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Publié sous la direction de David Giband et de Guillaume Lacquement, l’ouvrage intitulé La ville et ses marges scolaires est le fruit d’un séminaire tenu en avril 2006 qui regroupait des universitaires, des urbanistes professionnels ainsi que des administrateurs scolaires intéressés au domaine de l’organisation des services d’enseignement en milieu urbain. Le séminaire a eu lieu à Perpignan, là où en 2005 des événements violents se sont déroulés qui allaient par la suite embraser toutes les banlieues françaises.

L’ouvrage porte sur la question des écoles situées en milieux défavorisés qui accueillent des élèves stigmatisés à cause de leur appartenance ethnique et de leur statut socio-économique inférieur. Ces écoles ségréguées contribuent à la formation de ce que les auteurs appellent les marges scolaires dans la ville. Les écoles qu’elles comprennent accueillent les élèves de quartier en voie de paupérisation où la dégradation des conditions de vie en général appelle à la violence qui dégénère parfois en conflits ouverts. Dans ces conditions, que peuvent l’urbanisme et l’aménagement urbain pour restaurer la cohabitation de groupes socioéconomiques divers dans des quartiers devenus difficiles en vue d’atténuer cette ségrégation scolaire qu’on y observe et qui choque ? Et quand bien même il serait possible d’obtenir cette cohabitation recherchée, jusqu’à quel point peut-elle se refléter dans les écoles dites ségréguées, c’est-à-dire dans des écoles dont la réputation effraie les parents de classes moyennes qui n’en veulent habituellement pas pour leurs enfants, même quand ils habitent à proximité ? Plus précisément, avec les outils habituels de gestion des dispositifs scolaires, notamment, comment atteindre cet objectif louable d’une éducation offrant des chances de succès scolaire égales pour tous quand l’environnement socioéconomique de l’école se détériore et doit être stabilisé par ailleurs ? Dans ce livre, sans jamais se rencontrer sur un terrain commun, des géographes et des sociologues se penchent sur ces questions extrêmement complexes en vue de proposer des pistes de solution.

Les géographes abordent essentiellement ces questions difficiles sous l’angle des dispositifs scolaires qu’il y aurait lieu de mieux configurer afin qu’ils permettent une meilleure intégration des enfants stigmatisés, par exemple. Pour accompagner ces géographes dans les méandres de leurs propos, au préalable le lecteur doit être familier avec les lois scolaires propres aux différents pays considérés ; la façon dont elles sont administrées depuis divers niveaux possibles de juridiction ; le mode de répartition des écoles en fonction de la carte scolaire ; le zonage scolaire visant des clientèles particulières auxquelles il faut offrir des programmes d’interventions spécifiques ; les types d’écoles, les projets éducatifs locaux, les droits des parents en matière de choix d’écoles pour leurs enfants, leur place dans la gestion des écoles, les programmes de rénovation urbaine, les politiques appliquées au logement social, etc. Cette mécanique des dispositifs scolaires ne peut s’avérer que très abstraite pour le lecteur peu familier avec le cas français, en particulier.

Ainsi, les géographes cherchent à savoir comment les dispositifs scolaires allemand (Tim Freitag) et états-unien (David Giband) permettent l’intégration des minorités en milieu scolaire, par exemple, et jusqu’à quel point il est possible de s’en inspirer pour améliorer le rendement du dispositif scolaire français à cet égard. Nadine Bouzarou et Philippe Carbasse discutent des problèmes multiples associés au recours au zonage scolaire à Perpignan pour favoriser l’application de politiques dites de discrimination positive, notamment, ainsi que de la participation des citoyens à la définition des politiques publiques destinées à avantager les écoles situées dans des quartiers défavorisés. Enfin, Guillaume Lacquement insiste sur les problèmes occasionnés par la décentralisation du pouvoir vers les écoles, là où la participation des citoyens peut le confisquer. Il plaide en faveur de la création de structures de concertation localisées plus en amont du dispositif.

Pour sa part, le sociologue Jean-Louis Olive aborde le rapport qu’entretient l’institution scolaire de Perpignan avec la communauté gitane de l’endroit pour montrer de quelle façon, en particulier, celle-ci la territorialise. Cette approche rompt avec la tendance habituelle qui consiste à étudier comment l’école enferme les minorités pour mieux les contrôler. Ce texte d’Olive est un petit chef-d’oeuvre. De son côté, Maurice Blanc compare les politiques urbaines européennes avec celles qui prévalent en France afin de comprendre, par exemple, d’où pourrait provenir éventuellement le salut des quartiers, etc.

Cet ouvrage complexe s’adresse inévitablement aux spécialistes du domaine. À notre avis, trois textes retiendront tout particulièrement l’attention des lecteurs perspicaces, soit ceux d’Olive, de Giband et de Lacquement. Il faut déplorer l’absence de dialogue entre les géographes et les sociologues qui ont collaboré à sa préparation, ainsi que la perspective peut-être trop unidimensionnelle adoptée par les géographes. Comme le fait remarquer Lacquement, s’il y a des écoles ségréguées dans la ville, c’est avant tout parce que la société est elle-même ségréguée. Dans ces conditions, il peut certainement s’avérer utile d’affiner les dispositifs scolaires pour qu’ils tendent à faire disparaître ce type d’école, mais en demeurant conscient des limites de nos efforts en ce sens. Les géographes pourraient s’attaquer au même problème en montrant comment l’école institutionnalise toujours une forme ou une autre de ségrégation à laquelle les divers groupes socioculturels résistent à leur manière. Cette tension socioculturelle permanente s’active à l’échelle de chaque école et transparaît dans son paysage, le paysage scolaire, qui s’impose alors comme un objet d’étude fascinant. Étudier des paysages scolaires peut contribuer à alimenter directement un débat de société sur la ségrégation en tant que telle. Enfin, soulignons que cet ouvrage possède le grand mérite de faire la promotion de la géographie scolaire, un domaine de recherche des plus pertinents pourtant négligé des géographes.