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Entre 1960 et 1984, la géographie française connut deux mutations profondes. Il y eut d’une part ce que l’on appelle habituellement le changement de paradigme [1], à savoir le passage de la géographie classique à une nouvelle géographie. Assez peu ouverte aux géographies étrangères, la géographie française classique possédait plusieurs caractéristiques importantes : elle était avant tout un possibilisme, en fait un naturalisme centré sur l’étude des genres de vie ; ses méthodes reposaient sur l’induction, mais plus souvent sur l’exceptionnalisme et l’étude exhaustive d’une série de monographies.

Survint d’autre part la remise en cause puis l’abandon par l’ensemble de l’université française de la thèse d’État, structure chargée de recruter les professeurs des universités. Celle-ci fut remplacée en 1984 par une habilitation à diriger des recherches (HDR) comprenant une liste de travaux déjà publiés, accompagnée d’une synthèse originale. La création d’une thèse de doctorat chargée de contribuer au recrutement des maîtres de conférences [2] a complété ce nouveau système. Or, durant la période 1960-1984, 335 thèses d’État de géographie humaine ont été soutenues. La thèse a ainsi joué un grand rôle dans la formation et la carrière des géographes. Elle présentait plusieurs particularités (Bourgeat, 2007) comme l’absence de longueur maximale (certaines thèses ont dépassé les 1000 pages du fait de la démarche d’exhaustivité) ou de durée (8 ans en moyenne et parfois plus de 15 ans). Cette durée a eu comme conséquence concrète qu’une thèse occupait un quart de la vie active des géographes, d’autant plus que les années post-thèse étaient pour la plupart un réinvestissement des apports de ce travail par le biais d’articles et de communications dans les colloques.

Le but de ce texte est d’examiner de quelle façon la thèse d’État a été partie prenante du changement de paradigme. Car une idée fréquemment admise consiste à penser qu’elle aurait été un frein à l’innovation disciplinaire. La question est donc de comprendre comment un concept nouveau s’intègre dans la thèse : selon quels rythmes ? Avec quelles modalités ? À partir de l’exemple du concept de sous-développement, nous illustrerons un modèle de diffusion de l’innovation au sein de la thèse d’État de géographie (Bourgeat, 2007).

Un parti pris méthodologique de contextualisation

Pour mener à bien cette recherche, 114 thèses d’État ont été dépouillées, soit un tiers des thèses soutenues entre 1960 et 1984. 1960 correspond à la remarque de Scheibling (1994 : 51) concernant l’existence entre 1960 et 1965 de « thèses initiatrices » d’une pensée, notamment en géographie urbaine, et qui auraient fortement contribué à la mutation de la discipline. Cette remarque pose d’emblée le problème : la thèse vue comme un instrument majeur de l’innovation disciplinaire. L’arrêté de 1984 supprimant la thèse d’État est pris comme date de clôture du corpus.

On entendra par innovation l’intrusion d’un concept nouveau, ici le sous-développement, dans le champ disciplinaire. C’est donc l’idée d’émergence du nouveau qui est au coeur de la démarche : comment une innovation franchit-elle la barrière de la thèse ? Et dans le contexte de changement de paradigme, comment les deux paradigmes se heurtent-ils ? Y a-t-il un passage brutal, marqué par d’éventuels retours en arrière, un processus cumulatif ou bien une combinaison alimentée par des formes-passerelles ?

Le parti pris méthodologique adopté est celui de la contextualisation. Cette attitude présente l’avantage de permettre une meilleure perception de la reconnaissance de ces thèses. Car toute innovation, tout événement ouvre la mémoire de cet événement. Or si une « thèse initiatrice » n’est pas reconnue par la communauté ou n’est reconnue que 20 ans plus tard, elle n’inaugure pas une époque et ne contribue que de façon indirecte au changement de paradigme. Évaluer une innovation, signifie en mesurer l’effectivité et aussi étudier une éventuelle sursignification, c’est-à-dire tenter de comprendre pourquoi le fait brut que constitue la publication de telle ou telle thèse est intégré dans une construction narrative postérieure constitutive d’une identité fondatrice : cette thèse comme partie prenante du changement de paradigme. L’approche initiale sera donc de soutenir que la thèse correspond bien à une structure (la structure-thèse), non pas dans le cadre d’une approche structuraliste, mais comme un cadre ouvert sur un champ des possibles, et donc comme un cadre évolutif.

Dans ce contexte, il s’est avéré nécessaire de compléter le dépouillement des textes par l’analyse du discours sur la thèse. Cent soixante trois comptes rendus ont été analysés, principalement issus du dépouillement systématique des Cahiers d’Outre-Mer, des Annales de Géographie et des Cahiers de géographie du Québec qui offraient une vue extérieure au phénomène. Mais le discours sur la thèse a également été puisé à d’autres sources : les Mélanges (une vision élogieuse), une trentaine d’entrevues de géographes dont les thèses font partie du corpus, et les rapports de thèse, qui sont cependant restés secrets jusqu’en 1981.

La contextualisation du discours s’impose pour une dernière raison : les concepts de sous-développement et de tiers monde ont connu une véritable révolution sémantique depuis leur apparition. Employé pour la première fois en 1949 par Truman dans son acception strictement économique, le terme sous-développement s’est complexifié dès les années 1950 par la prise en compte d’une dimension sociale et politique. C’est ce double sens que lui donna Lacoste en 1962. Ce flou sémantique est encore plus visible avec tiers monde, terme souvent utilisé dans un sens politique, mais parfois employé de façon vague comme synonyme de sous-développement. Une telle ambiguïté est visible dans l’édition de 1974 du Dictionnaire de la géographie de George, qui ne consacre que cinq lignes à tiers monde (soit pas plus que pour l’article suivant, Tillite) en disant que « ce terme désigne les pays qui ne sont ni capitalistes – au sens de l’économie industrielle des pays capitalistes avancés –, ni socialistes. Synonyme de pays sous-développés ».

Ainsi, du fait même de son institutionnalisation, le texte de la thèse ne peut se lire pour lui-même de façon intemporelle. Il est au contraire nécessaire de chercher le champ de constitution de ce discours. Quel fut le but précis du texte ? À l’intérieur de quelle frontière conceptuelle (Koselleck, 1995 :104) a-t-il été rédigé ? Pour ces raisons, ce travail relève tout autant de la sociologie des sciences que de l’épistémologie.

La thèse d’État : un frein apparent à l’innovation disciplinaire

L’examen du corpus de thèses réalisées dans la période de l’apparition d’une nouvelle géographie montre un décalage avec l’ensemble de la discipline. Il y a eu certes des « thèses initiatrices », mais le discours moyen de ces thèses montre une faiblesse apparente de la diffusion de l’innovation. L’impression d’ensemble est celle d’une grande stabilité disciplinaire. Les entrevues montrent que cette idée est désormais partagée par la majorité des géographes. Ce constat renvoie au débat qui agita l’université française dans le contexte de Mai 1968 et dont le souvenir est encore vivace. Deux conceptions s’affrontèrent violemment. Pour certains, le thème des grandes thèses qui ont fait la géographie était loin d’être un mythe. Cette idée, encore partagée par nombre d’universitaires, se retrouve dans d’autres disciplines, confirmant ainsi un imaginaire plus large, celui de la communauté scientifique kuhnienne : l’expression est utilisée en droit, en économie et en histoire où ce thème est même une idée-force.

En revanche, d’autres géographes donnaient dès 1960 une image plutôt négative de la thèse. C’était dans le meilleur des cas l’image d’un travail « que la tradition universitaire a hérité de l’artisanat médiéval », ce que signale Brunet (1965 : 8) dans sa propre thèse. Une image plus négative était celle de la thèse-foutaise, relais du mandarinat (Bourdieu, 1984) et dont on demandait l’abrogation : un manifeste paru dans Le Monde (21 05 1968) dénonçait « le caractère archaïque de l’agrégation et de la thèse ». Parmi les signataires figuraient des philosophes, un historien, des sociologues et un géographe, témoignant ainsi du fait que le problème concernait l’ensemble de la communauté universitaire. Le débat est donc ancien et des tentatives de réponse furent apportées par Bonnamour (1974), Pinchemel (1974) et Claval (1975) qui communiquèrent sur ce thème avec des conclusions finalement assez similaires : la thèse d’État est sans doute un frein à l’innovation, en tout cas un exercice dont les modalités, trop contraignantes, sont sérieusement à revoir.

Le cas du sous-développement

On admet généralement (Claval, 1998 ; Marconis, 2004 ; Scheibling, 1994) que le changement de paradigme est caractérisé par un certain nombre de points : pénétration des géographies étrangères, anglo-saxonnes en particulier, ouverture de la géographie à une analyse pluridisciplinaire non naturaliste, remise en cause de ce naturalisme et du rôle de la géographie physique, adoption d’une pensée plus globalisante. Les discussions à propos de la géographie quantitative et du passage d’une pensée idiographique à une pensée nomothétique en sont les manifestations les plus nettes. De façon plus globale, Orain (2003) a souligné la remise en question de la posture de réalisme de la géographie classique. Or l’examen du corpus montre la lenteur voire l’absence de diffusion de ces innovations au sein de la thèse.

L’analyse de la pénétration de la notion de sous-développement est un bon marqueur de ce phénomène. Ce choix a été effectué car il remettait de facto en question la géographie tropicale, discipline à fort contenu classique et à fort enracinement local (principalement bordelais). La pensée sur le sous-développement posait également de front le problème de l’interdisciplinarité avec des sciences humaines (l’économie mais aussi la politique) à une époque où la question de l’unité de la discipline et de ses liaisons avec les sciences connexes était une des rares inquiétudes épistémologiques. Elle posait également le problème de la place du naturalisme, alors que la seconde inquiétude épistémologique des années 1960 était celle du déterminisme naturel : comme en témoigne un débat de l’époque, la pauvreté de l’Afrique s’explique-t-elle par le milieu hostile ou par des causes socioéconomiques ? Elle remettait enfin en question une des attitudes constitutives de la géographie classique : la préférence pour des explications idiographiques et la défiance de toute modélisation censée ne pas rendre compte d’une réalité complexe que seul le géographe savait expliquer. Toutes ces raisons disciplinaires sont complémentaires et expliquent les réticences vis-à-vis du concept de sous-développement. De ce fait, la notion ne pénètre définitivement le débat disciplinaire qu’au début des années 1960 : l’ouvrage-référence de Lacoste (La géographie du sous-développement) est paru en 1965 et un numéro thématique intitulé Sous-développement des Annales de Géographie paraît en 1967.

Le fait essentiel est que ce débat pénètre avec beaucoup plus de lenteur encore dans la thèse : rares sont celles qui utilisèrent dans les années 1960 le concept ou mentionnèrent simplement le terme. En cela, le discours de la thèse est différent du discours disciplinaire. Les éléments matériels ont évidemment joué un rôle fort : recherches commencées dans les années 1950 du fait de la durée attendue des recherches, soit avant la diffusion du concept et avant l’indépendance des terrains d’études que représentaient les pays africains, éloignement et isolement de chercheurs immergés dans leur terrain et qui se décrivent parfois comme ayant été « coupé[s] du fonctionnement concret de la recherche » (X, bordelais), ou « dépassé[s], pas à jour » (Y, parisien).

Par ailleurs, le travail demandé par la thèse classique allait à l’encontre du travail de synthèse sur un concept tel que le sous-développement : « Telle n’est pas l’attitude propre du géographe [au contraire de l’économiste]. Soucieux de rechercher les relations complexes entre les conditions naturelles et humaines et leur extension spatiale, il procède plus lentement. Il a d’autres exigences, celle que suppose une analyse totale et concrète, donc patiente et limitée » (Dresh, 1967 : 641). Ce rythme, ce travail minutieux, cette volonté de neutralité du thésard peuvent être reliés au regard que celui-ci portait sur son travail : beaucoup se sont vus comme des « défricheurs » (X, bordelais), comme des « explorateurs » (Y, parisien), ou comme celui qui « travaillant seul et avec des moyens artisanaux ne peut que préparer le terrain pour une équipe pluridisciplinaire » (Leloup, 1969 : avant-propos).

Le sujet des thèses, et plus précisément la région étudiée, a également joué un rôle fort : la plupart concernaient l’Afrique noire (40 % des sujets, loin devant le Maghreb et l’Amérique latine). Or le regard des géographes sur l’Afrique noire fut longtemps marqué par la géographie tropicale, essentiellement bordelaise, mais aussi par la pensée de Gourou au Collège de France de 1947 à 1970. Ce véritable « paradigme de Pierre Gourou » (Bruneau et Courade, 1984) était caractérisé notamment par les concepts de civilisation et de techniques, mais aussi par sa démarche : sensibilité au milieu local et volonté d’immersion dans le terrain, refus de toute attache idéologique ; de fait, ce fut une pensée qui se prononça peu sur le sous-développement. Parallèlement, les thèses sur l’Amérique latine adoptaient des problématiques propres à la thématique des pays neufs conformément aux grands thèmes de la discipline à cette époque. Aussi, le Brésil et l’Argentine sont moins perçus par les géographes comme des espaces sous-développés que comme des puissances en devenir. Ces pays étaient alors étudiés pour leurs caractères spécifiques (faibles peuplements [Pébayle, 1974], réseaux urbains, (Leloup, 1969)) et non par le biais du sous-développement. Ainsi, d’une façon générale, la thèse fonctionne comme une chambre d’écho : peu de sujets neufs dans leurs problématiques, un souci classique de couverture globale d’un espace (Robic, 2006) ou d’un thème. Les problématiques sont celles du paradigme, repérables dans les articles, les manuels de l’époque. Ce sont des sujets peu innovants et peu propices aux analyses théoriques réclamées par la notion de sous-développement.

Enfin, à la même époque, la réflexion globale des économistes sur le sous-développement porte plutôt sur le Maghreb (Amin, malgré quelques écrits sur l’Afrique noire) et sur l’Amérique latine (Furtado est Brésilien ; les analyses de Franck précèdent celles de Dumont et Mottin sur le mal-développement en Amérique latine). Il y a donc de fait une absence de concurrence entre les préoccupations africanistes des géographes et celles d’économistes s’intéressant moins à l’Afrique noire : à chacun son terrain et ses préoccupations.

Surtout, la thèse a été un instrument normatif qui triait ce qu’il est convenable de dire ou de ne pas dire. Questionnés sur l’absence du terme sous-développement dans leur thèse, plusieurs géographes ont eu des réponses soit idéologiques (« le sous-développement, un terme qui ne veut rien dire » X, bordelais) et à fort caractère disciplinaire (« j’étais sur le terrain loin des grands modèles », Y, bordelais), soit des explications de circonstance : « J’étais très impliqué dans la réalité du pays », « il y avait des précautions à prendre », « ça me gênait [pour ne pas vexer les habitants du pays] de parler de sous-développement » (Z, lyonnais).

Cette dernière citation illustre les liens qui existaient entre le paradigme classique et la prééminence du terrain. Car concrètement, comment parler de sous-développement lorsque l’on est en relation avec une instance locale d’un pays… sous-développé ? Elle confirme aussi que la thèse a joué un rôle de régularisation intellectuelle. Le problème est encore plus net avec le terme tiers monde : « un terme carrément interdit avant 1981 » (X, grenoblois ; Y, bordelais ; Z, parisien). Il s’agit d’une reconstruction évidemment erronée puisque avant 1981, le terme fut fréquemment employé et que Lacoste (1979) le mit même en titre de sa thèse. Mais ceci témoigne d’un imaginaire disciplinaire (Soubeyran, 1997) et de sa temporalité : l’alternance politique de 1981, perçue comme une ouverture et comme la fin du rôle normatif attribué à la thèse.

Ces remarques posent donc indirectement le problème de la formation et de la dynamique du discours des thèses d’État de géographie. Elles tendent à accréditer l’idée que la thèse d’État est bien un frein, et qu’elle n’est ni un instrument d’innovation en tant que tel, ni même le lieu d’un réinvestissement d’innovations apparues ailleurs.

Les passerelles d’entrée de l’innovation dans le discours de la thèse

La démographie, discipline passerelle ?

On constate que, excepté la thèse généraliste de Bouquerel (1974), les premières thèses du corpus à parler de sous-développement furent celles de Rochefort (1961), Sautter (1966) et Noin (1970). Très minoritaires, elles sont l’oeuvre de pionniers et ne témoignent pas de l’état moyen de la discipline. Dès 1961, dans son introduction, Renée Rochefort qui avait pour but de faire une géographie sociale du travail posait comme justification de son terrain de thèse « que [si j’avais] choisi la Sicile, c’est encore parce que les problèmes des pays sous-développés m’y paraissaient “dénombrables” ». Et la conclusion de la thèse relie « sous-développement sicilien et problématique du travail » (pp. 319-333). Sautter en fit même un thème central de son étude en le reliant au problème du sous-peuplement.

Or les quatre thèses ont trois points communs en rapport avec le changement de paradigme :

  1. Trois d’entre elles étudient des régions méditerranéennes (Maghreb, Sicile), c’est-à-dire des zones qui ne sont pas des régions tropicales au sens de la définition classique proposée par Gourou ou par le Centre d’étude de géographie tropicale (CEGET) bordelais (une définition pluviométrique assimilant de fait tropiques et tropiques pluvieux). En somme, ne doit-on pas distinguer les régions où le paradigme de Gourou est très prégnant, la nouveauté peut difficilement percer, des régions plus marginales (le tropical sec) où cette nouveauté s’exprime beaucoup plus facilement ?

  2. Elles articulent des exemples locaux à des analyses à l’échelle d’un espace très vaste (une région : la Sicile ; un État : le Maroc ; une immense région d’Afrique), ce qui amène à la théorisation.

  3. Surtout, les trois thèses utilisent pour partie au moins la démographie, et beaucoup plus les chiffres qu’une classique analyse ethnographique.

C’est donc comme si le précurseur intégrait le discours sur le sous-développement par l’articulation entre le milieu local et le milieu global et le plus souvent par l’intermédiaire de la démographie. Il y a là un moyen pour la thèse de s’ouvrir à la nouveauté : la démographie joue ainsi le rôle de forme-passerelle (Soubeyran, 1997), entre les visées de la géographie classique et le souci de théorisation inhérent au concept de sous-développement.

Pourtant, si à l’époque les critiques de ces thèses sont favorables, elles ne soulignent pas qu’elles intègrent cette innovation. Leurs auteurs n’ont pas remarqué ce que l’on peut avec le recul considérer comme exceptionnel par rapport au discours ambiant, ce qui pose le problème de la (non) perception de l’innovation. On constate donc que l’innovation finit par pénétrer, mais avec un rythme propre, un décalage dans le temps, et des moments, comme 1981, perçus comme des temps d’accélération. La thèse a ainsi une fonction d’amortisseur de l’innovation, mais elle ne la stoppe que temporairement.

La thèse : une écriture de genre qui produit son milieu associé et ses propres outils passerelles

La communauté universitaire mit en place de nombreuses règles implicites à la thèse d’État (« les traditions universitaires » X, parisien ; Y, grenoblois). Celles-ci étaient rappelées lors des comptes rendus (le discours sur la thèse) dont une des finalités était normative : le compte rendu avait pour but de dire ce qui se faisait ou ne se faisait pas dans une thèse. En conséquence, la thèse d’État de géographie classique possédait un certain nombre de caractéristiques qui en faisaient un genre littéraire en soi. Cette notion est à prendre dans son sens propre, comme il existe en littérature un genre policier ou, en géographie, un genre régional (Berdoulay, 1988 ; Laplace-Treyture, 1998). Marqué par un style particulier, ce genre littéraire l’était également par un certain nombre d’attributs comme la longueur, liée à la volonté d’exhaustivité. Attendus par la communauté, ceux-ci faisaient l’identité de la thèse, lui garantissant une bonne réception.

Le plan à tiroirs fut un des principaux attributs de la thèse de géographie classique : plus de 50 % des thèses des années 1960 peuvent être considérées comme ayant au moins en partie un tel plan. Car il s’agissait d’un véritable attendu, ce dont témoignent les comptes rendus qui donnent l’ordre invariable des parties : « une géographie fondée sur d’excellentes bases cartographiques, géologiques, climatiques, botaniques, pédologiques, historiques, démographiques, économiques » (Gourou, 1978 : 85). Permettant une autonomie de raisonnement de chaque partie, cette technique révélait souvent le but ultime : la volonté de dire le monde en pratiquant un inventaire le plus exhaustif possible.

La description était un autre attribut de ce genre littéraire. Moins courante dans les articles du fait du manque de place, la description fut facilement mise en valeur par les longs développements de la thèse. Elle en constituait un attribut fondamental au point que l’on peut affirmer que la description justifiait en partie l’existence de la thèse d’État de géographie : fonctionnant comme examen universitaire, la thèse était en effet le lieu où l’on prouvait à la communauté que l’on avait ce regard particulier, l’oeil du géographe. Ainsi, combiné à la description, le plan à tiroirs permettait d’insérer des pans entiers de nouveauté sans avoir besoin de les justifier : il était un outil-passerelle qui apparemment confortait la géographie classique, mais introduisait malgré tout une innovation. L’étude de la thèse de Giacottino (1976) est révélatrice. Sa première partie analyse le milieu naturel, la seconde partie est historique, la troisième traite de l’organisation régionale et des régions en procédant à un découpage en poupées russes. L’auteur sépare cette partie en deux (Trinidad, chapitres 13 à 17, puis Tobago, chapitre 18), mais l’étude de chaque île est elle-même découpée en régions (par exemple la Sugar Belt du chapitre 16, elle-même subdivisée en plusieurs secteurs). Puis vient la quatrième partie intitulée le problème du développement et la crise démographique. Cet ouvrage traite donc bien de sous-développement, même s’il obéit, comme le veut la coutume, à une démarche d’inventaire. Et conformément à la tradition d’exhaustivité, il consacre près de 300 pages à ce problème, ce qui est somme toute une nouveauté en géographie. Le fait d’aborder le thème du sous-dévelopement l’amène à des préoccupations autres que des préoccupations traditionnelles : il procède à une analyse des potentialités du milieu (les ressources pétrolières) variables selon les régions. Il se sert de cette partie comme d’une synthèse qui recoupe les parties précédentes. Aussi, de fait, il remet en cause les schémas classiques.

L’étude des travaux postérieurs de Giacottino conforte cette idée. Publiant six ans plus tard dans la revue Hérodote un article sur les pays caraïbes anglophones, Giacottino (1982) arrive à des conclusions beaucoup moins classiques et plus explicites sur le sous-développement, comme par exemple à la page 114 où il utilise deux fois le terme sous-développement, quatre fois celui de développement et une fois celui de tiers monde. C’est donc comme si le cadre du discours créait le discours : la thèse demandant un discours beaucoup plus classique que la revue Hérodote, sous-titrée Revue de géographie et de géopolitique.

On peut admettre l’idée que la thèse a produit son milieu associé : outre ses attributs propres, ses formes et ses outils-passerelles, la thèse possédait sa dynamique propre. Celle-ci se traduisit inexorablement par une augmentation du nombre de pages : 615 pages en moyenne entre 1965 et 1974, 918 pages dans les années 1975-1984. Pour reprendre le langage des comptes rendus, on constate que c’est dans cette seconde période que se multiplièrent des monuments de plus de 1000 pages « qui font honneur à la géographie française ». Et ces monuments englobèrent souvent dans un chapitre une part d’innovation, souvent modifiée pour la faire coïncider avec les canons d’une géographie classique implicitement réclamés par l’institution. Il ne faudrait toutefois pas conclure à un immobilisme total : ces canons évoluèrent lentement dans le cadre du paradigme, comme en témoigne l’acceptation progressive de la notion de sous-développement.

La conséquence : un entre-deux disciplinaire

Lorsque l’innovation apparaît dans la thèse, elle est souvent sensiblement transformée. À partir des années 1970, le sous-développement se teinte alors de naturalisme. Il ne s’agit pas là d’un attribut de la thèse, puisque l’on peut faire le même constat dans plusieurs manuels. Mais la thèse est le lieu où cette pratique est sublimée.

La thèse de Pallier (1982), par exemple, a comme sujet les liens entre sous-développement et enclavement. La partie sur le milieu s’insère dans un plan à tiroirs et son traitement est révélateur. Cette partie ne fait que 76 pages, ce qui est finalement peu pour une thèse de 1322 pages, mais n’oublie rien. Quel est le rôle de cette étude du milieu ? S’agit-il d’une simple géographie cumulative qui tente d’épuiser le sujet ? Pas tout à fait. La page 356 fournit l’explication : « Les éléments du milieu naturel sont souvent considérés comme les facteurs fondamentaux de l’économie. Est-ce vrai dans le cas des États intérieurs de l’Afrique de l’Ouest ? Sont-ils satisfaisants ? Et permettent-ils de rattraper le retard accumulé au fil des temps ? » Ce lien est expliqué dans le corps de la partie et est réaffirmé en conclusion, page 1215 : [Les États d’Afrique de l’Ouest] « sont pénalisés par le déséquilibre de leur économie, par les conditions exceptionnellement difficiles du milieu », puis page 1218 : « les caractères du milieu naturel ont également freiné toutes les tentatives de développement ».

Le sous-développement est donc un retard et le milieu naturel un des facteurs essentiels de ce retard. Ce qui justifie évidemment le rôle du géographe classique. Ce retard s’explique aussi par une vision ethnographique de l’Afrique souvent mise en relation avec le milieu naturel. En effet, les populations rurales sont peu motivées pour faire face aux contraintes défavorables du milieu naturel. L’autorité des anciens au niveau du village ou celle des chefs de famille au niveau de l’exploitation bloquent encore bien des tentatives de changement. La tentation ethnographique, faite de descriptions longues et minutieuses [3] des peuples fut en fait souvent privilégiée par la thèse. Mettant en valeur l’oeil du géographe, cette analyse allait à l’encontre de la théorisation nécessaire pour appréhender le concept de sous-développement.

La thèse a un rythme propre, mais elle possède aussi une fonction de modification du discours disciplinaire. Elle est un bon indicateur des valeurs et de l’imaginaire d’une communauté universitaire qui projette sur elle un certain nombre de représentations. En conséquence, elle a, la plupart du temps, ramené l’innovation vers les préoccupations classiques, ici le triptyque naturalisme, réalisme, particularisme du terrain.

La thèse : un infusoir plutôt qu’un frein ?

De nombreuses thèses se situèrent dans un entre-deux non seulement par leur contenu, mais également par leur positionnement. Un des constats que l’on fait souvent à propos de la géographie classique est sa faible réflexion épistémologique. Pourtant, la thèse était le moyen de se poser en tant que géographe et plusieurs thèses présentèrent une explicitation de la géographie pratiquée. Il s’agissait cependant d’une justification qui obéissait au discours ambiant et qui était souvent amenée à adopter des logiques tautologiques. La majorité des introductions faisait par exemple référence à d’autres géographes : le directeur de thèse (mentionné dans 70 % des cas), les maîtres proches qui contribuèrent à la formation intellectuelle du candidat, mais aussi et surtout des références tutélaires anciennes qui servaient à montrer les choix disciplinaires précis. Or ces références étaient souvent mentionnées par le biais de leur thèse : plus de 30 % des thèses d’État en citaient d’autres dès leur introduction en leur attribuant souvent le qualificatif de grandes thèses ! La modernité pouvait apparaître dans les choix précis de ces références anciennes (Gourou, Sion plutôt que Demangeon ou Vidal de La Blache, ce dernier étant peu cité) ou contemporaines mais signifiantes, par exemple pour le sous-développement dans les articles de Lacoste. Ces références étaient donc introduites, non pas en premier lieu pour ce qu’elles étaient (un discours autre), mais pour ce qu’elles représentaient (un discours du même) et il s’agissait d’un discours en vase clos, la thèse tentant avant tout de s’insérer dans le monde des thèses d’État. Rien d’illégitime au demeurant, si ce n’est qu’en favorisant ces logiques, la thèse privilégiait la clôture à l’ouverture, à l’innovation : clôture disciplinaire, mais aussi clôture sémantique.

Il faut donc remettre en cause l’image du frein pour mettre en valeur l’intertexte dans le cadre d’un champ discursif et d’un champ disciplinaire en perpétuel mouvement. La doxa du moment était par conséquent une combinaison qui correspond moins à une véritable combinatoire qu’à une géographie cumulative nourrie de références à l’innovation. Elle était ainsi souvent, selon les propres termes de Bourdieu « un impensé inscrit dans un héritage ».

Les quatre composantes du discours de la thèse

Le discours de la thèse est issu de quatre sources (Bourgeat, 2007) : une doxa, une écriture de genre spécifique, des braconnages (De Certeau, 1994 : 239) qui tendent à une réinterprétation personnelle (une formation autre, les tendances politiques et le concept de tiers monde favorisaient ce braconnage), et enfin le rôle du directeur de thèse. Car un thésard travaille sous la direction de quelqu’un qui institutionnellement, a fixé les limites du sujet, ses contours. On peut affirmer que celui-ci a un double rôle : celui d’être un délégué fiable à une cooptation et celui d’être un garde-fou contre une conduite intellectuelle d’écarts. À l’inverse, on peut se poser la question du directeur de thèse du point de vue du thésard. Il est trivial de dire que la réussite d’une carrière dépend en partie du choix d’un directeur de thèse, ce que souligne également Dardy pour qui « un habile thésard ne choisit pas un sujet mais un patron de thèse ». Le rôle du directeur est mis en valeur lors de la soutenance. Sa simple existence est significative : « que la soutenance se tienne indique qu’elle [la thèse] était soutenable, et si elle est soutenue, que c’était une thèse » (Dardy et al., 2002 : 21-25), ce qui renvoie encore une fois tout autant à la notion de genre qu’à celle de la diffusion d’une idée. Or en géographie, et du fait de leur nombre (il y avait 71 enseignants de géographie dans le supérieur en 1955, ils sont 544 en 1972), il y eut relativement peu de directeurs de thèse potentiels avant les années 1970. Et dans un institut de taille relativement modeste, le rôle du directeur de thèse fut encore plus important vu le faible nombre de directeurs possibles. Les témoignages confirment par exemple l’importance de Lasserre à Bordeaux pendant cette période.

À l’extrême, on peut soutenir que la composition du jury influença également le discours des thèses. X, qui a fait sa thèse de géographie rurale en Afrique, a écrit dans son ouvrage un chapitre entier de géomorphologie assez déconnecté de la démonstration d’ensemble. Questionné sur ce point, il répond par des arguments de trois types : des arguments disciplinaires (« Il me fallait absolument traiter du tracé des cours d’eau »), des arguments culturels (« Et puis vous savez, je suis de la vieille école »), mais aussi des arguments circonstanciels (« Il y avait un géomorphologue au jury »).

La thèse, infusoir de l’innovation disciplinaire

Regroupant les analyses précédentes, l’image de l’infusoir, empruntée à Touchard (1968), est porteuse de sens car elle permet d’associer la communauté universitaire, la doxa disciplinaire et les temporalités. Cet historien des idéologies cherchait dans sa thèse d’État à comprendre les raisons de la gloire de Béranger, chansonnier français de la première moitié du XIXe siècle. Il ne procéda à aucune étude littéraire, mais à une analyse interdisciplinaire des idées politiques et de la société de l’époque. Soulignant le caractère composite et en mouvement du champ idéologique, il proposa ainsi, notamment dans ses cours à l’Institut d’études politiques de Paris, l’image d’un bassin de décantation, d’un infusoir, au sein duquel les éléments se modifient plus ou moins en fonction du bougé de l’infusoir. Systématiser cette métaphore donne quelques clés méthodologiques pour comprendre le rôle précis de la thèse d’État dans son environnement social. On peut imaginer la communauté universitaire comme un atelier disposant d’un certain nombre de chaînes de montage, destinées à produire des thèses. Chacune d’entre elles est dirigée par un contremaître, le directeur de thèse.

Dans ce système, il faut penser la thèse comme un bac de décantation situé sur le tapis roulant du temps et au fond duquel existe une part de sédimentation. Les sédiments représentent la part d’héritage dont procède toute pensée : ceux, conscients ou non, liés à la matrice disciplinaire, mais aussi les attentes de la communauté (l’écriture de genre, le regard du directeur de thèse). Lorsque le thésard, l’ouvrier plus que l’artisan évoqué par un des imaginaires de la thèse, introduit dans le bac un liquide supplémentaire (des connaissances, des idées nouvelles), celui-ci est dans un premier temps bloqué. Cela est conforme à l’image superficielle du frein, telle que l’a perçue la communauté. Mais dans un second temps, se produit une décantation et la création d’un entre-deux, d’un nouveau mélange. La qualité du mélange dépend donc pour partie de l’habileté du thésard mais aussi du bougé de l’infusoir, lui-même induit par le temps : un concept se meut plus ou moins rapidement en fonction du moment (le kronos [4]), qui contribue par à coups à l’accélération de la décantation dans l’infusoir (lors par exemple des trois moments clés repérés). Mais il dépend aussi de l’instant critique (le kairos) auquel on retire l’infusoir (la soutenance).

La thèse développe donc son milieu associé : elle fonctionne selon une relative autonomie, toujours en décalage avec le reste de la discipline, ce qui pose le problème des temporalités. Un concept se meut plus ou moins rapidement en fonction du moment (le kronos), qui contribue à l’accélération de la décantation dans l’infusoir. Plusieurs moments sont remarquables : outre 1981 déjà cité, on note la période post-Mai 1968 qui autorisa par exemple la création des premières thèses sur travaux, ou celle de la fin des années 1970, époque qui connut une accélération des soutenances (Bourgeat, 2007 ; Bourgeat et al., 2007)

Le milieu associé dépend aussi de l’instant critique auquel on retire l’infusoir (la soutenance). En tant qu’examen universitaire et texte que l’on doit soutenir, la thèse n’était-elle pas avant tout la construction d’une « réalité, capable de résister aux objections les plus fortes des autres scientifiques » (Latour et Wooglar, 1998) ? Cette appréciation portée sur la création du fait scientifique peut dès lors être étendue ici à la production du discours de la thèse. Auquel cas ce discours ne constitua pas un raisonnement dans l’absolu mais fut plutôt une argumentation qui devait se soutenir ici et maintenant, selon un topos et un kairos (Tordesillas, 1996).

Le topos joua un rôle fort : la thèse était une thèse d’État, c’est-à-dire qu’elle visait une reconnaissance par l’ensemble de la communauté des géographes. Mais c’était aussi une thèse soutenue en l’Université de Paris-Sorbonne ou de Bordeaux, ce qui impliquait une différence de signification dans l’imaginaire disciplinaire : dans les années 1970, une thèse bordelaise était ainsi souvent identifiée à une thèse classique.

Le kairos joua également un rôle. Toute thèse obéissait à une temporalité : elle fut préparée dans telle période et soutenue au moment t, un moment qui n’était pas neutre. Et du point de vue de l’innovation, une thèse devait être jugée par son apport réel de nouvelles valeurs ou de connaissances qui pouvaient bouleverser la hiérarchisation habituelle des arguments (conduisant selon les cas à l’accumulation, au rejet ou à l’extinction de leur pertinence), mais qui, toujours, étaient acceptables dans ce maintenant par les récepteurs, c’est-à-dire avant tout par le jury. Dans le cadre de la soutenance, parler de sous-développement avant le début des années 1970, de tiers monde avant 1981, n’était certes pas un interdit, mais en parler après cette date fut en revanche une attente de la communauté.

De même, les arguments concrets purent avoir un rôle. Le CEGET bordelais, plus gros laboratoire de géographie du CNRS dans les années 1970, était en relation avec 70 banques de pays tropicaux. C’est donc lui qui, procurant les missions, fixa le lieu (le topos) et parfois le sujet des thèses, mais aussi leur durée, leur début ou leur achèvement (le kairos). Ce kairos intervint aussi dans la soutenance : X a terminé sa thèse « pour la soutenir avant la réforme agraire ». Du point de vue de X, l’argumentation – la soutenance – se plaçait dans un maintenant encadré par un passé quantifiable (le temps que X avait déjà consacré à ce travail et l’état des lieux qu’il pouvait en dresser avant une remise en cause du fait du nouveau recensement) et un futur prévisible : ne pas la faire maintenant, c’est reporter la soutenance de plusieurs années.

Conclusion

La thèse d’État a bel et bien eu, dans un premier temps, la fonction de frein constatée plus haut. Mais elle possède aussi, dans un second temps, une fonction de décantation et in fine de modification sur la marge de l’innovation. Si on rappelle que 300 chercheurs ont passé plus de huit ans sur leur thèse, l’image de l’infusoir permet de comprendre certaines particularités du changement de paradigme. Ainsi, les caractéristiques propres de la thèse, ses attributs, lui ont conféré une identité reconnaissable par la communauté : ce sont elles qui rendaient la thèse lisible par le bon lecteur. Un tel constat n’entraîne pourtant aucun déterminisme : il y eut des thèses fort différentes tant par leurs conclusions que par leur valeur, dans les mêmes institutions et avec les mêmes directeurs. Simplement, du fait de cet habitus, le thésard a été immergé dans son milieu et il a pu être victime, mais pas forcément prisonnier, de routines d’action. Celles-ci pouvaient correspondre à un inconscient social ou à un véritable choix. Il reste que rompre avec ce choix et faire une thèse s’inscrivant délibérément dans une perspective nouvelle (le terme nouvelle géographie est pleinement signifiant), c’était s’exposer à ce que la thèse perde en influence immédiate. Ainsi, certaines thèses, trop novatrices ou trop irrespectueuses des formes sont restées inaudibles. Pour preuve, moins de 10 % des comptes rendus de thèse publiés dans les revues de géographie sont littéralement mauvais [5] et parmi ces thèses figurent la plupart des thèses sur travaux du corpus, mais aussi des thèses considérées avec le recul comme ayant été novatrices (celles de Guermond ou de Knafou par exemple).

Il est donc nécessaire de dépasser l’imaginaire de la thèse véhiculé par la communauté universitaire et sa conséquence, le débat binaire liberté/déterminisme : la thèse vue comme le monde idéal de la recherche ou, au contraire, comme une simple reproduction sociale sous la coupe du mandarinat. La thèse d’État, construction éminemment sociale, obéissait moins à un déterminisme qu’à une esthétique de la réception (Jauss, 1967), cherchant à correspondre à l’horizon d’attente du lecteur (le jury, la communauté). Moteur essentiel de la construction du discours géographique, elle possédait en réalité une grande souplesse. En fonction de la période, elle permit ou non l’émergence de discours plus novateurs, mais toujours sensiblement transformés en fonction de ses fonctionnements propres tout autant qu’en fonction du paradigme dominant.

Quelles furent les conséquences de la loi de 1984 programmant la suppression de la thèse d’État ? Un gain de temps pour des chercheurs désormais moins tenus d’y consacrer huit à dix ans ? Un rôle accru pour d’autres vecteurs de l’innovation, comme les colloques ? Sans doute. Pourtant, sa suppression a-t-elle réellement mis fin aux logiques propres de la thèse et à un imaginaire largement partagé ? Probablement pas. L’habilitation à diriger des recherches ne présente-t-elle pas de nombreux points communs avec l’ancienne thèse d’État car de nombreuses habilitations sont désormais l’occasion pour le candidat de réaliser « un très volumineux travail », une expression de Claval (1998 : 327) consacrée à la thèse d’État.