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L’ouvrage collectif que dirigent deux historiens de l’Université de Victoria est des plus intéressants. Il regroupe les efforts de chercheurs qui, depuis le milieu des années 1990, sont associés au Canadian Families Project ; un vaste programme de recherche qui permi la création d’une base de données issue des informations individuelles disponibles à partir des fiches manuscrites qui ont été complétées par les énumérateurs lors du recensement de 1901. Avec des informations détaillées sur plus de 265 000 personnes, représentant 5% des 5,3 millions résidants du Canada au début du xxe siècle, il est ainsi permis aux chercheurs de poser un regard nouveau sur la société canadienne.

Cet ouvrage devrait notamment être fort intéressant pour les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire du Québec dans une perspective comparative. Trop souvent en effet, les transformations sociales observées au Québec depuis le milieu du xixe siècle sont examinées uniquement par rapport au Haut-Canada ou à la province de l’Ontario. Ici, l’analyse « coast to coast » de certaines des contributions révèle des réalités fort variées sur le territoire canadien. Par exemple, deux des chapitres laissent penser que c’est peut-être davantage la Colombie-Britannique qui fait figure de « société distincte ». Danielle Gauvreau et Peter Gossage nous montrent en effet que des variables telles que d’être de confession catholique, d’habiter en zone rurale et d’avoir un faible niveau d’éducation, sont associées à une forte fécondité partout au Canada sauf en Colombie-Britannique. Partant de l’observation que plus du tiers des habitants de la province de l’ouest se déclarent athées en 2001 (comparativement à 1 sur 7 pour l’ensemble du Canada), Lynne Marks fait remonter à plus d’un siècle cette prise de distance envers les dogmes protestants et catholiques de la part des résidants de la Colombie-Britannique.

Soulignons par ailleurs que la dédicace à Tamara Hareven, au début du livre, s’avère particulièrement pertinente puisque l’ensemble des contributions de la quinzaine de collaborateurs reflète bien la démarche scientifique et les questions qui ont animé la pensée de cette grande spécialiste de l’histoire de la famille. Décédée en 2002, Tamara Hareven a en effet inspiré les chercheurs de nombreuses disciplines qui se retrouvent représentées dans cet ouvrage : histoire, géographie, sociologie, anthropologie et démographie. La démarche interdisciplinaire est d’ailleurs l’une des caractéristiques de cet ouvrage d’histoire et elle semble avoir permis d’examiner certaines caractéristiques associées à différents comportements en ne se contentant pas de simples analyses descriptives mais en ayant recours aux méthodes d’analyse dites multivariées ; une démarche de traitement des informations statistiques peu utilisée chez les historiens et davantage répandue chez les démographes et sociologues. Plusieurs auteurs ont ainsi recours à des approches nettement performantes de traitement des données statistiques : Stacie Burke qui s’intéresse aux structures des ménages et des familles, Danielle Gauvreau et Peter Gossage qui s’interrogent sur les différentiels de fécondité, Ken Sylvester qui examine les migrations vers les villes canadiennes, Gordon Darroch qui analyse les pratiques d’hébergements d’enfants et de jeunes adultes dans les familles canadiennes, Eric Sager qui scrute les inégalités de revenus chez les travailleurs canadiens en 1901. C’est également le cas de la contribution de Lisa Dillon qui se penche sur les « frontières » de l’entrée en vieillesse et qui examine, à partir d’un modèle de régression logistique, les « effets nets » de différentes variables sur la probabilité d’être chef de ménage. Soulignons que ce texte de Lisa Dillon complète admirablement bien celui de Bettina Bradbury, qui le précède et qui porte sur les familles monoparentales, un phénomène assez répandu en 1901 puisqu’il représentait la réalité familiale de plus d’un enfant sur dix âgés de 10 à 19 ans.

Les trois contributions portant sur la géographie de la famille – celles de Larry McCann, Ian Buck et Ole Heggen –, nous ont pour leur part grandement laissé sur notre faim. Celles-ci constituent le seul point faible de l’ouvrage, les auteurs se limitant pour chacun de ces trois chapitres, à ne présenter qu’une série de cartes – fort intéressantes par ailleurs - en se contentant uniquement de quelques lignes de commentaires.

Par contre, la cinquième partie de l’ouvrage, elle, ne nous a pas déçu, bien au contraire. Cette dernière partie regroupe deux contributions qui empruntent davantage une démarche épistémologique. S’intéressant aux ruptures d’unions, Annalee Lepp aborde le recensement de 1901 comme une entreprise politico-idéologique qui conduit à définir un certain nombre de normes qui serviront à la classification des populations. L’étude du divorce, un phénomène condamné en 1901 par la plupart des institutions canadiennes, voire pratiquement interdit pour les catholiques, s’avère ici fort intéressante. La confrontation des données publiées au début du xxe siècle avec les informations des documents manuscrits, conduit l’auteure à mettre en exergue certaines pratiques de déformation des informations. Au Québec, les responsables administratifs du recensement ont ainsi « revu » les déclarations faites en matière de statut matrimonial, ce qui a conduit à diviser par six le nombre de divorces que l’on retrouve dans les documents publiés comparativement au nombre enregistré par les agents recenseurs. De son côté, puisant dans les journaux et d’autres sources écrites, Chad Gaffield s’intéresse aux débats entourant la formulation de certaines questions utilisées lors des trois recensements qui ont suivi celui de 1871 ; ces débats concernent d’abord les questions sur les origines ancestrales des populations habitant le Canada et se prolongent à partir de 1901 avec les questions sur la pratique des langues officielles. Comme le souligne l’auteur, l’introduction de ces premières questions linguistiques dans le recensement de 1901 marquera un tournant dans les débats entourant les identités collectives des populations canadiennes. Cent ans plus tard, pouvons-nous croire que ces enjeux démo-linguistiques ont disparu des débats identitaires au Canada ? Les réactions dans les médias suscitées par la diffusion des résultats du recensement de 2006 concernant les langues et l’immigration nous obligent à répondre assurément non à cette question.

Household Counts : Canadian Households and Families in 1901, est un ouvrage très intéressant qui, à partir des informations extrêmement riches recueillies lors du premier recensement canadien du xxe siècle, permet d’examiner sous de nouveaux angles les caractéristiques des populations de cette mosaïque sociale qu’est le Canada. Le vaste programme Infrastructure de recherche sur le Canada au 20e siècle, qui emprunte la démarche méthodologique présentée dans cet ouvrage en l’étendant aux recensements des années 1911 à 1951, devrait permettre de donner une seconde vie à ces opérations de collectes de données dont on n’a pas fini de tirer tout le potentiel. Eric W. Sager, Peter Baskerville et les autres auteurs de Household Counts auront ainsi montré le chemin à suivre.