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Lorsque s’éteignait le bûcher Funéraire, et que s’achevait le dernier adieu, ceux qui prenaient une fois pour toutes congé de leurs Amis ensevelis, ne s’attendaient guère que la curiosité des âges futurs ferait réflexion sur leurs cendres, et n’ayant aucune expérience quant à leur durée de leurs restes, ne s’intéressaient pas aux remarques d’un temps à venir.

Mais qui peut connaître le destin de ses os, ou savoir combien de fois on l’enterrera ? Qui détient l’oracle de ses cendres, ou sait en quel lieu elles seront dispersées ?

Thomas BROWNE, Les urnes funéraires[1]

Comment apprendre la mort de l’autre ? Les informations exactes sur sa mort suffiraient-elles pour en rendre compte ? C’est ce que semble se demander l’écriture de Pompes funèbres (1947). Dans les premières pages du roman, le narrateur, « Jean Genet », essaie de reconstituer les circonstances de la mort de son amant. Il apprend que Jean Decarnin a été assassiné le 19 août 1944, dans la rue Belleville, au pied d’un arbre en face du numéro 52. Il se rend à l’endroit de l’événement et il y trouve cette inscription faite à l’encre noire : « Ici est tombé un jeune patriote. Nobles Parisiens, déposez une fleur et observez un instant de silence. » Et Genet poursuit : « “jeune”, mais il me sembla que la certitude de la mort de Jean ne devait dépendre d’un mot qu’on peut effacer. “Et si je l’effaçais[2] ?” ». Il réagit alors contre cette certitude, contre cette déclaration de la mort de l’autre qui clôture l’événement. Et si un autre aurait été tué là à la place de Jean ? Ce refus d’accepter sa mort entraîne la recherche d’une écriture qui apprenne autrement la mort de l’autre.

Mais que nous apprend sa mort ? Elle montre les dangers qu’une certaine écriture sur les morts pourrait entraîner, celle qui écrit « maladroitement », « impoliment », « indécemment » (PF, 37), comme ce mot qui dit la mort du jeune résistant sur un quelconque papier à lettres rayé. Le roman se construit ainsi comme une interrogation sur les rapports entre l’écriture comme inscription et la mémoire. Comment combattre l’oubli auquel ce discours « indélicat » condamne les morts si le seul recours disponible, c’est les mots et si « les mots sont des mots et qu’ils ne changent rien aux faits » ? (PF, 36).

« La mort de Jean D. »

Le roman s’écrit contre ce discours qui dit indécemment la mort de l’autre. Un tel discours ne fait que la constater, autrement dit, il fait d’elle quelque chose d’observable qui pourrait être transmis comme s’il s’agissait de l’information. Dans un passage du début du roman, Genet expose les formes d’écriture dont il pourrait disposer pour parler de Jean :

À propos de ce héros que fut Jean D., j’aurais voulu parler encore sur un ton précis, le montrer en citant des faits et des dates. Cette formule est vaine et trompeuse. Le chant seul dira le moins mal ce qu’il fut pour moi, mais le registre des poètes est réduit. Si le romancier peut aborder n’importe quel sujet, parler de n’importe quel personnage avec toujours une précision rigoureuse et obtenir la diversité, le poète est soumis aux exigences de son coeur […], et tous les personnages de mes livres se ressemblent. Ils vivent, à peine modifiés, les mêmes moments, les mêmes périls, et pour parler d’eux, mon langage inspiré par eux redit sur un même ton les mêmes poèmes.

PF, 73-74

Cette écriture, au « ton précis », est repoussée, car elle est perçue comme un piège. Elle fait croire à la possibilité de saisir l’événement de la mort. Si elle est « vaine », c’est parce qu’elle ne peut rien dire sur celui-ci et qu’elle prétend tirer sa légitimité de la référence, de ce qui se serait vraiment passé. Mais l’écriture des romanciers est également inadéquate, puisqu’elle a aussi recours à « une expression rigoureuse » et donc trompeuse. Si le roman ne peut pas apprendre adéquatement la mort de Jean, c’est parce qu’il fait partie, selon Genet, des divers dispositifs de conservation de la mémoire qui sont en réalité une forme conventionnelle, voire officielle d’oubli. Ce sont des formes qui tirent leur efficacité du constat de la mort, de ce qui donne la mort. Et c’est justement cette efficacité rassurante des écritures constatives qui met en danger, pour lui, la mémoire des morts. Il s’agit donc de « dire la gloire de Jean D. » (PF, 10) autrement, ce qui ne pourra être réalisé sans s’opposer à l’efficacité du constatif. La répétition ou insistance obsessionnelle apparaîtrait ainsi comme le registre propre au chant des morts.

Le moment de la Libération semble représenter pour l’écrivain un moment de danger, car les morts sont oubliés. Ils sont en quelque sorte surex-posés et montrés de manière impersonnelle (comme dans les photographies journalistiques commentées au début du roman[3]) et Jean Decarnin resterait parmi eux si Genet ne lui avait pas consacré son roman. Tout au long du récit, on trouve en effet des références aux journaux de l’époque, elles sont comme le contrepoint des histoires que Genet fait vivre aux personnages qu’il dédie à Jean[4]. L’inclusion du discours des journaux dans le roman fait partie d’une critique de l’écriture de l’information, celle qui apprend habituellement la mort de l’autre. C’est justement contre le constat, contre l’illusion de l’immédiateté et d’une certaine appréhension totale de l’événement que le récit s’écrit. Ainsi l’écriture genetienne ne se livre pas et n’est jamais présente. Elle acquiert une force critique par cette mise en question de sa propre perceptibilité.

Le roman s’oppose en effet à une approche empirique de l’écriture. Dans une lettre adressée à Jean Ristat, Genet cite un passage de « La pharmacie de Platon » de Jacques Derrida :

Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs un texte imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un secret, simplement elles ne se livrent jamais au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une perception[5].

L’importance qu’il accorde à ce passage permet de mieux mettre en évidence la portée de sa réflexion sur la littérarité dans Pompes funèbres. Coupée de son origine et de sa fin, l’écriture devient cette illisibilité immédiate qui seule donne véritablement à lire. Elle ne peut pas alors être réduite à une perception, c’est-à-dire à une appréhension immédiate et totale qui annulerait toute altérité, car pour que l’écriture soit, elle devrait demeurer un appel.

Mais cette réflexion est indissociable d’une pensée du politique et de l’éthique. Si l’écrivain met en doute cette perceptibilité de l’écriture, c’est parce qu’elle présuppose un mode de penser, voire d’appréhender ces questions, considéré comme dangereux : celui qui fait résider la vérité et la réalité dans ce qui relève du phénomène. Pour ce mode de pensée, le propre du langage serait la frivolité et l’imprécision[6]. Et c’est justement pour cela que l’écrivain choisit le moins fiable des langages, celui d’une subjectivité et d’une liberté narrative extrêmes. Il ne reste plus aucun souci de réalisme ni de naturalisme dans son écriture. Son attention se concentre alors sur le rapport des « mots » entre eux, un rapport qui est pour lui magique.

S’il définit son travail en tant qu’« oeuvre de sorcellerie » (PF, 43), c’est à cause des possibilités performatives que cette pratique ouvre. Mais la magie dont il est question ici est celle des sorcières, ambiguë, illicite, exclue, persécutée. De même que la sorcellerie, l’écriture de Genet tire son efficacité de la subversion de l’ordre social et politique établi à travers une subversion de l’ordre des mots et des lettres et une sexualité excessive et stérile[7]. Cette « oeuvre de sorcellerie » se poursuit dans l’attention que le texte porte à « la magie des lettres[8] », notamment, à la lettre « D », celle du nom de famille de Jean. Comme l’écrit Patrice Bougon[9], cette lettre et le préfixe « dé- » ont « une productivité textuelle particulière » et imposent leur loi dans Pompes funèbres. Cette lettre non seulement donne naissance au « mouvement déstructurant » qui dirige l’écriture contre les discours institutionnels et contre elle-même, mais elle produit une réflexion sur l’inscription du corps dans l’écriture et, en particulier, celle du corps de Jean D.

Mais il s’agit d’un corps qui souffre, le corps de Jean marqué par la violence des balles de mitraillette qui ont provoqué sa mort. Et les traces sur son corps configurent autrement l’écriture. Si, comme le souligne Gilles Deleuze[10], toute chair qui souffre, c’est de la viande, en quoi ce rapprochement entre la matérialité de l’écriture et le corps, compris comme chair et viande[11], transforme-t-il le projet du roman ? Ce rapprochement modifierait-il le mode rhétorique du texte, l’exploration des possibilités du langage, ou encore, le rapport du texte au politique ?

En effet, la question du corps ne concerne pas uniquement sa représentation, celui-ci fonctionne aussi comme paradigme figuratif de l’écriture : « Le corps de Jean était un flacon de Venise. Je ne doutais pas que ne vînt un moment que ce langage merveilleux tiré de lui, […] ne réduisit son corps, ne l’usât jusqu’à la transparence, jusqu’au grain de lumière[12]. » Ce « langage merveilleux » fait, d’une part, référence à la perfection technique, au luxe et au faste auxquels Genet associe les figures, mais, d’autre part, il met l’accent sur leurs possibilités performatives, car le merveilleux fait aussi référence au magique. Pourtant, ce qui ressort principalement de cette citation, c’est le danger que la métaphore peut entraîner. Elle peut user le corps, le faire disparaître dans l’oubli.

Comme le remarque avec justesse Derrida,

on ne devrait jamais parler de l’assassinat d’un homme comme d’une figure, pas même une figure exemplaire dans une logique de l’emblème, une rhétorique du drapeau ou du martyre. La vie d’un homme, unique autant que sa mort, sera toujours plus qu’un paradigme et autre chose qu’un symbole. Et c’est cela même que devrait toujours nommer un nom propre[13].

Si la figure est ici problématique, c’est parce qu’elle peut fonctionner comme un généralisant, ce qui par rapport à la mémoire des morts serait une manière de les oublier comme personnes singulières.

Le narrateur-auteur est conscient de ce danger, il souligne à plusieurs reprises les contradictions de son projet d’écriture. Comment pourrait-il en effet justifier des affirmations où il fait du jeune résistant mort la métaphore emblématique qui couronne son récit : « Comme un pavillon de soie, armé d’un aigle d’or brochant les ténèbres, je brandis au-dessus de ma tête la mort d’un héros » (PF, 123). Les problèmes principaux que pose un emblème fonctionnant comme symbole seraient ceux d’une instrumentalisation et d’une esthétisation de la mort de l’autre, comme cela se produit pendant les funérailles « officielles » de Jean.

Par la mort de Jean D. m’est révélé le sens des grandes funérailles que les nations accordent à leurs héros. D’un peuple qui a perdu l’homme qui accaparait son attention, le chagrin fait accomplir à ce peuple les plus étranges fantaisies : drapeaux hissés mi-la hampe, discours, radios, rues portant son nom… Par cet enterrement la famille de Jean connaissait les fastes, les pompes princières et la mère était anoblie par cet écusson portant le D majuscule brodé d’argent.

PF, 160-162

La lettre « D », ancien blason de la famille Decarnin, signifie ici en tant que symbole de noblesse, il est là pour la gloire de la France et il efface ainsi la singularité de la mort de Jean, il ne reste aucune trace de sa souffrance. De même, le nom du héros ne désigne plus quelqu’un, il est un symbole qui est à la place du mort et élimine sa singularité pour l’intégrer au discours officiel.

Mais il y a une autre dimension de l’emblème qui s’oppose à cette forme d’oubli. Le narrateur-auteur détourne cet usage pour écrire autrement la mort de son amant : « C’est sous l’empire de la mort encore jeune de Jean, rouge de cette mort et l’emblème de son parti que j’écris » (PF, 121). La couleur rouge du parti communiste est imprégnée du sang de Jean, le rouge devient l’emblème de sa souffrance et la métaphore emblématique condense le conflit entre le privé et le public. Le problème auquel se heurte l’écriture, c’est celui de garder la singularité de la mort de l’autre, malgré la logique généralisante de l’institutionnel. C’est ainsi que le nom de Jean apparaît dans le roman comme une inscription, comme un « fragment hautement significatif[14] ». Si son nom se répète sans cesse tout au long du récit, il ne s’agit pas pourtant d’une question de rythme, de chant, mais, bien plutôt, d’une question de mémoire. « La mort de Jean D. » apparaît par cette répétition comme la trace ineffaçable de l’ami mort qui hante l’ensemble du roman.

L’allégorie ou « s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger[15] »

Dans Pompes funèbres, on trouve la tentative de récupérer poétiquement l’événement en offrant à Jean de nouvelles funérailles. Et c’est dans le rhétorique, ou bien plutôt dans l’allégorique, que se présente l’occasion d’empêcher la clôture de l’événement accomplie par le travail du deuil. Mais est-il possible de se soustraire à la fascination suscitée par le spectacle de l’allégorique ? On abordera cette question à partir du rapport de l’allégorie à la mort qui ne se présente pas seulement dans le roman comme un « thème macabre » (PF, 10). Car l’allégorie permettrait, selon le mot de Walter Benjamin, de « retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger » (PF, 431).

L’allégorie est souvent définie comme une série de métaphores qui représentent de manière concrète quelque chose d’abstrait. Mais cette définition restreint la force critique de l’allégorie en la plaçant à l’intérieur du problème de la représentation. Elle devrait ainsi établir des rapports référentiels dans lesquels domine l’exigence d’une adéquation analogique. Pour qu’elle puisse être lue ou, bien plutôt, déchiffrée, il serait nécessaire de conserver un parallélisme avec un système référentiel (concept/réalité) qui rende possibles les deux sens : un sens littéral qui s’efface pour donner lieu à un sens plus profond, l’allégorique. Mais cette figure, en réalité, défait la simple relation antithétique entre référent et figure puisqu’elle met en doute la possibilité référentielle du sens en révélant son statut figuré[16].

La prise en compte de cette question est décisive pour la compréhension de la portée critique de l’allégorie dans Pompes funèbres. Celle-ci ne s’y offre pas seulement comme une juxtaposition de métaphores, elle est une opération réflexive dans laquelle l’écriture se pense elle-même. En effet, elle ne renvoie pas à un référent extralinguistique, peut-être même pas à un référent intralinguistique. Loin de se présenter comme une technique ludique de figuration imagée, elle est, au contraire, « une expression comme la langue, voire comme l’écriture[17] ». Et c’est justement cette possibilité de signification de l’allégorie qui est mise en oeuvre dans le roman.

La mise en évidence de la structure allégorique du roman, que l’on retrouve tout au long du récit, illustre un des buts du roman : préparer l’irruption du hasard dans l’écriture. Bien qu’elle ait pour « but avoué de dire la gloire de Jean D. », l’écriture se soumet aux lois de l’aléa pour produire des constellations imprévisibles de sens. Cette rupture introduite par l’allégorie répond au refus de « renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps[18] ». Il s’agit donc d’une récupération de la singularité de l’événement[19] qui n’essaie pas de composer une image éternelle, anhistorique du passé, comme dans le symbole. Car ce qui différencie l’allégorie du symbole, selon la pensée de Benjamin, c’est son caractère profondément historique, c’est-à-dire son attachement au présent dans son rapport chaque fois unique au passé.

L’enjeu de l’écriture consisterait alors à faire éclater le continuum de l’histoire[20], lequel, en faisant dominer l’idée de progrès, met en danger le souvenir des morts. Une des tâches de l’allégorie serait d’interrompre le cours homogène de l’histoire à travers la condensation, dans une figure, des moments éloignés dans le temps. C’est ainsi que l’on retrouve dans un autre moment du texte l’allégorie de la rose qui rassemble plusieurs époques :

Pour être pucelle on n’en a pas moins ses règles. La veille au soir de l’exécution Jeanne revêtit la robe blanche des suppliciées. Le sang coulait sur ses cuisses fermées. […] La main gauche retroussant sa robe blanche, la main droite de Jeanne écrivait sur la nuit des signes sacrés, des signes de croix, confondus à des pentacles (ou se continuant par eux), à des tracés d’exorcismes. Lasse, épuisée, affolée par ce sang versé lors d’un drame où l’assassin et l’assassinée demeurent invisibles, elle se coucha sur la paille […]. Elle restait immobile, mais le tampon d’étoffe n’arrêtant pas le sang, la robe, déjà parsemée d’empreintes plus ou moins précises, affaissée au creux des jambes sagement réunies, s’ornait en son milieu d’une énorme tache de sang. Le lendemain devant les évêques dorés, les hommes d’armes portant la bannière de satin et lances d’acier […] Jeanne d’Arc monta au bûcher et resta exposée avec cette rose rouillée à la hauteur du con[21].

PF, 71

Le narrateur joue sur l’ambiguïté qui entoure le personnage historique, le soupçon de sorcellerie et les marques de la sainteté se confondent dans cette écriture sur la nuit comme dans celle de Genet. Ce passage s’offre d’une part comme l’allégorie de l’écriture elle-même qui met en scène l’indécidabilité du sens, c’est-à-dire l’équivoque inhérente à la figure en tant que figure du langage[22] — équivoque qui rend illusoire l’établissement d’une frontière entre le bien et le mal, entre le sacré et le démoniaque. Par ailleurs, une tension logique et esthétique demeure entre eux et c’est justement dans cette tension que l’allégorie de la rose surgit. La « robe blanche des suppliciées » fait apparaître Jeanne d’Arc comme une rose blanche, comme une « fleur funèbre » (PF, 125), marquée par le supplice auquel elle a été condamnée. Et c’est par son rapport étroit à la mort qu’elle sert au narrateur à orner le cadavre de Jean.

L’allégorie de la rose met aussi en évidence le conflit entre la convention et l’expression qui est au centre de l’allégorique. La rose désigne conventionnellement dans la tradition littéraire la jeune fille vierge (« pucelle »), mais le narrateur tout en reprenant cette tradition lui donne une autre signification. Par l’ambiguïté de son identité sexuelle, Jeanne serait le double de Jean D., sacrifié(e) pour la France. Elle pourrait également être rapprochée des personnages de Riton, le jeune milicien, et d’Erik, le jeune nazi, par l’entremise du motif de la virginité. Mais vers la fin de ce passage, à l’image de la rose blanche se superpose celle de la « rose rouillée à la hauteur du con » sur la robe de Jeanne. Cette allégorie arrive dans le texte comme un événement : cette rose, ainsi que la « plaie sanglante » que porte Hitler dans un autre moment du roman (PF, 119), apparaît comme la trace de la souffrance de Jean[23]. Elle renvoie ainsi à ce sang versé en sacrifice à la patrie.

La composition du souvenir qui est en même temps une forme d’oubli et de conservation est hantée par ce que l’on pourrait appeler la « trace fantôme » de l’ami mort, ce cadavre embelli et orné de fleurs. L’allégorie dans Pompes funèbres cherche à demeurer en tant que trace pour laisser une place vide, toujours en mémoire de l’expérience, une trace qui, comme le souligne Derrida, est « le lieu même de la spectralité[24] ». Toutefois, il ne s’agit pas d’un acte d’anamnèse intuitive qui ressusciterait l’originarité d’un événement[25]. Elle ne coïncide jamais avec elle-même, car elle renvoie toujours à un autre dont le regard ne saurait être croisé[26]. Et c’est ainsi que Jean D. revient incessamment dans le roman, comme le cadavre, allégorie spectrale, autour duquel s’organise le récit :

Pour ce livre, dès que j’arrête d’écrire, je me vois seul au pied de son cercueil ouvert dans la salle de l’amphithéâtre et je lui propose sévèrement mon récit. Il ne commente pas, mais je sais que son corps défiguré par les balles, par le sang, par un séjour trop prolongé au frigidaire, m’entend et, s’il ne m’approuve pas, m’accepte.

PF, 75

L’insistance du narrateur sur les conditions dans lesquelles il écrit ce roman met en relief la singularité d’un lieu de parole, d’un lieu d’expérience et d’un lien de filiation depuis lesquels il peut s’adresser à Jean[27]. Ce que l’on pourrait considérer comme un acte « insensé », parler aux morts (« je sais que son corps défiguré par les balles […] m’entend »), témoigne en réalité de la position politique du roman. Ce refus de distinguer entre la présence et la non-présence, l’effectivité et l’ineffectivité, la vie et la non-vie se pose comme une manière de penser la spectralité de l’écriture, le caractère paradoxal de sa matérialité. Dans l’allégorie, l’écriture se spectralise pour donner lieu à une politique de la mémoire, celle qui est avec les spectres[28]. Quel serait donc le mode de présence d’un spectre ? Il pourrait consister en cette trace fantôme, autrement dit en ce trait qui renvoie à ce qui n’est plus là mais continue à être un appel.

Comment l’écriture pourrait-elle faire « oeuvre de vie » ?

Le désir de mémoire qui donne naissance à l’écriture comporte un désir de vie et il permet de penser la mémoire autrement que comme remémoration. En effet, la réflexion sur la mort qui se poursuit tout au long du récit est inséparable de la question de la « vie » : « Mais si je me délecte, se demande Genet, dans l’examen du mal et des choses mortes ou mourantes, comment pourrais-je faire oeuvre de vie[29] ? » Comment comprendre alors ce désir de « faire oeuvre de vie » si le danger de l’esthétisation (« je me délecte ») est toujours présent ? Cette question pose d’emblée deux problèmes : celui de la séparation entre la littérature et la vie et celui de la performativité de l’écriture.

Pour Genet, la vie devrait surgir d’un travail du langage qui tienne compte de son caractère emblématique, d’où l’importance du motif du cadavre dans le roman : « […] pendant quarante heures j’avais vécu, je m’étais écoulé à l’intérieur d’une journée vivante dont la vie était émise, comme une aube autour de la crèche, par le cadavre lumineux d’un enfant de vingt ans […][30] ». L’écriture aurait pour tâche de composer la métaphore emblématique du cadavre pour tirer d’elle des effets performatifs. Mais comment le roman pourrait-il y arriver si une méfiance envers les forces de la littérature le traverse en même temps ? « Je sais bien, écrit Genet, que ce livre n’est que littérature[31] ». Ce qui résisterait au constat, ce serait donc un geste d’écriture, celui qui arrive à « effacer » la certitude de la mort de l’autre. Ce conflit entre le constat et le geste traduit la tension entre le constatif et le performatif qui est au coeur de la rhétorique[32]. Dans Pompes funèbres, la recherche de l’écriture adéquate passerait alors par l’invention[33] d’un « dispositif pragmatique[34] », fait pour produire un dérèglement, un lieu de perturbation.

Comment l’invention de ce dispositif s’opère-t-elle dans le roman ? Un des traits caractéristiques de l’écriture de Genet est l’importance accordée à la réflexivité de l’énonciation. Le texte se pose en montrant l’acte qui le fait surgir :

Il n’y a pas de doute, me dis-je, c’est ici… Je m’arrêtai là. « Ici », et les mots qui devaient suivre : « qu’on l’a tué » prononcés, fût-ce mentalement, apportaient à ma douleur une précision physique qui l’exaspérait. Les mots étaient trop cruels. Puis je me dis que les mots sont des mots et qu’ils ne changeaient rien aux faits.

Je me forçais à dire, à me redire avec l’agaçante répétition des scies I-ci, I-ci, I-ci, I-ci, I-ci. Mon esprit s’aiguisait sur l’endroit que désignait « Ici ». […] « I-ci, I-ci, I-ci, I-ci, I-ci. Qu’on l’a tué, qu’on l’a tué, qu’on l’a tué, con l’a tué, con l’a tué… » et je fis mentalement cette épitaphe : « Ici con l’a tué »[35].

Cette citation indique, d’une part, la manière dont les marques de personne et de temps agissent dans le roman, d’autre part, la tension existant entre le constatif et le performatif. Une modification s’effectue dans le fonctionnement du constatif. La certitude de la mort de Jean réaffirmée par le texte même au début du passage (« c’est ici », « Ici », « qu’on l’a tué ») se transforme dans et par l’énonciation en un autre mode de constat qui neutralise en réalité sa propre efficacité. La certitude de la mort n’est plus rassurante puisque un élément déstabilisateur est infiltré : le nom commun « con » « désolennise » le langage qui conventionnellement doit constater la mort. Mais il est important de souligner que cette nouvelle épitaphe surgit d’un énoncé performatif qui met en évidence le geste détournant le sens pour produire une autre signification. Ce passage ébranle la distinction entre le constatif et le performatif en montrant leur imbrication.

Le performatif met l’accent sur le fait que dire quelque chose est inséparable du geste qui consiste à montrer que l’on le dit. Dans Pompes funèbres, de nombreux passages indiquent la place privilégiée qui est accordée au geste :

Si grande était ma douleur qu’elle voudrait s’échapper en gestes de feu : baiser une mèche de cheveux, pleurer sur un sein, presser une image, entourer un cou, arracher une herbe, m’allonger là et m’endormir à l’ombre, au soleil ou sous la pluie, la tête sur mon bras replié. Quel geste ferais-je ? Quel signe me resterait ?

PF, 33

Devant l’arbre, la petite fille était encore accroupie, mettant dans une boîte […] ses oeillets blancs. […] Elle était seule. Elle jouait sans doute à fleurir un tombeau, elle avait trouvé le prétexte d’accomplir aux yeux de tous les rites cachés d’un culte à la nature et à ces dieux que l’enfance découvre toujours, mais qu’elle sert en secret. J’étais là. Quels gestes faire ?

PF, 34

Le geste adéquat reste donc à inventer. Car tous ceux qui s’offrent au narrateur sont conventionnels, codés. Or, ce qui est mis en question ici, ce n’est pas le caractère conventionnel du geste, mais son usure. Il s’agit en effet des gestes « indélicats », « de mauvais goût » et donc incapables de rendre hommage à la mémoire du mort. Pour le narrateur, il faut faire signifier l’écriture en tant que « geste délicat » (PF, 37). Le geste adéquat est ébauché dans ces passages : déposer une fleur, des fleurs en suivant des « rites polis et coutumiers », comme le fait la petite fille qui joue à fleurir un tombeau[36].

La question de la beauté est présente tout au long du récit. Elle apparaît dans plusieurs passages associée au grandiose du spectacle et devient ainsi suspecte d’esthétisation. Si la beauté est efficace dans ces cas-là, c’est parce qu’elle séduit à travers l’artifice. Dans le roman, on trouve une imbrication entre la beauté, la mort et la vie. Mais leur articulation dans cette écriture du souvenir est problématique : « La beauté, écrit Genet, qui est l’organisation arrivée au point parfait, me détourne de Jean. […] Et je pleure si je n’attache pas Jean à ce monde où vit la beauté » (PF, 126). Comment « attacher » Jean au monde de la beauté, c’est-à-dire de la vie si cette beauté est spectacle, « divertissement » au sens de dispersion ? La perfection de l’artifice ou de la beauté apparaît ici étroitement liée au plaisir qui détourne le narrateur de son projet : célébrer la gloire de Jean, le faire vivre. Il s’agit donc de faire surgir dans le texte une autre beauté qui ne soit pas séduction ni plaisir.

Et cette beauté serait celle des mots subtilement noués, la beauté des gestes en situation, effectués au moment juste que définit le kairos. Elle se produit par l’« artifice superlatif » qui est le seul capable d’unir les extrêmes, car la fleur devenue « funèbre » peut seule rendre hommage : « Les fleurs m’étonnent par le prestige que je leur accorde dans les cas graves, et, plutôt qu’ailleurs, dans les douleurs en face de la mort. Je pense qu’elles ne symbolisent rien[37]. » Les fleurs pour les morts ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes, elles signifient en tant que geste : « Les roses ont l’irritabilité, la sécheresse, la nervosité magnétique de certains médiums. C’étaient elles qui accompliraient le véritable office[38]. » Mais quel est le moment juste pour réaliser ce geste ? Ce moment juste, celui qui fait la beauté du geste, se trouverait-il dans l’apothéose des rites funèbres ?

Pour cela, il faudrait produire le nouveau d’un événement dans les contraintes et les conventions, il faudrait « inventer » un nouveau performatif[39]. C’est à partir de ce nouvel usage du performatif que le fonctionnement du dispositif pragmatique du roman est établi. La performance des funérailles de Jean respecte les règles, mais selon un geste qui défie et exhibe la structure précaire de ces règles : tout en les respectant et par la marque de respect qu’il invente.

À ce sujet, il est important de souligner le parallélisme existant entre l’enterrement de Jean Decarnin et celui de l’enfant de sa fiancée :

Avant même que je connusse Jean, du bâtard de la fille-mère, j’avais choisi l’enterrement que vous lirez plus loin déguisé par les mots, maquillé, orné par eux, défiguré. Il est troublant qu’un thème macabre m’ait été offert il y a longtemps, afin que je le traite aujourd’hui et l’incorpore malgré moi à un texte chargé de décomposer le rayon lumineux […] que projette mon coeur désolé.

PF, 10

La simplicité, voire la misère de l’enterrement de l’enfant de la petite bonne acquièrent ici une importance capitale. Cet enterrement est l’envers de celui que le narrateur ébauche pour Jean. Tout se passe comme si le narrateur cherchait à neutraliser l’efficacité de la pompe : « Ce livre est vrai et c’est une blague » (PF, 123), s’écrie-t-il. En effet, le roman met constamment en doute son propre mode rhétorique. Une épanorthose structurelle fait revenir l’écriture sur elle-même pour corriger son projet initial. La fleur de l’apparat, le geste grandiose peuvent-ils vraiment assurer la mémoire de Jean, des morts ? L’enterrement de la fille de la bonne ouvre la possibilité d’une autre écriture pour les morts, celle qui est dépouillée et simple.

La beauté se trouverait-elle alors dans la simplicité, dans la familiarité ? La fin du roman fait ressortir cette question :

La petite bonne rentra dans sa chambre. Il faisait nuit. Elle ne prévint personne.

Elle s’assit sur son petit lit de fer, toujours coiffée de sa couronne comme d’une casquette de voyou. Le sommeil la surprit ainsi, assise, balançant une jambe et sa marguerite fanée à la main. Quand elle se réveilla, tard dans la nuit, un rayon de lune, passant par la fenêtre, faisait une tache claire sur le tapis râpé. Elle se leva et tranquillement, pieusement, elle déposa sa marguerite sur cette tombe, puis elle se déshabilla et s’endormit jusqu’au matin.

PF, 192 ; nos italiques

Le narrateur met l’accent sur la misère de la vie de la bonne. Dans son monde, contrairement à celui de sa patronne, de Madame, tout est petit et usé. Mais, ironiquement, c’est dans cette chambre de bonne que le geste adéquat a lieu. Ce geste ne se présente pas sous la forme d’une fleur somptueuse mais d’une fleur simple : une marguerite fanée. Tout se passe comme si dans cette fleur se concentraient toute la misère et toute la souffrance du personnage.

Le narrateur prend le parti du quotidien, du simple, du familier[40]. Mais, par le caractère intime de cette familiarité, il détourne les conventions qui régissent le performatif pour offrir à Jean de vraies funérailles. Il ne s’agit pas pour autant de la recherche d’une certaine naturalité, bien au contraire, c’est d’une mise en scène, qui est en même temps une mise en relief du quotidien, qu’il est question. La simplicité du geste serait le résultat d’un long travail qui permet de trouver l’instant de beauté où l’écriture désapprend les moyens du spectacle. La « tâche claire sur le tapis râpé » est l’enterrement que Genet offre finalement à Jean qui est identifié à l’enfant morte de la bonne. Une tombe de lumière, éphémère, qui s’oppose au travail du deuil et donc à l’oubli. Pompes funèbres, comme cette tombe qui est trace spectrale, ne rend pas présents les restes, ne les localise pas. Il se laisse hanter[41].