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Auteur baroque érudit, grand voyageur et bon vivant du règne de Louis XIII, Marc Gérard sieur de Saint-Amant (1594-1661) fut longtemps un poète oublié, depuis le verdict de Boileau dans son Art poétique (« N’imitez pas ce Fou[1] »). Il ne sera pas réhabilité avant l’époque romantique, où Théophile Gautier le remit à l’honneur en publiant, en 1844, sous le titre des Grotesques, un recueil de critiques littéraires[2]. Il faut penser que c’est grâce à l’ouvrage de Gautier que Baudelaire fit la découverte de Saint-Amant. La critique n’a que vaguement signalé, à ce jour, les influences de Saint-Amant sur l’auteur des Fleurs du mal[3]. On constate une pratique semblable de la dédicace chez les deux auteurs : tandis que Baudelaire dédia sa première oeuvre à Théophile Gautier, longtemps chef de file des romantiques, Saint-Amant consacra à ses débuts une ode à son ami Théophile de Viau (I, 3-7)[4], poète non moins emblématique à son époque que ne l’était Gautier au xixe siècle. Tout comme Baudelaire éclipse aujourd’hui un Théophile Gautier, on peut souhaiter à Saint-Amant d’éclipser un jour son propre Théophile.

Nous avons pour but ici d’éclaircir un point obscur de la poétique de Saint-Amant : bien loin de nous arrêter aux aspects bien connus de l’esthétique de la pointe qui chez les auteurs baroques est susceptible de se manifester dans un contexte quelconque, nous nous baserons sur des passages précis où le thème du signe s’affiche de manière méta-textuelle, c’est-à-dire où le poète met en scène sa capacité ou son incapacité à lire les signes. Certains de ces signes se voudront difficiles à déchiffrer par opposition à d’autres dont le poète souligne clairement le sens. L’apparition répétée du premier cas nous permet d’inscrire Saint-Amant dans la tradition de la poésie hermétique. Il ne s’agit plus là des fameux jeux de mots du poète, qu’il pratique de manière ironique, comme autant d’abus conscients. Dans ces jeux de mots, la métaphore a souvent la forme d’une devinette, et n’est dite que pour imposer au lecteur un petit détour par une réflexion qui devrait se résoudre par le rire, à l’exemple de ce vers de l’admirable « Epistre diversifiée », qui parle ainsi de la perruque au lieu de la nommer explicitement (II, 199, v. 284) : « Teste qu’on oste, et serre en un Estuy » !

Avec son hermétisme, au contraire, le poète refuse d’éblouir le lecteur. Renonçant à l’astuce d’une pointe baroque, il préfère le mystifier, l’obnubiler, fort de sa liberté que lui donne le genre du caprice. Le genre capricieux non moins que l’usage de signes hermétiques relève comme le jeu de mots que nous venons de voir d’une conception ludique de la poésie : mais il ne s’agit plus maintenant d’un jeu aux règles clairement définies du début à la fin. Car le caprice change ses règles de manière imprévisible pour le lecteur, au gré des sautes d’humeur du sujet poétique. Bien pire, le discours hermétique n’obéit plus qu’à des règles absconses, laissant le lecteur sous l’impression frustrante d’un savoir apparemment supérieur chez le sujet poétique : sous un aspect qui reste plaisant, cette poésie peut alors prendre un ton mélancolique dès que le poète la place sous l’enseigne de la perte, principal risque dans le jeu. Nous voulons donc ici étudier non pas des pointes qui aboutissent, susceptibles d’amener le jeu poétique à son accomplissement et sa fin, mais des pointes hermétiques qui se perdent et appellent ainsi à la continuation du jeu à l’infini, dans l’espérance mélancolique d’une réparation de la perte, d’un retour à une plénitude du sens.

Comme le démontrent les passages suivants, tirés l’un de la « Chambre du desbauché » (I, 225 s.), l’autre de la « Rome ridicule » (III, 35), rien ne nous autorise à dire que l’obscurité et partant l’hermétisme de certains vers du poète ne tient qu’à notre incapacité de lecteurs modernes, d’autant plus que le possesseur du manuscrit a éprouvé le besoin d’annoter de nombreux passages, et souvent sans parvenir à les éclaircir, à l’époque même du poète :

 Quant à la vertu, trois beaux dez

 Sont ses livres d’Arithmetique,

 Par lesquels maints points sont vuidez

 Touchant le nombre d’or mistique :

185 Il est plein de devotion,

 Dont la bonne application

 Se fait voir en cette maniere,

 C’est qu’il a dans son cabinet

 Des heures de Robert Beiniere

190 A l’usage du lansquenet.

 Quelle Pyramide funeste ?

 Quel sepulcre en ce mur douteux,

 Contrefait là bas le honteux ?

 Ha ! c’est celuy du pauvre Ceste :

455 Qu’il se declare aux regardans,

 Est-il dehors, est-il dedans,

 Ce goulu, digne de l’histoire ?

 Et veut-il en matois accort,

 Pipant les yeux, jouer sans boire

460 Des gobelets apres sa mort ?

L’hermétisme de ces strophes s’affiche au niveau métatextuel. Le premier dizain la thématise par l’emploi de comparants appartenant à un scénario initiatique : on imagine le « cabinet » d’un alchimiste, à la recherche du « nombre d’or mistique ». Dans l’autre strophe, c’est la quadruple interrogation, soulevée par l’objet mystérieux de la « Pyramide », et l’insistance sur le « douteux », qui contribuent à construire un effet obscur. Les deux strophes sont en outre obscures par leur utilisation de noms propres : la connaissance de « Ceste » présuppose une haute érudition, alors qu’au rebours, l’obscurité du nom « Robert Beiniere », qui dégage quelque chose de vulgaire, tient au statut quelconque du personnage. Les deux strophes font appel à un motif commun, le jeu, utilisé comme comparé dans la « Rome ridicule » (« jouer […] des gobelets »), comme comparant dans la « Chambre du desbauché » (« trois beaux dez »).

L’obscurité du texte ne suffit pas à en faire de la poésie hermétique : il faut que le poète invoque un don supérieur et que son langage permette de constituer une élite possédant un privilège, l’accès à une vérité mystique et supérieure. On verra que quand Saint-Amant thématise par certaines figures ce savoir secret (comme le « nombre d’or mistique »), il le fait toujours de façon ambiguë, en utilisant des signes à double fond : tout message noble et élevé est mâtiné d’éléments vils et bas. Nous sommes donc en présence d’un hermétisme orienté vers le bas, non pas spirituel, mais grotesque : le savoir supérieur du poète se dénonce lui-même comme vain. L’hermétisme grotesque chez Saint-Amant ne relève donc que d’un jeu aussi vain que les jeux de hasard, même si, comme l’hermétisme noble et mystique, il présuppose un certain savoir et un cercle de partenaires partageant les mêmes vues idéologiques.

Dans ce qui suit, nous allons discuter trois points qui entrent dans l’hermétisme grotesque, soit : la thématisation des signes obscurs dans leur lien avec les signes clairs ; la thématique du jeu dans et par la poésie ; la culture du lectorat capable de saisir le sens de l’hermétisme grotesque. Nous montrerons dans un quatrième point que ce type d’hermétisme, déjà présent au Moyen Âge, porté à une espèce d’apogée par Saint-Amant, peut encore avoir servi de modèle à Baudelaire. Nous reviendrons alors sur une étonnante ressemblance entre un « Caprice » de Saint-Amant et le premier « Spleen » de Baudelaire.

1) Le grotesque entre chiffre clair et hiéroglyphe hermétique

Déconcertée par la diversité de l’oeuvre de Saint-Amant, la critique s’est souvent contentée de classer ses textes dans différents genres sans lien, de traiter ses poèmes de manière isolée selon leur tonalité changeante[5]. Nous partons ici au contraire de l’hypothèse d’une unité profonde de son oeuvre. Certes, nous étudierons séparément les figures de la clarté et de l’obscurité (prises comme signes métatextuels), mais ce sera pour mieux montrer que le melon, incarnation suprême de la poésie chez Saint-Amant, réunit en effet des valeurs contraires en une seule figure emblématique.

L’oeuvre entière de Saint-Amant regorge d’indices métatextuels[6], d’autant plus qu’elle comprend beaucoup de pièces longues donnant facilement lieu à des digressions (III, 11 s.) :

 Parbieu ? Ce n’est plus raillerie,

 Je m’estomacque tout à bon:

 Mes doigts, conduisons le charbon

 Avec un peu moins de furie;

135 Il m’est permis de lanterner,

 Il m’est permis de badiner,

 Jusqu’à faire peter de rire,

 Mais je serois pis que Boucquin

 De desgainer l’aigre Satyre

140 A la barbe du grand Pasquin[7].

Dans cette strophe de la « Rome ridicule », caprice le plus long de Saint-Amant, le poète feint d’interpeller sa plume. La tradition nous offre une ribambelle d’explications étymologiques pour l’origine du nom « caprice[8] ». Mais Saint-Amant ne permet pas de douter — on le voit dans ce passage aussi bien que dans deux vers de la « Pétarrade aux rondeaux » (« le Caprice avecques sa peinture / Qui fait bouquer et l’Art, et la Nature », II, 202, v. 9-10)[9] : pour notre poète, le mot caprice, où on peut voir l’étymon latin capram (chèvre), remonte à la démarche capricieuse du bouc. D’où le nom « Boucquin » et le verbe « bouquer ». Saint-Amant, en jouant sur le mot bouc, souligne le caractère mâle du caprice[10], évoquant les lubriques compagnons de Bacchus aux pieds de bouc[11] : le satyre devient ainsi l’emblème mythique de ce genre. Souvent, le caprice a une visée satirique[12]. Le verbe « lanterner », que Saint-Amant tire de Rabelais, renforce l’idée d’une démarche incontrôlée[13], tout comme la « furie » des doigts. Le caprice s’accommode bien de l’hermétisme dans la mesure où dans ce genre de poème, les transitions, tout comme les sauts d’une chèvre, doivent être imprévisibles : de fait, elles restent incompréhensibles à la première lecture. Dans le « Caprice » écrit en 1632 par Saint-Amant (II, 141-143), en l’espace de 5 strophes, on saute brusquement des melons pourris à l’amour, puis à la politique.

La couleur du caprice est sombre, tel le « charbon », qui ne s’utilise d’ailleurs que pour les ébauches et s’efface facilement[14]. Dès lors, le caprice devient le genre fugace de l’anti-mémoire par excellence, ou plutôt le genre qui devant le constat d’une perte, recherche une compensation dans l’effacement du présent et dans l’oubli des choses mémorables. L’oubli qui n’est que la perte d’un passé constitue le poète en être mélancolique et motive en même temps sa verve satirique dirigée contre le présent, qu’il s’agit d’effacer pour le mettre à niveau avec ce passé qui échappe. Ce regret, en même temps rejet du passé, nous le trouvons non seulement dans le « Caprice » de 1632, mais aussi dans la « Solitude » célèbre de Saint-Amant, ode qui n’a pourtant au premier coup d’oeil rien à voir avec un caprice :

5  Mon Dieu ! que mes yeux sont contens

 De voir ces Bois qui se trouverent

 A la nativité du Temps, […] !

 Rien que leur extresme hauteur

 Ne fait remarquer leur vieillesse :

15 Jadis Pan, et ses Demy-Dieux

 Y vindrent chercher du refuge,

 Quand Jupiter ouvrit les Cieux

 Pour nous envoyer le Deluge,

 Et se sauvans sur leurs rameaux,

20 A peine virent-ils les Eaux[15].

Hétérodoxie, voire hérésie : le poète insinue que le déluge ne fut pas universel. Car les « Demy-Dieux » de Pan sont les survivants de l’âge d’or. Ils ont sans doute le corps de satyres, êtres fabuleux qui accompagnaient Bacchus. Mais Pan ayant lui-même l’apparence d’un satyre, cette identification s’impose. Le souvenir brillant de l’âge d’or menacé par le cataclysme tombe tout de suite dans un passage mélancolique où le bonheur aboutit à l’oubli (I, 41 s., v. 101-108) :

 Là, se trouvent sur quelques marbres

 Des devises du temps passé;

 Icy, l’âge a presque éffacé

 Des chiffres taillez sur les arbres.

105 Le plancher du lieu le plus haut

 Est tombé jusques dans la cave,

 Que la limace, et le crapaut,

 Soüillent de venin, et de bave

Saint-Amant tombe souvent de l’idylle, de l’âge d’or, dans la mélancolie des ruines et de la terreur[16]. Saturne est à la fois dieu de l’âge d’or et patron des mélancoliques. Ainsi les « chiffres » clairs des amants qui peuplent le roman et la pastorale[17] s’obscurcissent petit à petit. À la montée salvatrice des satyres au début de l’ode, s’oppose maintenant la dégringolade d’un « plancher » énigmatique. Car l’identité du « lieu le plus haut » reste mystérieuse : voici comment le signe, dans l’écriture capricieuse, finit par signaler une perte, et participe à la fois de la clarté de la mémoire et de l’opacité hermétique et de l’oubli.

Dans des passages solaires de son oeuvre, Saint-Amant a développé la théorie du signe clair, par exemple dans son « Melon » (II, 15, v. 21-32) :

 C’est un MELON, où la Nature,/

 Par une admirable structure,/

 A voulu graver à l’entour/

 Mille plaisans chiffres d’Amour,

25 Pour claire marque à tout le monde,

 Que d’une amitié sans seconde

 Elle cherit ce doux manger ;

 Et que d’un soucy mesnager

 Travaillant aux biens de la terre,

 Dans ce beau fruict seul elle enserre

 Toutes les aimables vertus,

 Dont les autres sont revestus.

Nous retrouvons les « chiffres d’Amour » de la « Solitude », mais en guise de « claire marque ». Le melon, qui a donc statut de signe, constitue la figure suprême à la fois de l’art et de la nature : emblématique dans les derniers vers, il résume les qualités de tous les autres fruits imaginables. Saint-Amant exprime la même idée dans son sonnet intitulé « Autonne des Canaries » (III, 149, v. 5-8) :

5 Les Figues, les Muscas, les Pesches, les Melons

 Y couronnent ce Dieu qui se delecte à boire;/

 Et les nobles Palmiers sacrez à la Victoire,/

 S’y courbent sous des fruits qu’au Miel nous égalons./

Le syntagme « les Melons », par l’effet de la rime avec « Miel nous égalons », se trouve en situation privilégiée, d’autant plus qu’on peut y voir une figure étymologique : ce serait une fausse étymologie, construite à la manière d’Isidore de Séville, par des truchements, pour former le raccourci « Melons » sur la base de « au Miel nous égalons[18] ». Le « Melon » comme symbole, ainsi, livrerait sa propre explication, en guise d’image parlante. Il s’agirait toujours d’une figure de la clarté, à l’image du miel, liquide et transparent. N’oublions pas que, dans le deuxième recueil des Oeuvres de Saint-Amant, le titre « Le melon » fait immédiatement suite à la pièce liminaire intitulée « Le soleil levant » (II, 5-13). Cette disposition renforce une association tout à fait naturelle entre soleil et melon.

Dans l’« Autonne des Canaries » — îles sous le soleil —, le fait que les « Palmiers » — symboles de « Victoire » — se courbent au sens propre et figuré sous les melons, sert à confirmer la valeur suprême des fruits, en premier lieu du melon, à la rime. Le miel, cet espèce d’or que la nature produit dans un travail long et lent, n’est qu’une nouvelle image pour la poésie. L’apiculture, la culture des melons et l’écriture poétique, au bout d’un long travail, fournissent indistinctement des produits nobles et délicats, destinés à la consommation.

Avant de revenir au melon, il nous reste à regarder du côté des signes obscurs. Nous les trouvons dans une autre strophe de la « Rome ridicule » (III, 10, v. 111-120) :

 Colomnes en vain magnifiques,

 Sots prodiges des Anciens

 Poinctus fastes Egyptiens

 Tous griffonnez d’Hieroglyfiques;

115 Amusoirs de fous curieux;

 Travaux qu’on tient victorieux

 D’un si puissant nombre de lustres,

 Faut-il que nous voyons par tout

 Tresbucher tant d’hommes Illustres

120 Et que vous demeuriez debout ?

Ces « Hieroglyfiques », contrairement au melon, sont présentés par Saint-Amant comme anti-valeurs. Le verbe « griffonner » est d’ailleurs synonyme d’une écriture peu soignée, voire illisible[19]. Le jugement négatif est renforcé par la parenté phonique de la séquence « glyf » dans « Hieroglyfiques » avec le début « grif » de « griffonner ». Ainsi le mot « Hieroglyfiques » donne sa propre étymologie, non moins parlante, par l’association au verbe, que le nom des « Melons », associés au miel. Qu’il s’agisse des fruits ou des « Colomnes », le signe n’est pas isolé sur son support, mais forme, dans les deux cas, un véritable texte, dont le sens — solaire ou mélancolique — ne peut se déchiffrer sans le savoir supérieur du poète, qui toutefois, comme ici, renonce parfois à en donner la clé.

Le griffon, animal fabuleux mi-oiseau mi-lion, compris dans le verbe « griffonner », s’insère bien dans l’imaginaire exotique dont les Occidentaux ont toujours investi l’Égypte avec ses sphinx et ses hiéroglyphes. Dès l’époque de la Renaissance, et pour les maniéristes et les baroques, les hiéroglyphes constituaient le langage hermétique par excellence, au point qu’on s’amusait à inventer de nouveaux signes hiéroglyphiques, en guise de rébus ou comme écritures allégoriques[20]. Les « fous curieux » doivent être compris comme les savants qui cherchent à déchiffrer les écritures antiques sur les obélisques que Saint-Amant voyait lors de son passage à Rome[21]. Le poète est dégoûté par la vanité et le vide des signes hermétiques, combien plus durables hélas que les « hommes Illustres » que le temps dévore. Résigné devant leur chute, le poète refuse ici encore le devoir de mémoire, et rejette le présent avec le passé dans sa satire.

Cette posture mélancolique, voire destructrice, se trouve aussi dans le « Caprice » qui est le premier à porter l’indication générique dans son titre. Nous y rencontrons une nouvelle fois nos « Melons », avec un rappel du déluge qui apparaît dans la « Solitude » (III, 141 s., v. 1-26) :

 Tous nos Melons sont fricassez;

 Adieu les plaisirs de la bouche:

 Les Cieux contre nous courroucez

 Les font pourrir dessus la Couche.

5 Il a tant pleu tout aujourd’huy

 Que mon coeur en seche d’ennuy,

 Pensant à ce desastre insigne;

 Et si cette abondance d’eau

 N’estoit ailleurs propre à la Vigne

10 Je ferois jouër le cordeau. […]

 Mais, où m’emporte ce discours ?

 Je fais icy le Philosophe;

 Muse colere, à mon secours;

 Fourny moy de plus rude étoffe:

25 Sus, retourne à ces pauvres fruits

 Qu’un second Deluge a destruits

Tandis que dans la « Rome ridicule », les « fastes » importants des obélisques sont transformés en « amusoirs » insignifiants, ici, il s’agit tout au contraire d’un événement anecdotique qui prend l’ampleur d’un « desastre insigne », d’un « Deluge » : le signe possède une portée bien plus universelle maintenant, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, étant donné que les fruits sont présentés dans toute leur banalité comme simples « plaisirs de la bouche », mais pourris. On ne reconnaît pas ce même fruit que le « Melon » présentait dans sa noblesse. Au désir d’éradiquer la mémoire des « Hieroglyfiques », dans la « Rome ridicule », correspond ici une tendance suicidaire (« je ferois jouër le cordeau »).

On peut dire que le signe hermétique apparaît souvent dans un contexte de destruction : il la révèle ou est révélé par elle[22]. Mais comment accorder ces sombres « Hieroglyfiques » avec les « plaisans chiffres … pour claire marque » du « Melon » ? — Pour répondre à cette question, on doit recourir à la notion du grotesque, capable de réunir ces contraires tout en rendant compte de l’hermétisme de Saint-Amant : le melon peut apparaître comme valeur suprême ou comme fruit banal et pourri, comme dans le « Caprice ». Dans le grotesque, l’un n’exclut pas l’autre. Contrairement au miel doré, produit durable élaboré par des êtres nobles et jolis, les abeilles et les fleurs, le melon est un fruit à la fois grossier et fragile qui, les jardiniers le savent, grandit vilement sur une couche de fumier[23].

C’est aussi par sa taille démesurée, en comparaison avec sa tige et ses feuilles, que le melon peut passer pour grotesque, à l’instar de la citrouille qui, en vertu de sa valeur d’insulte[24], est un légume de peu de valeur. La Fontaine s’en moque pour la même raison dans sa fable « Le gland et la citrouille » : « Combien ce fruit est gros, et sa tige menue[25]. » Quand Saint-Amant dit que les melons sont « fricassez », il utilise le verbe comme synonyme du terme gâchés, alors que selon le Dictionnaire de l’Académie (1694), c’est la citrouille et non le melon qu’on fricasse[26]. Le verbe fricasser, appliqué aux melons, travestit ces fruits en légume banal : le légume est un fruit carnavalesque.

Dans la « Rome ridicule » (III, 59, v. 759 s.) la citrouille se présente déjà comme une espèce de melon parodique : Saint-Amant désigne par ce terme les prostitués masculins de Rome. Déguisés en femmes, selon le poète, ceux-ci « Verront si c’est à la Citroüille / A vouloir faire le Melon. » Le melon appartient à la fois aux légumes et aux fruits. En outre, il fournit une nourriture qui vient de l’excrément[27]. Le melon s’approche ainsi de la définition bakhtinienne du corps grotesque comme binôme indissoluble où croissance et décomposition vont de pair[28]. Dans la « Rome ridicule », le poète se compare avec ce fruit (III, 53, v. 679 s.) : « Bref, je gite en melon de France, / Sur une couche de fumier ». Par fumier, il faut entendre Rome : car au vers 941, le poète désignait les Romains comme un « Peuple, l’excrement de la terre ». D’ailleurs le melon fut, comme le goût des grotesques, importé d’Italie en France, à l’époque de la Renaissance[29].

2) La poésie hermétique et le jeu

Si l’hermétisme peut conférer à la poésie le prestige du mystère, il n’en reste rien dès que le grotesque fait irruption dans le signe hermétique. À quoi bon donc cette obscurité si elle ne cache rien d’essentiel ? Comme on le verra, pour Saint-Amant, l’essence de la poésie — obscure ou non — réside dans le jeu.

Dans le « Palais de la Volupté », notre poète décrit Mercure comme premier et plus intelligent dieu du panthéon. Ce qui est significatif pour nous, c’est que le poète en fait le dieu du jeu (III, 180, v. 77-81) :

 Le Demon des tours de finesse,

 Qui dés sa plus simple jeunesse

 Attrappa jadis tous les Dieux,

80 Et sur la terre et dans les Cieux ;

 L’Inventeur du jeu de la chance

Ce Mercure chez les Grecs s’appelle Hermès : s’il existe un dieu fait pour éclaircir les mystères, c’est bien lui, le messager des dieux. Mais, ironie du sort, on prit le dieu pour baptiser le mythique Hermès Trismégiste, qui donna son nom au terme d’hermétisme[30]. Saint-Amant fait de son Hermès à la fois le dieu du jeu et de la rhétorique (III, 181, v. 87-96). L’hermétisme serait-il un pur jeu ?

Jacques Bailbé, dans sa recherche sur la présence du panthéon païen dans l’oeuvre de Saint-Amant, note que 55 p. cent des évocations mythologiques concernent Neptune et Apollon, « Bacchus et Vénus accaparent trois cinquièmes du reste[31] ». La quantification n’apporte que peu à l’interprétation, car un dieu peut être présenté comme plus important tout en étant moins souvent nommé. Dans le « Melon », Saint-Amant nous donne une vue d’ensemble du panthéon mythologique. Il y nomme très peu Mercure/Hermès. En revanche, ce dieu y jouit d’un privilège suprême : il est dispensé d’apporter un plat au festin des dieux, pour la simple raison qu’il en est l’organisateur, car « il s’estoit chargé de donner ordre à tout » (II, 27, v. 248). En outre, si en effet la tradition place la poésie sous le patronage d’Apollon, Saint-Amant souligne qu’Apollon ne saurait faire cet office sans la contribution de Mercure/Hermès : ce dernier construisit le premier luth avec la carapace d’une tortue, respectivement, dans la version de Saint-Amant, avec la « Cocque harmonieuse », l’« escorce » du melon (II, 28 s., v. 276-285). Ailleurs, dans le « Fromage » (I, 232, v. 33-52), Saint-Amant fait allusion à l’histoire d’« Admette », dont les boeufs furent dérobés par Mercure à la barbe d’Apollon qui était chargé de les garder. Ces deux détails nous montrent que, même si en apparence la poésie de Saint-Amant semble révérer l’Apollon solaire, ce dieu de la clarté est doublement inférieur à Mercure/Hermès : il lui doit l’instrument poétique par excellence, le luth, et il se fait tromper par lui. À travers le mythe, Saint-Amant nous fait comprendre que dans sa hiérarchie des valeurs, la poésie se construit par un jeu rhétorique ou le jeu tout court, sans qu’il n’y reste de place pour Apollon.

Dans les vers de la « Chambre du desbauché » cités plus haut, notre poète exploite systématiquement l’isotopie du jeu, plus précisément celle du jeu de hasard : du jeu de dés, on passe au jeu de cartes (I, 225 s.) :

 Quant à la vertu, trois beaux dez

 Sont ses livres d’Arithmetique,

 Par lesquels maints points sont vuidez

 Touchant le nombre d’or mistique :

185 Il est plein de devotion,

 Dont la bonne application

 Se fait voir en cette maniere,

 C’est qu’il a dans son cabinet

 Des heures de Robert Beiniere

190 A l’usage du lansquenet.

Sous l’Ancien régime, le peuple s’amusait au « lansquenet », un des jeux de cartes les plus répandus même au-delà de cette époque[32]. Les « heures de Robert Beiniere » contiennent peut-être les règles du jeu. Mais pourquoi le poète a-t-il recours à un livre d’« heures » ? Bien sûr, Saint-Amant ironise sur la prière ! Les livres d’heures, ouvrages populaires de vulgarisation religieuse destinés aux laïcs, forment une espèce de moyen terme entre un traité de morale (« la vertu », v. 181) ou d’« Arithmetique » et le jeu populaire du « lansquenet ». Les livres de prières étaient souvent illustrés et, comme le démontre Jean-Claude Margolin, dans certaines versions, ils comprenaient des rébus, des énigmes en images pour amuser[33]. La prière n’excluait pas le jeu dans la culture de l’époque.

L’hermétisme de cette strophe découle de sa complexité et de sa densité sémantique : accessoirement, le poète joue sur l’isotopie temporelle, prenant les « heures » au sens propre. L’éditeur de Saint-Amant reproduit un commentaire d’époque qui rebondit sur cette thématique : le nombre d’or serait « une revolution de dix-neuf ans, trouvée par Meton Atenien, pour tâcher d’accorder l’année Lunaire avec celle du Soleil » (I, 225, v. 184 et note 184). Cette explication sur un manuscrit d’environ 1670, neuf ans après la mort du poète, prouve que l’effet hermétique existait déjà à l’époque : ce qui nous échappe à nous, lecteurs modernes, échappait déjà aux contemporains de Saint-Amant, d’autant plus que le commentaire reste à la surface et ne déchiffre pas l’essentiel. Car le nombre d’or renvoie aussi à la section d’or ; les « points » évoquent également un problème de géométrie (désignée ici par « Arithmetique »), ou d’esthétique (car les dés sont « beaux »)[34]. En tout cas, la morale ne relève plus de la « vertu », mais de domaines étrangers à elle : elle est finalement évacuée devant l’idée du hasard qui domine le jeu. C’est aussi la question du bon moment qui remplace la question du bien : les « heures », qui comprenaient souvent un calendrier, l’office de la vierge ou celui des défunts assignaient à chaque partie de la journée et à chaque circonstance une prière.

Le poète nous dit que pour un bon épicurien il n’est d’obligation de prier en dehors des plaisirs administrés régulièrement[35]. Bien plus que de « poincts … vuidez », c’est-à-dire de questions élucidées, il s’agit de gobelets vidés, c’est-à-dire de verres bus. Robert Beiniere ferait-il profession de cabaretier ? — La rime « cabinet » qui précède le nom a une assonance éloquente avec cabaret. Le jeu « lansquenet », introduit en France pendant les guerres de religion, prend son nom de l’allemand Landsknecht, qui désigne les mercenaires germanophones qui le pratiquèrent, et qui étaient universellement réputés pour leurs beuveries démesurées[36], à tel point qu’il en fut formé un nouveau synonyme vulgaire pour uriner : lansquiner[37]. En conclusion, la « devotion » du héros de cette strophe consiste à consulter un calendrier qui lui dit qu’il est l’heure de boire, comme un héros de Rabelais qui consulte l’oracle de la dive bouteille. On peut aussi songer à l’horloge de Baudelaire dans le poème en prose « Enivrez-vous », qui indique l’« heure de s’enivrer » de « vin, de poésie ou de vertu[38] ». Saint-Amant forme ici un pont entre Rabelais et Baudelaire.

La grille thématique que nous venons de déployer peut être appliquée à ce dizain hermétique de la « Rome ridicule » qui décrit le sépulcre pyramidal de Ceste, en partie intégré dans les remparts de l’enceinte antique (III, 35) :

 Quelle Pyramide funeste ?

 Quel sepulcre en ce mur douteux,

 Contrefait là bas le honteux ?

 Ha ! c’est celuy du pauvre Ceste :

455 Qu’il se declare aux regardans,

 Est-il dehors, est-il dedans,

 Ce goulu, digne de l’histoire ?

 Et veut-il en matois accort,

 Pipant les yeux, jouer sans boire

460 Des gobelets apres sa mort ?

Les « gobelets » évoquent non seulement l’instrument du jeu de dés, dont les « yeux » représentent entre autre les points, mais encore les récipients dans lesquels le mort désire « boire » dans l’au-delà. Tout comme la pyramide se trouve à la fois « dedans » et « dehors », le mort est en partie en vie. Son apparence trompe. D’ailleurs, « Ceste » triche au jeu, car il « pip[e] » les dés. Qu’il joue « sans boire », rien de moins certain, vu qu’on le qualifie de « goulu ». Et enfin, « jouer … Des gobelets » renvoie aussi aux tours de passe-passe des escamoteurs qui changent de l’argent ou font parier leur public sur la présence ou l’absence d’une pièce sous des gobelets ou des boîtes, évidemment en trichant. « Ceste » imite ainsi Panurge qui, comme le dit Rabelais dans le chapitre XVI de Pantagruel, avait dans une poche :

tout plein de petitz goubeletz dont il jouoit fort artificiellement […] et, quand il changeoit un teston ou quelque autre piece, le changeur eust esté plus fin que Maistre Mousche si Panarge [sic] n’eust faict esvanouyr à chascune fois cinq ou six grans blancs […][39].

3) La culture présupposée par l’hermétisme grotesque

À trois reprises, nous avons reconduit l’hermétisme grotesque à une source rabelaisienne[40]. Il apparaît de plus en plus clairement que Saint-Amant exige une solide érudition du lectorat auquel il s’adresse dans ses passages hermétiques. Cette érudition a pour objet paradoxal des contenus scatologiques. Saint-Amant, quand il ne joue pas le philosophe, fait appel à l’humour gaulois chez des gens connaissant leur Rabelais sur le bout des doigts. Rabelais, nourri d’une culture populaire en voie de disparition à l’époque de Saint-Amant, a fini par devenir un auteur pour une élite de bons vivants et de têtes fortes. La langue de Rabelais fournit un matériau duquel on peut tirer des plaisanteries compréhensibles pour ceux qui en connaissent encore le code grotesque. Il en va ainsi dans ces vers de la « Rome ridicule » (III, 74, 961-964), où Saint-Amant décrit la peur (« l’effroy ») d’une puissance étrangère (l’« Austrasie ») devant la force militaire de la France :

Les Triquebilles d’Austrasie,

Dont les trois faisoient le Boisseau,

Se mettroient toutes dans un seau,

En l’effroy dont elle est saisie

Il y a plusieurs obstacles à la compréhension de ces vers hermétiques : quelle est l’identité des « Triquebilles » et de l’« Austrasie » ? Que signifie « faire le boisseau » ? — Les lecteurs contemporains, mystifiés, éprouvèrent le besoin d’une explication. Même le commentateur anonyme de Saint-Amant note vers 1670 dans le manuscrit de Conrart une interprétation qui n’éclaire qu’une partie de ce passage obscur (III, 74, note au v. 961)[41] :

L’Austrasie, c’est la Lorraine. Un Duc de Lorraine avoit fait mettre dans ses Drappeaux ces trois lettres, C. D. L. qui signifioyent, Carolus Dux Lotharingiae. Mais les soldats de ce Prince, sur certain bruit qui couroit de luy, les expliquoyent autrement, mettant De Lorraine au lieu de « Dux Lotharingiae » et au lieu de Carolus un Synonyme de triquebilles que tu devineras aisément. Comme il n’y avoit que trois lettres sur les Drappeaux du Duc, ses soldats disoyent qu’il ne faloit aussi que trois de ce que ces lettres signifioyent selon eux pour remplir un boisseau.

Le commentateur, comme on le voit, penche pour une interprétation historique précise, renvoyant à un événement qui certes, relève de l’anecdote, mais concerne des personnes de l’histoire militaire. Le protocole de lecture est allégorique, dans le sens où il ne s’agirait que de trouver les référents historiques cachés sous des allusions littéraires : c’est comme cela qu’au début du xviie siècle on interprétait la Satyre Ménippée (1594), qui en effet constitue une espèce de roman à clé, profondément imprégné d’allusions à l’oeuvre de Rabelais. Et c’est aussi de manière allégorique, comme le démontre Bakhtine[42], qu’on lisait, à partir du xviie siècle, Gargantua et Pantagruel, en identifiant tous ces personnages fictifs avec des personnages historiques contemporains de Rabelais, perdant par ce biais beaucoup de substance littéraire.

Le commentateur, par son utilisation de la deuxième personne du singulier, et par son style allusif — « tu devineras aisément » —, établit une complicité avec son lecteur. L’hermétisme du passage n’est donc pas tout à fait évacué par le commentateur, bien au contraire, il joue le jeu mystificateur de Saint-Amant lui-même : sous la plaisanterie de l’Austrasie, s’en cacherait une de plus, celle des trois lettres.

Le commentateur souligne surtout la poltronnerie du duc, c’est là le sens de « certain bruit qui couroit de luy », car le « Synonyme » de « Triquebilles », c’est bien sûr couilles qui, comme le mot couillon aujourd’hui, signifiaient l’absence de courage au xvie siècle[43]. Le remplissage du « Boisseau » dans la théorie du commentateur insinue qu’effrayé par la puissance militaire de la France, le duc couillon de Lorraine représenté par les trois lettres aurait soulagé son appareil digestif.

Une autre clé du passage semble plus convaincante que celle du commentateur. Il faut la puiser dans l’histoire littéraire, non pas dans l’histoire militaire. L’expression « faire le boisseau » renvoie, une nouvelle fois, à l’oeuvre de Rabelais. Les « Triquebilles » de Saint-Amant, ce sont en effet, dans le chapitre VIII du Tiers livre, les « couilles de Lorraine, les quelles à bride avalée descendent au fond des chausses, abhorrent le mannoir des braguettes haultaines, et sont hors toute methode[44] ». La plaisanterie des couilles démesurées de Lorraine était fort connue au xvie siècle : chez Saint-Amant, elle constitue déjà une réminiscence et finit par acquérir un statut confidentiel dans le cadre du langage hermétique. La plaisanterie se trouve dans le premier chapitre du Pantagruel : l’année des grosses « mesles », dont les trois « faisoyent le boysseau », tout le monde en mangea, et certains en eurent les bourses si énormes « que les troys emplissoient bien un muy[45] ».

Comme tout passage hermétique, ces vers de Saint-Amant autorisent tout un éventail de lectures, même s’il s’agit d’une plaisanterie. Prenons par exemple le nombre de trois : d’un côté, il s’agit d’une utilisation humoristique du langage marchand et publicitaire, typique de Rabelais[46]. Par ailleurs, nous avons une allusion codée à la copulation, acte désigné par l’expression « faire le boisseau » : dans le langage équivoque des écrivains burlesques, le chiffre de trois renvoie aux génitaux masculins, composés en effet de trois unités[47].

Nous venons d’atteindre les bas-fonds de l’hermétisme de Saint-Amant : nous voyons comment l’hermétisme par le bas nie l’hermétisme spirituel. Toutefois, l’hermétisme grotesque de Saint-Amant observe encore le contrat de communication exclusif qui caractérise tout langage hermétique : le groupe d’initiés auquel il s’adresse dispose d’un savoir supérieur, prophétique ou ancestral, fait de codes obscurs que le peuple ne sait pas ou ne sait plus déchiffrer, quoique Rabelais fut à cette époque moins réputé pour son raffinement humaniste que pour son succès populaire : l’univers grotesque de Saint-Amant est pétri de réminiscences d’une oeuvre, celle de Rabelais, qui moins d’un siècle après sa création, s’éclipsa devant un monde littéraire bientôt régi par les bienséances classiques, l’Académie française et la cour du roi absolutiste. L’effet peuple et le grotesque ne survécurent qu’un temps dans les genres marginaux, chez les fabulistes, les épicuriens et les capricieux.

L’hermétisme grotesque ne serait ainsi qu’un clin d’oeil de l’histoire littéraire, un épisode passager. Mais dès que nous reprenons l’étude des thèmes et notamment celui du jeu à perte qui démarque l’hermétisme grotesque et bas, nous constatons un courant plus profond dans la longue durée de l’histoire littéraire. Nous pouvons maintenant établir une filiation qui mènerait de Rutebeuf à Baudelaire en passant par Saint-Amant : le motif du jeu, avec les jeux de langue, s’accompagne chaque fois d’un brouillage des relations entre acteurs, par l’utilisation d’identités floues et de noms mystérieux, et se combine avec un dérangement réel ou possible dans l’ordre des temps au sens climatique et chronologique, ainsi qu’avec la promesse ou la menace d’une révolution.

4) Le jeu à perte dans l’hermétisme de Rutebeuf, Saint-Amant et Baudelaire

Rutebeuf joue avec les mots dans sa « Griesche d’esté ». Pour les non-initiés, le vocabulaire technique du jeu qui s’y trouve reste obscur. La « Griesche » personnifiée, qu’on peut tenter de rendre par guignon ou malchance, possède un nom énigmatique qui l’éloigne du statut d’un concept clairement défini. Comme tout nom propre, il ne peut en réalité se traduire :

15 Tout torne a perte ;

 Et la griesche est si aperte

 Qu’« eschec » dit « a la descouverte »

 A son ouvrier

 Dont puis n’i a nul recouvrier.

20 Juingnet li fet sambler fevrier :

 La dent dit « Cac »,

 Et la griesche dit : « Eschac »[48].

Le jeu avec le vocabulaire des échecs donne lieu à un jeu avec les sons presque vides de sens, avec le claquement des dents dans un été froid et le cri de victoire de la « griesche » (v. 21 s.). Paradoxalement, la « griesche », cette force obscure, est décrite dans des termes évoquant l’ouverture et l’évidence (« aperte »). Selon le même paradoxe, le mois de juillet a des airs de février : cette inversion dans le temps climatique caractérise aussi le « Caprice » que Saint-Amant rédige en 1632, avec son été pluvieux. Si le début de la « Griesche d’esté » privilégie le jeu d’échecs, à la fin du même texte, Rutebeuf décrit les pauvres compagnons du poète en joueurs de dés, ruinés par le jeu et la boisson : « Tout ont joué, tout ont beü[49] ».

Quant à Saint-Amant, il exploite également des noms et des surnoms obscurs, populaires ou historiques, comme « Robert Beiniere », « Ceste » et « Triquebilles ». Il utilise aussi le topos associant jeu de dés et beuverie. Dans la tradition de Rutebeuf, il a fourni de nombreuses pièces, comme la « Chambre du desbauché » (I, 215-229) ou le « Poëte crotté » (II, 32-70), qui évoquent l’image du poète maudit. Mais le jeu présuppose l’appartenance à un groupe de personnes averties qui connaissent ses règles. On devrait donc parler d’élite maudite ou d’un privilège de maudits : le jeu présuppose de savoir manier avec une certaine habileté les signes, qu’il s’agisse de dés, de cartes ou du langage hermétique de la poésie. Souvent, cette supériorité n’est obtenue qu’au prix d’une marginalisation à l’intérieur de la bonne société établie. D’une part, le poète, à force de trop jouer dans son cercle, finit par creuser son exil de la société. D’autre part, à force de perdre, le jeu désormais gratuit ne consistera plus qu’en l’espérance d’une réparation, d’un retour au temps d’avant la perte, temps aussi où le signe poétique renvoyait à une plénitude du sens.

En ce qui concerne l’influence sur Baudelaire, les éléments dégagés chez Saint-Amant peuvent jeter un éclairage intéressant sur le poème qui ouvre la séquence des « Spleen » dans les Fleurs du mal. Marie Malkiewicz-Strzalko a déjà effectué un rapprochement entre ce texte et des passages de Saint-Amant : dans les « Visions », elle retrouve un « Chien maigre » (I, 126, v. 7) pour le chat de Baudelaire, et une « voix plaintive » (I, 127, v. 29) pour la « triste voix » et le « fausset » qui apparaissent dans le « Spleen » ; des « Chats » de gouttière (II, 205, v. 58) sont évoqués dans la « Pétarrade aux rondeaux », où le poète fait apparaître, comme par magie, un groupe de poètes en partie déjà morts (II, 205, v. 60), préfigurant ainsi l’âme errante du poète chez Baudelaire[50]. Nous croyons pouvoir rapprocher ce « Spleen » avec un autre texte de Saint-Amant, le « Caprice » de 1632 (II, 141-143), dont il suffit de reproduire deux dizains, rapprochement qui permettra de renforcer encore l’impression que Baudelaire s’inspire de notre poète baroque :

 Tous nos Melons sont fricassez ;

 Adieu les plaisirs de la bouche :

 Les Cieux contre nous courroucez

 Les font pourrir dessus la Couche.

5  Il a tant pleu tout aujourd’huy

 Que mon coeur en seche d’ennuy,

 Pensant à ce desastre insigne ;

 Et si cette abondance d’eau

 N’estoit ailleurs propre à la Vigne

10 Je ferois jouër le cordeau. (…)

 Quoy, cét An bornera ses pas

 Sans que j’en soule mon envie,

 Et je ne l’effaceray pas

 Du nombre de ceux de ma vie ?

35  Si feray-da, je le promets ;

 Il ne s’en parlera jamais

 Si l’âge futur m’en veut croire :

 Oste-toy six cens trente-deux,

 Ou ne te monstre dans l’Histoire

40 Que comme un fantosme hideux.

 Pluviôse, irrité contre la ville entière,

 De son urne à grands flots verse un froid ténébreux

 Aux pâles habitants du voisin cimetière

 Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

5  Mon chat sur le carreau cherchant une litière

 Agite sans repos son corps maigre et galeux ;

 L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière

 Avec la triste voix d’un fantôme frileux.

 Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée

10 Accompagne en fausset la pendule enrhumée,

 Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums,

 Héritage fatal d’une vieille hydropique,

 Le beau valet de coeur et la dame de pique

 Causent sinistrement de leurs amours défunts[51].

L’hermétisme des deux passages réside dans la multiplication déconcertante des acteurs et des personnifications : quel est le rapport entre l’« An », l’« âge futur » et le « fantosme hideux » chez Saint-Amant, qui devient un « fantôme frileux » chez Baudelaire ? Il y a certainement aussi une équivalence entre « nos Melons » et « mon chat », ces deux acteurs au corps grotesque et malade (« fricassez » / « galeux »), dans le sens où, dans leur inquiétante familiarité, ils appartiennent au poète, comme l’indiquent les pronoms possessifs. Tous les deux contribuent à déclencher le « Caprice » ou le « Spleen ». En plus, les deux textes s’ouvrent sur un déluge qui contribue à une ambiance de destruction, voire d’autodestruction. L’isotopie du jeu sert à décrire le suicide par pendaison chez Saint-Amant, qui fait « jouër le cordeau », alors que le jeu de cartes non moins « fatal » évoque les « amours défunts » chez Baudelaire : dans chaque cas, le jeu se place sous le signe de la perte.

Le deuxième dizain de Saint-Amant que nous reproduisons, ainsi que les tercets de Baudelaire, proposent au lecteur un casse-tête hermétique. Dans le premier cas, celui-ci prend forme d’une devinette en guise de problème mathématique : le poète ne se tuera pas avant la fin de l’« An ». Le verbe « soule » évoque en même temps la plénitude de vie que la plénitude de vin, ce qui n’étonne pas après l’idée consolatrice de la « Vigne » dans le premier dizain. Remplissant donc l’« An », cela fera que le poète pourra le soustraire — « l’effacer » — du présupposé nombre total d’années qui lui restent dans sa « vie ». S’adressant à tout un « âge », qui prend ici la valeur d’un millénaire, d’une époque, il somme cette dernière de soustraire les 632 ans de l’an 1632, qui est la date à laquelle le poète écrit. Il en résulte le nombre de mille ans du passé, l’équivalent du « fantosme » qui hante la mémoire dans le présent. Saint-Amant secoue donc, par le biais de sa soustraction et en sus du déluge, le spectre du millénarisme, qui prédit une fin du monde chaque fois qu’un millénaire s’achève. L’allusion au calendrier révolutionnaire chez Baudelaire, sous le nom de « Pluviôse », est peut-être une manière d’évoquer une catastrophe au sens étymologique du mot : toute révolution n’est-elle pas un retournement, comme le veut le sens littéral du verbe grec κατα-στρεϕω ? Mais le calendrier révolutionnaire, au temps de Baudelaire, tout comme le millénarisme au temps de Saint-Amant, n’est plus qu’un passé mythique : le retournement adviendrait en pure perte, sans retour possible.

L’hermétisme joue son jeu d’anti-mémoire : que chez Baudelaire les interlocuteurs soient un « beau valet de coeur » et une « dame de pique », cela ne renseigne que de manière allusive sur leur histoire. Ainsi, le valet sera inférieur à la dame qui, elle, est peut-être malade ou vieille, comme sa rime « vieille hydropique » et en tout cas le « pique » l’évoquent : il y a là quelque chose de noir et de vaguement agressif. On n’en saura pas beaucoup plus. L’hermétisme du motif du jeu, chez Saint-Amant comme chez Baudelaire, postule un oubli en dessous des cartes et des signes hermétiques : ce sont des signes fantomatiques qui véhiculent un sentiment de destruction.

Du point de vue de l’histoire du grotesque, ainsi, Saint-Amant se situe à un tournant : Dominique Iehl rappelle les conceptions concurrentes du grotesque chez Bakhtine et Wilhelm Kayser :

Dans toutes les oeuvres étudiées, Kayser retrouve une même structure grotesque. Mais ce qu’il appelle grotesque n’a plus rien de commun avec l’expansion dynamique, avec la prolifération joyeuse de l’univers rabelaisien. Ce qui était dilatation et jouissance devient frustration et réduction. Pour Bakhtine, le grotesque signifie une prise de possession du réel. Pour Kayser, il surgit dans le sentiment effrayant que toute réalité se dérobe […]. W. Kayser décrit un processus de destruction progressive, la prise de conscience de l’abolition de l’ordre, de la cohérence et du sens[52].

Nous avons lu Saint-Amant à la lumière du grotesque rabelaisien dans la théorie de Bakhtine. Sans doute Saint-Amant tenait-il d’autant plus au bonheur secret dans le message rabelaisien, que l’époque baroque baignait désormais dans ce sentiment de perte qui prédomine pour Kayser dans le grotesque.

Conclusion : sérieux et vanité du jeu dans l’hermétisme grotesque

Qu’en est-il alors de son sérieux, si l’hermétisme, au lieu d’ouvrir la voie du mystère à l’esprit, ne crée que de l’oubli et des fantômes grotesques, dans un jeu vain ? — Dans la préface de son « Moyse sauvé », au contraire, Saint-Amant semble nous dire qu’il croit à un sens profond (V, 20) :

Le Tasse dit en ses Discours du Poëme heroïque qu’il avoit fait plus de la moitié de sa Jerusalem sans avoir songé aux Allegories, mais qu’il y songea dans tout le reste. Je ne feindray point de dire là-dessus que j’y ai songé en la pluspart de mes inventions ; & que tous les accidents qui arrivent à Moyse dans le Berceau (…) contiennent encore quelque chose de misterieux. Il y a un sens caché dessous leur escorce, qui donnera dequoy s’exercer à quelques Esprits ; mais dans la recherche qu’ils en pourront faire, peut-estre me feront-ils dire des choses à quoy je ne pensay jamais.

En réalité, par la prétérition « Je ne feindray point », il prend ses distances par rapport à sa propre oeuvre. Tout à fait moderne, il accorde leur liberté aux lecteurs, qui pourront « s’exercer », c’est-à-dire jouer. La posture de Saint-Amant n’est pas si éloignée de celle de Rabelais qui, dans le prologue du Gargantua, fait croire à un message secret, la fameuse « sustantificque mouelle ». Cette fameuse « mouelle » parodie, dans sa matérialité, le type de littérature qui veut être trop spirituelle[53].

« Le Contemplateur » de Saint-Amant, poème dont le sérieux n’a jamais été mis en doute, conformément au titre ambitieux, se termine par une désillusion en ce qui concerne l’accès à un sens profond du monde (I, 53 s., v. 90-100) :

90 Je loge en moy tout l’Univers.

 Là, songeant au flus et reflus,

 Je m’abisme dans cette idée ;

 Son mouvement me rend perclus,

 Et mon Ame en est obsedée : (…)

 Mais quand je veux bien l’esplucher,

 J’entends qu’on n’y peut rien entendre,

100 Et qu’on se pert à le chercher.

Le poète semble ici avoir trouvé un rapport non médiatisé, spontané et direct avec la réalité, logeant en lui « l’Univers ». Dès que la réflexion commence à « esplucher » — notons l’allusion gastronomique aux fruits ! —, à creuser le sens du « flus » et du « reflus », le sujet n’entend « rien » et se « pert ». Il devient « perclus », c’est-à-dire hermétiquement fermé au sens[54]. Là réside à notre avis la valeur du signe grotesque (dans la définition de Bakhtine !) : étant lié à la réalité par les sens, il comprend une immédiateté que l’hermétisme spirituel pur n’a pas. Il peut chercher à aller au-delà, mais il n’y trouvera plus de quoi remédier à sa mélancolie. Saint-Amant, dans sa poésie descriptive, nous peint souvent la présence actuelle et matérielle des choses dans toute leur sensualité : le vin, le fromage et les fruits. S’il est écrivain de guerre par nécessité, il se fait chantre du pacifisme par choix[55]. Or, la paix est motivée par les plaisirs sensuels de la vie, par une vie voulant être vécue au présent, d’autant plus que la mélancolie existe mais qu’on peut en réchapper. Que le signe soit grotesque au sens bakhtinien, cela nous empêche de nous perdre dans le mystère du sens profond ou dans un passé obscur et mélancolique, car il offre toujours un passage vers le présent et la présence[56]. Si dans ce sens, le jeu est vain, il n’en est pas moins nécessaire.