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Ce dernier ouvrage posthume de Pierre Bourdieu (1930-2002) est paru chez la maison d’édition qu’il avait fondée en 1996 ; sa rédaction remonte à l’automne 2001. En tentant de comprendre et d’expliquer son propre cheminement intellectuel, le célèbre sociologue retrace quelques souvenirs qu’il analysera selon diverses perspectives, en évitant toutefois la psychanalyse, avec laquelle il était peu familier. L’auteur se défend également d’avoir rédigé une autobiographie : d’ailleurs, les souvenirs d’enfance évoqués ici se retrouveront seulement dans le dernier chapitre. Toujours critique vis-à-vis de lui-même, Bourdieu évoque successivement son long séjour en Algérie durant les années 1950, ses amitiés intellectuelles, la préparation de sa thèse, ses recherches, son attitude face à la notoriété, et enfin sa famille et sa jeunesse dans le sud-ouest de la France, près de Pau.

Pour le lecteur proche de la philosophie, ces pages seront particulièrement riches d’enseignements. Bourdieu a traversé la deuxième moitié du vingtième siècle en participant directement au mouvement des idées de la France des années 1960 et 1970. Mais durant toutes ses années passées à l’École normale supérieure à Paris, celui-ci fréquente exclusivement les classes de philosophie. Ce n’est que plus tard qu’il deviendra ethnologue puis sociologue, entre autres sous l’influence de Raymond Aron. À plusieurs endroits, Bourdieu parle généreusement et avec précision de ses propres influences, de ses anciens maîtres, ses lectures privilégiées (p. 13), et il réaffirme constamment l’importance de l’épistémologie, en citant tour à tour Jean-Paul Sartre, Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et plusieurs autres moins connus mais d’autant plus importants à ses yeux (p. 13, 24 et 41). Quelques portraits sont esquissés au passage. Ainsi, à propos de Canguilhem, Pierre Bourdieu écrit : « Il remplissait simplement, sans complaisance ni emphase, mais aussi sans concessions, sa fonction de professeur et de professeur de philosophie : il ne faisait jamais le philosophe » (p. 42). Particulièrement intéressé par les réseaux d’influences et la circulation des idées au sein de sa propre discipline, Bourdieu retrace le mouvement des idées de la sociologie à partir des années 1950, en montrant que les sociologues fondateurs comme Durkheim et Weber avaient souvent été travestis par des universitaires américains bien en vue, comme Talcott Parsons, Robert Merton, Paul Lazarsfeld. Selon Bourdieu, Edmund Husserl avait malgré lui subi les mêmes dérives durant cette époque où ses livres n’étaient pas tous traduits en France, mais interprétés diversement aux États-Unis (p. 95). Plus loin, Bourdieu rédige quelques pages généreuses à propos de Michel Foucault, dont il avait suivi les cours à Paris ; les deux hommes avaient en commun de se définir comme étant « philosophes » (p. 103).

Dans un texte pratiquement dénué de jargon, d’abord destiné aux non-sociologues et aux jeunes lecteurs (p. 141), Esquisse pour une auto-analyse fait partie de ces livres que l’on peut relire par pur plaisir. On y reconnaît le style de Bourdieu, qui affectionnait les phrases très longues et précises. Les abondantes notes en bas de page constituent autant d’invitations à la lecture. Il n’y manque qu’un index et une table des matières.