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Anthropologue et « John Dewey professeur en sciences sociales » à la New School for Social Research de New York, Arjun Appadurai est l’auteur réputé du livre Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation (Paris, Payot, 2001) dont Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation constitue en quelque sorte un développement. Traitant de la nouvelle géographie culturelle issue des « flux globaux » associés à la mondialisation, A. Appadurai proposait, dans Après le colonialisme, une lecture des forces de l’imagination à l’oeuvre dans le monde social qui contribuaient, selon l’auteur, à remettre en cause l’état des choses et à redessiner un monde résolument « postcolonial » en fonction de diverses pratiques locales. Or, à bien des égards, Après le colonialisme brossait un portrait passablement optimiste de la mondialisation, mettant notamment entre parenthèses divers phénomènes que l’on associera volontiers, dans la foulée des événements du 11 septembre 2001, à une mondialisation de la violence. Ce sont ces phénomènes de violence culturelle à grande échelle que souhaite cerner A. Appadurai dans Géographie de la colère.

La question centrale, fort ambitieuse par ailleurs, à laquelle souhaite répondre l’auteur est la suivante : « pourquoi assistons-nous à une pulsion génocidaire virtuellement mondiale vis-à-vis des minorités, qu’elles soient numériques, culturelles ou politiques » (p. 64) ? Pour A. Appadurai, il y aurait dans cette pulsion un « modèle global » requérant une analyse générale allant au-delà des réponses partielles – qui sont d’ailleurs quelquefois dépourvues de « preuves plausibles » (p. 66) – insistant sur un choc des civilisations, sur la perte du monopole de la violence légitime par les États, sur une fatigue humanitaire provoquée par un excès médiatique ou même sur une forme d’« éconocide » d’inspiration malthusienne par lequel la mondialisation supprimerait tout simplement les perdants. La réponse que privilégie l’auteur a trait aux conséquences cumulées d’une double logique d’incertitude et d’incomplétude provoquée par la mondialisation et que viendraient bien involontairement exacerber ces minorités. Véritables « boucs émissaires » (p. 68) excitant les « suspicions » (p. 129) des groupes majoritaires, ces minorités seraient littéralement sacrifiées sur l’autel de la pureté identitaire de la majorité ; une pureté que la seule existence de ces minorités viendrait justement déstabiliser.

Pour A. Appadurai, les minorités seraient d’abord et avant tout « des métaphores et des rappels de la trahison du projet national classique » (p. 68). Elles seraient l’expression de cette « angoisse » qui anime les groupes majoritaires – lesquels sont « invariablement liés aux idées sur la singularité et la totalité de l’ethnos national » (p. 88) qui demeure quant à lui la « dernière ressource culturelle » (p. 42) dont disposeraient les États pour asseoir leur domination – qui sont tout à la fois coincés dans « la tension entre identité majoritaire et identité nationale » (p. 81) et projetés dans une relation à l’espace mondial dont la portée semble désormais « illimitée » (p. 74-75). Boucs émissaires d’une mondialisation « sans visage » et qui ne peut donc, pour cette raison, elle-même « faire l’objet d’un ethnocide » (p. 70), les minorités seraient sujettes à une violence témoignant d’un effort tout à fait désespéré de la part des majorités pour réduire les incertitudes et pour combler le sentiment d’incomplétude qui les habite.

A. Appadurai croit qu’une telle réponse ne pourra pourtant être appréciée à sa juste valeur que si elle est par ailleurs comprise comme l’avant-plan d’une transformation fondamentale de la « morphologie » même de la scène mondiale où deux « modes d’organisation » s’opposeraient désormais à différentes échelles (p. 52). Le premier mode, dominé par les États et le système interétatique, a une forme vertébrée et repose sur « un ensemble fini de normes et de signaux coordonnés et régulatoires [sic] » (p. 45-46). Le second mode, dominé tant par le capitalisme que par la terreur internationale dont les attentats du 11 septembre 2001 nous ont contraints à prendre conscience, aurait une forme cellulaire caractérisée par le fait que les acteurs opérant sur ce mode seraient dépourvus d’une « gestion verticale » et « coordonnée » tout en étant néanmoins « capables de réplication sans structures messagères centrales » et « parfaitement clairs dans leurs stratégies et leurs effets cellulaires » (p. 48).

C’est dans le contexte de cette transformation – c’est-à-dire alors même que se dissout le « ciment qui lie les personnes aux idéologies du sol et du territoire » (p. 123) et que se brouillent les séparations entre « les sphères civile et militaire » (p. 134) comme les limites « entre ennemis de l’intérieur et ennemis de l’extérieur » (p. 156) – que s’accentue l’angoisse (la peur et la haine) engendrée par les sentiments d’incertitude et d’incomplétude. C’est également dans ce contexte que la violence en vient à « offrir une forme macabre de certitude » (p. 20) permettant à des majorités d’entretenir l’illusion « que des peuples distincts et singuliers prospèrent sur des territoires nationaux bien définis dont ils ont le contrôle » (p. 21). Pour A. Appadurai, la véritable angoisse serait ainsi celle de ces majorités qui, confrontées aux « blessures narcissiques » de leur identité de groupe (p. 122) et craignant de voir les minorités commencer à se comprendre sur un mode cellulaire comme des « majorités externes déguisées » plutôt que sur un mode vertébré les contraignant à l’impuissance et à l’exclusion à l’intérieur d’un État (p. 162), s’engagent dans des stratégies d’élimination des différences ouvrant la porte à des formes d’identité foncièrement prédatrices.

La dynamique à l’oeuvre ici participerait de la « réciprocité » liant ensemble les catégories abstraites que sont la « majorité » et la « minorité ». Produites par divers dispositifs tels que la territorialisation, les recensements et la création de critériums sociaux prétendument transparents, ces catégories apparaissent de plus en plus instables dans le contexte de la mondialisation. La principale conséquence, selon A. Appadurai, est que les majorités puissent « être poussées à penser qu’elles courent le danger de devenir mineures […] et à craindre que les minorités, à l’inverse, ne puissent aisément devenir majeures » (p. 122). C’est cette « peur des petits nombres », qui fait ici l’objet d’un long chapitre, qui habiterait inconsciemment les majorités et qui pourrait, dans le contexte volatile que provoque la mondialisation, facilement nourrir les pathologies d’une identité en quête de certitude.

Malgré ce que l’on serait tenté de penser au terme de la lecture de cette Géographie de la colère, tout ne serait pas nécessairement sans espoir, selon l’auteur. En fait, celui-ci insiste pour dire que la compréhension de la face sombre et violente de la mondialisation est en pratique un passage obligé pour qui veut, ensuite, garder espoir en celle-ci (p. 10). Les dernières pages de son essai sont ainsi consacrées à cette « globalisation d’en bas » associée, selon lui, à la prolifération de mouvements et de réseaux de militants et d’activistes oeuvrant au sein d’une société civile transnationale. Sans aucun doute très naïvement, A. Appadurai estime que ces mouvements et ces réseaux, qui formeraient quelque chose comme une « cellularité utopique » (p. 193), sont foncièrement démocratiques, tant « dans leurs aspirations, dans leur forme [que] dans leur telos » ou leur finalité (p. 191).

Très riche en intuitions et d’une lecture par ailleurs agréable, l’« angle de vue » développé dans Géographie de la colère – angle « qui ne prétend être ni un modèle ni une explication » prévient l’auteur (p. 24) – laisse néanmoins le lecteur sur sa faim tant les concepts sont flous et les analyses sont allusives. L’ouvrage prend ainsi la forme d’un essai exposant les fruits d’une réflexion plutôt que les résultats d’une véritable analyse qui serait argumentée et documentée de manière entièrement satisfaisante. Il y aurait beaucoup de terrain à parcourir systématiquement ici pour qui voudrait explorer empiriquement et exploiter conceptuellement plus en profondeur, tant cette géographie de la violence que la colère qui s’en alimente.