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I. La philosophie

1. Du fini à l’infini

Après Marx, Freud, Nietzsche, la philosophie se développe désormais au xxe siècle dans l’absence du divin. La lecture biblique n’est plus inséparable de l’activité philosophique ; le texte sacré se trouve dévalorisé, mis de côté, en marge, oublié. Toutefois, à l’intérieur de cette atmosphère désacralisante dominante, il est certains philosophes qui, sans être des exégètes comme l’étaient les Pères, Pascal, ont cherché, par fidélité à une exigence intérieure en même temps qu’à la raison, à penser dans une certaine harmonie avec la Révélation. Louis Lavelle (1883-1951) en paraît l’un des meilleurs représentants.

Inséré dans un monde qui le dépasse, le philosophe est appelé à questionner et à risquer les réponses les plus justes[1]. À l’intérieur du tout, il convient d’explorer la profondeur de l’énigme. Le philosophe élèvera ainsi sa pensée jusqu’à l’être, cet être d’où jaillit le sens. La philosophie de Lavelle se donne d’abord à entendre comme une philosophie de l’être[2]. Exister revient à appartenir à l’être. Cet être n’est pas statique, il est acte, don généreux de sa vivante plénitude[3]. L’être brille comme un foyer rayonnant par-delà toute connaissance. La philosophie, qui « nous place au coeur de l’être », se présente comme « une ontologie[4] ». La pensée philosophique convertit l’homme de l’apparence à l’essentiel, cet essentiel que découvre l’esprit. L’ontologie lavellienne se définira comme une ontologie spirituelle, résolument étrangère au matérialisme, à cette stérile réduction de l’être à la matière. Cette ontologie spirituelle qui vise à conduire du fini à l’infini ne rejette ni l’intelligence, ni la raison. Le chemin de l’être n’ignore pas la nécessité de l’intellect, de l’analyse réflexive. On retrouve même chez Lavelle des définitions de l’absolu similaires à celles des philosophes classiques de la raison ou encore de la scolastique[5]. Accueillant la raison, ses ressources spéculatives, l’héritage de la philosophie classique et moderne, il n’y enclôt pas pour autant sa pensée. Il sait que la raison ne peut atteindre l’être en sa présence spirituelle. « La raison est incapable de se suffire[6]. » Une pensée qui aspire intensément à l’infini rencontre intérieurement la religion comme le contrepoint indispensable de la raison et qui lui donne sens. La raison s’exauce dans la religion. La philosophie de l’esprit séjourne dans la raison mais sans jamais s’y emprisonner. Le philosopher ne se réduit pas au raisonner. L’ontologie spirituelle déchiffre les signes vivants de l’absolu dans l’existence humaine. Philosopher, c’est tendre à relier par la pensée le fini à l’infini, le multiple à l’Unité, les êtres à l’Être. Conjuguant étroitement action et contemplation, la philosophie doit rester humble devant le secret de la vérité. Il y a une expérience indicible du divin qui transcendera toujours la geste des philosophes.

2. Temps, liberté et humanité

Le chemin vers l’être se dessine comme un chemin vers l’éternité. L’existence humaine se caractérise par son immersion dans la temporalité. Qu’est-ce que le temps sinon la question essentielle pour un être fini qui a à se créer lui-même dans l’écho de l’Être-Source ? Vivre dans le temps revient à éprouver l’expérience de la finitude[7]. Mais la pensée lavellienne ne dissocie jamais la temporalité de l’éternité. « Le temps se déploie à l’intérieur de l’éternité[8]. » S’il y a une misère de la temporalité, elle demeure constamment éclairée, aux yeux de la sagesse, par la lumière de l’Être éternel. Toute notre destinée se joue dans ce battement voilé entre temps et éternité. Par la liberté l’homme peut « choisir entre le temps et l’éternité », « préférer toujours l’éternité au temps[9] ». L’ami de la sagesse comprend que la temporalité ne constitue pas le dernier mot de l’existence mais qu’entre les lignes des jours parle l’au-delà du temps[10]. Le temps est le chemin de l’éternité. Nos rencontres avec autrui oscillent entre temporel et éternel. À la pointe la plus aiguë de l’expérience du temps, il y a la conscience de sa mortalité. « Vivre spirituellement, c’est vivre comme si nous devions mourir tout à l’heure[11] ». L’oubli de la mort exile l’homme dans la matière, le superficiel. Il faut se souvenir de notre finitude et regarder la disparition de l’autre dans le silencieux éclat du vrai. La mort « nous révèle l’essence des êtres avec lesquels nous avons longtemps vécu[12] ». La mort est ouvrière de vérité. La philosophie lavellienne prend en compte le mal, la souffrance et la mort, et ses intuitions témoignent souvent d’une rare justesse de vue, mais tout se trouve réconcilié un peu trop vite dans la lumière. Le temporel apparaît sans cesse absorbé dans l’éternel. « Lavelle minimise […] le drame de la mort[13] ». Il n’y a pas chez lui la déchirure, la blessure, le tragique du disparaître. Le cri biblique de Job, résumant l’humanité douloureuse, devant l’inexplicable du malheur, l’angoisse pascalienne face à notre condition de condamné à mort, sont un peu trop oblitérés.

En même temps qu’il est un être de la temporalité, l’homme est un être de la liberté. Comme la Bible, Lavelle pense que l’humain a reçu l’insigne privilège de vivre dans la liberté. « […] Dieu a fait de l’homme le seul être au monde qui soit libre comme lui […][14] ». L’homme a été formé libre et également, comme l’enseigne Ézéchiel, responsable. Celui qui a été créé libre est appelé à devenir aussi créateur. Le mystère de la liberté transfigure l’existence en destinée. Un être libre est en même temps un être spirituel. En vivant librement, nous vivons selon l’esprit[15]. Au coeur de l’être demeure la liberté. La liberté finie développe sa force créatrice en dialogue avec la liberté infinie. « […] c’est dans le rapport entre la liberté de Dieu et la liberté de l’homme que réside le secret du monde[16]. » L’aventure créatrice apparaît comme une aventure libre dans l’horizon de l’infini. L’homme de la liberté, l’homme de la conscience, échappe à la nécessité, au déterminisme. Un être libre dispose d’un avenir. « La vie est un choix entre des possibles qui s’offrent de toutes parts à notre pensée[17] ». La sagesse consistera à choisir les possibles qui nous éloignent du néant et nous rapprochent de l’Être. L’ontologie lavellienne est une ontologie du sens de l’existence. La liberté créatrice peut tracer un avenir dans l’abri de la présence. Cette liberté qui est « inconnue et même inconnaissable », « un mystère impénétrable[18] », ouvre l’homme à sa vraie vocation.

La métaphysique reste vide si elle ne se fonde sur l’expérience. La pensée philosophique rejoint une expérience de vie. L’existence ne se dissocie pas de l’expérience. Si les expériences s’ajoutent les unes aux autres au long du temps, leur unité jaillit de leur commune origine[19]. En participant à l’être, la conscience découvre un itinéraire d’humanité. L’expérience de l’exister en sa vérité éclôt en sagesse humaniste. L’homme, quel qu’il soit, représente, en sa singularité même, l’universalité humaine. « […] il y a tout l’homme dans chaque homme […][20] ». Exister, c’est toujours exister avec, en relation, au sein d’une commune appartenance. Ainsi « dans la conscience de chacun de nous » se trouve le « sentiment » de « notre solidarité et de notre identité avec tous les autres hommes[21] ». C’est à partir de ce sentiment que peut se bâtir librement une communauté spirituelle, prendre forme une civilisation humaniste. Accueillant toutes les existences en leur foisonnante diversité, le philosophe demeure au service de l’humain.

II. De l’esprit

1. Une métaphysique spirituelle

La philosophie de l’être se déploie en philosophie de l’esprit. Qu’est-ce que l’être pour Louis Lavelle sinon l’esprit ? L’Être s’identifie avec l’Esprit. Il n’est d’« être véritable » que dans l’esprit[22]. L’expérience de l’être advient comme expérience de l’esprit. L’homme est créé par la Liberté de l’Esprit. La métaphysique de l’esprit prend chez Lavelle un caractère éminemment dynamique. « […] il n’y a rien dans l’esprit qui soit objet ou état, il n’y a rien qui ne soit acte[23]. » Être-Acte-Esprit, nous sommes là au coeur de la pensée du philosophe de Parranquet. L’esprit qui est acte porte l’homme à créer inlassablement sa vie. L’essentiel de l’existence appartient au domaine spirituel. « […] il n’y a de vocation que de l’esprit […][24] ». La vérité du chemin passe par l’esprit. Tandis que l’attachement à la seule matière exclut les êtres les uns des autres, l’esprit les rassemble et les unit. La matière a une réalité et une utilité qu’il faut incontestablement prendre en compte mais elle doit rester soumise aux plus hautes valeurs qui sont celles de l’esprit. L’existence selon l’esprit exige un courage qui est le signe d’une authentique sagesse. Dans l’esprit de l’homme résonne un écho profond du ciel. Rechercher la vérité revient à rencontrer ce que Lavelle appelle « le mystère de l’esprit[25] ».

La sagesse de l’esprit est une sagesse de la conversion autant que de la raison. La philosophie comporte de manière décisive un horizon spirituel au lieu de se clore sur le rationnel, l’intelligence, la science conceptuelle. En ce sens la sagesse spirituelle lavellienne apparaît comme le pendant du troisième ordre pascalien. À travers l’acte de conversion, l’être humain choisit librement l’esprit plutôt que la matière, la nature, et retrouve ainsi la transcendance. Dans le Traité des valeurs, I, Lavelle définit la conversion comme « un retour à la source, c’est-à-dire à l’acte spirituel et créateur[26] ». La philosophie spirituelle se détache de la convoitise, la volonté de domination et aspire à la pure contemplation de l’être. À l’intérieur de cette philosophie, l’art aura toute sa place comme un précieux révélateur du réel. L’art qui rend présent l’être en son dévoilement élève l’âme par-delà l’éphémère. Il demeure une authentique activité spirituelle[27]. Si l’existence apparaît comme une lente ascension spirituelle, la beauté en est un essentiel vecteur. De même que l’art véritable est un art spirituel, la nature même de la religion ne se dissocie pas pour Lavelle de la spiritualité. Il n’est de vie religieuse sans vie spirituelle[28]. Dans la sainteté la vie de l’esprit atteint sa plus haute plénitude. La religion doit viser à l’efflorescence en l’homme de la vie de l’esprit. L’existence n’est qu’un élan créateur vers l’être. Parce que nous sommes libres, nous pouvons rendre notre agir plus conforme au feu de l’esprit. Vivre selon l’esprit revient à unifier notre personne dans la sérénité[29]. La sensibilité a son territoire au pays de l’esprit. Par elle le corporel est assumé et exhaussé. En prenant appui sur l’Acte créateur originel, l’existence humaine cherche à créer son essence mais cette création n’est pas uniquement solitaire, elle est aussi création mutuelle à travers l’esprit dans la rencontre et le dialogue des consciences.

L’être spirituel, au contraire de la figure de Narcisse, ne s’enferme pas dans son image, les filets de l’amour-propre. L’esprit est liberté et ouverture ; il rejette la colère et cultive la patience. Vers « la source claire de la vie[30] » ramène la sagesse. De cette source s’écoule un fleuve de paix. À « l’homme spirituel » il est essentiel de « tenir son esprit en paix[31] ». Le philosophe, être de détachement et de recueillement, sans convoitise, veilleur de l’unique, recentre l’existence sur l’infini. Alliant le goût de la solitude et de la communion dans l’intimité avec l’absolu, la philosophie lavellienne rejoint « la tradition monastique[32] ». La philosophie de l’esprit met au premier plan de l’existence les biens spirituels. Si l’un vit au grand vent de l’univers et l’autre retiré dans un cloître, figure du philosophe et figure du moine n’en finissent pas moins par se ressembler[33]. Le philosophe de l’esprit tend à devenir un homme spirituel. Sans spiritualité la philosophie dérive au gré des concepts, loin de l’essentiel[34].

2. Intériorité

Lavelle pense l’être dans la dimension de l’intériorité. L’acte créateur est un acte intérieur. « L’être est donc une intériorité absolue ou universelle[35] ». L’être spirituel se dévoile comme intérieure présence. La recherche de l’absolu passera par le recueillement et la solitude. Au profond de la finitude parle l’infini. Plus que dans la création, le divin se rend présent dans l’être humain[36]. La sagesse exigera de reconnaître cette présence, de se tenir à l’écoute du sacré qui agit en nous. L’homme de l’esprit sera aussi bien l’homme de l’intériorité que de la raison. Il n’est de vie spirituelle sans intériorisation de l’existence. Le chemin de l’intériorité est un chemin de silence. L’importance accordée au silence signe l’importance accordée à l’intériorité dans la vie humaine. Le silence élève l’esprit à la puissance du mystère. Dans la silencieuse solitude murmure l’être. La Parole elle-même scintille comme pur silence. Le silence éloigne de la vacuité, de la facilité, de la légèreté éphémère[37]. Le silence ouvre notre existence à la Présence. À l’écart des bruits, du tumulte, de l’agitation, séjourne la beauté. « […] les paroles les plus belles sont les voix mêmes du silence[38]. » La force du silence témoigne de l’intérieure beauté.

Le bonheur de l’homme suppose la paix intérieure. Dans la douceur et le calme de l’intériorité une rencontre peut advenir. L’homme intérieur restera humble, simple et bienveillant. La vie de l’esprit jaillit comme une inépuisable source d’apaisement[39]. L’intériorité féconde ne rejette pas la passion mais la purifie et la tourne vers l’être. Au-dedans de l’homme parle la voix du lointain. La lumière brille comme une lumière intérieure. L’amour n’a d’authenticité que s’il puise son élan dans l’intériorité. Voyager au sein de l’intériorité, c’est retrouver ce « paradis spirituel que chacun porte en soi[40] ». La voie de l’intériorité rend l’homme participant de la sagesse et de la vérité. Le monde intérieur reflète l’être éternel. L’attachement à l’intériorité ne doit pas conduire à l’intériorisme, à négliger l’importance et la valeur de l’extériorité. L’homme de l’esprit s’efforcera de cultiver un juste équilibre entre intériorité et extériorité, en faisant toujours de cette première le fondement[41]. La philosophie de l’esprit de Lavelle est une pensée de l’intériorité. Ce sens de l’intériorité n’est pas sans analogie avec le retour à l’intériorité enseignée par la Bible, en particulier les livres prophétiques et évangéliques. Il sert chez Lavelle à développer philosophiquement une ontologie et une anthropologie de l’esprit.

III. De l’amour

L’Être de liberté se dévoile comme Être d’amour. La métaphysique lavellienne apparaîtra comme une métaphysique de l’amour. Si l’Acte est Amour, les actes finis tendront à la plénitude de l’amour. En contrepoint de la métaphysique de l’amour, il ne peut y avoir de juste éthique qu’une éthique de l’amour. La volonté finie aspire à rejoindre la volonté infinie. La connaissance demeure vide sans le geste de l’amour. Retrouvant la grande tradition biblique, patristique et spirituelle, Lavelle ne sépare pas l’amour de l’humain de l’amour du divin[42]. Un amour qui s’enfermerait dans le fini ne serait pas un amour selon la vérité de l’esprit. La liberté temporelle se rapproche de la Liberté éternelle par un amour créateur. L’existence aimante crée son essence et aide autrui à créer la sienne dans la lumière de l’invisible. L’amour est l’unique source du bonheur. Toute personne rencontrée est comme une parcelle d’absolu qui mérite toute notre attention et notre amitié[43]. Une pensée qui ne graviterait pas autour de l’amour s’exclurait de la sagesse. La charité « est le sommet de toutes les valeurs morales[44] ». Elle représente leur cime en même temps que leur essence secrète.

L’amour authentique se caractérise toujours dans l’oeuvre lavellienne par sa pureté. Cette pureté, si importante dans la religion judéo-chrétienne, se trouve comme transposée ici dans le domaine philosophique. La pureté sonne comme l’écho d’une existence sous le signe de l’esprit. L’amour ardent, l’amour pur accède à la signification cachée de l’existence. La pureté de l’amour favorise la paix entre les consciences. Il faut rentrer en soi, loin des divertissements superficiels, du langage utilitaire, afin de tracer un chemin d’amitié entre les hommes. La communauté humaine se réalise par l’énergie secrète de la solitude. La veille solitaire permet la communion, favorise la rencontre profonde et ouvre au dialogue. Le phare de l’Être éclaire les existences séparées qui se rejoignent. Il faut « susciter une communion toujours renaissante entre les autres hommes et nous[45] ». L’existence qui aime cultivera les vertus qui permettent la vraie rencontre avec autrui, comme la douceur, l’humilité, la patience… L’amour confère à la condition humaine sa beauté.

« L’amour se porte donc vers l’Être[46] ». Avec le libre acte d’aimer se dessine l’aventure créatrice de la participation. L’amour n’est jamais futilité, il comporte un enjeu ontologique qui a des résonances à la fois éthiques et eschatologiques. Pour l’homme exister c’est être créé et aimé, mais aussi devenir créateur et aimant. Il y a un lien indissoluble entre amour et création en même temps qu’entre amour et participation. Tout être reçoit dans l’Être « une vocation unique et irremplaçable[47] ». Celui qui n’aime pas fuira cette vocation et n’accomplira pas son essence ; il restera aussi indifférent à la vocation d’autrui. Celui qui aime l’absolu n’aura de cesse que de chercher à connaître sa vocation et à lui donner vie, d’aider autrui à trouver et concrétiser la sienne. L’amour est créatif et participatif. Il nous retire du mal et du néant en un geste de sagesse. Il se sert de la raison tout en la dépassant dans l’esprit. Une philosophie limitée à la raison ne pourrait pas être une philosophie de l’amour[48]. La philosophie de l’esprit est une philosophie de l’amour, un amour empreint de liberté, de paix et de vérité. L’amour, en traçant une unité intense et secrète entre les deux versants, métaphysique et moral, de la philosophie de Lavelle, en représente comme la clef d’interprétation.

IV. Vers la mystique

1. L’union de l’âme

« Chaque conscience porte en elle une aspiration toujours insatisfaite parce qu’elle a l’infini pour objet[49]. » À l’image de Pascal, Lavelle pense l’homme comme un être de l’infini, mais en situant cette soif davantage au niveau de la conscience qu’à celui du coeur. L’humain est habité par une profonde nostalgie d’un au-delà de sa finitude. À la fin de son ouvrage Le mal et la souffrance, Lavelle souligne en une formulation presque rimbaldienne : « […] notre vie véritable est ailleurs[50]. » La vie de la finitude demeure en attente de la vie de la plénitude. Il y a un écart entre la terre et le ciel où tremble le mystère. L’être divin comme l’être humain sont enveloppés de mystère. Nous séjournons dans les nuées de la profondeur. Il faut retrouver, en un mouvement de foi, ce « mystère auquel toute existence est suspendue et dans lequel notre vie elle-même nourrit son secret, son élan et son espérance[51]. » L’homme appartient en sa vérité au mystère. Fuir l’expérience du mystère revient à se disperser dans des surfaces imprégnées d’amour-propre, d’orgueil et d’avidité. La clarté s’offre sous le mode de l’intériorité[52]. Tout se joue entre voilement et dévoilement. La mystérieuse lumière délivre notre existence de l’errance. Dans un univers de mystère, la vérité a la force, l’incandescence et la beauté de l’éclair. « Qu’il n’y ait pas de jour où nous omettions de saisir au vol ces vérités qui traversent notre conscience comme des éclairs et qui sont comme des trouées dans l’éternité[53] ». L’éclair illumine le mystère. S’il est par nature bref, insaisissable, il appartient à notre libre responsabilité de l’intérioriser, de le garder sagement en notre mémoire afin que cet instant devienne pierre fondatrice. L’ailleurs, l’éternel traversent notre existence, le temporel sous le mode de l’éclair[54]. Il y a comme un miracle de lumière qui irradie la trame des jours. En pensant au mystère de notre vie, nous pensons au mystère de l’Être.

« C’est donc dans la mesure où nous sommes le plus étroitement unis à Dieu que nous sommes aussi le plus libres[55]. » La perfection de la liberté où s’accomplit notre existence est de nature mystique. L’expérience du mystère, intériorisée par la conscience, mène à la rencontre personnelle du divin. L’union mystique à l’absolu nous arrache à la contingence. « Le solitaire vit en Dieu[56] ». Vivre en l’infini revient à demeurer dans l’ineffable. L’expérience mystique est une cime, une perfection, une grâce. Le regard mystique voit plus loin, plus profond, dans une inépuisable ardeur qui s’achève en extase. Lavelle, « à la suite des grands auteurs spirituels chrétiens », pense l’« union à Dieu » comme « l’essence même de la vie religieuse[57] ». Cette union est une union d’amour, qui dépasse toute science, toute connaissance. Le mystique, homme de spiritualité, d’intériorité, est un contemplatif. La plus haute sagesse, sans ignorer la raison, aura les traits de la vie mystique, de l’activité contemplative. La Parole touche l’homme dans le silence. La voix de l’éternité déchire la monotonie du temps. La pure contemplation élève l’esprit au-delà des représentations de l’entendement. Du grand poète mystique qu’a été saint Jean de la Croix, Lavelle écrit qu’il « est le poète de la contemplation[58] ». La contemplation mystique représente comme l’horizon indicible du chemin philosophique. C’est dans le mysticisme que l’existence participe le plus intensément de l’Être. La philosophie de la création-participation découvre dans la religion, une religion de nature spirituelle et mystique, un au-delà du concept qui rend comme vivante et présente la vérité. « Entre les mots être et présent, il y a donc une identité essentielle : c’est comme présent que l’être se révèle à nous[59] ». Or l’accès à la plénitude de cette présence passe par la religion, la mystique. « C’est dans le mystère qu’il [Dieu] nous révèle sa présence véritable[60]. » La présence advient à l’homme par le mystère. Ce n’est que par « la relation silencieuse et empreinte d’abandon à la présence vivante » que « notre existence » peut trouver son « accomplissement[61] ». Se convertir, c’est reconnaître la présence intérieure. L’acte religieux de la prière vise à trouver la présence du divin, à épouser sa volonté[62]. Le saint vit constamment dans le mystère de la Présence. La présence porte à l’ardeur et au sacrifice. « Nous cherchons toujours dans la solitude la présence de Dieu[63] ». Au solitaire la présence s’offre mystérieusement comme une calme et douce lumière. Le mystique s’abandonne à la lumière voilée de la présence. Le relatif n’arrête pas son regard assoiffé d’immortelle pureté. « Dieu est source[64] ».

2. De lointaines sources

La pensée de Louis Lavelle s’est nourrie de lectures philosophiques abondantes mais aussi de lectures religieuses tout aussi abondantes. Au premier rang de celles-ci se situe l’Écriture Sainte. Les citations ou allusions bibliques jalonnent l’ensemble de son oeuvre. On trouve évoqué le Pentateuque avec Genèse, Exode ; les Livres poétiques et sapientiaux : Job, les Psaumes, Proverbes, Ecclésiaste, Siracide ; les quatre Évangiles ; les Épîtres pauliniennes (1 Corinthiens) et catholiques (2 Pierre, 1 Jean) ; l’Apocalypse ; de manière plus rare les Livres historiques et prophétiques (1 Samuel, Isaïe)[65]. Ainsi est-ce tout le corpus biblique qui se trouve exploré par notre auteur, avec une prédilection toutefois pour le début de la Genèse, le Prologue johannique et l’Évangile matthéen. Ce qu’il convient d’abord de souligner, c’est que les intuitions essentielles de sa métaphysique, les pierres fondatrices de sa philosophie, paraissent sourdre du texte sacré. Ainsi de l’identité entre l’absolu et l’être. « […] nous donnons à l’Être le nom de Dieu […][66] ». Par là Lavelle retrouve l’enseignement d’Ex 3,14 qui avait fécondé, depuis la patristique, la réflexion philosophique[67]. Ainsi également de l’identité entre l’absolu et l’esprit. « L’Être […] est identique à l’Esprit[68]. » Et Lavelle de citer par ailleurs Jn 4,24 (« Pneuma ho théos ») : « Dieu est esprit[69] ». Ainsi enfin de l’identité entre l’absolu et l’amour. Il faut penser « l’Être même comme l’Amour[70] ». Et Lavelle de retrouver la célèbre formule de 1 Jn 4,8.16 (« Ho théos agapê éstin ») : « Dieu est amour[71] ». On pourrait, afin d’essayer d’être complet, ajouter l’identité entre être et mystère : « Dieu est caché[72] ». À partir de ce socle métaphysique en consonance avec la Bible se forme une éthique dynamique et spirituelle de l’amour. C’est autour de l’amour que gravite l’essentiel des références bibliques de l’oeuvre. Il y a d’abord le grand commandement évangélique de l’amour (Mt 22,36-40 ; Mc 12,28-31 ; Lc 10,25-28)[73]. On retrouve également de manière récurrente la Règle d’or de Mt 7,12 (Lc 6,31). « […] la loi fondamentale de l’Évangile […] n’est pas : “Ne fais pas à autrui ce que tu voudrais que l’on te fît à toi-même[74]”, mais : “Fais à autrui ce que tu voudrais que l’on te fît” […][75] ». Dans un ouvrage aux dimensions assez modestes comme L’erreur de Narcisse où la lecture attentive des Béatitudes matthéennes dessine l’arrière-plan des analyses philosophiques (douceur, pureté, affliction et consolation…), nous avons identifié dix-sept références bibliques (plus précisément néotestamentaires et très majoritairement synoptiques), dont près de la moitié autour de l’amour[76]. Il ne fait pas de doute que l’importance accordée par la philosophie de Lavelle à l’amour se trouve en réelle consonance avec l’univers scripturaire. On notera simplement que des deux aspects de l’amour biblique, l’aspect spirituel et l’aspect cordial, il aura privilégié le premier ; le mot coeur n’est pas un mot clef de sa morale.

« Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3,17). En plaçant cette citation en ouverture de son article sur La liberté comme terme premier[77], Lavelle montre que sa pensée de l’esprit, et concomitamment de la liberté, au-delà de sa dimension strictement philosophique, plonge ses lointaines racines dans le texte sacré. « […] la conscience naît de la lutte entre la chair et l’esprit[78]. » La conception paulinienne de l’existence comme combat de l’esprit contre la chair est retraduite sous le mode philosophique. La victoire de l’esprit sur la chair est en même temps celle de la vie sur la mort, de l’éternité sur le temps. Il faut selon la demande du Pater (Mt 6,10) que la volonté de l’infini se substitue à la volonté finie[79]. La philosophie aime revenir à la Bible comme à un jardin secret de vérité. Dans La parole et l’écriture, oeuvre morale marquante de Lavelle comme L’erreur de Narcisse dont elle a les mêmes dimensions, ce dernier revient aussi constamment au texte sacré pour penser le langage, la parole, la création[80]. Il y a une parole infinie qui purifie la parole temporelle. « Et l’homme ne parle comme il faut que quand c’est Dieu qui parle par sa bouche[81]. » En recourant régulièrement à l’Écriture, la philosophie de Lavelle porte comme un lointain écho de la pensée des Pères, des médiévaux, de Pascal, mais à la différence de ceux-ci, sa pensée n’est pas christocentrique. Il n’y a pas de christologie chez Lavelle[82]. Il parle avec une grande discrétion du Verbe comme d’une douce et silencieuse lumière. L’attention accordée à la Bible, au Nouveau Testament, éloigne de l’artificielle complexité philosophique. Au nom d’un idéal de simplicité, Lavelle critique ces philosophes qui « ressemblent souvent à d’industrieux mécaniciens dont les concepts bien polis s’agencent dans d’adroites combinaisons » et il cite Aristote, Spinoza, Hegel[83]. Une pensée attentive à l’Écriture s’efforcera d’associer la simplicité à la profondeur.

Après la Bible, les affinités les plus lointaines de la philosophie lavellienne se trouvent dans la patristique, en particulier dans l’augustinisme. S’il lui arrive à l’occasion d’évoquer d’autres Pères comme Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome, Bernard de Clairvaux, c’est incontestablement de l’évêque d’Hippone, cité bien plus souvent, que Lavelle se sent le plus proche. Il reprend la célèbre formule de la nécessité de croire pour comprendre. La philosophie de l’intériorité qu’il bâtit aime à puiser à la source augustinienne. L’absolu est « plus intérieur à moi que moi-même[84] ». Tout se joue pour l’homme dans l’intériorité, lieu d’habitation de l’infini. Par son sens de l’intériorité, la philosophie lavellienne prend une teinte augustinienne. Le philosophe de Parranquet, en complément des textes philosophiques majeurs, aimait lire les ouvrages de haute spiritualité et de mystique. Quatre saints est consacré à François d’Assise, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, François de Sales. Son esprit se trouvait attiré aussi bien par les philosophes que par les auteurs spirituels du christianisme. Il rencontre en Pascal une pensée qui conjugue merveilleusement la sagesse, la morale, la spiritualité et la mystique sur un arrière-plan biblique et augustinien. À l’époque de sa captivité, en 1917, il donnait, non sans succès, des cours sur « Pascal et la pensée religieuse[85] ». Il aimera plus tard se référer régulièrement à son oeuvre et l’apologiste représentera assurément un de ses auteurs de prédilection. Pour Pascal « le christianisme était […] la vraie science de l’homme[86]. » L’auteur des Pensées a su discerner la misère et la grandeur humaines[87]. Il a montré la vacuité et l’inutilité du divertissement qui nous écarte de l’absolu. Parmi les références à Pascal, celles qui ont trait à son mysticisme occupent une place particulièrement significative. Il cite ainsi le Mémorial (« renonciation totale et douce ») en conclusion de La conscience de soi[88]. Le Mystère de Jésus, autre grand texte mystique de Pascal, est évoqué à plusieurs reprises : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé[89] » ; « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi[90] ». L’évocation du Dieu caché, si elle puise son origine la plus lointaine dans la Bible, est sans doute médiatisée par Pascal. Les sources les plus profondes de la philosophie lavellienne se situent dans la Bible, chez Augustin et Pascal, dans l’histoire de la spiritualité et de la mystique chrétiennes[91]. Sa culture était par ailleurs essentiellement philosophique. Parmi les philosophes qu’il cite le plus souvent, on peut mentionner Platon, Leibniz, Spinoza, Malebranche, Kant, Bergson et, de manière particulièrement accentuée, Descartes. C’est au contact de ces philosophes que sa métaphysique s’est formée[92]. Les sources claires, immédiates, de la pensée de Lavelle sont philosophiques, principalement platoniciennes et cartésiennes[93], mais ses sources lointaines, profondes, sont religieuses. Dans l’union de ces deux sources se tisse un chemin de sagesse. Lavelle était un philosophe familier aussi bien de la Bible, de la spiritualité, de la mystique que de Platon et de Descartes.

V. La sagesse

L’ensemble philosophique central de Lavelle, intitulé La dialectique de l’éternel présent et constitué par De l’être (1927), De l’acte (1937), Du temps et de l’éternité (1945) et De l’âme humaine (1951), devait s’achever et s’accomplir par un volume sur la sagesse. Mais sa mort, survenue en 1951, ne lui permit pas d’écrire De la sagesse comme un couronnement de son oeuvre philosophique. Cette volonté de conclure La dialectique de l’éternel présent par De la sagesse montre en tout cas qu’aux yeux de Lavelle la Sagesse était l’acmé de la recherche philosophique. Faute de l’existence De la sagesse, nous essaierons de glaner dans les oeuvres publiées des éléments susceptibles de définir les axes essentiels de la sagesse lavellienne dont nos analyses précédentes ont tracé comme l’esquisse.

La sagesse lavellienne, tout en prenant racine dans une métaphysique, se développe dans le champ pratique. Le sage cultive les vertus qui lui permettent de vivre en harmonie avec lui-même et avec les autres ; il tend à l’épanouissement de sa vocation comme au bien commun. La sagesse exige la maîtrise de soi[94]. Elle s’exprime par la modération, cette mesure si chère à l’esprit des Grecs. « Aussi a-t-on vu de tout temps l’idée de sagesse se définir par les vertus d’équilibre et de modération[95]. » Toute la philosophie de Lavelle résonne d’une douce et prudente modération. Le sage aime à se servir de la raison pour rejeter les vains excès. Il sait conférer un sens à l’expérience. Il apprend à user avec discernement du temps qui est imparti à l’homme sur la terre. « […] il y a un juste moment pour dire et pour faire […][96] ». Le sage est tout le contraire d’un être de la précipitation et de la convoitise. Homme de justice, de mesure, de prudence, de tempérance, il sait, dans l’épreuve, dans l’adversité, faire preuve de courage[97]. Le sage aime les vertus, cultive leur fécondité. En tendant à devenir vertueux, l’ami de la sagesse s’approche de la vie heureuse. « La sagesse se reconnaît à ce signe qu’elle produit le bonheur en nous et autour de nous[98]. »

Le sage relie l’existence dans le temps à un au-delà du temps, d’où la dimension religieuse de son être intime. La sagesse représente « un accord de la nature et de l’esprit, […] du temporel et de l’éternel[99] ». Le lien qui réunit l’ici et l’ailleurs est un lien spirituel. La signification que le sage confère à la vie apparaît comme une signification spirituelle. Le vrai sage selon Lavelle ne cesse de tendre à spiritualiser le monde. Il n’est de sagesse authentique sans vie de l’esprit. « La sagesse […] est la science de la vie spirituelle, c’est-à-dire de l’esprit agissant, une science plus profonde et plus secrète que toutes les sciences, la seule où il y ait une identité nécessaire entre connaître et faire[100]. » La sagesse de l’esprit unit théorie et pratique, métaphysique et éthique. La vie spirituelle est une vie sapientielle, une vie de plénitude. « Les concepts de vie et d’esprit sont unis dans le concept de la sagesse, en tant que la sagesse est la vie spirituelle et par là l’aboutissement de toute philosophie[101]. » Là est le chemin singulier de la sagesse lavellienne que d’être une sagesse de la spiritualité. La vie spirituelle déploie sa beauté comme vie d’amour. « Comprendre, aimer, donner un sens à tout ce qui est, il ne peut y avoir pour la conscience de tâche plus belle. C’est à la sagesse de s’y consacrer […][102] ». L’amour du sage est un amour universel, sans limites. Celui qui n’aime pas ne peut vivre de sagesse[103]. La sagesse de la vie spirituelle est une sagesse de l’amour.

« Le commencement de la sagesse c’est de montrer qu’il n’y a rien dans le monde qui puisse trouver dans le monde sa fin véritable[104]. » La condition humaine est habitée par l’invisible aux yeux du sage. Il est dans l’univers une porte entrouverte sur la Lumière. Rechercher le sommet de la sagesse, c’est rechercher Celui qui est le Sage. « Et la sagesse, au lieu d’être, comme on le croit souvent, un renoncement à l’absolu, est au contraire cette rencontre de l’absolu qui donne à toute chose sa mesure[105]. » Une sagesse humaine, trop humaine, se condamne à l’errance, ne peut atteindre la vérité. La sagesse qui porte fruit selon l’esprit appartient à la rencontre de l’infini. Cette rencontre engage l’existence sur la voie de la liberté. Le sage, purifié des vains désirs, affranchi des limites de l’extériorité, demeure un être libre. L’être se définit « en tant que participable[106] ». Toute existence participe de l’être mais l’ami de la sagesse quête une participation plus consciente, plus spirituelle, plus ardente, une participation véritablement aimante. Il n’est de sagesse possible que sur fond de participation[107]. L’aventure de la sagesse est une aventure qui vise à devenir de plus en plus participant de l’absolu. En ce sens la figure du sage rejoint celle du saint. Le héros de l’esprit aspire à la perfection. Une sagesse de la rencontre avec l’absolu tendra vers l’héroïsme de la sainteté[108].

La véritable sagesse est toujours une sagesse qui nous porte vers l’être. Philosophie de l’être et pensée de la sagesse se révèlent indissociables chez Louis Lavelle. L’acte sapientiel originel implique une conversion à l’intériorité. Si « la sagesse est une lumière[109] », c’est dans l’intimité de l’être qu’elle brille le plus intensément. Rejeter la sagesse revient à vivre, tel un aveugle, dans un monde obscur et vide. « La sagesse réside dans l’acquisition d’une lumière intérieure, qui, par son seul rayonnement, engendre en nous l’équilibre et le bonheur et, hors de nous, cet ordre que nous cherchons à produire[110] ». Le bonheur du sage sourd de l’intérieure lumière qui crée la pure beauté autour d’elle. La sagesse de la lumière intérieure porte à travers l’amour un fruit de paix au coeur du monde. Une intérieure sagesse ramène, comme la sagesse biblique, au pays de l’enfance. Ainsi « il faut que le philosophe […] redevienne lui-même comme un enfant à qui le réel se révèle toujours comme s’il ne l’avait encore jamais vu[111] ». Retourner à l’enfance, c’est comme retrouver une immédiateté perdue, une intuition cristalline de la lumière. « Il arrive que la vérité philosophique soit semblable à la découverte d’un enfant[112]. » Il y a une intuition philosophique de l’enfance, rare mais intense, qui transcende par son éclat toutes les réflexions philosophiques de l’âge adulte. « Aussi est-il bon que chacun essaie de rappeler à sa pensée les toutes premières expériences dans lesquelles, dépassant le monde de l’apparence et de l’habitude, il croyait percevoir, comme dans un éclair, l’essence même de cette vie qu’il a reçue, comme si l’existence s’était illuminée pour lui tout d’un coup avant de retomber presque aussitôt dans la sécurité des besognes quotidiennes[113]. » L’expérience philosophique fondatrice remonte à l’enfance. Le sage est un être de la mémoire, attentif à la lumière d’enfance ; l’insensé, qui est aussi bien un aveugle, est un être de l’oubli. Il faut retrouver « la paix de la première enfance », « des pensées d’enfance[114] ». La lumière sapientielle incline l’esprit à la sérénité. Celui qui recherche cette Sagesse qui est humble, simple, dépouillée comme l’enfance[115], marche d’un pas serein. Homme paisible, le philosophe, à la lueur de la lampe intérieure, convertit la réflexion en méditation[116]. À l’écart du tumulte du monde qui se perd dans l’absence, le sage demeure à l’écoute de la présence. L’essence de la sagesse est « de chercher à obtenir, dans le silence intérieur, un contact parfaitement pur avec une présence éternelle où notre être ne cesse de puiser la lumière qui l’éclaire et la confiance qui l’anime[117]. » La lumière de la présence, que perçoit avec la plus rare acuité l’enfant, transfigure silencieusement l’existence du sage. La vraie sagesse se fait hospitalière au don de la présence. « En disant : à chaque jour suffit sa peine, nous acceptons que chaque jour l’absolu même nous devienne présent[118]. » Dans la sérénité de la présence, l’existence peut créer spirituellement son essence.

« La sagesse nous interdit de rompre le silence aussi longtemps que les paroles qui naissent sur nos lèvres viennent de nous-même et non pas de Dieu[119]. » La quête sapientielle passe par une passion pour l’absolu. La parole finie n’est rien si elle ne tressaille du feu de l’infini. Choisir la sagesse, c’est choisir l’être qui est le bien, le vrai, la beauté ; refuser la sagesse, c’est choisir le néant, le mal, le mensonge, l’informe. La sagesse éclaire l’existence comme une grâce. Elle donne sens à nos activités, les hiérarchise selon l’esprit et les oriente vers les fins dernières. L’une des plus grandes forces de la sagesse revient à tracer une signification à l’exister. Par elle les valeurs s’harmonisent et confluent vers l’absolu. C’est elle qui peut conférer à la science, aux techniques, leur juste place. « […] il faut que la science soit subordonnée à la sagesse. Or la sagesse a plus de prix que la philosophie, s’il est vrai que la philosophie n’est que la recherche et l’amour de la sagesse […][120] ». Une philosophie qui ne rechercherait pas la sagesse romprait avec son essence même. Plus haut que la philosophie s’élève l’aile d’or de la sagesse. La vraie sagesse entrelace toujours l’humain et le divin, et incline l’esprit à l’amour. Celui qui tend vers la sagesse cultive la raison tout en la dépassant dans un ordre sacré. Nul ne peut tendre à la sagesse s’il n’est embrasé intérieurement d’amour pour tous les êtres créés-créateurs et pour l’Être-Créateur. La sagesse lavellienne comporte indissolublement une dimension métaphysique et une dimension éthique. À un idéal grec elle associe un idéal chrétien. Au contraire de Louis Lavelle, la sagesse chez Alain ne prend pas appui sur une métaphysique. Il s’agit d’une sagesse reliée aux humanités, à Socrate, Montaigne, Descartes et qui développe des valeurs universelles comme le courage, l’amitié, la paix. La sagesse d’Alain est une sagesse humaniste sans métaphysique. La référence au christianisme dans son approche de la sagesse reste latérale[121] tandis que chez Lavelle elle est décisive. Ce qui les rapproche, ce sont des valeurs intemporelles, la conception du sage comme être vertueux et surtout de l’homme comme être de l’esprit[122]. On ne peut étudier en profondeur la philosophie de Lavelle sans rencontrer la sagesse comme l’horizon essentiel vers lequel se tourne sa pensée. La sagesse de l’esprit ramène l’homme à son antique patrie.

Conclusion

« Et y a-t-il en philosophie tant de vues différentes, qui fassent que l’on puisse tout penser et tout dire, comme si la philosophie ne pouvait jamais devenir une connaissance certaine, c’est-à-dire commune à tous[123] ? » Le voyage en terre de philosophie paraît menacé par le scepticisme. Les opinions s’opposent, se succèdent les unes aux autres sans que l’on puisse par les seules voies de la philosophie reconnaître leur degré respectif de vérité. Ainsi « il y a […] autant de philosophies que de philosophes[124] ». Tandis qu’une oeuvre artistique, une toile, une sonate, peut être achevée, l’oeuvre philosophique reste toujours en devenir dans le foisonnement des idées. « Mais il n’y a pourtant qu’une philosophie[125] ». Conscient de l’ample diversité des philosophies, Lavelle ne se laisse pas aller au scepticisme et perçoit une unité philosophique essentielle. La multiplicité n’exclut pas l’universalité. La philosophie une se trouve découverte par la voie de l’esprit qui reconnaît intérieurement à la source de tout être, l’acte d’être. Toute existence participe de Celui qui est. La sagesse de l’amour, de l’esprit et de l’être permet de dépasser le scepticisme, de donner sens à l’activité philosophique comme vecteur de vérité.

« Rien ne vaut, rien ne tient que le style et par le style. C’est qu’il peut seul exprimer les plus délicates nuances de la vie intérieure[126]. » Une philosophie, c’est une pensée mais c’est aussi un style. Celui de Louis Lavelle se caractérise par un classicisme qui cultive la finesse, l’élégance et la pureté. Si parfois dans les oeuvres métaphysiques le vocabulaire, plus spécifiquement philosophique, complexifie un peu la langue, celle des oeuvres morales s’écoule toujours avec simplicité et limpidité. Des formules proches de la maxime ou du proverbe peuvent conférer une tonalité sapientielle au style lavellien. Cette philosophie au style classique, empreint de clarté, navigue entre trois écueils : le subjectivisme, l’idéalisme et le panthéisme. S’il lui arrive à l’occasion de s’y écorcher, son sens de l’absolu lui permet d’échapper au subjectivisme, son sens de l’être créateur et de l’existence à l’idéalisme, son sens de la transcendance au panthéisme[127]. Le Dieu de Lavelle ne se confond pas avec celui que Pascal appelait le Dieu des philosophes. S’il conçoit à l’occasion Dieu comme la cause ou la raison de tout, son Dieu est loin de se réduire à cela. « Aussi ne faut-il pas s’étonner que nous considérions Dieu comme une personne[128] ». L’ami de la sagesse, l’homme de l’esprit, reconnaît le divin comme un être intime[129]. Le Dieu des philosophes devient chez Lavelle un Dieu d’Abraham spiritualisé, intériorisé.

Dans l’héritage de la patristique, le philosophe de Parranquet associe recherche philosophique et recherche spirituelle. Il retisse le lien antique entre philosophie et spiritualité que la philosophie moderne avait dénoué. Sa philosophie apparaît autant nourrie d’auteurs spirituels, mystiques que de philosophes proprement dits[130]. La spiritualité, alliée à la rationalité, rend l’homme plus participant de l’Être, plus proche de la Vérité. Si le métaphysicien-moraliste n’a pas écrit l’ouvrage sur la sagesse qu’il projetait, ce qu’il a publié permet de dessiner les contours essentiels que revêtait à ses yeux cette notion[131]. La sagesse de l’amour, de l’esprit et de l’être a une coloration rationnelle, intellectuelle, réflexive mais aussi, de manière complémentaire, une coloration intérieure, méditative, sacrée. Lavelle qui pense philosophiquement la sagesse l’ouvre sur un au-delà de la philosophie. Son oeuvre reste avant tout celle d’un philosophe soucieux d’élucider l’homme et le monde par la raison. Centrant cette élucidation sur l’esprit, Lavelle a été amené à puiser chez d’autres représentants éminents de l’esprit que les philosophes. Il intègre l’apport de la philosophie grecque et moderne tout en le transfigurant à partir de l’expérience spirituelle, mystique. La sagesse la plus haute, ouvrière de bonheur, unit philosophie et spiritualité, raison et intériorité, dans l’orbe de la vérité.