation publique municipale. La deuxième réunissait des représentants syndicaux provenant de trois centrales syndicales au Québec qui intervenaient à divers titres dans un grand nombre de milieux de travail : entreprises, services publics, organismes gouvernementaux. Ces deux recherches s’appuyaient sur l’approche théorique de la psychodynamique du travail et sur une méthodologique relevant des récits de vie en groupe.

L’analyse des rapports entre l’organisation du travail et la santé mentale dans le travail syndical montre bien toute la complexité de l’évolution actuelle du monde du travail. La qualité de vie au travail constitue une dimension essentielle de l’organisation du travail et un facteur déterminant d’un travail structurant pour la santé mentale de travailleurs et travailleuses. Et cela est vrai tant à l’intérieur de l’appareil syndical que dans les autres milieux syndiqués. Les résultats de ces recherches montrent que les exigences reliées aux nouvelles formes d’organisations du travail, liées plus ou moins aux tendances néoproductivistes de nos sociétés dites « modernes avancées » ou « hypermodernes », sont source de risques accrus pour la santé mentale. L’affaiblissement de la vie démocratique au travail est l’un des facteurs de risque relevés.

Il convient de préciser au préalable les principaux éléments de la démarche de recherche en psychodynamique du travail et en histoire de vie.

L’approche de la psychodynamique du travail

La base théorique de la psychodynamique du travail accorde au travail et au collectif de travail une place centrale. Le travail est une condition fondamentale de la structuration de la personne et de la construction positive de la santé mentale. Il permet à la personne de se définir et de se réaliser dans ses compétences. L’appartenance à un collectif de travail, défini par un métier et une fonction précise dans une organisation, est le contexte premier et habituel du lien au travail.

Les études cliniques en psychodynamique du travail ont fait la preuve que le travail peut aussi être une source importante de tension psychologique pour les travailleuses et travailleurs, quand les conditions d’un travail structurant manquent. Toutefois, face aux contraintes inhérentes à leur travail, les individus ne restent pas impassibles. Au contraire, ils vont mettre en place un ensemble de stratégies défensives dans le but de contrer les situations difficiles et de protéger leur équilibre psychologique. Or, à moyen et long terme, ces stratégies se retournent contre eux.

La présence de ces stratégies défensives est au centre de l’interface travail et santé mentale. Dans certains cas, ces stratégies défensives permettent d’esquiver les situations conflictuelles et anxiogènes ; dans d’autres, elles ont pour effet de rendre acceptables des conditions nuisibles à l’équilibre psychologique. Les défenses conduisent à modifier, à transformer et, en règle générale, à banaliser la perception que les individus ont de la réalité qui les fait souffrir, mais non pas à transformer les conditions pénibles génératrices de souffrance notamment celles provenant de l’organisation du travail. Dans la plupart des cas, les stratégies défensives ont un coût humain : elles peuvent à court terme éviter les effets nocifs du stress ou des pressions liés à l’organisation du travail ; à moyen ou long terme, elles amplifient les risques pour la santé.

Si l’on conçoit que l’impact du travail sur la santé mentale des individus est modifié ou masqué par les stratégies défensives, c’est par la mise au jour de celles-là que peuvent être mieux saisies les dimensions les plus irritantes et néfastes pour la santé mentale au travail, là où on doit se défendre pour garder sa santé. Or, ces stratégies sont rarement accessibles directement. Cela suppose tout un travail d’analyse qui se fait à partir des entretiens collectifs favorisant la parole et les commentaires des travailleurs et travailleuses, leurs perceptions subjectives du rapport vécu au travail, leur compréhension des sources de plaisir et de souffrance au travail. L’analyse se fait en groupe, en collectif d’enquête, mêlant les interprétations des participants et des chercheurs afin d’en arriver à une compréhension commune de ce qui constitue les sources de risque pour la santé liées à l’organisation du travail.

La difficulté d’intervenir efficacement sur ce qui est problématique dans une organisation vient en partie de la difficulté à concilier, au sein d’une même organisation, les intérêts individuels d’accomplissement de soi et les intérêts d’ordre économique basés sur des critères d’efficacité et de rentabilité. Dans cette perspective, la parole et l’espace de discussion deviennent une clé du processus de transformation, ce qui fait de la démocratisation du milieu de travail un enjeu central.

La méthode

La méthode de recherche repose spécifiquement sur la parole des participants. Cette parole doit être la plus « authentique[4] » possible et porte sur le vécu subjectif du rapport au travail. La méthode préconise la formation de groupes appelés « collectif d’enquête » qui sont constitués sur une base volontaire pour permettre la création d’espace de parole la plus libre possible.

Les travailleurs sont les mieux placés pour aborder comment ils vivent le rapport au travail, leurs sources de plaisir et de souffrance dans le travail. C’est pourquoi la démarche doit se faire avec des travailleuses et des travailleurs qui font un travail fonctionnel similaire ou interdépendant dans l’organisation. Selon la division du travail qui a cours dans une même organisation, plusieurs groupes peuvent être formés à différents niveaux : la direction, les employés d’un service ou d’un département particuliers.

Au départ, il y a une demande faite aux chercheurs par des représentants de l’organisation pour réaliser la recherche. Suit une période d’information et de recrutement des participants volontaires, avant de conclure l’entente de départ. La formation de collectifs d’enquête est ainsi précédée de plusieurs séances d’information offertes à l’ensemble des travailleurs. Lors de ces rencontres, les chercheurs présentent le projet et ses implications. Les travailleurs sont invités à s’inscrire auprès du représentant désigné s’ils désirent participer à l’enquête.

Le recrutement des participants se fait essentiellement sur une base volontaire. Les groupes (collectif d’enquête) sont composés en fonction des secteurs de travail et du type de travail considéré et comprennent en général entre 8 et 12 personnes chacun.

Chaque collectif d’enquête participe (habituellement) à quatre rencontres d’une durée de trois heures. Toutes les entrevues sont menées dans le milieu de travail. Les deux premières rencontres visent la mise en commun de l’expérience subjective qu’ont les travailleurs avec leur travail. Les données sont ensuite analysées par les chercheurs. Dans le cadre de la troisième rencontre, la réflexion des chercheurs résultant de cette analyse est soumise aux travailleurs. Cette étape vise la validation des interprétations. Enfin, à la dernière rencontre, le rapport écrit est présenté aux travailleurs afin d’être discuté et entériné par ces derniers.

Les chercheurs diffusent les données essentielles de cette analyse en protégeant l’anonymat des personnes, des groupes et de l’organisation.

La vie démocratique, l’organisation du travail et la santé mentale

Nous présentons maintenant les résultats de trois études différentes menées avec les personnels de centrales syndicales, impliquant 11 groupes de conseillers ou conseillères, soit 75 personnes[5]. Elles portaient sur la vie interne à l’organisation syndicale à la suite des transformations récentes affectant le monde du travail, dont une vague importante de « réorganisations du travail ». Plus précisément, elles visaient à examiner les liens entre l’organisation du travail dans une centrale syndicale et la santé mentale des personnels impliqués. La dimension de la vie démocratique syndicale n’était pas l’aspect principal des études réalisées et demeurait en quelque sorte largement implicite dans le discours des participants. Nous allons toutefois tenter de montrer en quoi la problématique de la santé mentale au travail constitue un révélateur puissant de l’enjeu démocratique de l’action syndicale, dans son fonctionnement même comme dans sa visée. Nous nous concentrons principalement ici sur le travail de la conseillère ou du conseiller syndical.

Le travail du militant syndical, un métier en crise ?

Les études du travail[6] des conseillères et conseillers syndicaux relèvent un malaise vécu qui reflète les profondes transformations du monde du travail qui interpellent l’action syndicale jusqu’au mode d’organisation syndical lui-même. Voici un résumé de ce que les participants eux-mêmes ont permis de dégager sur la nature du travail syndical.

La plupart des milieux de travail où intervient le conseiller syndical ont connu ou connaissent des modifications profondes dans l’organisation du travail, que ce soit dans les entreprises de transformation ou de services, privées ou publiques, même si des variations importantes peuvent être observées entre ces différents secteurs, en termes de rapidité ou de profondeur du changement. Les organisations du travail sont soumises à des objectifs d’une plus grande flexibilité affectant les volumes d’emplois, la nature des postes et le rôle ou la fonction des équipes de travail. Beaucoup ont connu des pertes massives d’emplois, des fermetures ou des fusions. Toutes ont connu divers degrés de plus grande flexibilité fonctionnelle, visant à obtenir plus de polyvalence, de souplesse dans la mobilité des affectations, d’adaptation et de mobilisation de la part des salariés. Cette exigence confronte directement la position des syndicats à qui il est demandé collaboration, souplesse pragmatique, ouverture et participation. Et comme argument, toujours rappelé, revient la référence à la mondialisation de l’économie et la performance nécessaire pour survivre à la concurrence. Cette orientation de l’entreprise flexible s’accompagne de changements technologiques importants, dont les moyens de communication informatique et les effets organisationnels qu’ils entraînent.

Un changement majeur de l’action syndicale concerne les modes de négociation. La négociation traditionnelle commandait une mobilisation périodique autour du renouvellement aux deux ou trois ans du contrat de travail. La mise sur pied des comités de planification, la préparation des cahiers de demandes syndicales, la négociation en tant que telle, le rapport de force à établir, le leadership à assurer auprès des membres lors de consultations, d’assemblées générales, de travail en comités scandaient la vie démocratique syndicale. La « négociation raisonnée » ou l’équivalent (négociation continue, par problèmes…) vient changer ces rythmes de base. Cette forme de négociation suppose des ajustements constants de perception des situations et de l’action, une présence physique et une rapidité de réaction continue, une mobilisation psychique particulière. Le conseiller syndical impliqué dans le soutien aux négociations doit pouvoir penser le court terme, sans oublier le plan d’ensemble et la stratégie à long terme dans des contextes socioéconomiques de plus en plus turbulents et largement axés sur les réponses à court terme. L’action collective apparaît dans tout cela plus difficile et fragmentaire.

Les réorganisations du travail exigent pour les conseillers syndicaux une expertise de plus en plus solide et toujours à renouveler. Les démarches de gestion se succèdent, avec des degrés plus ou moins grands de sophistication : gestion intégrale de la qualité et de l’excellence, le « juste à temps » ou la méthode des flux tendus, le projet partagé, la gestion des connaissances et l’entreprise intelligente… Les politiques, les lois et les réglementations changent et se complexifient. Évoquons, par exemple, les réformes dans les domaines de la santé ou de l’éducation, les modifications fréquentes dans les lois du travail, de la santé et sécurité au travail, de la fiscalité, des régimes de retraite, des programmes sociaux. Ce sont autant de changements qui confrontent les acteurs syndicaux.

Dans les années 1980, beaucoup de syndicats locaux, avec l’appui des centrales, ont tenté le beau risque de devenir « partenaires » dans l’innovation, sur la demande de bon nombre de milieux de dirigeants d’entreprise et d’organisations publiques. Cela voulait dire pour les conseillers ou conseillères d’abandonner le modèle plus classique adversarial ou conflictuel opposant patrons et employés, fondé sur le rapport de force culminant dans les moyens de pression comme la grève ou le retrait de toute activité conjointe. Ces deux modèles coexistent encore le plus souvent, mais non sans contradiction ou paradoxes.

Dans ce nouveau contexte, le travail syndical des conseillers syndicaux, en collaboration avec les directions syndicales locales, apparaît souvent éclaté et disparate. Désormais, il faut savoir s’entendre avec les patrons, mais aussi défendre l’intérêt des membres ; il est demandé de mobiliser les membres sur des objectifs de production, mais, d’autre part, il faut défendre des conditions satisfaisantes de travail ; il convient d’arbitrer, pour des raisons de flexibilité ou de rendement, des conflits entre les catégories de métiers, d’emploi (permanents, temporaires, réguliers, surnuméraires, etc.), entre générations de travailleurs, entre ceux qui doivent partir et ceux qui restent, entre individus. Ce sont une série de problèmes techniques et humains qu’autrefois les cadres devaient régler seuls. S’ajoute la demande de plus en plus importante faite aux syndicats locaux d’une aide pour traiter les cas de détresse psychologique, souvent dramatiques : dépendances de toutes sortes (alcool, drogues, jeu), tentatives de suicide, violence entre travailleurs, violence conjugale parfois. Par surcroît, il est demandé de promouvoir une image positive du syndicalisme, plus créatrice, visant à contrer le stéréotype largement véhiculé dans les médias et la population d’une action syndicale toujours en conflit avec le patronat.

Sources de plaisir et de souffrance au travail et vie démocratique

Malgré la complexité et la lourdeur de leur tâche, nos recherches ont relevé dans le discours des conseillers et conseillères syndicaux une forte motivation syndicale fondée sur un triple idéal de métier. C’est d’abord la poursuite d’un idéal personnel[7] de dépassement ou de réparation, lié à une histoire de militance : le dépassement par une expérience souvent précoce (dans la famille ou à l’école) d’engagement et de souci du changement social, tout comme un désir d’aider autrui ; la réparation, comme réaction face à des violences ou des injustices subies ou constatées dans la vie quotidienne ou dans des premiers emplois. Cet idéal personnel trouve son expression dans l’adhésion à la mission du « mouvement syndical », qui apparaît comme nouvelle source d’action, de solidarité. C’est au sein de l’appareil syndical que se développe ainsi un idéal « professionnel » de développement des connaissances, de compétences de leadership, d’expertise. De plus, la dimension associative fait partie de cette vision attirante du syndicat, par contraste souvent avec l’expérience de la vie sociale si restreinte dans le milieu de travail d’entreprise, public ou privé. Dans la structure syndicale, enfin, on peut parler, réfléchir sur le travail et la société et jouer un rôle de changement dans les règles du jeu. Et c’est aussi un autre motif d’engagement, un troisième idéal, où la notion de « militant » ou « militante » syndical prend tout son sens. C’est celui d’être intégré dans un « mouvement social », d’être acteur dans le mouvement ouvrier, de défendre la place et le statut des travailleurs dans la société. On ne travaille pas que pour résoudre des problèmes ou satisfaire des intérêts personnels, mais pour faire avancer « la cause » des travailleurs et travailleuses. Tous admettent que sur ce dernier point des changements sociaux majeurs ont modifié le sens du mouvement « ouvrier », mais cela demeure un point de référence important. Travailler dans une centrale, c’est oeuvrer et viser au-delà d’une perspective professionnelle ou d’expert, ou strictement individuelle : c’est devenir un acteur social et politique pour assurer une plus grande qualité de vie au travail. Les grands congrès périodiques, comme les périodes électorales des gouvernements, sont des moments privilégiés d’expression de ce niveau de préoccupation.

Les souffrances au travail vont exprimer la contrepartie plus sombre, dans l’expérience vécue, de ce profil idéal des engagements du conseiller et de la conseillère et occuper une place très grande dans leur rapport quotidien au travail.

Une première source de souffrance est d’abord l’expression des contraintes et des demandes excessives de l’organisation syndicale. Surcharge de travail, horaire irrégulier et étendu aux soirées et week-ends, diversité des expertises demandées, pression des échéances, ambiguïté et conflit de rôles (être aidant, puis confrontant, puis technicien), voilà autant de dimensions qui font référence au contexte évoqué plus haut : les nouvelles exigences de performance au travail dans les entreprises s’appliquent aussi aux syndicats et à la centrale. Cette surcharge de travail est également liée à des réductions de personnel et à l’augmentation du volume des tâches demandées.

Une deuxième source de souffrance au travail provient de ce que nous pourrions qualifier de la bureaucratisation du travail, combinée à la pression, à l’innovation et à la performance. La dimension bureaucratique est liée à l’exigence d’expertise de plus en plus grande pour intervenir dans des dossiers de plus en plus complexes. La résolution des griefs en relations de travail demande une bonne formation juridique, tout comme les plaintes ou demandes de compensation en santé et sécurité au travail. Les négociations et la participation aux dossiers d’évaluation techniques des postes et de la rémunération, ou à ceux des modes de gestion du travail demandent de plus en plus de connaissances et de compétences. Cela oblige les conseillers à se spécialiser et ils sont regroupés alors suivant des modalités diverses : services juridiques, santé et sécurité, information, formation, etc. De plus, l’implication des syndicats dans l’aide et l’entraide aux membres diversifie l’action syndicale et fait appel à d’autres types de compétences. Mais loin d’assurer par là un fonctionnement bureaucratique centré sur les règles et l’expertise, il est en même temps demandé à ces conseillers de répondre rapidement et efficacement à des situations de travail qui échappent à de telles divisions spécialisées par leur caractère le plus souvent singulier et urgent, comme celles qui se rapportent à des problématiques de santé mentale au travail ou de harcèlement psychologique. C’est une tension constante que cette exigence paradoxale de répondre en urgence et en proximité aux membres syndiqués des milieux de travail et de développer une expertise suffisante.

Enfin, une troisième source de souffrance vient davantage rendre compte du malaise vécu dans le travail en général, et par ricochet dans le travail syndical : c’est la perte du travail collectif et la remise en cause du mouvement syndical en tant que mouvement social. La qualité de vie associative (importance du travail en groupe, débats ouverts en assemblée, concertation et solidarité entre les membres) est largement menacée par une individualisation croissante du travail au quotidien, le peu d’échange et de reconnaissance au travail par les pairs ou la hiérarchie et l’apparition de phénomène de compétition ou de luttes pour le pouvoir interne, les postes, les statuts. Des exceptions sont soulignées par les participants, mais précisément comme des exceptions : telle équipe fonctionne encore bien, tel syndicat s’appuie sur un fonctionnement participatif solide, tel responsable est un leader appréciant et apprécié…La surcharge et les conflits de rôles expliquent en partie cette perte de vie associative. Plus profondément, c’est le sens même de l’action syndicale, dans le contexte des transformations socioéconomiques évoquées plus haut, qui mine le climat de travail et la solidarité effective. C’est comme si les problèmes humains vécus dans les milieux de travail confrontaient directement la pertinence et l’efficacité de l’action syndicale. Les gains traditionnels réalisés dans les négociations collectives sur le niveau et la stabilité d’emploi, sur des salaires améliorés, du temps de travail réduit, des retraites assurées sont non seulement en perte de vitesse, mais ces luttes ne suffisent plus à répondre aux nouveaux besoins. Pensons à la conciliation travail-famille ou à l’intégration des jeunes à du travail de qualité. L’individualisation du travail, la pression psychique, la surcharge et l’exigence de la performance sont les nouveaux indicateurs d’une mauvaise qualité de vie au travail un peu partout dans les entreprises et les organisations publiques, y compris syndicales. Que peut-on y changer ? Comment répondre aux « nouveaux » problèmes de santé mentale au travail, aux nouvelles formes de gestion et d’organisation du travail, flexibles et polyvalentes, qui sont le plus souvent la source de ces souffrances ?

Les stratégies défensives

Ces diverses conditions sont source de malaise et de souffrance au travail des conseillers et conseillères. Que font-ils pour continuer à faire « normalement » leur travail ? Ils le font, bien sûr, en déployant diverses stratégies adaptatives et défensives plus ou moins conscientes, plus ou moins concertées, plus ou moins néfastes. En effet, plusieurs de ces stratégies sont individuelles. Par exemple, prendre des congés, prévus ou non, faire des activités de loisir intenses pour couper avec le travail, apprendre à travailler seul et « s’endurcir » devant la critique ou les échecs. Il y a souvent des effets plus sérieux d’épuisement, de burn-out, d’irritation, de manque de sommeil. Certains ont recours à l’usage d’alcool ou de médicaments.

Mais ce qui a surtout attiré l’attention des chercheurs est la mise au jour d’une stratégie collective défensive, prenant la forme d’une idéologie défensive. Dans le langage de la psychodynamique du travail, l’idéologie défensive est un discours qui valorise un ensemble de comportements et de pratiques qui masquent en réalité des difficultés de vie et des souffrances. Dans le cas des « militants » syndicaux, c’est précisément autour d’une certaine image de la militance que se définit cette idéologie défensive : être fort malgré tout, être les meilleurs pour survivre sont des indicateurs d’un discours qui valorise l’engagement et la force personnelle « malgré tout ». Un « vrai » militant sait passer par-dessus des états d’âme, des contrariétés. Il sait investir plus que d’autres, sans compter, comme un bureaucrate le ferait, son temps et ses efforts. Prenons deux exemples révélateurs d’un tel état d’esprit. Des conseillers affirmaient qu’il y avait un certain nombre de leurs collègues qui « vivaient sur le bonheur », se la coulaient douce, se contentant de 35 ou 40 heures par semaine, refusant les dossiers exigeants, etc. D’autres, en se référant à des difficultés personnelles de santé antérieures, étaient fiers de dire que maintenant ils avaient appris à « gérer leur burn-out », à prendre un congé juste avant que l’épuisement fatal ne se produise. C’est ce qui est devenu, dans l’analyse avec les groupes, le syndrome « Robocop », cette image de fiction où la personne partiellement robotisée se répare elle-même.

Cette référence à la militance engagée et forte, exprimant une forte motivation et des idéaux centraux au travail, n’est pas en soi négative ou purement défensive. Elle devient une idéologie défensive quand elle ne correspond pas à la situation vécue et tend à dénier les difficultés réelles du travail ; quand elle s’impose comme champ normatif pour évaluer la performance de tous ; quand surtout elle interdit, de fait, tout débat et toute discussion sur les contradictions et les problèmes qui se posent dans la vie de travail.

Un contexte social néoproductiviste et l’hypertravail

Nous avons relié plus largement ce type d’idéologie défensive à un phénomène plus large et révélateur des conditions actuelles du monde du travail : l’hyperactivité au travail[8]. « Hyper » est un préfixe qui signifie le trop, l’excès, l’au-delà d’une norme ou d’un cadre. Il entre dans le champ de signification des superlatifs avec cette connotation de dépassement constant, de maximum, de situations limites. L’hyperactivité au travail dont nous parlons ici comporte les caractéristiques suivantes :

  • Elle implique un excès de travail, une « surcharge » comme dépassement soutenu dans le temps de ce qui peut être défini comme charge normale dans un milieu donné et une époque donnée.

  • Elle est vécue comme une réponse à une exigence externe, à l’organisation, même si de fait elle résulte de choix dits personnels, et peut être modifiée par des choix effectivement personnels ou collectifs (p. ex., la conciliation travail-famille).

  • Elle se produit dans un contexte « permissif » où les critères de charge normale et de surcharge sont flous ou inexistants, ce qui vient compliquer d’ailleurs l’appréciation d’une « surcharge » objectivée.

  • Elle est source de fierté, et signe de performance, assurance d’intensité de vie désirée.

  • Elle peut s’accompagner, souvent, d’un discours explicite peu convaincant de « victimisation » : « ça n’arrête jamais, c’est épouvantable, je suis épuisé, » « excusez, j’ai un autre rendez-vous », « je n’ai pas le choix ».

  • Elle traduit aussi un fort investissement subjectif au travail.

Cette hyperactivité se retrouve dans nos études de psychodynamique au travail auprès des militants syndicaux, mais aussi auprès d’artisans de la télévision (Maranda et al., 2000) et dans d’autres recherches auprès des professeurs d’universités (Rhéaume, 1998), de cadres d’entreprises dites « performantes » (Vézina et St-Arnaud, 1998), de médecins (Maranda et al. 2006), etc. En effet, si l’hyperactivité peut se produire dans d’autres secteurs, comme dynamique particulière chez certaines personnes, dans certaines unités de travail, elle risque de prendre une dimension collective ou de métier dans des types d’organisation et des groupes d’employés où il est fait largement appel à l’autonomie, la performance, l’excellence, l’adhésion à l’idéal d’une cause.

Il est à noter que cette définition de l’hyperactivité permet de la distinguer de plusieurs phénomènes voisins. Ainsi, elle n’est pas que « surcharge » de travail, comprise comme excès d’activités subi par une personne ou exigé d’elle. Cette surcharge est présente : elle ne peut suffire à qualifier l’hyperactivité dont il est ici question qui implique aussi liberté et investissement personnel.

À l’autre extrême, elle n’est pas le simple résultat d’un « surinvestissement » subjectif au travail comme résultat d’une dépendance, comme l’évoquent souvent les termes de « boulimie du travail » de workalcoholism. Ce n’est pas en ce sens ce qui pourrait être associé à un trait de personnalité ou à un syndrome psychologique à l’image de l’enfant hyperactif : il y a une composante forte de la personnalité et d’investissement subjectif au travail, mais cela se fait en lien avec des exigences objectivement définies et se fonde sur une expérience collective du travail. Dans cette perspective, l’utilisation de la notion d’hyperactivité est à comprendre comme métaphore et non comme catégorie biomédicale.

L’hyperactivité est une figure exemplaire d’un type de société que l’on pourrait qualifier d’hypermoderne (Aubert et de Gaulejac, 1997) ou d’hyperindustrielle, marquée par une économie politique de type néoproductiviste (Lipietz, 1996). L’hyperactivité, pratiquée par un plus grand nombre, devient une norme de référence pour tous à laquelle il faut s’adapter et se conformer au risque d’être identifié dans une culture de l’endurance, comme le maillon faible du système. On l’appelle alors « hypertravail ». C’est ce que démontre l’enquête de psychodynamique du travail réalisée avec des médecins ayant connu un épuisement professionnel, dont le dévouement a été exploité par un système de santé qui se désengage progressivement (Maranda et al., 2006).

Le néoproductivisme

Plusieurs grands modèles socioéconomiques coexistent actuellement. Un modèle domine pourtant dans beaucoup de pays, dont ceux de l’Amérique du Nord : le modèle néoproductiviste, un mélange de néolibéralisme (le libre-échange) et de néo-taylorisme (le productivisme optimal). Ce modèle est d’abord un discours qui prend la forme d’une idéologie économiste. Il se présente alors comme une explication totale, sans réplique, dominante, se fondant sur la primauté du marché libre. Un de ses arguments est l’échec du socialisme, comme l’illustre la chute du communisme dans les pays de l’Est. Un autre désigne les limites des nationalismes et des appareils d’États coûteux. Et un thème fétiche est souvent rappelé : la mondialisation, ou mieux, la globalisation des échanges dans un marché – enfin – libre ! Une autre caractéristique majeure de ce modèle néoproductiviste, c’est le détachement relatif entre la logique du capital, celle du travail et celle de la consommation. En effet, le capitalisme financier, force dominante du modèle néolibéral, est lié au travail de façon plus indirecte, les investisseurs n’étant reliés aux entreprises que par le lien unique des gains de productivité. Ces entreprises sont de plus en plus gérées par des dirigeants qui sont des employés salariés, non propriétaires, soumis aux aléas des transactions financières des investisseurs. Par ailleurs, les marchés de consommateurs sont très souvent localisés fort loin et des entreprises productrices et des investisseurs. Cette autonomie relative et cette « déliaison » des trois éléments du cycle économique semblent porter leurs fruits d’efficience et d’efficacité financière. Cela entraîne d’ailleurs ce paradoxe d’un accroissement constant de la richesse et d’inégalités sociales croissantes, nationales ou mondiales. En même temps, l’exigence d’un travail performant est paradoxalement aussi renforcée, moins reliée directement au propriétaire et au consommateur, moins au centre de ce qui constituait dans le modèle industriel le coeur du rapport de force : la grève affectait directement le propriétaire et le profit, ainsi que le consommateur local. Ce dispositif est encore vrai dans des économies familiales ou locales, et dans de nombreux services, mais largement inopérant dans les grands secteurs industriels.

Il fallait évoquer ce contexte socioéconomique large qui se répercute au coeur du mouvement syndical des pressions nouvelles sur le travail, pour mieux voir comment peut être perverti en quelque sorte l’idéal même de la « militance » syndicale en exigence de performance qui se traduit chez plusieurs par de l’hyperactivité ou de l’hypertravail. C’est autour de la question même de la santé mentale au travail que nous pouvons reprendre la réflexion sur l’action syndicale avec des représentants et représentantes de trois centrales syndicales au Québec. Nous résumons d’abord l’état des pratiques touchant l’action syndicale dans ce domaine, tel qu’il se dégage de nos dernières recherches.

La santé mentale au travail, source de renouveau dans l’action syndicale ?

C’est à la suite de ces premières recherches qu’est venue l’idée d’élargir la réflexion sur la question de la santé mentale au travail telle qu’elle peut se poser dans l’action syndicale intervenant dans les milieux de travail. Deux recherches ont été réalisées et utilisaient une méthodologie différente et complémentaire à la psychodynamique du travail : l’approche autobiographique.

L’approche biographique ou récit de pratique

Le cadre théorique et méthodologique retenu est l’approche des récits de pratique en groupe (Bertaux, 1997 ; Legrand, 1993). Un bon moyen d’avoir accès aux logiques qui guident l’action des participants à ces recherches (des militantes et militants syndicaux) est de se référer à leur propre histoire d’engagement dans les questions du travail et de santé, physique, mentale ou psychologique[9]. La technique des récits de vie a servi à reconstituer les trajectoires individuelles et collectives des participants fondées sur l’histoire personnelle et professionnelle de chacun ou chacune. Un questionnement complémentaire faisait état des activités ou dossiers de réalisation en cours, des difficultés ou obstacles rencontrés dans le travail syndical. Les participants ont été sollicités à titre d’intervenants syndicaux, et comme « sujets », c’est-à-dire des individus producteurs de sens et de connaissance ayant une histoire individuelle, sociale et professionnelle singulière, car les intervenants sont à la fois des sujets et des acteurs de l’organisation. Les points de résonance, d’articulation, tout comme les points de dissonance ou de contradictions ont été mis en discussion au sein de collectifs de participants (Legrand, 1995). L’éclairage plus général du cadre conceptuel de la psychodynamique du travail était également utilisé.

Une première recherche a été réalisée dans une organisation publique (municipalité) et réunissait 10 militants syndicaux oeuvrant, dans une perspective d’entraide en milieu de travail, en toxicomanie et santé mentale au travail. Une deuxième recherche comprenait 25 personnes divisées en trois groupes de représentants de centrales syndicales, dont près de la moitié (12 personnes) oeuvraient dans le domaine de la négociation et des relations de travail, 8 en santé et sécurité au travail, et 5 dans l’aide et l’entraide aux membres. Le nombre de rencontres et les étapes de travail se déroulaient suivant le modèle des quatre rencontres habituelles en psychodynamique du travail : une phase d’expression (deux rencontres), une phase de co-analyse (une rencontre), rapport écrit final discuté en groupe (dernière rencontre).

Afin d’aider les participants à structurer leur récit, nous leur avons proposé de tracer sur une large feuille trois lignes regroupant des événements marquants ou significatifs de leur vie (Legrand, 1993) : 1) une ligne personnelle (histoire familiale, scolaire, etc.) ; 2) une ligne pour le parcours professionnel : l’entrée dans le monde du travail, les principales étapes significatives dont celles marquant leur implication dans différents dossiers syndicaux, et celui des incidences de l’organisation du travail sur la santé mentale, et, 3) finalement, une ligne pour les événements sociaux et politiques ayant influencé leur trajectoire.

C’est à partir de la réalisation de ces lignes de vie qu’ils ont, par la suite, exposé leur histoire aux autres participants et aux chercheurs. Entre chaque rencontre, les chercheurs se réunissaient afin de mettre en commun leur compréhension des histoires entendues et des échanges. Tout au long des rencontres, les récits étaient complétés par des réflexions touchant le contexte actuel du travail syndical autour des questions soulevées, dans les organismes syndicaux comme dans les milieux de travail externes. Nous présentons seulement ici les résultats de la deuxième recherche, avec des représentants des trois centrales syndicales (25 personnes).

Importance grandissante des questions de santé mentale au travail

Les participants ont décrit à quel point l’intensification du travail et la surcharge qui résulte des mesures de rationalisation dans les milieux de travail (entreprises, services publics ou privés) ont affecté la santé mentale des travailleurs (Maranda et al., 2007). En dépit de ce constat largement établi, peu d’actions syndicales ont visé la correction, à la source, des éléments pathogènes de l’organisation du travail, ce qui ne veut pas dire que rien n’a été mis en place pour tenter de résoudre le problème, bien au contraire. Cependant, comme le montrent les témoignages, les interventions ont davantage porté sur les individus que sur les processus organisationnels. Pour prendre connaissance de la diversité des interventions syndicales, il est utile de les catégoriser selon les trois types généralement acceptés dans les stratégies de prévention : primaire, secondaire et tertiaire.

Commençons par la prévention tertiaire, car c’est dans cette catégorie que les actions ont été principalement réalisées. La définition de la prévention tertiaire est la suivante[10] :

La prévention de niveau tertiaire a pour objet le traitement, la réhabilitation, le processus de retour au travail ainsi que le suivi des individus qui souffrent ou ont souffert de problèmes de santé psychologique au travail. Ces stratégies sont souvent associées aux programmes d’aide aux employés (PAE) ou autres programmes du même ordre. Elles incluent généralement des services pour conseiller les travailleurs et les orienter, si besoin est, vers des spécialistes. Ces services sont volontaires, confidentiels et disponibles en tout temps.

Les participants de notre enquête ont effectivement fait état de plusieurs actions mises en place pour aider les travailleurs aux prises avec un problème de dépression ou d’épuisement professionnel. Ils sont toutefois assez critiques à l’égard de ces actions : elles sont offertes très tard quand les gens sont au bout du rouleau et sur le point de tomber, ou effectivement mis hors de combat. Elles sont de l’ordre de l’accompagnement et consistent, principalement, à rediriger les travailleurs vers les ressources pertinentes au moment d’une situation de crise. Au terme de ce processus, ce sont souvent de gros cas qui sont référés au Programme d’aide aux employés (PAE). Les professionnels de ces programmes (psychologues, travailleurs sociaux, infirmières, conseillers d’orientation) proposent alors une approche curative individuelle sans liens avec les éléments relatifs à l’organisation du travail. De plus, les gens sont souvent dans un tel état d’épuisement que seul le retrait du milieu du travail est envisageable. Les répondants estiment que les programmes d’aide aux employés sont bien utiles à court terme, mais permettent aussi à l’employeur de se donner bonne figure (en faisant croire qu’il s’occupe des problèmes de santé mentale) et de se laver les mains en faisant fi de ce qui provient du travail. Ces approches conduisent à une plus grande individualisation des problèmes, disent-ils.

L’implication dans un réseau d’entraide en milieu de travail s’avère un point fort de l’expérience syndicale actuelle, du moins pour deux des trois centrales étudiées. Il faut reconnaître que les syndicats québécois ont été novateurs dans ce domaine par la mise en place d’un vaste réseau d’entraide, qui se distingue des programmes d’aide aux employés, par une vigilance exercée au quotidien entre camarades de travail. C’est un mot d’accueil, un temps d’écoute, une parole dite au bon moment ; en d’autres mots, un espace de sociabilité, qui permet de prévenir des situations de crise. Le Bureau international du travail a d’ailleurs reconnu la pertinence d’une telle action (BIT[11]). Depuis le milieu des années 1980, environ 2500 travailleurs et travailleuses agissent en ce sens, au quotidien, dans des centaines de milieux de travail. Au tout début, ce furent des membres des Alcooliques anonymes qui ont développé cette approche autour des problèmes d’alcool et de drogues (Sylvestre et Rhéaume, 1994), ensuite, le programme fut réorienté de façon à inclure les problèmes reliés à l’endettement, aux problèmes familiaux, puis à la santé mentale au travail et, dernièrement, au jeu pathologique. Ces travailleurs volontaires prodiguent un service d’égal à égal et sont appelés dans la littérature des aidants naturels ou groupes d’auto-support (Jauffret-Roustide, 2000). Ils ont aussi pour mission de tenter de prévenir le suicide. Bon nombre de milieux de travail au Québec, même non syndiqués, ont mis sur pied de tels « réseaux de sentinelles », tant le suicide inquiète. L’implication dans ces réseaux demande toutefois beaucoup de temps (surtout de l’écoute) mais cette action a le mérite de prévenir, en amont, de plus graves méfaits (par exemple, avant que l’épuisement, la dépression ou le suicide survienne) (Maranda et Morissette, 2002 ; Rhéaume et Chenel, 1998).

L’intégration de ce réseau dans les structures formelles du syndicat cause toutefois un certain problème. À titre d’exemple, il n’y a pas (ou peu) de liens entre les délégués sociaux (c’est ainsi qu’on les appelle dans une centrale) et les comités de santé et sécurité au travail. Faute de stratégies concertées, ce sont généralement des interventions centrées sur la personne qui sont menées, sans lien avec l’organisation du travail à l’origine, bien souvent, des problématiques de santé mentale au travail. Continuellement en situation d’urgence ou de conflits, en raison des exigences de productivité et de flexibilité de l’employeur, l’action des membres des réseaux d’entraide se résume habituellement à éteindre des feux, l’un après l’autre. De plus, il y a une profonde insatisfaction à constater que le type de stratégies que l’on peut offrir aux membres qui vivent des problèmes graves (détresse, idées suicidaires, etc.) est souvent à la pièce, au cas par cas et très limité. Une autre difficulté dans ce type d’action, et non la moindre, est le risque de succomber soi-même à l’épuisement. En effet, comme l’ont rapporté les répondants de notre enquête, plusieurs militants impliqués dans ces réseaux d’entraide agissent sous un mode « sans limites » (sept jours par semaine, appels à la maison, etc.). Les savoir-faire de prudence dans la relation d’aide ne sont pas toujours applicables.

Les connaissances acquises dans le travail d’intervention individuelle en relation d’aide sont difficilement transférables dans l’action syndicale visant le structurel. Les informations que les intervenants détiennent sur la dynamique qui a causé la souffrance restent souvent secrètes, en raison de la confidentialité relative à la relation d’aide. En effet, comment faire part de ce qui est vécu personnellement par ses camarades de travail (dépression, alcoolisme, agressivité) sans trahir leur confiance ? De tels problèmes liés à l’éthique de l’intervention n’aident donc pas à la reconnaissance concrète de leur action. Ainsi, les militants syndicaux impliqués dans ces réseaux estiment que leur action n’est pas assez imbriquée, ou intégrée, dans l’action syndicale ; leur tâche est souvent vue comme spécialisée, compartimentée et ils se sentent mis à l’écart.

Du côté de la prévention secondaire, les syndicats québécois ont été très actifs ces dernières décennies. Voici la définition de ce type de prévention :

La prévention secondaire consiste, d’une part, à informer les individus sur divers thèmes reliés à la problématique de la santé psychologique au travail et, d’autre part, à les aider à développer des stratégies individuelles d’adaptation pour mieux gérer les situations à risque. Les activités de sensibilisation vont, entre autres, faire prendre conscience aux individus des facteurs qui peuvent nuire à leur santé psychologique.

Les activités liées à la prévention secondaire (la sensibilisation et l’information) sont très présentes dans l’action syndicale : semaines sur la santé mentale ou sur la toxicomanie, kiosques, affiches, dépliants, conférences portant sur la gestion du stress, etc. (Morissette, Maranda et De Montigny, 1997). Malgré cela, les participants estiment que la question de santé mentale au travail est toujours de l’ordre du tabou ou, du moins, elle est encore fort méconnue. Il subsiste un profond malaise que n’arrivent pas à dissiper les militants qui s’intéressent à cette question. D’une part, ils estiment qu’eux-mêmes n’ont pas le discours, le vocabulaire, les arguments, pour aider leurs collègues syndicaux (direction, conseillers, membres de comités) à développer une réponse syndicale préventive et collective. D’autre part, il n’y aurait pas d’écoute de la part des directions syndicales pour prendre connaissance de ces problèmes. Comme le disent des participants, « les problèmes de santé mentale, ce n’est pas un discours que le monde syndical veut entendre ; c’est contraire aux messages de force que le mouvement syndical veut projeter ». C’est un sujet qui dérange, qui mine l’image de force habituellement affichée par les syndicats. Des questions d’image sont donc en jeu. Une importante difficulté qui se pose, d’après les participants, est le fait que les syndicats (la centrale, les exécutifs, etc.) ont du mal à considérer la question de la souffrance des membres comme étant de la nature même du syndicalisme. Il n’y a « pas de reconnaissance officielle syndicale de la souffrance psychique » ; il y aurait plutôt une méconnaissance de ces problématiques faisant en sorte que lorsqu’on s’en rend compte, il est souvent trop tard.

Voyons maintenant ce qu’il en est de la prévention primaire, dont le défi reste entier :

La prévention primaire vise la réduction, le contrôle ou l’élimination proprement dite des sources de problèmes de santé psychologique au travail. On tente ainsi de réduire les impacts négatifs des facteurs de risque organisationnels sur les individus. Ce type d’intervention touche directement l’environnement ou la situation de travail et, par le fait même, l’organisation et les pratiques de gestion et de travail.

La prévention primaire devrait viser à éliminer ou à réduire à la source des facteurs de risque : les conditions de travail et l’organisation du travail en l’occurrence. Or, l’employeur ne reconnaît généralement pas les liens entre l’organisation du travail et les problèmes de santé mentale. En conséquence, il est plus facile d’attribuer à certains individus la responsabilité d’une mauvaise adaptation à l’environnement de travail que de repérer les situations qui comportent des aspects pathogènes pour le plus grand nombre. En outre, il est habituellement plus commode pour l’employeur de payer des indemnités que de poser un regard critique sur son organisation du travail, notamment ses pratiques managériales de gestion.

Comment rendre compte des difficultés d’agir à la source, soit dans l’organisation du travail, en ce qui a trait à la santé mentale ? Bon nombre des explications avancées dans cette recherche font écho à l’analyse de l’action syndicale elle-même.

Les pièges de la problématique de la santé mentale

La question de la santé mentale au travail s’inscrit dans le domaine plus large de la santé et sécurité au travail. Ce secteur d’intervention est largement développé en milieu syndical, résultat de luttes plus que centenaires pour relier les accidents et les maladies industrielles à l’organisation du travail, aux équipements, à l’hygiène. La Loi sur la santé et la sécurité du travail, promulguée il y a trente ans au Québec, intégrait ces acquis et précisait les domaines, les procédures, les droits, les mesures à prendre. Mais à l’exception d’un domaine restreint de problèmes, dits psychosociaux, cette loi était muette sur les troubles de santé mentale au travail. Ce n’est que tout récemment que des cas d’épuisement professionnel ont été traités dans ce cadre législatif, et encore avec beaucoup de difficultés. C’est surtout la loi récente sur le harcèlement psychologique au travail qui a ouvert une voie nouvelle de reconnaissance des questions psychosociales de la santé mentale. Cependant, là réside aussi, peut-être, un piège. Voici pourquoi.

D’abord, le modèle épidémiologique et causaliste dominant en santé et sécurité au travail, et tel qu’il est utilisé, s’applique mal à la santé psychique et mentale au travail. Les pratiques d’indemnisation fondées sur la preuve scientifique des liens entre l’organisation du travail et les problèmes de santé mentale rendent la démonstration difficile à faire. La santé mentale au travail présente en effet une problématique complexe compte tenu, d’une part, d’une multiplicité de facteurs mis en cause, internes et externes au milieu de travail, et, d’autre part, des effets qui ne se manifestent pas de la même façon d’un individu à l’autre. Pour certains, ce sera de la détresse, de l’épuisement ou une dépression ; pour d’autres, ce sera le recours aux psychotropes, et pour d’autres encore, des problèmes cardiovasculaires. De plus, les stratégies adaptatrices et la plasticité du psychisme humain pour supporter les agressions et les traumatismes liés au travail, qui se traduisent en mécanismes défensifs, compliquent la situation et aggravent les risques. En conséquence, on tend généralement à voir les problèmes de santé mentale comme étant individuels tant dans leurs effets que dans leur source. Il ne faudrait pas oublier, non plus, que le modèle de la santé et sécurité au travail développé au fil du temps est typiquement masculin : dur labeur, danger omniprésent, accidents ou maladies professionnelles aux composantes physicochimiques, très souvent. Or, les problèmes de santé psychologique se révèlent dans des milieux du travail du secteur tertiaire, là où les femmes sont plus nombreuses. Il y aurait donc nécessité d’actualiser ce modèle à la lumière de la tertiarisation et de la féminisation du travail (Rubin-Kurtzman et Denman, 2007).

Ensuite, il y a le processus judiciaire impliqué. Ainsi, on voit de plus en plus les relations de travail prendre la voie des tribunaux : griefs, arbitrages, plaintes en vertu des lois ou des chartes, etc. L’embauche croissante dans les milieux syndicaux de personnes ayant une formation en droit constituerait un bon indice de cette tendance. Durant les dernières décennies, il y a eu des avancées pour défendre les droits individuels : par le biais des griefs et de l’arbitrage, par le recours à l’application des lois sur la santé et sécurité au travail, et, plus récemment, pour réclamer des protections contre le harcèlement psychologique. Toutefois, cette « judiciarisation » aurait des effets pervers : de plus en plus, l’action syndicale se déplace vers les tribunaux au détriment de ce qui se passe au quotidien dans les milieux de travail. Cette tendance monopolise les experts syndicaux (membres de comité de santé et sécurité, avocats syndicaux, etc.) et fragmente l’action syndicale en cas singuliers.

En outre, les participants ont tenu à souligner l’effet ambivalent des lois. D’un côté, elles ont un effet dissuasif par les pénalités imposées lorsqu’elles sont transgressées ; cependant, c’est un processus long et pénible qui prend beaucoup de temps et qui se fait au cas par cas. Comme chaque loi devient un dossier spécialisé, les dossiers sont conduits isolément les uns des autres. C’est ce qui caractériserait la situation d’une trop grande spécialisation appelée couramment le travail « en silos ». Cependant, malgré tous ses défauts, les participants reconnaissent l’utilité de la loi sur le harcèlement psychologique, pour donner cet exemple. Il est trop risqué pour les employeurs d’aller devant les tribunaux, de perdre et de voir alors leur image affectée dans les médias.

Enfin, une autre difficulté, plus centrale encore selon certains participants à l’étude, provient de la mauvaise image accolée aux problèmes de santé mentale au travail à l’intérieur même du milieu syndical, pour la double référence à un problème individuel et à des faiblesses personnelles. Cette image est d’autant plus difficile à changer qu’elle contrevient, ce que nous avons aussi relevé dans l’autre recherche, à l’idéologie militante axée sur l’endurance et la force proposée dans le milieu. Au sujet des pratiques syndicales à l’intérieur de leurs propres organisations, des participants mentionnent que l’appareil syndical fonctionne suivant les mêmes modèles de gestion que l’idéologie néoproductiviste en vigueur dans nombre d’entreprises. Il fonctionne donc selon une idéologie de performance en abusant parfois de ses propres ressources humaines. Ainsi, les syndicats seraient des cordonniers mal chaussés relativement à la santé mentale : beaucoup d’épuisement, peu de soutien, et ce, malgré bon nombre de recherches et de résultats inquiétants (Rhéaume et al., 2000 ; Carpentier-Roy et al., 2000). Faire un véritable examen des pratiques syndicales peut être difficile pour les dirigeants syndicaux, car cela peut nécessiter une remise en question de leurs propres comportements en tant que gestionnaires.

Les contradictions à affronter sont donc nombreuses. Devant la difficulté de leurs structures syndicales à prendre en charge activement le dossier de la prévention des problèmes reliés à la santé mentale, les représentants syndicaux, un peu piégés par leur compassion, se retrouvent isolés dans leur milieu et doivent créer eux-mêmes des stratégies d’intervention souvent issues de leur propre expérience de la souffrance ou provenant des formations de type psychosocial qu’ils ont suivies antérieurement.

Un enjeu de démocratie

Dans la dynamique interne de l’organisation syndicale et du travail dans les centrales, plusieurs relèvent l’affaiblissement sérieux de la vie associative, de la qualité de la vie démocratique, ce qui est à la fois source de souffrance au travail et source d’impuissance pour agir à la source. En effet, l’individualisation du travail, la surcharge, les pressions fortes à la performance ont considérablement restreint le travail collectif et les temps et lieux de débat et de réflexion sur l’action syndicale. Mais, plus subtilement, ce à quoi font référence nombre de participants, c’est la grande difficulté à discuter de cette souffrance au travail et à évoquer les problèmes internes de l’organisation de travail dans les lieux formels de discussion qui heureusement demeurent (congrès, assemblées, comités). L’idéologie du « militant fort » agit comme un frein et impose une norme importante à la discussion de ces enjeux internes. Si la question de la santé mentale, pour l’extérieur (les autres milieux de travail), est traitée dans les congrès et les programmes d’action syndicale, ce n’est pas aussi facile de l’appliquer à l’interne (Rhéaume et al., 2000 ; Carpentier-Roy et al., 2000).

Cette difficulté, vécue en milieu syndical, d’aborder collectivement les effets nuisibles d’une organisation du travail déficiente n’est qu’un pâle reflet des difficultés encore plus grandes que pose une telle approche en milieu de travail « externe », en entreprise ou dans les administrations publiques. En effet, ces milieux de travail ne sont pas fondés sur des bases associatives et démocratiques dans leur fonctionnement ; et reconnaître les liens entre les problèmes de santé mentale et les situations à risques en lien avec l’organisation du travail y est encore plus difficile, et ce, même si beaucoup d’organisations privées et publiques offrent maintenant divers programmes d’aide aux personnes (PAE, formation à la gestion du stress, activités physiques). L’idéologie néoproductiviste axée sur l’excellence et la performance, sur l’individu ou sur des « équipes de travail » centrées sur la tâche, laisse encore moins de place à des débats sur la qualité de vie au travail, concept porteur d’une problématique de santé mentale au travail. C’est donc par la porte étroite de l’aide individuelle ou du cadre restrictif de la santé et sécurité du travail que les milieux de travail interpellent l’action syndicale. Cela explique en grande partie aussi la difficulté interne des organisations syndicales à agir plus directement sur l’organisation du travail, dans la négociation collective par exemple ou autrement. Cet « ajustement réciproque » et historique dans la répartition plus ou moins bien définie entre les matières relatives au droit de gérance et celles relevant des responsabilités collectives et conjointes joue également un rôle dans les limitations réelles ou appréhendées à intervenir sur l’organisation du travail.

La santé mentale au travail, une dérive sociohistorique du travail aliéné ?

Il est intéressant de resituer plus largement la problématique de la santé mentale sur une autre question plus ancienne en sociologie du travail, soit celle de l’aliénation au travail. Au départ, le coeur de la pensée marxienne touchant l’aliénation au travail la définissait comme l’expérience de désappropriation, pour le travailleur, de son travail, dans le passage entre la condition du travail artisanal autonome et le travail salarié de la fabrique capitaliste. Séparation entre la propriété des moyens de production et la location ou contractualisation du travailleur comme outil de production, séparation entre conception du travail et son exécution, séparation entre le producteur du travail et son produit, entre les producteurs et le consommateur. La taylorisation et le productivisme fordien du début du siècle vont consacrer ces diverses formes aliénantes de la division du pouvoir et du travail dans le contexte des grandes usines de production de masse, figure dominante d’alors. La mesure de l’aliénation développée par Seeman (1959) et appliquée au travail par Blauner (1964), dans les années 1950 et au début des années 1960, a permis de préciser les contours de cette « perte de soi » dans le travail organisé. Il est des plus intéressants de voir réapparaître des concepts similaires dans les études plus récentes sur le stress et la santé mentale au travail. Le premier indicateur d’aliénation, la perte de pouvoir (powerlessness), fait écho à l’équilibre entre l’« exigence de travail et la latitude de contrôle » invoqué par Karasek et Theorell (1990) ; la perte de signification (meaninglessness) a fait l’objet au Québec des travaux de Morin (1996) sur la quête du « sens du travail » ; le rapport instrumental au travail, l’anomie (normlessness) comme celui de se sentir isolé et séparé des autres (loneliness), voire « séparé de soi » (self-estrangement). Ces dimensions traversent tout le questionnement de la psychodynamique du travail et, en particulier, la dynamique de la reconnaissance au travail (Dejours, 2000 ; Siegrist, 1996) et l’équilibre entre avantages et contributions au travail (Siegrist, 1996).

Cette continuité apparente minimise cependant la rupture importante d’avec le concept d’aliénation au travail, enraciné dans la dynamique des rapports sociaux : l’intervention en santé mentale au travail privilégie, en général, une centration sur l’individu et ses problèmes de santé. Et cette individualisation de la problématique persiste même quand il est question de la santé mentale au travail ou du stress causé par le travail. Si dans la perspective marxienne critique et la problématique de la réappropriation du travail, l’autogestion pouvait apparaître la figure emblématique et utopique de l’émancipation ou de la « désaliénation » dans le milieu de travail, la problématique d’une bonne santé mentale au travail ouvre sur des pistes aussi imprécises que la bonne gestion du stress ou l’aide aux personnes. À moins que précisément, et c’est le sens des recherches que nous venons d’évoquer, l’effort soit mis sur la dynamique des situations de travail, notamment le rapport de l’organisation du travail et ses effets sur la santé des travailleurs.

La problématique de l’aliénation au travail met aussi directement en cause le pouvoir et la propriété dans la gestion du travail et de ses produits. La démocratisation des rapports sociaux de travail doit se réaliser à tous les niveaux : des établissements locaux aux secteurs industriels ou de services, en passant par les législations aux divers niveaux de gouvernement. La problématique nouvelle de la santé mentale au travail aborde beaucoup plus indirectement et marginalement l’enjeu du pouvoir et de la démocratisation complexe des rapports sociaux au travail.

En contrepoint et conclusion

Le tableau esquissé dans cette analyse de l’action syndicale et de la démocratie peut sembler assez sombre et demeure bien schématique. Il convient de souligner certains éléments qui permettent d’en éclairer d’autres aspects.

La démarche de recherche réalisée témoigne d’une ouverture exemplaire du milieu syndical à l’autoréflexion sur ses pratiques et son organisation. La demande d’une recherche participative et volontaire est venue de membres des centrales, d’employés des syndicats ou des centrales, ou des directions elles-mêmes ; ils ont reçu un appui très concret du mouvement syndical dans tous les cas, puisqu’il s’agissait de contribuer monétairement, soit directement (trois commandites), soit indirectement (libération de temps des personnes sur les temps de travail, locaux, etc.) [12]. L’enthousiasme des conseillères et conseillers participants, leur liberté de parole, leur grande qualité d’analyse montrent également que la réflexion critique et la participation sont bien vivantes dans le milieu syndical, malgré les contraintes et les limitations constatées.

Il est important également de relever que l’analyse critique du contexte néoproductiviste a été fortement soutenue par les participants. Eux-mêmes ont relevé les contradictions et les pièges des actions syndicales entourant les questions reliées à la santé mentale au travail. La contribution des chercheurs complétait une pensée politique et économique déjà bien développée par ailleurs, du moins chez la centaine de participants rejoints dans ces recherches. En outre, il convient de rappeler qu’il est question de tendance idéologique quand nous parlons de modèle néoproductiviste : elle s’applique en fait partiellement et davantage dans certains secteurs et certains pays que dans d’autres. Des analyses plus fines révéleraient que d’autres modèles et des contre-idéologies se développent aussi.

Les acteurs syndicaux, les conseillères et conseillers syndicaux sont soumis à de fortes pressions internes et externes, étant surchargés et contraints à l’hypertravail dans beaucoup de cas. Mais beaucoup réagissent et interviennent à titre individuel dans leurs unités restreintes de travail. Tous partagent cette idée forte que la problématique de la santé mentale est une nouvelle voie d’entrée, difficile et piégée certes, mais porteuse pour remettre en question les formes actuelles d’organisation du travail.

Le développement de la problématique de la santé mentale peut en effet représenter un nouvel essor de la pensée et de la pratique syndicale. Comme le montrent des travaux récents (de Gaulejac, 2005 ; Aubert, 2005), ce qui caractérise la gestion moderne, c’est effectivement la mobilisation des compétences intellectuelles, de l’autonomie, de la créativité du travailleur, autant de dimensions qui font appel à l’intelligence et à la vie psychique des gens. La santé mentale devient tout à coup un « facteur de production ». Voilà certes un contexte qui donne du poids à l’importance « objective » de la prévention touchant une organisation du travail favorable à la santé mentale. De façon concrète, il est de plus en plus admis que le coût associé à l’absentéisme et aux congés de maladie, pour cause de santé mentale (St-Arnaud, 2003), nécessite une action concertée pour investir dans la prévention en santé mentale.

Dans une perspective d’action syndicale, il convient enfin de rappeler ce lien à rétablir entre la problématique de la santé mentale et celle de l’aliénation au travail. Cela permet de remettre au centre de la réflexion la question du pouvoir sur son acte de travail, et du pouvoir des travailleurs dans la société, bref, de tout un pan de la pratique démocratique.