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J’ai toujours du plaisir à lire Gérard Bélanger, ne serait-ce que pour la façon rigoureuse, sans concession, dont il aborde un sujet. Ceux qui sont familiarisés avec ses travaux savent à quelle enseigne il loge. Gérard Bélanger est, pour ainsi parler, un économiste de droite. Le titre plus juste de l’ouvrage aurait été Le Québec d’aujourd’hui, regard d’un économiste pur. L’ouvrage constitue une bonne initiation à la pensée de Gérard Bélanger et à sa façon d’interpréter la réalité québécoise. Je le conseille particulièrement à ceux qui, en partant, sont hostiles à la pensée économique dure. Ils y trouveront, certes, des conclusions avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, mais appuyées, souvent, sur une argumentation rigoureuse. Bref, c’est un livre qui invite à réfléchir.

L’ouvrage est divisé en seize chapitres dont chacun traite d’un aspect particulier de l’économie du Québec : le Québec en Amérique du Nord ; la rivalité Québec-Montréal et Montréal-Toronto ; les exportations du Québec ; les régions ; les ressources naturelles, etc. Toutefois, les sujets traités ne s’arrêtent pas à des objets strictement économiques. On y trouve aussi des chapitres qui portent sur la langue, les processus politiques, le syndicalisme et le fédéralisme. L’une des prétentions de l’école de pensée à laquelle appartient Gérard Bélanger est, précisément, que l’analyse économique peut servir pour comprendre plusieurs phénomènes sociaux. La démarche, à chaque cas, est pédagogique, avec une surabondance de tableaux et de figures (mais pas toujours faciles à lire). Je soupçonne que l’ouvrage est en partie issu de notes de cours : Gérard Bélanger est professeur d’économie à l’Université Laval.

L’idée maîtresse de l’ouvrage peut se résumer ainsi : toute action humaine peut (doit !) s’analyser à travers la lorgnette de la rentabilité. Et c’est le marché qui nous envoie les meilleurs signaux sur ce qui est rentable et ce qui ne l’est pas. Toute intervention qui fausse les signaux du marché implique, par conséquent, un coût pour la société et réduit d’autant l’efficacité de l’action sociale. Gérard Bélanger n’admet aucune exception à cet énoncé. Cela l’amène à porter des jugements parfois très sévères sur ce qu’il observe au Québec. Pour lui, manifestement, sa province n’est pas bien gérée ; c’est une société qui ne fonctionne pas à son plein potentiel. Pas besoin d’être un économiste de droite pour lui donner raison. À ce titre, j’ai particulièrement apprécié les chapitres 6 et 10 qui portent, respectivement, sur les politiques québécoises de tarification d’hydro-électricité et sur les subventions que l’État québécois verse aux entreprises par l’intermédiaire d’incitations fiscales ou autres privilèges. La démonstration, dans le premier cas, de la dilapidation d’une « rente de ressources » dont tout le Québec aurait pu profiter davantage me paraît irréfutable. Dans le deuxième cas, la démonstration de l’inutilité de certains programmes de subventions (la Cité du Multimédia à Montréal en est un bon exemple) me paraît tout aussi convaincante. Bref, Gérard Bélanger, à travers la grille d’analyse qui est la sienne, propose au lecteur, cas par cas, un outil pour évaluer la rentabilité des actions sociales. C’était sans doute son but. En cela, il a réussi.

Cependant, Gérard Bélanger donne plus que le client en demande. Il devient, à la longue, prisonnier de sa grille d’analyse. Il veut l’appliquer à tout ce qui bouge au Québec. Dès que l’action analysée déroge, un tant soit peu, de l’idéal visé, elle devient condamnable (au sens économique). Tout ce qui fausse les signaux du marché provoque par conséquent une perte ; ce qui l’amène à écrire (p. 188) : « Les taxes faussent le système d’incitations qui encadre les agents économiques. Elles modifient les choix libres des agents et impliquent ainsi une perte d’efficacité ou du gaspillage ». Je veux bien ; mais de là à conclure, comme il le fait, que toute taxe constitue un gaspillage, il y a une marge. Il semble viscéralement incapable de reconnaître que l’État joue un rôle dans le développement économique, tout autant, je dirais, que le marché. Gérard Bélanger laisse entendre qu’un État qui taxe moins (qui « s’approprie » une part moindre du PIB) est toujours préférable. Pourtant, les écrits sur les pays en voie de développement (PED) sont quasi unanimes : l’un des principaux freins au développement est l’incapacité généralisée des États à lever des impôts et donc, en contrepartie, à fournir les biens publics : infrastructures, éducation primaire, ordre public, etc. La Banque mondiale ne cesse de déplorer, à titre d’exemple, la faible part de l’État mexicain dans le PIB du pays (autour de 12 %), ce qui à son tour se reflète dans la faiblesse des services publics.

Un marché qui fonctionne ne naît pas spontanément. Il a besoin d’un État fort, ce que des économistes « durs » ont parfois de la difficulté à reconnaître. L’antipathie presque automatique à l’égard de tout ce qui est public, qui traverse tout l’ouvrage, finit par devenir tout aussi ennuyeuse que le discours de gauche qui met tous les maux de la société sur le dos du marché. Gérard Bélanger veut tellement démontrer l’inutilité des interventions publiques qu’il se lance dans des démonstrations dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Ainsi, il veut convaincre le lecteur – à l’aide de tableaux– que la loi 101 n’a finalement eu qu’un effet marginal sur l’évolution de la langue française au Québec, qui était de toute manière destinée à monter. Je suis tenté de dire qu’il faut bien venir de la ville de Québec pour voir les choses ainsi. Mais c’est surtout l’usage sélectif de tableaux et les références à Richard Joy, dont l’opinion sur la question linguistique est connue (disons que le PQ ne l’engagera pas comme conseiller), qui font planer des doutes sur l’objectivité réelle de l’analyse. Le choix des références et des données semble parfois davantage guidé par le désir de convaincre que par celui d’analyser. C’est dommage, car cela réduit d’autant la force du message central de Gérard Bélanger, qui mérite d’être entendu. Enfin, je ne peux pas m’empêcher de voir une certaine ironie dans les remerciements, au début de l’ouvrage, adressés au Conseil des Arts du Canada et à la SODEQ pour l’aide accordée !