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Introduction : vers une dynamique « encadrement / réceptivité »

Dans sa tentative de consolider l’unité nationale du pays par une réforme de l’ordre symbolique canadien[1], le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau élabore, de 1968 à 1984, plusieurs encadrements politiques[2]. Parmi ceux-ci, trois modifient implicitement ou explicitement le mode de vie, les conditions d’existence ou encore le statut des communautés francophones minoritaires : le bilinguisme, le multiculturalisme et la Charte des droits et libertés.

L’encadrement politique du bilinguisme est assuré par la Loi sur les langues officielles et les interventions du Secrétariat d’État. En 1969, la Loi sur les langues officielles réglemente au sein de l’appareil étatique fédéral un bilinguisme institutionnel et individualiste dans les domaines législatif, juridique et administratif. Quant au Secrétariat d’État, s’il promeut d’abord et avant tout l’esprit de cette loi – c’est-à-dire la dualité linguistique –, il stimule également un certain dualisme culturel en veillant à l’épanouissement des communautés minoritaires de langue officielle[3]. L’encadrement du multiculturalisme se compose de la politique de multiculturalisme élaborée en octobre 1971 et de certains programmes qui poursuivent la sauvegarde et la promotion de la diversité culturelle au pays[4]. Il rejette le biculturalisme et mentionne que le Canada ne possède aucune culture officielle hégémonique, ce pays étant plutôt composé d’une somme d’individus qui s’identifient à la culture ethnique de leur choix. Enfin, l’encadrement politique de la Charte des droits et libertés enchâsse dans la nouvelle Constitution canadienne les droits linguistiques institutionnels et individuels contenus dans la Loi sur les langues officielles de 1969. Il fait de même avec les droits scolaires relatifs à l’instruction, aux établissements et à la gestion dans l’une des deux langues officielles, avec toutefois une clause comptable définie par l’expression « là où le nombre le justifie »[5]. L’encadrement crée aussi le Programme de contestations judiciaires qui subventionne le recours aux tribunaux pour clarifier les dispositions de la Charte.

Alors que ces encadrements encouragent une réorientation des références identitaires canadiennes, les francophonies minoritaires se tournent progressivement vers Ottawa pour assurer leur survie. Rejetées hors des frontières nationales canadiennes-françaises en 1967 par les tenants d’un nationalisme centré sur le territoire du Québec[6], elles trouvent un important allié politique en l’État fédéral désormais favorable à la dualité linguistique. Bien qu’Ottawa demeure tout au long de la période 1968-1984 le principal bailleur de fonds des communautés francophones minoritaires, il est probable que les leaders de ces dernières ne restent pas passifs devant l’élaboration et la mise en application des encadrements politiques, comme le font valoir les historiens Michel Bock et Marcel Martel lorsqu’ils invitent les chercheurs à de futures recherches. Dans cette optique, les porte-parole ne seraient donc pas nécessairement à la remorque des valeurs, des représentations et des interventions de l’État fédéral[7]. Par l’étude des communautés franco-ontariennes qui représentent le groupement francophone hors Québec le plus important numériquement et le plus près du pouvoir fédéral, le présent texte ouvre un dialogue scientifique avec les deux chercheurs en répondant à leurs réflexions. Seront au coeur de la présente analyse les leaders franco-ontariens[8], des Canadiens français de l’Ontario qui se décrivent vers la fin des années 1960 et dans les années 1970 comme des Franco-Ontariens, voire dans certains cas comme des Ontarois[9].

À travers l’étude de la réceptivité[10] des leaders franco-ontariens relativement aux encadrements politiques du gouvernement Trudeau (1968-1984), le présent article dévoile une dynamique « encadrement / réceptivité » influencée par quatre principaux facteurs, dont le poids varie d’un encadrement et d’une période à l’autre : le contexte politique en vigueur au pays, les besoins et les intérêts des communautés franco-ontariennes, les valeurs et les représentations nationalistes véhiculées par les porte-parole franco-ontariens, ainsi que les valeurs et les représentations nationalistes préconisées par les représentants politiques fédéraux. L’analyse se divise en quatre parties qui se succèdent selon une perspective diachronique et qui mettent en lumière la forte opposition entre la réceptivité positive des leaders à l’égard du bilinguisme et le quasi-rejet du multiculturalisme : encadrement du bilinguisme avec Loi sur les langues officielles, programmes du Secrétariat d’État, encadrement du multiculturalisme et encadrement de la Charte des droits et libertés.

Le bilinguisme : l’instrumentalisation d’une loi très attendue

D’une façon générale, les porte-parole franco-ontariens apprécient grandement l’encadrement du bilinguisme. L’adoption de la Loi sur les langues officielles n’est certainement pas étrangère à cet accueil. Ainsi, dès les premières annonces d’un projet de loi sur le bilinguisme en 1968-1969, les leaders franco-ontariens appuient le projet avec conviction. Pour les dirigeants de l’Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario (ACFEO), qui devient l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) en 1969, la loi est perçue d’une façon très positive. Alors que le président général de l’ACFEO, Roger N. Séguin, soutient que la mise en oeuvre de celle-ci est imparfaite, il se montre enthousiaste et juge l’adoption de cette dernière essentielle pour répondre aux besoins des communautés franco-ontariennes qu’il représente[11].

Pour la période 1968-1970, les interventions des membres des élites en général dénotent une acceptation quasi totale – c’est-à-dire sans la volonté d’exiger des changements – de la loi. Le contexte politique en vigueur à la fin des années 1960 peut justifier ce comportement. Les premières conclusions de la Commission Laurendeau-Dunton ainsi que l’arrivée à Ottawa des « trois colombes » – Pierre Elliott Trudeau, Jean Marchand et Gérard Pelletier – créent un climat favorable à l’élaboration d’une politique de bilinguisme. À la suite de plusieurs années de déceptions concernant la formalisation d’une telle politique, l’ouverture de « la fenêtre des opportunités[12] » effectuée par le jeune gouvernement Trudeau enchante les membres des élites. Ils considèrent ainsi qu’il est primordial de sécuriser d’abord un cadre juridique au bilinguisme avant d’approfondir et d’améliorer son contenu et son application. Outre le contexte politique, la concordance entre les valeurs et les représentations véhiculées par les leaders franco-ontariens et celles préconisées par l’État fédéral avec la Loi sur les langues officielles permet aussi de comprendre cette réceptivité particulière. Adhérant à la conception voulant que le Canada soit le pays d’un dualisme linguistique et culturel, les membres des élites interprètent l’esprit de la loi comme un appui de taille à cette thèse « bourassienne » du pacte entre les deux peuples fondateurs[13].

Même s’ils demeurent largement favorables à la loi sur l’ensemble de la période étudiée, les leaders se montrent critiques envers cette dernière dès le début des années 1970. Les craintes qu’ils s’efforçaient de refouler à la fin des années 1960 semblent désormais s’exprimer publiquement en Ontario français. Les leaders agissent à titre de défenseurs de l’esprit et de l’application de la loi en critiquant ouvertement les nombreux manquements de l’État fédéral en matière de bilinguisme institutionnel. S’en prenant surtout aux organismes gouvernementaux ou aux sociétés d’État fédérales, ils dénoncent l’absence de services complets en français chez Air Canada, Via Rail et Postes Canada ou encore dans les aéroports de certaines villes[14]. Les plaintes à l’égard de Radio-Canada demeurent toutefois les plus récurrentes et les plus virulentes. En novembre 1973, l’ACFO rédige un mémoire qu’elle présente au Comité permanent de la radiodiffusion, des films et de l’assistance aux arts, dans lequel elle déplore le fait que plus de 80 000 personnes sont privées de services de radio ou de télévision en français en Ontario. Établissant une comparaison avec les services offerts à leurs compatriotes anglophones, l’ACFO dénonce cette inégalité linguistique qu’elle juge inacceptable, surtout depuis que le caractère officiel des principes du bilinguisme institutionnalisé a été reconnu quatre ans auparavant[15]. Quelques mois plus tard, dans une lettre au président du Conseil du Trésor du Canada, C.M. Drury, le président général de l’ACFO, Omer Deslauriers, précise le point de vue de son association. Afin de contrer l’assimilation et ainsi de préserver la langue et la culture franco-ontariennes, il exige que les prochains efforts techniques et financiers déployés par Radio-Canada pour étendre ses services soient dirigés vers les communautés francophones du pays. Il souligne que seulement 55 % de ces dernières ont accès à des services en français alors que 90 % des communautés anglophones ont accès à des services dans leur langue[16]. Les leaders utilisent donc l’argument du principe d’égalité entre les deux peuples fondateurs pour exiger le plein respect des dispositions de la Loi sur les langues officielles par Radio-Canada et les autres sociétés d’État.

Une autre approche retenue afin de critiquer les lacunes fédérales en matière de bilinguisme consiste à émettre des propositions visant l’amélioration du contenu de la loi. Ainsi, les leaders franco-ontariens désirent donner davantage de force, de poids ou d’étendue à cette loi fédérale. La proposition la mieux articulée et la plus percutante consiste en l’élaboration d’une « politique de développement des communautés » francophones. L’idée se précise dès l’année 1977 avec le manifeste Les Héritiers de Lord Durham. Sous l’impulsion de la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), l’ACFO exige alors l’adoption d’« [u]ne politique globale, précise, cohérente et définitive de développement des communautés de langue et de culture française[17] » qui viendrait transformer la politique de bilinguisme institutionnel en une initiative préconisant le biculturalisme[18]. Cette démarche des leaders franco-ontariens entreprise dans la seconde moitié des années 1970 se justifie par une conjoncture sociopolitique particulière. Alors que les champs d’action de l’ACFO se situaient essentiellement sur les plans de l’éducation, de la culture, de l’économie et de l’aspect social, la création de la FFHQ en 1975 modifie la situation. En effet, l’ACFO étant membre de la fédération, les dirigeants politiques franco-ontariens s’investissent dans le champ politique canadien. Avec la sortie du premier rapport de la fédération, Les Héritiers de Lord Durham, les leaders réussissent à véritablement « prendre la parole » afin d’exposer dans la sphère publique leur point de vue ou de revendiquer le respect de droits qu’ils jugent essentiels[19]. Cette effervescence politique se combine à un taux d’assimilation élevé qui retient l’attention des dirigeants franco-ontariens[20]. La prise de parole coïncide avec des exigences de plus en plus grandes, notamment celle d’obtenir un véritable contrôle des institutions franco-ontariennes. Par exemple, sous prétexte que l’éducation en français est un droit fondamental acquis grâce à leur statut de peuple fondateur, les porte-parole franco-ontariens se positionnent contre les écoles bilingues qui assimilent, selon eux, les jeunes francophones. Ils exigent donc le contrôle d’écoles homogènes françaises, situation notamment illustrée par le conflit scolaire de Penetanguishene où les membres de l’ACFO ouvrent une école française clandestine et tiennent ainsi tête au gouvernement ontarien de William Davis[21].

Outre qu’ils surveillent l’application de la Loi sur les langues officielles et critiquent les nombreuses lacunes fédérales, les leaders franco-ontariens « instrumentalisent » les principes de la loi pour répondre à leurs besoins spécifiques qui relèvent des compétences de l’État ontarien. Ainsi, ils utilisent comme outil l’esprit de la loi fédérale de 1969 pour d’abord régionaliser le caractère bilingue des services institutionnels. Ils commencent alors à faire pression sur le gouvernement ontarien de William Davis pour que ce dernier rende bilingues les institutions étatiques, entre autres celles concernant la justice, les services sociaux – surtout les hôpitaux, les garderies et les foyers de personnes âgées – et les services municipaux[22].

D’une façon parallèle à ces interventions, les leaders franco-ontariens rappellent le statut juridique et officiel de la langue française au Canada et font pression sur Toronto dès l’année 1977 pour que la province adopte une « loi-cadre » similaire à la Loi fédérale sur les langues officielles[23]. Devant l’intransigeance du gouvernement Davis, le combat s’envenime à partir de l’année 1978 et le premier ministre canadien est interpellé dans le but de faire plier Toronto. Ainsi, la présidente générale de l’ACFO, Gisèle Richer, tente sans succès de s’assurer l’appui ferme de P.E. Trudeau en utilisant l’argument de l’unité nationale du pays : « La décision du gouvernement de l’Ontario de ne pas reconnaître le français comme langue officielle est aussi préjudiciable pour l’unité nationale que le déménagement de la Sun Life [au Québec][24]. » En 1981, l’éditorialiste au journal Le Droit, Alain Dexter, appuie fermement la démarche de l’ACFO. Pour lui, le statut de « co-fondateurs » que les francophones ont acquis depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles de 1969 doit immanquablement se refléter légalement et officiellement à l’intérieur de la législature ontarienne[25].

L’instrumentalisation de la Loi sur les langues officielles de 1969 et de ses principes sous-jacents se poursuit au-delà du cadre temporel étudié. Ainsi, ce n’est qu’en 1986 que l’Ontario adoptera le projet de loi 8, la Loi sur les services en français, qui reconnaît le droit à tous les citoyens de communiquer en français avec les organismes et les institutions étatiques.

Le bilinguisme : le Secrétariat d’État, un bailleur de fonds sans fonds ?

L’analyse de la réceptivité à l’égard des interventions du Secrétariat d’État vient compléter le portrait illustrant des leaders grandement favorables à l’encadrement du bilinguisme, sans pour autant que ces derniers demeurent à la remorque des initiatives de l’État fédéral. Dans les premières années de sa création, c’est-à-dire lorsque le ministère relève de la responsabilité de Gérard Pelletier, de 1968 à 1972, les leaders apprécient fortement les initiatives du Secrétariat d’État. Cherchant à montrer que la vie française hors Québec demeure toujours possible, ils saluent chaleureusement les efforts qui favorisent le maintien ou l’expansion du fait français[26], surtout le Programme d’animation socioculturelle qui débute officiellement en janvier 1970. Enthousiasmé par une aide permettant la formation et l’embauche d’animateurs régionaux, le président du comité culturel de l’ACFO, Lucien Bradet, loue les bienfaits de l’animation sur ses concitoyens et leurs besoins : « L’individu prend conscience de ses lacunes, de son manque d’information et de formation. Il acquiert de l’assurance et à [sic] la motivation voulue pour combler les lacunes découvertes[27]. »

Outre les bienfaits reconnus de l’animation socioculturelle, la grande réceptivité des leaders à l’égard des initiatives du Secrétariat d’État de 1968 à 1972 se justifie également par les relations humaines qui se développent entre les dirigeants franco-ontariens et les cognoscentes[28] du Secrétariat d’État. En effet, plusieurs parmi eux sont des hommes ou des femmes issus de la francophonie canadienne, ce qui les rend encore plus sensibles et attentifs aux besoins criants des communautés francophones de l’Ontario et des autres provinces. Entre le ministère et les dirigeants franco-ontariens, ces cognoscentes permettent l’élaboration d’une action dynamique et efficace basée sur une communication intensive qui repose sur un climat de confiance mutuelle[29]. L’effort entrepris par le Secrétariat d’État pour encourager la dualité linguistique et parfois culturelle s’avère réel et tangible, contrairement à la période postérieure au départ de Gérard Pelletier caractérisée par la politique de multiculturalisme ainsi que l’arrivée de plusieurs cognoscentes anglophones. Alors que l’ACFO, en 1975, se plaint des nouvelles politiques de bilinguisme en vigueur depuis 1974, dans un mémoire au Groupe de travail sur les minorités de langues officielles, elle rappelle avec quelle efficacité les interventions antérieures réalisaient la promotion du bilinguisme et de la langue française[30]. Les porte-parole perçoivent donc les années 1968-1972 comme l’âge d’or de l’intervention du Secrétariat d’État, interprétation qui n’est certainement pas étrangère à la grande réceptivité observée.

La période 1972-1984 montre des leaders qui demeurent largement favorables aux programmes du ministère, d’autant plus que ce dernier représente le principal bailleur de fonds de tous les projets visant à assurer la vitalité de l’Ontario français. Ils réitèrent constamment leur appui et leur reconnaissance envers le Secrétariat d’État, plus particulièrement lorsqu’ils sentent souffler un vent de changements au sein du ministère. Les membres des élites lancent alors des fleurs à l’endroit de ce dernier en souhaitant ainsi diminuer les tensions ou préserver leurs acquis. Un point doit cependant être soulevé : même s’ils choisissent le moment opportun pour le faire, les leaders remercient toujours le ministère avec une grande sincérité et en continuité avec leur appui indéfectible des années 1968-1972. Ainsi, peu avant la crise de 1982 dont nous discuterons plus loin, l’ACFO exprime d’une voix à la fois mielleuse et franche : « L’ACFO et ses membres éprouvent de la gratitude à l’endroit du Secrétariat d’État et de son personnel, que celui-ci oeuvre à l’échelon national, régional ou local. Il est reconnu par tous que sans l’aide du Secrétariat d’État et de son personnel, la vie de la communauté franco-ontarienne s’avérerait encore plus pénible qu’elle ne l’est actuellement relativement à la sauvegarde de son identité française[31]. »

Cette attitude généralement favorable au Secrétariat d’État n’empêche pas les porte-parole de dénoncer certaines décisions ou interventions de ce dernier. Les critiques les plus fréquentes concernent les questions d’ordre financier reliées aux subventions des différents programmes. En effet, les leaders franco-ontariens tentent d’influencer le ministère en refusant de demeurer muets devant des programmes qu’ils considèrent sous-subventionnés ou encore devant des projets rejetés. Il faut dire que les considérations financières touchent de plein fouet les dirigeants franco-ontariens vers le milieu des années 1970. Désormais accoutumés à vivre dans une culture subventionnaire où ils ont développé l’expertise des formulaires de subventions et la capacité d’investir adéquatement l’argent obtenu[32], les responsables franco-ontariens semblent percevoir progressivement le Secrétariat d’État comme un bailleur de fonds sans fonds. Cette situation engendre des conflits quand le ministère tente de geler ou de diminuer son soutien financier, surtout pendant la crise économique des années 1974-1975 où il est contraint de réduire son budget global de un milliard et demi de dollars[33].

Des trois principaux programmes surveillés de près par les leaders franco-ontariens – l’animation socioculturelle, l’éducation des langues officielles ainsi que l’aide aux groupes minoritaires –, deux retiennent particulièrement l’attention en raison du nombre élevé d’interventions. Sachant que l’éducation dans la langue maternelle s’avère essentielle pour contrer l’assimilation, les dirigeants de l’ACFO scrutent à la loupe la redistribution des fonds alloués aux écoles qui dispensent un enseignement en français. En 1973, ils calculent que ces institutions reçoivent un montant représentant seulement 5 % par élève du coût annuel moyen pour l’enseignement, alors que le gouvernement Trudeau remet aux provinces 9 % par élève du coût annuel moyen. Ces pourcentages représenteraient une perte d’environ quatre millions de dollars que les dirigeants franco-ontariens ne sont pas prêts à perdre[34]. Devant le problème non résolu au début des années 1980, la FFHQ emboîte le pas avec l’étude À la recherche du milliard… critique des programmes fédéraux de langues officielles dans l’enseignement (1981). Revenant sur les sommes exorbitantes qui sont détournées par les provinces, elle exige de l’État fédéral un meilleur contrôle sur les subventions octroyées[35]. Ces interventions montrent que l’éducation est perçue comme un droit et comme un besoin essentiel dont les leaders défendent avec vigueur le financement.

Quant au Programme d’aide aux minorités de langue officielle ou Programme de soutien, les dirigeants franco-ontariens veillent à ce que le Secrétariat d’État augmente progressivement son enveloppe budgétaire. Reconnaissant qu’il n’y a pas que le remède de l’éducation pour contrer la propagation de l’assimilation, la présidente générale de l’ACFO pour les années 1976-1977, Gisèle Richer, soutient que le Programme d’aide aux minorités de langue officielle doit augmenter ses subventions afin de développer une vie française [36]. De connivence avec la volonté d’obtenir une politique globale de développement élaborée dans le manifeste Les Héritiers de Lord Durham, cette demande est exaucée en mars 1977[37]. Malgré tout, cette hausse du budget ne freine pas les critiques envers le ministère. Toujours mécontents des subventions que leur association reçoit, les membres de l’ACFO reviennent à la charge en 1982 par le biais de leur président général Yves Saint-Denis. Au congrès général, celui-ci soutient que, malgré des sommes octroyées dépassant le cap du million de dollars par année, l’« ACFO provinciale a moins de un dollar par habitant franco-ontarien pour accomplir son travail dans le domaine [sic] social, économique, éducatif, juridique, constitutionnel, des communications, des sports et loisirs et ainsi de suite[38] ».

Ces critiques particulières représentent la preuve que les leaders ne suivent pas les yeux fermés le Secrétariat d’État dans toutes ses décisions. Sur ce point, leurs revendications ne se limitent toutefois pas à des avantages pécuniaires ; avec vigueur et ténacité, ils tiennent tête au ministère qui tente parfois de s’immiscer dans les affaires internes de l’ACFO. Au nom d’un droit exclusif de contrôle sur la définition des biens et des intérêts de leurs communautés, les porte-parole contrent ces tentative. La principale tentative de la part du ministère de changer les règles du jeu survient à l’aube de l’année 1982. Lorgnant les instances régionales de l’ACFO en leur demandant de s’affranchir de leur association provinciale, les cognoscentes du Secrétariat d’État tentent alors de devenir les uniques intermédiaires entre les communautés franco-ontariennes et Ottawa. Alors que des ACFO régionales du nord-est de la province – entre autres celle du Grand Sudbury – profitent de cette incursion pour acquérir une plus grande autonomie dans la définition des besoins et des intérêts de leurs communautés[39], les leaders franco-ontariens de l’ACFO provinciale, de la FFHQ et du journal Le Droit unissent leur voix pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une atteinte à la structure même de l’ACFO. Ils en profitent pour affirmer vigoureusement que la définition ainsi que leur prise en compte des besoins et des intérêts franco-ontariens relèvent uniquement de l’instance provinciale de l’association[40]. Ces critiques font fléchir la réceptivité de l’encadrement qui, de janvier à mars 1982, descend au plus bas niveau jamais observé. Malgré tout, l’accueil enthousiaste à l’égard des programmes et des interventions du Secrétariat d’État semble revenir en avril 1982, lorsque ce dernier annule sa décision précédente et décide de collaborer de nouveau avec les instances provinciales de l’ACFO.

Malgré quelques critiques concernant à la fois l’application et le contenu de la Loi sur les langues officielles ainsi que les décisions financières et administratives du Secrétariat d’État, l’étude de la réceptivité présente donc des leaders largement favorables à l’encadrement du bilinguisme, et ce, tout au long de la période étudiée. La situation s’avère cependant très différente au regard de l’encadrement du multiculturalisme ; les porte-parole refusent catégoriquement la politique de multiculturalisme en la confrontant aux principes du bilinguisme et, surtout, du biculturalisme.

Le multiculturalisme : un non catégorique à l’affaiblissement du statut franco-ontarien

Alors que l’État fédéral met de l’avant la politique « trudeauiste » de multiculturalisme en octobre 1971, peu de temps après celle du bilinguisme institutionnel de 1969, les leaders franco-ontariens adoptent une position défensive et fermée. Celle-ci diffère largement des réactions et des prises de position à l’égard de l’encadrement du bilinguisme et de sa timide percée vers le biculturalisme, participant de ce fait à mettre en opposition la réceptivité de ces deux encadrements qui sont alors perçus comme concurrents et non complémentaires.

D’une façon générale, les leaders se montrent catégoriquement hostiles à la mise en oeuvre de l’encadrement du multiculturalisme. Malgré des propos rassurants de Gérard Pelletier au sujet du Secrétariat d’État et du maintien de ses programmes de promotion du bilinguisme, les porte-parole demeurent méfiants envers ce qu’ils considèrent comme une menace à la vitalité de l’encadrement du bilinguisme[41]. Ainsi, bien que P.E. Trudeau annonce en octobre 1971 que le Canada ne renferme aucune culture officielle hégémonique, dès l’année 1972 il confie au Secrétariat d’État des programmes touchant le développement des communautés ethniques et de leur culture. Dans un contexte de lutte pour la préservation ou l’augmentation des sommes octroyées aux programmes favorisant le bilinguisme et le biculturalisme, les leaders se montrent suspicieux à l’égard de ces « programmes concurrents » qui financent notamment l’éducation, la radio et la télévision dans une langue autre que les deux langues officielles du pays [42]. De plus, les tergiversations du gouvernement Trudeau en matière de promotion du caractère biculturel du pays ne contribuent certainement pas à apaiser ce malaise grandissant et empêchent conséquemment les membres des élites de se montrer favorables à l’encadrement du multiculturalisme[43]. Dans les années qui suivent, alors qu’il devient évident que l’encadrement du bilinguisme est incapable d’assurer le développement des communautés francophones minoritaires, l’ACFO se montre toujours intraitable au sujet de la reconnaissance du biculturalisme. Dans son intervention devant le Comité permanent de la radiodiffusion, des films et de l’assistance aux arts, le président de l’ACFO en 1973, Omer Deslauriers, affirme qu’il est totalement « impossible de discuter multiculturalisme au Canada avant d’avoir clairement pris position au sujet du biculturalisme. Autrement, ce serait s’engager sans fil conducteur, dans un labyrinthe inextricable[44] ».

D’une façon plus spécifique, les leaders désirent réaffirmer et protéger ce que nous appelons leur « statut de peuple fondateur ». Unis avec les francophones des autres provinces, y compris ceux qui résident au Québec, les Franco-Ontariens ne formeraient donc pas un groupe ethnique comme les autres. Selon eux, ils représenteraient plutôt l’un des deux peuples fondateurs du Canada, sur un pied d’égalité avec les Anglo-Canadiens, et posséderaient donc un statut spécifique leur permettant de jouir de droits particuliers. Or, selon les leaders, la politique de multiculturalisme enfreint ce principe en encourageant la prédominance de certains groupes ethniques, en particulier les Italiens et les Polonais en Ontario qui deviendraient plus puissants sur les plans linguistique et structurel[45]. Invité à prendre la parole devant le Comité permanent de la radiodiffusion, des films et de l’assistance aux arts, le vice-président de l’ACFO, Lucien Bradet, émet d’ailleurs ce commentaire :

Nous croyons que les groupes francophones et anglophones au Canada doivent avoir un statut prioritaire. Et c’est pour cela peut-être la difficulté du multiculturalisme. Si nous admettons que tous les groupes ethniques avec les deux groupes fondateurs ont le même statut, à ce moment-là, nous avons des réserves assez sérieuses, car nous croyons qu’à titre de peuple fondateur, nous avons un statut particulier, un statut prioritaire dans ce pays[46].

Évoqué tout au long de la période étudiée, ce statut particulier et « prioritaire » accordé aux Franco-Ontariens et aux autres francophones hors Québec pousse les porte-parole à exclure leurs communautés des dispositions de l’encadrement du multiculturalisme. Pour eux, celui-ci ne doit en aucun cas s’appliquer aux Franco-Ontariens[47].

Le refus catégorique énoncé par les leaders franco-ontariens tient à une réaction de repli sur soi ou de protection, réalité soulignée alors que l’éditorialiste Pierre Tremblay parle d’un « sentiment de sécurité ». En effet, un « multiculturalisme éclairé » ne sera accepté que lorsque les communautés francophones minoritaires ne se sentiront plus menacées et qu’elles pourront ainsi s’épanouir pleinement[48]. En lien direct avec l’appui au biculturalisme et la conception d’un « statut prioritaire », leurs inquiétudes concernant la faiblesse de la langue française en Ontario reflètent l’absence de ce « sentiment de sécurité ». Portant sur l’élaboration d’une politique provinciale de multiculturalisme, semblable à celle de l’État fédéral, le congrès Héritage-Ontario de 1972 donne l’occasion aux leaders franco-ontariens d’inclure une dimension provinciale à leur prise de position. Ces derniers considèrent ainsi l’élaboration d’une politique provinciale de bilinguisme comme une étape charnière à franchir avant d’accepter les principes du multiculturalisme[49]. Ils exigent donc que la langue française détienne un statut d’égalité avec la langue anglaise. Puisque cette exigence n’est pas respectée avant 1986, les porte-parole considèrent vivre dans l’insécurité linguistique, sentiment très défavorable à la reconnaissance de l’encadrement fédéral et provincial du multiculturalisme.

Dans leur opposition à l’encadrement du multiculturalisme, les leaders franco-ontariens s’appuient sur leur compréhension de l’encadrement du bilinguisme et sur leurs demandes répétées de promotion du biculturalisme et de la présence de deux peuples fondateurs au pays. Ces deux exigences seront d’ailleurs au coeur de leurs interventions relatives à l’encadrement de la Charte des droits et libertés, du moins au début du processus de négociations constitutionnelles.

L’encadrement de la Charte : la volte-face des leaders franco-ontariens

L’histoire de la réceptivité à l’égard de l’encadrement politique de la Charte des droits et libertés se divise en trois périodes distinctes où nous observons les leaders qui participent aux débats constitutionnels, qui rejettent le projet de Constitution renouvelée et qui décident finalement d’utiliser la Charte des droits et libertés enchâssée dans la constitution rapatriée. Dans un premier temps, la période couvrant la sortie du manifeste Pour ne plus être… sans pays en février 1979 jusqu’à la Conférence constitutionnelle de novembre 1981 présente des leaders franco-ontariens favorables au débat constitutionnel. En exigeant une voix à la table des négociations et en prenant la parole dans le champ public, ils émettent des recommandations et tentent d’influencer au maximum le contenu de la nouvelle Constitution. À cette fin, ils utilisent tous les moyens mis à leur disposition.

Leur soutien au débat constitutionnel et à ses projets devient néanmoins conditionnel à l’acceptation par les acteurs politiques des recommandations qu’ils soumettent. La recommandation au coeur même de toutes les autres revendications concerne l’enchâssement dans les articles de la Constitution de la thèse du pacte entre les deux peuples fondateurs[50]. À la suite du projet de loi constitutionnelle élaboré en 1980, l’ancienne présidente générale de l’ACFO devenue présidente de la FFHQ, Jeannine Séguin, s’indigne, devant les membres du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, de l’absence de cette demande dans le projet :

Le [sic] Francophones hors Québec déplorent le fait que cette loi constitutionnelle ne reconnaisse pas le principe des deux peuples fondateurs de ce pays. Les peuples francophone et anglophone y sont à l’origine et, de ce fait, toute tentative de changement constitutionnel doit éviter de consacrer les injustices qu’ont subies les Francophones depuis 113 ans et doit reconnaître l’égalité fondamentale des peuples de langues et de cultures française et anglaise. Selon nous, le Gouvernement fédéral doit assumer ses responsabilités envers la protection et la promotion de la langue et de la culture française partout au pays[51].

Outre le statut distinct qu’ils cherchent à obtenir, les porte-parole se penchent sur le dualisme culturel et linguistique. Pour eux, le contexte politique en vigueur au pays doit enfin permettre la reconnaissance officielle de ces deux principes dans le texte de la Constitution. L’ACFO ne considère-t-elle pas que « [l]a notion fondamentale, le fil d’Ariane qui relie les éléments de la réforme constitutionnelle, c’est la dualité linguistique et culturelle ; on n’a pas le droit de se lasser d’y revenir[52] » ? En plus du caractère officiel au dualisme qui serait enchâssé dans la Constitution, les leaders cherchent à faire accepter par l’État ontarien sa soumission à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867[53]. Cette loi stipule l’égalité du français et de l’anglais devant les tribunaux ou les assemblées législatives des provinces. Les débats constitutionnels deviennent ainsi le nouveau terrain sur lequel les membres des élites tentent à la fois de faire fléchir le gouvernement intransigeant de William Davis et de faire pression sur Pierre Elliott Trudeau pour enfin obtenir un statut juridique pour la langue française en Ontario.

L’accessibilité à l’éducation en français et à son contrôle constitue la dernière revendication majeure qui mérite de retenir notre attention. Elle se situe dans un contexte de lutte contre le ministère de l’Éducation de l’Ontario afin que l’ensemble des Franco-Ontariens aient accès à l’enseignement dans leur langue maternelle. L’ACFO ne considère pas l’éducation en français comme un privilège, mais plutôt comme un droit fondamental qui devrait être mieux protégé : « Le droit des parents à faire instruire leurs enfants dans leur langue officielle est certes le plus indispensable à la survie des minorités linguistiques et à la reconnaissance du français et de l’anglais comme langues officielles du Canada. Nous proposons donc l’enchâssement de ce droit dans la constitution [54]. » Lorsque l’article 23 de la Charte des droits et libertés apparaît sur les écrans radars des constitutionnalistes dans les années 1980-1981, les critiques et les pressions des dirigeants de la vie associative franco-ontarienne s’accentuent. Si l’article 23 répond à ce besoin de protection des droits scolaires, il dérange les leaders en raison de sa clause « là où le nombre le justifie ». Selon le président général de l’ACFO, Yves Saint-Denis, et la présidente de la FFHQ, Jeannine Séguin, cette valeur comptable s’avère restrictive pour les francophones en imposant une condition à l’accessibilité aux écoles françaises. De plus, elle permet à Toronto de prétexter un faible nombre d’élèves pour refuser de fournir les services scolaires demandés[55]. Enfin, les leaders veillent à ce que le droit de gestion d’écoles homogènes françaises soit garanti par la nouvelle Constitution. Pour convaincre le gouvernement Trudeau de promouvoir ce droit particulier qui relève toutefois des compétences provinciales, les dirigeants de l’ACFO et de la FFHQ rappellent l’inégalité qui existe entre le sort de leurs communautés et celui des minorités anglophones du Québec qui détiennent depuis longtemps le droit de gérer leurs propres écoles[56].

D’une façon générale, les recommandations faites par les leaders franco-ontariens pendant la période 1979-1981 se heurtent à une fin de non-recevoir lors de la Conférence constitutionnelle de novembre 1981. Cherchant le compromis avec une majorité de provinces et faisant valoir que la solution de la Charte des droits et libertés qu’il propose est beaucoup moins rigide que celles préconisées par les porte-parole francophones hors Québec[57], P.E. Trudeau rejette le discours de ces derniers. Le projet constitutionnel qui émane de la rencontre du 2 au 5 novembre 1981 ne fait donc aucunement référence à l’existence au sein du Canada de deux peuples fondateurs ayant des droits égaux. De plus, la clause comptable « là où le nombre le justifie » apparaît toujours dans l’article 23 et altère les droits d’accessibilité à l’éducation en français et de gestion scolaire. Enfin, si le Nouveau-Brunswick accepte de se soumettre à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, l’Ontario refuse catégoriquement d’emboîter le pas.

De novembre 1981 à avril 1982, le projet de rapatriement de la Constitution, élaboré à la suite de la Conférence de novembre 1981, est responsable de la baisse tangible de la réceptivité des membres des élites à l’égard de l’encadrement de la Charte des droits et libertés. En effet, les leaders s’activent nerveusement et se montrent largement défavorables au projet. Ils critiquent le résultat obtenu par les intenses négociations et tentent de sauver la mise par une vaste offensive de prises de position publiques. Ils diluent leurs discours et soutiennent alors deux exigences principales qui deviennent conditionnelles à leur future acceptation du rapatriement de la Constitution. Au sujet de la question linguistique, ils expriment leur extrême mécontentement envers le gouvernement de William Davis qui refuse obstinément de se soumettre à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour eux, la lutte pour la reconnaissance de la langue française en Ontario doit se terminer avec le projet constitutionnel[58]. Quant aux droits scolaires, les leaders exigent le retrait immédiat de la clause « là où le nombre le justifie » qui transforme les droits scolaires en « privilèges » inaccessibles pour certains francophones[59].

Malgré les nombreuses pressions exercées par les leaders franco-ontariens afin de modifier l’encadrement de la Charte, rien n’est changé et la nouvelle Constitution est rapatriée le 17 avril 1982. La colère et l’amertume sont au rendez-vous. Même s’ils reconnaissent que certains droits sont protégés par la nouvelle Charte des droits et libertés, les porte-parole refusent littéralement de l’endosser. Ils condamnent par le biais de l’ACFO et de la FFHQ cette Charte qui enlise encore plus la population franco-ontarienne dans des luttes juridiques éreintantes et des batailles politiques épuisantes. Pour eux, « ce jour historique [proclamation de la Loi constitutionnelle du Canada] sera connu dans l’histoire franco-ontarienne comme le jour où la population francophone de l’Ontario vit naître l’aube d’une nouvelle ère de revendications. Celles-ci seront plus légalistes, plus coûteuses mais toujours aussi garantes de frustrations[60] ». L’ACFO se montre déconcertée par une nation qui donne une fois de plus aux Franco-Ontariens un « statut d’inégalité comme citoyens dans un pays qui continue néanmoins de prétendre qu’il se veut officiellement bilingue[61] ».

Même si les leaders demeurent insatisfaits de l’encadrement de la Charte dans les années 1982-1983, une nouvelle période s’ouvre à partir du printemps 1982. En effet, un peu à contrecoeur et avec répugnance, ils prennent rapidement la décision d’utiliser l’encadrement de la Charte des droits et libertés. La FFHQ est le premier organisme à confirmer cette initiative dès le mois d’avril 1982, alors qu’elle prévoit utiliser les dispositions de la Charte pour obtenir la création d’un réseau de communication en français, des services sociaux et communautaires dans la langue de Molière, ainsi que la reconnaissance officielle du français par les provinces récalcitrantes[62]. Il faut toutefois attendre l’automne 1982 pour qu’elle s’active. La FFHQ réoriente alors son projet en cherchant désormais à se rendre devant les tribunaux pour « [o]btenir des jugements de cour sur des cas-types, provenant de différentes régions du pays et couvrant les différents aspects de la Charte, particulièrement en ce qui concerne les droits scolaires, qui expliciteraient en élargissant l’application des droits constitutionnels des francophones hors Québec[63] ».

Dans la seconde moitié de l’année 1982, l’ACFO sort de son mutisme et songe sérieusement à utiliser les possibilités offertes par l’encadrement pour faire reconnaître par l’État ontarien le droit de gérer pleinement des écoles homogènes françaises. Soutenus par la FFHQ qui cherche à financer ses projets, les dirigeants de l’ACFO font alors pression sur le gouvernement Trudeau pour que ce dernier délie les cordons de sa bourse et subventionne les recours juridiques[64]. Les pressions portent fruit et au mois de décembre 1982 le Secrétariat d’État réactive le Programme de contestations judiciaires. En demandant des subventions et en utilisant les sommes allouées, les leaders franchissent une frontière de plus dans leur acceptation de l’encadrement. Cette réalité devient évidente avec la saga de la Cour d’appel de l’Ontario qui débute en janvier 1983. Financés par le Secrétariat d’État, l’ACFO, l’Association des enseignants franco-ontariens (AEFO) et quatre parents franco-ontariens s’associent avec la ferme résolution « d’intervenir devant les tribunaux afin de faire reconnaître, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit des francophones de l’Ontario à la gestion pleine et entière de leurs écoles[65] ». Le 26 juin 1984, le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario reconnaît aux Franco-Ontariens le droit de gérer leurs propres institutions scolaires. Avec ce gain, les leaders franco-ontariens jubilent. La méfiance, voire l’hostilité à l’égard de l’encadrement de la Charte se transforme en enthousiasme, comme en témoigne l’éditorialiste au journal Le Droit, Alain Dexter : « C’est quelque chose qui se ressent jusqu’au tréfonds et qui nous fait estimer la Charte des droits et libertés comme jamais nous l’aurions cru. Quel potentiel de réparation d’injustices ! Quelle magnificence a bien pu inspirer les législateurs qui nous ont donné un tel outil[66] ! »

Changeante selon les événements politiques et les besoins franco-ontariens, l’attitude à l’égard de l’encadrement de la Charte des droits et libertés montre bien des leaders qui s’opposent à certains projets politiques du gouvernement Trudeau. Si leurs interventions et prises de position peuvent paraître ambiguës à première vue, il faut souligner qu’elles sont davantage le reflet d’une stratégie délibérée visant à exercer plus de pression dans les négociations avec l’État.

Conclusion : une ambiguïté stratégique

Que conclure au sujet de la réceptivité réservée par les leaders franco-ontariens à l’égard des encadrements politiques du gouvernement Trudeau ? La façon ambiguë qu’ils ont de prendre position sur les scènes fédérale et provinciale peut laisser plus d’un observateur perplexe. Nous croyons que la clé pour comprendre leurs interventions se trouve dans la présence d’une dynamique « encadrement / réceptivité » influencée par les valeurs et les représentations qu’ils véhiculent, les besoins et les intérêts qu’ils définissent, ainsi que le contexte sociopolitique du pays. D’une part, les leaders franco-ontariens se tournent vers l’État fédéral pour assurer la survie ou l’épanouissement des communautés qu’ils représentent. Ainsi, ils comptent sur les encadrements institués par le gouvernement Trudeau qui s’accordent avec leurs représentations d’un Canada bilingue et biculturel, entre autres la Loi sur les langues officielles, les interventions du Secrétariat d’État et, à la toute fin de la période étudiée, les dispositions contenues dans la Charte des droits et libertés. D’autre part, les leaders critiquent d’une façon plus ou moins acerbe la nature, la mise en oeuvre ou l’application de certains encadrements qui prônent des représentations contraires à leurs besoins et/ou représentations. En conflit avec les cognoscentes du Secrétariat d’État et les représentants politiques du gouvernement Trudeau et de l’État ontarien, ils n’hésitent pas à revendiquer une politique biculturelle de développement des communautés francophones hors Québec, à rejeter d’emblée la Constitution nouvellement rapatriée et à refuser de reconnaître l’encadrement du multiculturalisme. C’est ainsi que cette « ambiguïté » se veut davantage stratégique que réelle, c’est-à-dire que les porte-parole franco-ontariens étudiés développent des prises de position parfois contradictoires pour renforcer leur pouvoir de négociation avec l’État fédéral et ainsi mieux défendre les intérêts des communautés qu’ils représentent.

Dans son ensemble, la présente étude a montré que même si les prises de position et les revendications des leaders franco-ontariens sont souvent rejetées ou négligées, ces derniers ne réorientent pas nécessairement leur discours sur celui du gouvernement Trudeau, élaborant plutôt leurs propres stratégies. Ils ne sont donc pas à la remorque de l’État fédéral, de son gouvernement et de ses encadrements, mais s’avèrent plutôt conscients des enjeux cruciaux pour leurs communautés. Bien décidés à ne pas y renoncer, ils entreprennent des démarches pour influencer la construction du nouvel ordre symbolique canadien qui se dessine à l’horizon, ce qui les oblige à adopter des positions parfois critiques envers les encadrements du gouvernement Trudeau. Les résultats qu’ils obtiennent sont plus ou moins satisfaisants. Par contre, leur acceptation partielle des nouveaux encadrements politiques – à l’exception de celui du multiculturalisme – et des valeurs et des représentations qui y sont rattachées aura certainement une influence sur la construction des références identitaires franco-ontariennes en pleine mutation dans les années 1970-1980. C’est ici que l’analyse s’arrête, mais c’est ici aussi que sont jetés les fondements d’une interprétation identitaire de cette dynamique de l’encadrement et de son accueil[67].