Corps de l’article

L’ironie est couramment conçue comme un discours tenu au second degré : ne pas la comprendre, c’est la prendre au pied de la lettre, au premier degré. Cependant, rien n’oblige l’ironie à plafonner à hauteur de second degré. L’ironiste peut fort bien devenir lui-même cible d’une nouvelle ironie, suscitée par la sienne — ironiste ironisé, victime d’un revers de situation ou avatar de l’arroseur arrosé, gags classiques du comique d’inversion ou de répétition que l’on pourrait en ce cas conceptualiser comme apparition d’un troisième degré d’ironie, visant le précédent. Ce n’est plus alors le second degré en lui-même qui fait l’ironie, mais la perpétuelle possibilité d’adjoindre à l’énoncé un degré supplémentaire, processus de régressivité qui conduit à concevoir l’ironie comme une dynamique.

Il s’agira ici d’examiner d’abord le fonctionnement du signe ironique de base à deux niveaux pour en faire apparaître le dynamisme interne puis pour voir comment le mouvement régressif peut se perpétuer au-delà du second degré. La mise au jour de cette puissance créatrice, apte à greffer plusieurs ironies les unes sur les autres, mènera ensuite à poser la question de sa réalisation dans l’oeuvre littéraire, en l’occurrence À la recherche du temps perdu : à quelle hauteur la « force ascensionnelle[1] » de la régressivité ironique, virtuellement infinie, peut-elle mener quand elle s’actualise dans une oeuvre ?[2]

La dynamique de la régressivité ironique

Selon les analyses de Kerbrat-Orecchioni, dans la lignée de la tropologie classique, on pourrait commencer par définir l’ironie comme « une sorte de trope sémantico-pragmatique[3] ». Sur le plan sémantique en effet, le signe ironique dote un Sa de deux Sé[4], l’un explicite, l’autre implicite. Selon la conception traditionnelle, le second Sé réfute le premier. Mais ce rapport critique — dont l’antiphrase est l’une des réalisations possibles — ne suppose nullement l’élimination du Sé littéral : le fonctionnement du trope ironique fait prédominer le second Sé, sans pour autant annuler le premier, qui, pour être mis en infériorité, n’en reste pas moins inamovible. Ramener la signification du trope au seul Sé2 réduirait en effet à néant le bénéfice de la manoeuvre ironique, qui suppose une hiérarchisation des sens et donc la persistance du sens littéral. L’énoncé ironique « Quel génie ! » n’équivaut nullement à ce qui serait sa traduction en Sé2 « Quel imbécile ! » — ou, comme l’explique le narrateur proustien à propos de Mme de Cambremer-Legrandin, « on ne peut pas dire qu’elle fût bête ; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’être entièrement inutile » (III, p. 206), ce qui ne revient pas exactement au même, surtout pour Proust qui voit dans l’intelligence des gens du monde un « multiplicateur de la bêtise[5] ». L’intelligence est constitutive de la défectuosité intellectuelle de Mme de Cambremer, de même que le Sé1 est constitutif de la signification du trope ironique, qui résulte du Sé1, du Sé2 et de leur mise en tension critique[6].

Puisque, selon la hiérarchie sémantique, le second Sé domine le premier, pour suivre en ceci les ironologues qui sollicitent fréquemment l’image des niveaux et la métaphore spatiale[7], on pourrait figurer le signe ironique comme une construction étagée superposant les deux signifiés. On obtient alors, en retrouvant la terminologie courante, une structure sémantique à deux degrés.

Mis en oeuvre en discours, le signe ironique a la possibilité de projeter cette structure échelonnée sur l’axe syntagmatique. S’il y exporte son Sé2 lui-même, l’ironie s’y réalise in praesentia. Tel est le cas dans cette description d’une comtesse qui habite un hôtel également occupé par des roturiers :

[Elle] envoyait indistinctement des sourires et des petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.

II, p. 316

Chacun des tropes ironiques, le substantif « affabilité » et l’adjectif « égalitaire », projette sur le fil de l’énoncé son Sé2, « dédaigneuse » et « morgue », auquel il est accolé par relation épithétique au sein d’une antilogie, le tout formant une double réalisation d’ironie in praesentia [8].

De l’organisation hiérarchique du signe résulte la puissance évaluative de l’ironie. Par un dédoublement axiologique corrélatif de la dualité sémantique, à chaque Sé est liée une valeur : au Sé1 est attachée une valeur postiche, que le locuteur feint d’accréditer et qui est récusée par la valeur latente et prééminente associée au Sé2. Ce dispositif produit un effet pragmatique et axiologique de moquerie, et permet de viser une cible. De là découle une particularité remarquable du trope ironique, apte à le transformer en schéma dramatique : il suppose un système actantiel.

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote oppose les deux rôles complémentaires de l’eiron, le dissimulé, et de l’alazon, le vantard balourd, cible du premier[9]. L’eiron adresse ses moqueries à un public dédoublé, naïf s’il s’en tient au sens explicite, complice s’il accède au sens implicite. À ce modèle habituel[10], Philippe Hamon ajoute deux actants, le gardien de la loi attaquée et le gardien de la loi contestataire[11]. Les six rôles forment système et répondent aux composantes du signe ironique : le destinateur eiron tient un double discours sur une cible (dont l’alazon est un type humain), assignant le sens littéral à un destinataire naïf et réservant le sens dérivé à un destinataire complice, s’opposant au gardien de la valeur 1 et s’appuyant sur le gardien de la valeur 2. Mais ce schéma, même s’il autorise certaines combinaisons[12], laisse croire que les rôles correspondent à des actants autonomes, conception infirmée par l’examen de la structure du signe ironique, qui permet d’en préciser le fonctionnement et d’en donner une vision plus théâtrale.

Puisque le locuteur ironiste tient un discours à deux degrés, il cumule nécessairement deux fonctions. D’une part, il émet le Sé1 en tant lui-même que naïf. Il s’agit là d’un rôle authentique, d’une posture simulée, jouée sur la scène de l’ironie. D’autre part, en tant qu’émetteur du Sé2, il tient la fonction, dissimulée, de l’eiron. L’ironiste est donc un acteur, un esprit critique qui se couvre du masque du naïf. Le même dédoublement affecte le pôle de la réception : le destinataire doit nécessairement tenir compte du Sé1 pour extraire le Sé2, c’est-à-dire passer par l’étape de la naïveté avant de devenir complice, fonction qui doit se comprendre comme équivalant à celle de l’eiron. Comme au théâtre, le public doit faire jouer l’illusion (Sé1) et la distanciation (Sé2). L’ironiste et le comparse cumulent donc tous deux les positions de la naïveté, au premier degré, et de l’esprit critique, au second. Chacun comporte ainsi deux instances, l’une naïve, l’autre critique (l’ » eiron » pour le destinateur, le « complice » pour le destinataire), dont l’association fait de lui un partenaire à part entière de l’échange ironique et correspond, sur le plan actantiel, à la structure sémantique duelle. De même, les deux gardiens constituent d’abord des personae de l’émetteur et du récepteur, découlant des paramètres axiologiques de l’ironie. En dehors de la cible, les rôles sont donc d’abord des fonctions des deux partenaires, parce qu’ils sont impliqués par les composantes du message qu’ils échangent, et non des actants autonomes. Il est par exemple fort clair que le persiflage antisémite de Charlus repose sur la naïveté feinte et demande à être déchiffré comme tel :

« Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif ».

II, p. 584

Le schéma actantiel de l’ironie suppose alors une action minimale qui correspond au déchiffrement du signe ironique : le destinataire doit passer du premier degré au second, c’est-à-dire ajouter la fonction de complice à celle de naïf. Dans ce cas, les deux actants forment bien un duo de partenaires.

Mais le récepteur naïf, instance obligatoire du comparse, peut évidemment prendre son autonomie et s’incarner en un actant indépendant, correspondant à une interprétation inachevée du signe ironique. Tel est par exemple l’emploi dévolu à la princesse de Parme lors de toute la soirée Guermantes, témoin éberlué des échanges entre la duchesse et son acolyte de mari, « les yeux écarquillés par une admiration a priori mais qui implorait un supplément d’explications » (II, p. 757). Symétriquement, il peut exister un émetteur naïf autonome, dans le cas d’un locuteur dont le discours est interprété comme porteur d’un involontaire sens second par un récepteur ironisant. C’est ainsi qu’au cours de cette même soirée Guermantes Mme d’Arpajon se trahit comme réceptrice naïve par un inconscient « bon mot » de locutrice naïve :

« Mais Zola n’est pas un réaliste, Madame ! c’est un poète ! » dit Madame de Guermantes [...].

— « Zola, un poète ![13]

— Mais oui », répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. « Que votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne. » [...]

— « Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon.

— Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite », répondit Mme de Guermantes [...].

II, p. 789

Les paramètres du signe ironique engendrent donc un système de fonctions, internes et éventuellement extériorisées, et dotent l’ironie d’un schéma scénographique, apte à s’incarner en personnages et à bâtir le canevas d’une intrigue.

Le dédoublement inhérent à l’ironie, manifeste sur le plan sémantique mais aussi axiologique et actantiel, permet enfin d’éclairer le principe énonciatif dont elle découle. A partir de l’idée que le trope hiérarchise les sens sans pour autant évacuer le Sé1, on peut voir en l’ironie, plutôt qu’une pure mention d’un discours[14], un énoncé cumulant l’usage et la mention[15], qu’il soit ou non emprunté à un locuteur primaire. Par un processus polyphonique et réflexif, le discours émis en usage au premier degré est mentionné au second degré, qui en réfléchit et en fait bifurquer le sens. Selon la conception du schéma actantiel précédemment exposée, le locuteur ironiste se dédouble pour faire entendre deux voix : la première, au niveau primaire, est celle d’un naïf qui s’exprime en usage ; la seconde, au niveau méta, est celle d’un eiron qui mentionne le propos en le critiquant. Autrement dit, l’eiron cite le discours que tiendrait un naïf en pareil cas, simulant ainsi un point de vue avec lequel il entretient quelque « rapport d’altérité[16] ». En mettant en scène dans son énonciation un « je » qui est une persona, l’ironiste monte une fiction, ou, si l’on veut, une sorte d’autofiction.

L’ironie vise donc toujours un discours de référence, que ce discours soit forgé ou non. Dans l’ironie non citationnelle, l’ironiste fabrique de toutes pièces un discours ad hoc : il joue un naïf fictif, dont il crée lui-même le rôle et auquel il fait assumer l’usage, à la façon de la princesse des Laumes qui doit quitter un salon pour un autre et en profite pour placer une insolence sur la noblesse d’Empire : « D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna » (I, p. 332).

Dans le cadre de l’ironie citationnelle, l’ironiste restitue textuellement un discours préalablement tenu, ou encore mentionne un discours premier en le déformant peu ou prou à dessein (comme dans la parodie) voire restitue un simple point de vue. L’ironiste fait alors endosser au locuteur originel le rôle du naïf, naïf réel et externe à qui échoit donc la responsabilité de l’usage. Mme Verdurin, brouillée avec Swann, se gausse de sa façon de parler de Mme de la Trémoïlle : « “La Duchesse, comme dit Swann”, ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule » (I, p. 261). Selon le commentaire même du narrateur, Mme Verdurin reprend un énoncé prononcé en usage par Swann en le traitant comme un propos naïf dont elle se moque par la mention, pour en faire saillir un Sé2. Dans l’ironie citationnelle, le Sé1 est celui que le locuteur d’origine donnait à son énoncé, en usage (Mme de la Trémoïlle est duchesse), et le Sé2 est celui que lui ajoute le locuteur qui le cite, en mention (Swann est snob).

Ce processus connaît une réalisation particulière avec le discours direct des dialogues romanesques. Selon le principe de la narration ultérieure, les propos reproduits par le narrateur ont été préalablement tenus par les personnages. Le discours direct se lit donc simultanément sur deux niveaux : sur celui de l’histoire, en tant qu’échange entre les personnages, dont le lecteur prend ainsi connaissance, et sur celui de la narration, en tant que citation effectuée par le narrateur. Or le discours, en tant qu’il est prononcé par le personnage à l’intérieur de l’histoire et au moment des faits, est émis en usage et pourvu d’un premier sens. Et ce même discours, dans sa même occurrence textuelle mais en tant qu’il est ultérieurement rapporté par le narrateur, sur le palier de la narration et au moment de sa répétition, est livré en mention. Il peut donc être pourvu d’un second sens, qui ironise sur le premier, ce dont ne se prive guère le narrateur proustien, comme quand il rapporte tendancieusement ce propos de Charlus : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau » (III, p. 377). Usage et mention se répartissent alors selon les strates de l’énonciation romanesque, entre le personnage naïf et le narrateur eiron.

Ironies citationnelle et non citationnelle fonctionnent différemment quant à leurs cibles. L’ironie citationnelle a la particularité de prendre pour cible principale le naïf, locuteur d’origine, le référent de l’énoncé n’occupant que le statut éventuel de cible secondaire : parce qu’elle ridiculise son propos, l’ironie citationnelle transforme le naïf en alazon. Mme Verdurin cite Swann pour le railler, non sans accabler au passage la duchesse de son mépris. L’ironie non citationnelle, recourant à un naïf fictif, qui ne peut servir que de viseur, prend quant à elle pour cible le référent de l’énoncé : la princesse des Laumes se moque des Iéna.

Mais, dans les deux cas, l’énoncé formé en usage est dupliqué et corrigé par sa mention ironique : le niveau méta reflète en son miroir révélateur le double critique du discours objet. D’où deux conséquences.

Tout d’abord, l’ironie peut se définir plus précisément comme un trope métadiscursif, le discours objet de l’usage étant commenté par son reflet en mention. Représentation de représentation, le signe ironique pourrait être figuré par le schéma que Barthes donne du métalangage, affecté d’indices de degré[17] :

forme: 2281499.png

Il se lit en usage, de façon naïve, au premier degré, et en mention, de façon critique, au second, où l’énoncé délivre un message au sujet de lui-même. Il y a ainsi une répétition interne à l’ironie, un comique de répétition tout intérieur, de même qu’un essentiel comique d’inversion, qui tient moins à une éventuelle antiphrase qu’au nécessaire renversement de la naïveté en esprit critique. Le signe s’auto-construit en se modifiant lui-même par réflexivité. Le « pouvoir réfléchissant » et la « force ascensionnelle » agissent d’abord à l’intérieur même du signe à deux degrés.

Ensuite, l’ironie, en tant qu’elle est animée par une réflexivité qui produit le second degré du signe, doit se concevoir comme une dynamique : le niveau primaire est reflété dans le miroir du niveau secondaire, qui en fait réfracter le sens, comme dans une petite boîte catoptrique. C’est donc la mention, principe actif de la réflexivité, qui fait de l’ironie non pas une simple grille sémiotique et axiologique, mais un processus, non pas une structure duelle, mais un agent de duplication. Or il s’agit là d’une dynamique d’une puissance extrême, capable de se perpétuer indéfiniment.

Si l’on conçoit en effet l’ironie non comme une structure à deux degrés mais comme un processus d’auto-duplication agissant par réflexivité critique et comique, cette dynamique, une fois mise en branle, peut continuer à s’appliquer à elle-même, chaque nouveau degré se trouvant lui-même en position d’être à son tour géminé. Le signe à deux niveaux ne constitue que la réalisation minimale de l’ironie et il donne son impulsion au principe de duplication qui a tendance à susciter un degré supplémentaire, le deuxième pouvant être reflété par un troisième, le troisième par un quatrième, etc. Son « pouvoir réfléchissant » dote l’ironie d’une « force ascensionnelle » virtuellement infinie, en un mouvement qui en fait un « être de fuite » — pour reprendre des expressions de Proust — et qui constitue la force motrice de la régressivité.

Du point de vue énonciatif, un usage de base est repris en mention, et cette mention sert elle-même d’usage à une nouvelle mention, par greffes successives, en un étagement polyphonique. Or c’est une mention elle-même ironique qui est reprise en mention au troisième degré : à partir du troisième degré, la régressivité se met à enter les ironies les unes sur les autres, chacune visant la précédente. Du point de vue actantiel, l’eiron est transformé en naïf, avanie qu’il a lui-même déclenchée. Or, à partir du troisième degré, l’ironie devient obligatoirement citationnelle, puisqu’elle mentionne un point de vue préexistant, le point de vue critique de l’eiron sur l’énoncé en usage du premier degré : une ironie greffée sur une première ironie prend pour cible l’eiron d’origine, ironiste ironisé, qu’elle renverse automatiquement en alazon sous l’action d’un nouvel eiron.

S’engager dans l’ironie, dans l’engrenage du ridicule et de la régressivité, c’est donc toujours prendre le risque de se voir métamorphosé en alazon par un autre eiron, incité par sa propre ironie à venir ridiculiser un point de vue que l’on s’imaginait prééminent. La régressivité révèle ainsi l’existence de l’alazon que contient en puissance tout eiron, cet esprit goguenard qui se juge si supérieur qu’un autre railleur peut le traiter à son tour en vantard balourd, en lui administrant la moquerie même par laquelle il croyait se hausser au-dessus des nigauds. L’eiron, du fait même de la supériorité que lui décerne l’ironie, est tout prêt à verser dans l’ » alazonie » pour fournir à l’ironie — une ironie à la puissance deux — une cible de choix. Quand le narrateur cite le propos ironique de Mme Verdurin sur Swann, il ironise lui-même sur l’ironie de Mme Verdurin. A la différence de Swann qui emploie le titre de « duchesse » pour simplement référer à la personne qui le porte, Mme Verdurin, elle, est éblouie par les titres, snobisme malheureux moqué par le narrateur, sur un troisième niveau. C’est alors la propre parole de la Patronne, cible de l’ironie satirique du narrateur, qui devient « naïve et ridicule ». On voit donc que la réversibilité de l’échange ironique, qui se présente comme une inversion des positions de départ, provient en fait d’un fonctionnement vertical du schéma actantiel, les rôles se renversant à chaque nouveau palier.

La « force ascensionnelle » et « le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant »

Dans un récit, les rôles échelonnés peuvent être affectés aux différents actants de la fiction romanesque. Non seulement les personnages ironisent les uns sur les autres, à l’intérieur de l’histoire, mais, par changement de palier énonciatif, le narrateur peut prendre leur ironie pour cible de la sienne. C’est ainsi que les beaux esprits proustiens sont tournés en alazons par l’ironie du narrateur satiriste. Le processus peut évidemment se poursuivre : l’ironie satirique est elle-même prise pour objet par une ironie romanesque, constructive et maïeutique, chargée de dégager lois et vérités des travers satirisés pour permettre au héros de mener à bien la quête de sa vocation artistique[18]. Devant cette possibilité toujours ouverte de greffe d’une ironie sur la précédente, la question qui se pose est évidemment celle de l’actualisation de la « force ascensionnelle » de la régressivité dans les limites de l’oeuvre.

En ce qui concerne la Recherche, on ne trouvera nul élément de réponse quant au destin et au rôle constructeur — ou éventuellement déconstructeur — de l’ironie littéraire dans les passages, pourtant fort prolixes, de théorisation esthétique. Proust n’utilise le terme « ironie » que pour nommer la pratique qu’il attribue à ses personnages — comme dans le cas de Mme Verdurin — et qu’il réprouve par le truchement de l’ironie, implicite, du narrateur, et le roman ne présente nulle affirmation d’un éventuel rôle esthétique de quelque ironie supérieure, par exemple dans l’art poétique développé dans le Temps retrouvé. L’ironie du créateur est donc tacite, et favorise en cela l’interrogation sur son statut.

Mais il est une exception au moins, une ironie signalée sans pour être pour autant flétrie et qui concerne un personnage qui est en même temps un créateur, Bergotte. Comme les autres figures d’artistes, Bergotte reflète, au moins partiellement, son auteur. Et l’ironie de Bergotte est d’emblée liée à la problématique de la création littéraire, puisque le jeune héros, aspirant écrivain travaillé de doutes et d’inquiétudes, la remarque lorsqu’il reconnaît des ressemblances entre certaines phrases de Bergotte et ce qu’il écrit la nuit à sa mère et à sa grand-mère et, plus tard, quand il se met « à composer un livre » :

Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand-mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin [...], il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais crus, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.

I, p. 95

L’ironie propre à Bergotte tient à un décalage entre son « magnifique et solennel langage » et à la trivialité du détail ainsi traité. L’esquisse de ce passage insistait plus encore sur « le comique particulier qui résultait du contraste entre la beauté même du chant et la vulgarité de son objet » : « il s’arrangeait à ce que l’effusion la plus poétique coïncidât avec l’image considérée comme la plus risible » (esquisse XXXVI, I, p. 765). L’ironie de Bergotte est bien apparentée à l’esthétique proustienne, qui révèle, à travers des impressions subjectives analogiques transposées en un style métaphorique, la profondeur et la beauté cachées d’objets apparemment vulgaires et insignifiants — esthétique qui aurait donc une tendance comique.

Or, dans ce passage sur l’ironie de Bergotte, le protagoniste, devenu écrivain, ironise sur lui-même : il se moque rétrospectivement de son admiration naïve pour les « miroirs de la vérité » qu’étaient pour lui les livres de Bergotte, du fossé qui semblait infranchissable entre son « humble vie et les royaumes du vrai », et aussi, par ricochet, des ouvrages de Bergotte lui-même, qu’il allait bientôt cessait d’idolâtrer avec la découverte d’un « nouvel écrivain » venant destituer celui-ci (II, p. 622). L’ironie a donc migré du livre de Bergotte lu par le héros au texte écrit par le narrateur et elle a accompli son oeuvre de régressivité en s’appliquant au lecteur comme à Bergotte lui-même.

Bergotte est lui aussi un ironiste ironisé, mais son statut d’écrivain en fait une tout autre variété que celle des alazons qui s’agitent sur le theatrum mundi. Bergotte est ironisé et exemplarisé du fait même de cette ironisation, parce c’est par sa propre esthétique ironique qu’il est traité, en une exacte mise en abyme : le narrateur écrivain recourt au même « magnifique et solennel langage » pour parler de ses ouvrages, et donc avalise son ironie, mais à la condition de lui faire franchir le pas de la régressivité, de faire ricocher l’image du « miroir de la vérité » en lui-même. De même que Bergotte est un précurseur sur le chemin de l’art mais que la révélation esthétique n’est réservée qu’au héros, de même son ironie est donnée pour authentique mais incomplète, et c’est pourquoi elle appelle la répartie d’une ironie supérieure, qui duplique la sienne en la prenant comme modèle pour la mener à accomplissement en la dotant d’ » un degré d’art de plus » (I, p. 37). C’est là la leçon que Bergotte découvrira trop tard, au moment de sa mort, devant le « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft : « il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur » (III, p. 692).

Néanmoins, comme tout premier degré, mais de surcroît à titre d’ébauche, la leçon de l’ironie de Bergotte, donnée au héros apprenti-écrivain dès son enfance, sera retenue, et elle demeure dans le livre sous la figure, elle-même sérieuse et ironique, d’une automobile qui s’envole. Le narrateur compare Bergotte à des gens plus fins, plus spirituels et d’un milieu plus élevé :

Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui, ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait, soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même, ceux qui produisent des oeuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, [...] le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété.

I, p. 545

Les amis de Bergotte roulent dans de belles Rolls-Royce, « mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de “décoller”, il les survolait » (ibid.).

Or Proust compare les « célibataires de l’art », ces amateurs incapables de créer, à « ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol » (IV, p. 471). Et l’image aéronautique apparaît aussi à propos du héros. Au moment où il se rend en voiture à la matinée finale chez les Guermantes, précisément avant de recevoir la révélation de sa vocation, il a l’impression, en reconnaissant les rues autrefois parcourues, de ne plus sentir les cahots : « Et, comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, “décollant” brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir » (IV, p. 437). Bergotte, cette automobile modeste mais assez puissante pour finir par décoller, montre la voie, entre ceux qui restent désespérément plaqués au sol dans leurs appareils bricolés et celui qui accomplira son « voyage vertical » (III, p. 907) dans l’aéroplane du temps retrouvé : à la fois « plaisanterie » et « miroir de la vérité », l’automobile qui prend son vol figure, dans son mixte de matérialité moderne et de transcendance fantaisiste, le contraste de l’ironie bergottique, régressivement appliquée à elle-même, pour devenir allégorie proustienne du « pouvoir réfléchissant » procurant à l’artiste sa « force ascensionnelle ».

C’est donc en suivant la voie indiquée par l’ironie bergottique que l’on verra peut-être où mène la « force ascensionnelle » de la régressivité ironique maniée par le créateur proustien. Et puisque le héros donne Legrandin en exemple, c’est une « remarque » qu’il fait à son propos, « analogue » aux plaisanteries « magnifiques et solennelles » de Bergotte, que l’on observera au « miroir de la vérité » de l’ironie proustienne.

Legrandin apparaît dès le début de « Combray ». Ingénieur lettré et artiste, n’attachant de valeur qu’aux choses de l’esprit, il déploie une conversation d’esthète raffiné, teintée de l’amertume de qui pense ne pas avoir la vie qui lui aurait convenu. La famille du héros voit en lui « le type de l’homme d’élite » (I, p. 67). Il est décrit à la sortie de la messe, avec son « regard bleu et désenchanté », son « visage pensif » et ses perpétuelles « tirades enflammées [...] contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme » (ibid.). Puis, par deux fois, Legrandin, surpris en train de faire sa cour à quelque personnalité locale, ignore le héros et son père pour éviter d’avoir à les saluer, ou se borne à leur lancer un infime signe du coin de l’oeil. Ce comportement trop répétitif pour ne pas être significatif provoque la suspicion de la famille, amenée à réviser son jugement, mais le héros est tout de même autorisé à accepter une invitation à dîner de Legrandin. L’adolescent, instruit de ses aristocratiques relations et « troublé par le souvenir d’une femme qu’[il] avai[t] aperçue dernièrement », lui demande alors :

« Est-ce que vous connaissez, Monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? » [...]. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il [...].

I, p. 125-126

Le héros a compris : « il était snob » :

[...] un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme.

I, p. 127

Ce portrait de Legrandin se présente comme une petite énigme ironique, dont la clé est livrée à la fin : l’ironie est in praesentia, mais à retardement, de façon à ménager au lecteur le temps de se muer de naïf en complice en lui fournissant dans l’intervalle toute une série de signaux.

Le lecteur se demande en effet tout d’abord ce que Legrandin a pu recevoir dans l’oeil, la « petite encoche brune » ne semblant pas avoir de réalité référentielle. C’est à partir de la fin qu’elle est interprétée comme une métaphore pour le regard sombre et douloureux du snob, blessé par cette flèche qu’est la question du héros. Entre-temps, le portrait propose un parcours interprétatif balisé par des signaux de plus en plus visibles : « percés », « une pointe invisible », « beau martyr », « hérissé de flèches », « mille flèches ». Le lecteur découvre que ce qui fait l’objet de l’énigme, ce qu’il faut reconstituer, c’est une image, une image qui se dessine progressivement dans le texte et qui est une analogie ironique et, en l’occurrence, satirique. La satire recourt à son arsenal traditionnel : par inversions systématiques, l’invisible se matérialise, le minuscule s’agrandit, le profane est travesti en sacré et la souffrance morale est rabaissée au domaine physique ; et par grossissement et multiplication hyperbolique, l’unique et imperceptible pointe est suivie d’un déluge de flèches. Portée par ce déferlement satirique, l’image perce de plus en plus dans le texte, jusqu’à que le secret de Legrandin soit lui-même complètement percé par la pointe finale, qui fait éclater le contenu ironique : la signification satirique de l’analogie religieuse, c’est que Legrandin voue une torturante adoration à l’aristocratie. La dénonciation est explicitée par le pseudo-oxymore « saint Sébastien du snobisme », où l’amour de Dieu est contredit par l’amour du monde. L’analogie filée qui exécute le tableau du saint, en brossant le fond d’ » azur », en posant au premier plan le corps du « beau martyr », puis en dessinant les « mille flèches » du supplice, formule la « remarque » du héros dans le « magnifique et solennel langage » de l’ironie bergottique, et en étoffe la portée.

En effet, l’image du saint constitue d’une part une sorte d’hyperbole, en tant que signe du sublime, pour résumer la dévotion supposément exclusive de Legrandin pour les églises, la solitude, les tableaux, la littérature et toutes les valeurs spirituelles, ce qui correspond au Sé1. D’autre part, Sébastien, en tant que martyr sagitté, fonctionne comme figure de la satire : les flèches, traits satiriques, s’abattent sur la cible, qu’elles signalent tout en la châtiant, l’adorateur des puissances sociales supérieures, ce qui correspond au Sé2. Mais le corps percé de Sébastien livre aussi, réflexivement, la clé ironique du jeu textuel. En effet, le secret de Legrandin se révèle par son oeil : c’est à cause de son regard blessé que le héros comprend qu’il est snob. Le caractère involontaire de cette auto-dénonciation est transcrit en termes satiriques par le phénomène physiologique, non maîtrisable, de la sécrétion, provoquée par la perforation de la flèche. Le texte joue sur la polysémie du verbe « percer » mais surtout sur la locution « percer un secret » : les yeux, « percés par une pointe invisible », laissent s’écouler le secret, phénomène qui est donc, par jeu de mots et littéralisation, une sécrétion. La flèche satirique embroche sa cible, perce son secret et supplicie le snob touché à son point le plus sensible.

Même s’il ne va pas jusqu’à lire le texte comme variation satirique — figurée et paronymique — sur la locution « percer un secret », le lecteur est tout de même fermement guidé jusqu’à l’élucidation totale, qui vient rétrospectivement illuminer le tout — et en même temps aveugler l’interprète, qui tombe alors dans le piège ironique de la régressivité.

En effet l’ironie satirique construit ici un leurre : elle appâte le naïf par une énigme ostensible, lui fait suivre un itinéraire herméneutique très visiblement fléché et livre finalement à sa dupe, réjouie et éblouie, la clé d’un secret de polichinelle, secret écran qui n’est disposé dans le texte que pour en travestir un autre. Le lecteur complice de la première ironie est métamorphosé en naïf par une seconde ironie, entée sur la précédente. Car, si l’on a pu deviner depuis bien des pages le snobisme de Legrandin, qui n’a plus rien d’une renversante révélation, l’image de saint Sébastien recèle un autre Sé, lisible, comme l’a vu Jo Yoshida[19], au moyen de deux allusions.

La première concerne un type iconographique. Les flèches qui percent le saint ont été assimilées, à partir du XIVe siècle, à celles de la peste lancées par Dieu. Les artistes, pour montrer que l’infection ne peut atteindre le croyant, se sont alors mis à représenter le vénérable Sébastien comme un jeune homme au corps dénudé, rayonnant d’une incorruptible beauté. À partir de là, les peintres en sont venus à le traiter comme modèle de nu érotisé, en cultivant l’ambiguïté entre saint et éphèbe et en rapprochant les flèches de celles du dieu Éros, et le jeune homme percé de traits phalliques s’est transformé en « icône gay »[20]. Proust a pu plus particulièrement s’inspirer du Saint Sébastien de Mantegna qu’il était allé voir au Louvre avec Cocteau et dont il attribue une reproduction au héros (III, p. 673-4).

L’autre allusion renvoie au Martyre de saint Sébastien, Mystère en cinq actes, de D’Annunzio, à la représentation duquel Proust avait assisté en compagnie de Montesquiou le 22 mai 1911. Le Martyre, bric-à-brac décadent d’orientalisme, de mysticisme érotisé et de sadomasochisme, livre une interprétation homo-érotique très appuyée de la légende. Il connut un succès plus que mitigé et fut frappé de l’interdit épiscopal.

L’allusion, forme de renvoi crypté, permet donc de déchiffrer le véritable secret de Legrandin, dont l’ironie dilatoire renvoie l’explicitation à Albertine disparue (IV, p. 243-4 et 278-9), et fait apparaître, au vu du codage pluriséculaire de l’icône et de sa récente réactivation par l’actualité théâtrale, l’association de saint Sébastien avec le snobisme pour ce qu’elle est : parfaitement saugrenue. Proust, en dissociant le saint de son sens notoire pour l’associer arbitrairement à un sens inédit et fantaisiste, qu’il construit en énigme et dont il fait l’objet d’une révélation retardée et aveuglante, parvient à faire du signe flagrant et figé de l’homosexualité une figure cryptée et invisible. Le « pouvoir réfléchissant » de l’ironie met à l’épreuve la puissance de réflexion du lecteur, et l’ironie frappe alors le naïf devenu incapable de voir l’évidence.

Le Sa « saint Sébastien » porte donc trois Sé : les aspirations sublimes affichées par saint Legrandin, le snobisme, explicité par l’ironie in praesentia, et l’inversion, allusivement révélée. Mais le Sa, ou si l’on veut le corps de Sébastien, a aussi deux fonctions simultanées et inverses : il masque et à la fois indique le second secret de Legrandin. Il figure donc exactement le double sens de l’expression figée et ici resémantisée qui constitue la véritable clé ironique et réflexive de ce texte : il crève les yeux. Si le premier sens de cette expression ironique correspond à l’interprétation naïve du lecteur aveuglé, le second permet de relire différemment le texte — et de comprendre pourquoi, bizarrement, dans la version proustienne, le martyr reçoit la première flèche dans l’oeil.

Si l’on prend Sébastien comme le signe de l’inversion sexuelle et l’interprétant de figures à double sens ironique, la flèche qui se fiche dans l’oeil en y faisant apparaître une « petite encoche brune » révèle maintenant l’envers de la représentation. Elle indique le siège du secret et dessine l’image du désir de Legrandin face à l’adolescent qu’il a invité seul chez lui ce soir-là. Elle donne ainsi la direction à partir de laquelle tous les termes de l’analogie sagittaire se chargent d’un sens érotique filé, faisant basculer le texte dans une obscénité où il trouve une nouvelle cohérence[21]. L’association de l’oeil avec la flèche, symbole phallique et signe directionnel, constitue à la fois la figure d’un désir secret et sa signalisation : le trait qui perce l’oeil flèche fort précisément le Sé3 de l’ironie.

Proust mène donc bien ici l’ironie bergottique à une puissance supérieure : il en utilise la formule qu’il duplique effectivement sur deux niveaux d’ironie avec un « génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété », snobisme ou bas corporel. Et le « magnifique et solennel langage » qui rend « encore plus ironique » la « plaisanterie » conduit la « force ascensionnelle » jusqu’à un Sé3 à hauteur de « flots d’azur » plus que suspects.

La flèche n’a cependant pas fini de livrer tous ses secrets. Car une autre évidence crève les yeux : c’est que saint Sébastien n’a jamais reçu la moindre flèche dans l’oeil. Selon le principe ironique, magistralement mis en oeuvre par ce texte, qui consiste à faire de ce qui montre ce qui cache et de ce qui cache ce qui montre, un secret peut en travestir et en trahir un autre, et un Mantegna peut aussi en masquer et donc en flécher un autre. Si l’on suit à nouveau la flèche pour trouver l’oeil, la direction indiquée ne mène plus au Louvre mais à Padoue, où Proust s’est rendu en 1900 pour voir les fresques de Giotto à l’Aréna et celles de Mantegna aux Eremitani, « une des peintures qu’[il] aime le plus au monde[22] ». Une des fresques de Mantegna représente le martyre de saint Christophe. Christophe est mort décapité. Mais auparavant le roi avait commandé à quatre cents archers de tirer sur lui. Les flèches restèrent suspendues dans les airs, mais le roi, qui le croyait déjà mort, se mit à insulter le saint. C’est alors qu’une flèche se retourna et vint frapper l’oeil du roi. À l’arrière-plan de la scène de sagittation, dans l’encadrement d’une fenêtre, Mantegna a représenté le roi avec la flèche fichée dans l’oeil et en vis-à-vis un personnage ébahi qui le regarde — tels Legrandin et le héros. La flèche de Mantegna porte deux sens : symbole de la cécité du roi devant l’évidence du miracle, elle devient aussi, pour le peintre, métaphore de la perspective, dont les lignes convergent, pour l’ouvrir, vers l’oeil du spectateur de la fresque, figuré, à l’intérieur de l’image, sous les traits du roi.

En superposant Sébastien et Christophe et en assemblant les miracles inverses, Proust a forgé une redoutable flèche à double circulation, vectrice de l’ironie du texte et distributrice des fonctions. Sur le premier niveau d’ironie, la flèche perce Sébastien-Legrandin et fait sécréter son snobisme. Sur le second niveau d’ironie, la flèche se retourne pour frapper l’oeil du roi-spectateur qui croit que le premier trait a touché au but : le véritable secret de Legrandin lui crève les yeux. Ce spectateur aveugle, il est désigné par le mécanisme de la mention ironique d’un point de vue : c’est le héros, qui s’imagine avoir élucidé toute la vérité et avoir décoché la flèche, alors que lui-même la reçoit dans l’oeil, et c’est le conseil familial, qui croit aussi être sur la bonne piste et qui par la suite n’a « plus aucune illusion sur M. Legrandin » (I, p. 128), selon son avis ici ironiquement répercuté. Et c’est enfin le lecteur naïf, ébloui par la première ironie et pris au piège de la régressivité. Cependant, la flèche qui éborgne le roi est aussi celle qui éclaire l’oeil du spectateur de la fresque. De même, la flèche porteuse du Sé3 peut ouvrir les yeux du lecteur susceptible de prendre assez de distance par rapport à l’image, en lui faisant découvrir la perspective selon laquelle mettre en espace la personnalité de Legrandin. Elle lui indique alors le point de vue adéquat à partir duquel l’image du saint livre toute sa profondeur. Le double saint, Sébastien-Christophe, fait ainsi ricocher les flèches, selon l’enjeu ironique de ce texte.

À partir des deux Mantegna, on pourrait figurer l’ironie comme la superposition de flèches disposées en sens inverses, sur les différents niveaux. Mais la coïncidence des deux saints aboutit aussi à la conjonction des sens contraires et dessine un objet plus étrange, fantaisiste et paradoxal, une flèche à deux pointes. Cette flèche, qui relie les opposés et les recompose en figures synthétiques, ne relève plus de l’ironie, mais de l’humour. Elle indique à son tour une nouvelle lecture du texte et en particulier du syntagme final, « un saint Sébastien du snobisme ». L’ironie y voit un pseudo-oxymore et résout l’antilogie en hiérarchisant les sens : prédominance du snobisme sur l’apparence de petit saint à son premier degré, puis, par retournement, suprématie du véritable secret, celui de l’inversion, indiqué par Sébastien, sur le secret de polichinelle du snobisme. L’humour quant à lui traite le syntagme comme un authentique oxymore : les deux éléments, mis à égalité, s’ajustent en une alliance des deux secrets de Legrandin et se lisent en deux sens possibles et complémentaires.

Croisé par le héros et son père en compagnie de quelque châtelaine, Legrandin se livre à d’étonnants et acrobatiques jeux oculaires, notamment celui-ci :

[Il] nous fit du coin de son oeil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui [...] put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalement exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.

I, p. 124

Ce passage peut — évidemment — se lire de façon ironique, comme première dénonciation satirique du snobisme, ce qui correspond à l’interprétation du héros et de son père. Mais on peut aussi le comprendre de façon strictement littérale, si on le lit comme le double complémentaire de la scène de la sagittation. À cette première extrémité de la flèche à double pointe, c’est ici Legrandin qui décoche au héros le trait de son regard : douloureusement mis dans l’impossibilité de parler au jeune bourgeois, objet de son désir, par la proximité de la châtelaine, contraint d’ignorer celui qu’il voudrait séduire en lui manifestant le plus glacial mépris, il lui lance, pour « compenser », de brûlantes oeillades : martyrisé dans son amour par ses visées mondaines, Legrandin est un saint Sébastien de son propre snobisme. Mais pour pouvoir célébrer dans l’intimité les « mystères de la complicité », il invite l’adolescent seul, le soir, sur la terrasse, au clair de lune. Et celui-ci s’empresse alors de lui demander s’il connaît « la... les châtelaines de Guermantes ». La flèche ne va pas dans le sens escompté, et elle révèle aussi que le héros, exactement comme Legrandin, est snob — et dissimulateur. Et voilà alors, à l’autre extrémité de la flèche, Legrandin en saint Sébastien du snobisme du héros. Héros néanmoins fort proche de Legrandin, par la dissimulation, le snobisme et la trouble relation qu’instaure entre eux la double flèche sadomasochiste et voyeuriste. L’humour, à la différence de l’ironie, épouse et comprend chacun des points des vue, et son propre « pouvoir réfléchissant » projette dans le jeu de reflets de son « miroir de vérité » une autre scène, l’autre scène du fantasme, sur laquelle les deux partenaires s’entendent parfaitement dans un jeu de rôles qui n’est plus celui de l’ironie, qui n’appartient plus à l’histoire et qui échappe à toute sanction comme à toute censure — celle du Mystère de saint Sébastien, entre les réflexions croisées d’un tableau, d’un drame, d’une métaphore et d’un jeu de mots.

On pourrait dire que l’autofiction ironique permet à Proust de décocher les flèches de la satire et que l’humour, d’une autre façon, prend en charge certains affects pour les concilier et les sublimer en les inscrivant dans des allusions picturale et littéraire agencées en une ludique et poétique métaphore filée. La puissance synthétisante de l’humour est en effet telle qu’elle lui permet d’intégrer l’ironie. La lecture satirique de la flèche qui perce le premier secret est imposée par le texte, parce que son ironie est in praesentia. Cette lecture est candide et incomplète, ce en quoi elle est victime d’une seconde ironie, celle de la flèche qui se retourne, mais elle n’est pas fausse, et le Sé « snobisme » reste effectif dans le texte. C’est pourquoi, si l’ironie hiérarchise deux lectures, l’humour, lui, met à profit et synthétise les deux interprétations en un nouvel agencement, par convergence sémantique. Et il vient s’ajouter, sans les critiquer mais en les faisant fructifier, aux possibilités de déchiffrement ironique du texte, en un surplus de sens. Autrement dit, ironie et humour structurent leurs lectures selon le principe de l’allégorie : comme la fille de cuisine — Charité de Giotto, Legrandin, mixte du clinquant de D’Annunzio et du sublime de Mantegna, appartient à la galerie des Vices et des Vertus de Combray et de Padoue, selon un des titres que Proust projetait.

On peut alors revenir sur cette autre allégorie qu’est l’automobile qui décolle : figure de la dynamique ironique, c’est aussi, dans sa fantaisie cocasse d’adynaton, comme la flèche à double pointe, une image humoristique. La démultiplication de l’ironie bergottique, la mise en puissance de « son pouvoir réfléchissant » et de sa « force ascensionnelle » mèneraient ainsi, par-delà les degrés ironiques, à un au-delà humoristique, où dans le comique se rejoignent le trivial et le poétique, l’obscène et le sublime. La régressivité ironique semble donc ne pouvoir qu’indiquer la direction d’un infini qui, dans l’oeuvre, prend la figure de l’humour, point de convergence de toutes les lignes perspectives qui se rejoignent dans le ciel où se promènent des automobiles ascensionnelles, au milieu des flots d’azur sécrétés par saint Sébastien.