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L’analyse des politiques publiques connaît depuis 1990 – à la faveur de l’engagement des transitions[1] démocratiques et de l’actualité corrélative liés à la problématique du renforcement des capacités de l’État africain[2] – une entrée progressive dans l’africanisme marquée par des emprunts à la policy analysis[3] anglo-saxonne et à l’école française des politiques publiques[4]. Les études empiriques se multiplient, les espaces de confrontation théorique (colloques, journées d’étude, disputacio épistolaire…) connaissent une montée en force ; la demande de consultance des bailleurs de fonds et/ou des pouvoirs publics accentue encore le phénomène.

Ce développement se fait cependant simultanément à celui d’une controverse sur la pertinence même de ce mode particulier d’étude de la gestion et de la régulation des sociétés, largement éprouvé dans les pays occidentaux, où il permet d’apprécier l’articulation entre policy et politics, pour le terrain africain : ce dernier symboliserait l’absence d’institutionnalisation du pouvoir parce que celui-ci ne s’y incarne pas dans le type idéal de la bureaucratie légale rationnelle[5], c’est-à-dire dans le moule de l’État wébérien, et le désordre[6] y serait un mode de régulation heuristiquement plus porteur. L’occasion est ici donnée de prendre parti[7] en soulignant au contraire que cette approche enrichit considérablement l’africanisme politique. Trois précisions s’imposent à ce stade.

Sans revenir sur les apories normativistes et le conservatisme théorique irriguant généralement ces critiques, il faut reconnaître que l’étude de l’action publique y a été engagée à un moment où il fallait répondre et se positionner par rapport à un triple défi[8] : l’occurrence dans l’africanisme politique de la question non résolue de la nature de l’État africain[9] ; la crise de cet État[10] (de ses capacités redistributives et de régulation, du renouvellement de ses élites, de la légitimité de ses dirigeants, du contrôle de son territoire…) ; la nécessité d’engager enfin une réflexion sur les conditions internes du développement et les bonnes pratiques susceptibles d’améliorer les performances en matière de lutte contre la pauvreté[11]. Face à l’ampleur de ces difficultés, certains africanistes vont paresseusement conclure que, dans ces entités écroulées et fragiles dont les administrations sont en miettes[12], il n’est pas possible de penser en termes de policies, c’est-à-dire de prétendre exporter un modèle d’étude de la gestion et de la régulation des sociétés, qui est le produit d’une culture et d’une histoire singulière, dans d’autres cultures marquées par d’autres histoires singulières. Il ne saurait y avoir, pour ces analystes, de policies sur le terrain africain, puisqu’il n’y a pas de capacité ; il n’y a pas non plus de capacité parce qu’il n’y a pas de représentation de ce qu’est l’État ; puisqu’il n’y a pas d’État, il ne peut pas y avoir d’action publique [13]. Ces causalités doivent être rapportées à la très faible différenciation des rapports État-société, l’absence d’obligation de résultat et de souci d’efficience pour les acteurs publics dont elle ne serait que l’expression d’intérêts contingents, la claire conscience pour les ressortissants de son impact que l’action publique ne vise pas seulement à résoudre des problèmes, mais aussi et peut-être surtout à capter des ressources matérielles rares au point que certains observateurs puissent parler d’une African way of policies.

De fait, l’adoption de ce type d’analyse procède alors de questions simples : pourquoi « ça marche » dans certains secteurs et/ou pays ? Comment leurs sociétés tiennent-elles encore alors que nombre de cassandres annoncent régulièrement leur disparition ou leur explosion inéluctable en raison notamment du retrait, de l’impuissance ou de la déliquescence de l’État avec lequel elles se confondraient ? Interrogation faussement naïve car ces appréciations négatives occultent les questions importantes des éventuelles transformations de ses modes d’intervention et des recompositions de son action dans un environnement en mutation pour ne retenir que destruction, disparition et perte de contrôle.

Sans nier l’existence de ces phénomènes, l’option retenue de manière pragmatique par les policy analysts africanistes aura été d’abord de renoncer à se poser la question de la pertinence ou de la possibilité de l’exportation–importation de ce modèle d’étude du politique et, à partir du constat de fait de sa diffusion à l’État africain, d’observer que ce mimétisme n’a pu déboucher sur une duplication des modèles occidentaux de policies et en interroger l’économie. Ils vont ensuite s’attacher au questionnement du fonctionnement réel[14], au quotidien, en action[15] et au concret[16], de l’État africain, en s’inscrivant dans la perspective ouverte par John P. Nettl et Eric A. Nordlinger qui le considèrent comme une variable des processus d’intervention publique [17]. Dépassant enfin le débat entre constructivistes et formationistes [18], et réinvestissant l’analyse de Christopher Clapham[19], ils vont porter l’attention sur les logiques qui n’entrent pas facilement dans le schéma lisible mais réducteur de l’institutionnalisation et de la non-institutionnalisation de cet État, en postulant l’existence d’institutions dans ces entités politiques et sociales « en formation ; […] l’institutionnalisation [y étant] une question de degré » et l’État existant toujours un peu, fût-ce dans les cas extrêmes, « un État qui comporte malgré tout certains éléments d’étatisation [] et fonctionne à sa façon[20] ». L’enjeu de l’étude de cette entité sociale et politique spécifique à partir des policies sera justement d’en interroger le fonctionnement réel, mais également de déterminer et de saisir quels en sont les moments instituants et de quelle manière ces institutions, une fois en place, ouvrent à des entrepreneurs politiques de nouvelles perspectives d’utilisation ou d’interprétation non initialement prévues et qui sont difficiles à contrôler, nourrissant par là même une dynamique d’institutionnalisation.

Par ailleurs, à politique publique, on préférera l’expression action publique, en ayant de cette dernière une acception large permettant de couvrir l’activité de la puissance publique dans un domaine, mais également toutes celles d’autres acteurs – éventuellement privés –, articulées dans l’espace public en la matière[21]. L’ambition est de dépasser la perspective du vieil institutionnalisme dans laquelle les autorités publiques de ces États agissent selon une finalité choisie, à partir d’objectifs et de moyens définis a priori, qui s’adressent à des cibles réceptives (modèle synoptique), pour envisager la manière renouvelée où ces acteurs ne possèdent plus le monopole des cadres de production et de l’offre de biens publics, mais doivent au contraire faire avec une multitude d’autres acteurs qui projettent leurs finalités vécues dans le processus de formulation, de mise en oeuvre et d’évaluation de ces interventions publiques (modèle des ajustements mutuels). Cette approche permettra de comprendre la complexité des jeux de domination et de clientélisme impliqués par ces interventions publiques, de percevoir la multiplicité des espaces d’interactions et des parties prenantes qu’elles mobilisent, de saisir le fonctionnement de l’État en Afrique dans sa banalité quotidienne, d’appréhender les processus de construction du sens (policy framing), des problèmes et des politiques (agenda setting).

Enfin, la majorité des travaux africanistes sur l’action publique mobilisent le néo-institutionnalisme[22] et un constructivisme modéré[23], en même temps qu’ils s’inscrivent dans la perspective de la sociologie historique compréhensive wébérienne. Cette dernière postule que les institutions des diverses sociétés ne sont pas incomparables et qu’on peut les ordonner en un système universellement valable de concepts à condition que l’analyse soit aussi près que possible des intentions des acteurs étudiés, des sens qu’ils entendent donner à leurs activités et à leurs interactions.

Sur ces bases, et sans prétendre faire de l’analyse de l’action publique, le nouvel alpha et oméga de la compréhension du politique en Afrique, nous reviendrons d’abord sur quelques hypothèses anciennes qu’elle réactive en suscitant un nouvel intérêt pour une validation empirique ou qu’elle éclaire sous un autre jour ; nous examinerons ensuite sa contribution pour résoudre la question de la production de régulations efficaces et légitimes dans les sociétés africaines.

Une socioanalyse de l’action de l’État africain

La meilleure illustration du basculement opéré par l’analyse de l’action publique est qu’elle conforte le dépassement de la conception de l’État africain comme entreprise de domination caractérisée par ses efforts pour imposer un ordre politique global, en lui substituant une perspective centrée sur ses outcomes, c’est-à-dire son aptitude et sa capacité à résoudre des problèmes dans un environnement changeant au sein duquel le dilemme pour les pouvoirs publics est de se montrer simultanément responsive (conscients des problèmes ainsi que des attentes – souvent contradictoires – des populations et de leurs partenaires internationaux), accountable (susceptibles de rendre compte de leur action, ce qui suppose qu’ils savent ce qu’ils font et quels en sont les résultats) et problem-solving (capables de produire ou de coproduire des solutions efficaces)[24].

Le retour sur la problématique des insiders

L’analyse de l’action publique revient ainsi d’abord sur la problématique des insiders en insistant sur le nécessaire dépassement entre les approches du politique « par le haut » ou « par le bas[25] », qui renvoient en la matière, pour la première à une entrée par des médiateurs[26] recrutés dans le cercle restreint des élites (autorités gouvernementales et administratives, élus, experts nationaux et/ou internationaux, brokers, gate keepers ou courtiers[27]…) et, pour la seconde, aux destinataires (ressortissants de l’impact, administrés, sans parole). En raison de la différenciation des positions occupées par ces catégories d’acteurs dans la hiérarchie sociale et politique, chacune de ces voies renvoie à des phases différentes : l’identification des problèmes, la formulation des solutions, la prise de décisions et l’évaluation pour les uns ; la mise en oeuvre pour les autres.

Les travaux empiriques font cependant apparaître la fragilité de cette optique binaire : ils montrent que la formalisation et l’application d’actions publiques résultent d’interactions intenses, imbriquées entre acteurs aux positions parfois très éloignées. Outre ceux du haut, elles mobilisent ceux issus de groupes sociaux dominés, généralement présumés outsiders, passifs, incompétents et voués à la discipline. Mieux, la participation de ces derniers est loin d’être symbolique[28] : ils agissent directement sur les options retenues, leurs réajustements ainsi que leur nature et leur ampleur. L’analyse par l’action publique impose en fait un questionnement des passerelles et des interactions entre haut et bas qui sont indissociables, en même temps qu’elle donne une possibilité de repenser le rapport État-société et, plus spécifiquement, d’étudier les mécanismes complexes par lesquels les policy outsiders deviennent des acteurs légitimes du policy process. Elle délimite également un des questionnements de la contribution de cette société au changement, ses trajectoires et ses dynamiques dans et entre les pays d’Afrique subsaharienne : chaque action publique en est en effet porteuse, bien qu’elle prenne aussi en compte la forme de pratiques anciennes et « routinisées ». Cependant, à travers le lien entre un problème (issue), une population (insiders) et des choix ou des orientations retenus, on peut considérer qu’elle se définit toujours par rapport au changement, soit que les acteurs qu’elle implique cherchent à promouvoir la transformation de leur environnement, des pratiques ou des comportements, soit qu’ils aient pour objectif d’en freiner ou d’en contrôler l’évolution.

Le recadrage de la place et l’importance des stakeholders

L’analyse de l’action publique recadre ensuite la place et l’importance des stakeholders. Sur le terrain africain, comme ailleurs[29], cette action a toujours été irréductible aux processus de représentation politique nationaux. Les recherches montrent qu’elle est le résultat de séquences d’intervention[30] – streams – (politique, technique, administrative…) souvent engagées lors de conjonctures favorables hors des scènes politiques locales qui, loin d’être linéaires, s’enchevêtrent[31] et mobilisent différents médiateurs qui interagissent dans divers forums[32] en ayant recours à des ressources d’inégale valeur probante dans la production, la diffusion et l’imposition des référentiels[33]. Chacun de ces forums – scènes plus ou moins institutionnalisées au sein desquelles ces acteurs ont des débats touchant de près ou de loin l’action publique concernée – est marqué par des règles du jeu spécifiques. Les enjeux qui y fondent les joutes sont construits localement, mais procèdent aussi d’agences internationales de normalisation et de standardisation des modes de gestion sociale relayées par les jeux d’acteurs nationaux. On peut ainsi distinguer trois principaux forums dans les pays d’Afrique subsaharienne :

  • le forum scientifique des spécialistes, au sein duquel l’impératif de rigueur du raisonnement scientifique oriente les règles de l’argumentation et qui est occupé par des spécialistes (économistes du développement en matière de politiques de développement, épidémiologistes en matière de lutte contre le VIH/sida…) ;

  • le forum des professionnels (paysans, enseignants du primaire, petits commerçants…) qui, en défendant une identité sociale particulière, développent leurs propres interprétations et représentations des actions publiques qui les concernent (en matière agricole, de rationalisation des effectifs de l’enseignement, de libéralisation ou d’encadrement des prix des produits de première nécessité…) ;

  • le forum des communautés d’action publique composé de représentants des pouvoirs publics, des administrations, d’experts nationaux et internationaux, d’acteurs sociaux reconnus…, dans lequel l’enjeu de la négociation réside dans la construction d’ajustements entre différents intérêts, idées et représentations en présence, afin de délimiter le champ des solutions acceptables, de poursuivre ou de pérenniser les transactions politiques existantes. C’est ici que se fabriquent les normes des échanges politiques qui forment la trame de l’action publique dans ces États.

Ces différents forums sont loin d’être imperméables : les idées développées dans les uns sont parfois reprises dans les autres où elles peuvent être envisagées comme une alternative possible pour l’action publique à conduire. Sur un autre plan, les rapports entre acteurs internes et externes au sein du troisième forum sont loin d’être linéaires et mécaniques : ils ne se réduisent pas en toute hypothèse au jeu de la réception, de l’appropriation et de l’hybridation par les premiers d’idées et de schémas d’action produits par les seconds. Dans plusieurs situations, on peut observer des légitimations croisées ; les experts internationaux s’appuient sur les positions des autorités administratives pour faire avancer leurs idées au sein de leurs propres structures de rattachement, alors que les pouvoirs publics mobilisent les idées de leurs partenaires internationaux pour consolider leurs positions internes. On retrouve ici la complexité de la relation entre règles d’accès et de maintien au gouvernement (politics) et formes de production et de distribution des biens collectifs (policies).

Le renforcement des niveaux international et/ou supranational dans ces interactions engage inévitablement une discussion à savoir si les territoires nationaux, traditionnellement désignés comme réceptacles de l’action publique, et leurs entreprises de domination, qui s’attribuaient ou revendiquaient le titre d’autorités publiques productrices de ces politiques, disposent encore de possibilités d’action et des ressources pour s’imposer dans le jeu concurrentiel de la définition de la chose publique. Faut-il pencher pour l’interprétation unilatérale, catastrophiste et substantialiste de la disparition des jeux politiques nationaux et des capacités des gouvernements africains à résoudre les problèmes ou faut-il évoquer leur repositionnement, un ajustement de leurs modes d’intervention et de leurs ressources traditionnelles face à la nouvelle donne[34] ? L’analyse de l’action publique reprend l’hypothèse que la forte prégnance de contraintes externes ne signifie pas forcément absence de marge de manoeuvre, perte de souveraineté ou retrait de l’État africain. Elle oriente vers une relecture de ces pistes, rendant compte du fait que la marginalisation des possibilités d’agir de l’État africain sur les structures d’ordre global s’accompagne d’une redéfinition de ses capacités et méthodes d’action, des processus de formalisation de ses stratégies, des techniques et des moyens de mobilisation des ressources[35]. Il est utile, pour comprendre cette liberté sous contrainte de l’État africain – génératrice de consensus contradictoires[36] –, de distinguer ses différents attributs et fonctions, notamment de différencier pouvoir et souveraineté étatiques, ou encore capacité de cet État à exercer un pouvoir et celle de maîtriser une autorité régulatrice (très concrètement maîtriser une action publique, de sa conception à son évaluation). Cette distinction permet notamment de voir comment la capacité régulatrice de l’État peut s’éroder alors que son pouvoir demeure et ne fait que se redéployer.

La modification des perspectives en matière de policy process

L’analyse de l’action publique modifie par ailleurs nettement les perspectives de l’africanisme politique en matière de policy process[37]. Initialement développée pour pallier les limites des études de cas ou de la prise en compte d’un nombre limité d’entre eux, cette approche a pour but de comparer les processus de production et de mise en oeuvre des interventions publiques à partir d’un questionnement des caractéristiques et des trajectoires des cadres institutionnels au sein desquels elles interviennent. Elle repose sur le postulat qu’il existe un rapport de causalité entre les processus de fabrication et le contenu concret des dispositifs d’action publique. Sur ce double plan, les interprétations dérivées du type idéal wébérien du patrimonialisme[38] ou du modèle de la politique du ventre[39] ont longtemps exercé une influence sans partage dans l’africanisme. La conception du pouvoir et les conduites des autorités publiques qui en résultaient y étaient considérées par nombre d’auteurs comme les principaux freins à l’efficacité et à l’efficience des interventions publiques[40], le résultat moyen des « transitions » de la fin des années 1980 – initialement envisagées par ces derniers comme des outils de sortie du néo-patrimonialisme et de réforme de ces États – les confortant dans ce diagnostic[41]. En dépit de leur richesse, ces modèles ont posé plus de problèmes qu’ils n’ont permis d’en résoudre : ils ont d’abord eu tendance à s’enfermer dans une argumentation circulaire au sein de laquelle l’effet est supposé produire la cause autant que l’inverse, la corruption expliquant le mauvais gouvernement autant que la politique du ventre serait la clé des faibles performances de l’État ; ils n’ont ensuite pas permis de résoudre l’énigme de la persistance de l’État en Afrique ou, plus précisément, celle de la perte totale de ses capacités d’agir – au moins faiblement ou partiellement – sur le cours de son évolution. L’analyse de l’action publique revient sur ces limites et répond à ces interrogations.

D’une part, en effet, elle repositionne les institutions[42] au centre du questionnement de l’étude croisée des problèmes (policy problem) et de l’offre de biens publics (policy outputs) dans les pays d’Afrique subsaharienne : produits de leurs configurations historiques, politiques et sociales particulières, ces institutions y sont vues comme des structures formelles, des normes sociales, des systèmes de symboles, des schémas cognitifs et des modèles moraux fournissant des cadres d’interprétation qui guident l’action humaine, y compris dans les situations d’échange stratégique où le calcul coût-avantage pèse sur les jeux d’acteurs. Les institutions ne sont donc pas ici considérées comme transparentes ou neutres (c’est-à-dire de simples instruments et ressources mobilisables par la stratégie des acteurs qui assouvissent leurs intérêts), coupées de leur environnement, enfermées dans leurs dogmes et occupées à produire leurs choses (politiques, paradigmes…) : elles sont bien le résultat et reflètent les ajustements mutuels indispensables au maintien de ces entités sociales et politiques si particulières. Par là même, l’analyse de l’action publique donne la possibilité d’étudier ces États en les situant dans la société globale et de questionner, dans leur fonctionnement, les carences structurelles dans certains secteurs et les réussites dans d’autres, les interprétations structurales et les stratégies d’acteurs, les homologies des configurations et des différences contextuelles, les libertés de choix d’acteurs et le poids des cadres prédéfinis des comportements, en plus de dégager des invariants par-delà le jeu subtil des dissemblances et des similitudes[43].

Sans remettre en cause l’existence de particularités propres aux États et aux bureaucraties africaines, le recentrage du regard sur les institutions rend par ailleurs possible l’interrogation du fonctionnement des rouages[44] et des réactions de chacun face à des problèmes identiques, qui émergent souvent au même moment et en présence de contraintes internes et internationales similaires. L’analyse de l’action publique permet alors de procéder à un triple déplacement de leur comparaison : de l’attention aux résultats des interventions publiques (articulée autour du couple ressemblances-différences ou centrée sur une variable explicative des réussites, des échecs ou des succès partiels[45]) à celle de leurs processus de production ; de recherches quantitatives fondées sur un grand nombre de cas vers des études plus qualitatives à partir de cas plus limités ; de l’isolement de variables explicatives vers l’interaction entre différentes variables. Ce décentrement met l’accent sur les différences dans les processus nationaux de production des actions publiques, débouchant sur des typologies éclairantes sur l’existence de styles nationaux d’action publiques (policies styles) contrastés – en dépit des recommandations et des mobilisations internationales et au-delà de logiques sectorielles fortes, à partir du croisement de deux dimensions : le mode de prise en charge des problèmes publics par les institutions et la structure des interactions des différents acteurs qu’elles mobilisent[46]. On peut alors poser comme hypothèse comparatiste que ce ne sont pas – ou pas uniquement du moins – les éléments structurels typifiant l’État en Afrique – pour autant qu’un consensus existe sur leur nature et qu’on les connaisse[47] – qui permettent d’expliquer les résultats, mais des facteurs qui découlent des contextes institutionnels et politiques nationaux comme la capacité de gouvernance et de coordination d’actions publiques transectorielles. Il en résulterait des répertoires nationaux d’action publique, marqués par une différenciation de la responsabilité publique ou privée ; une implication dissemblable de nouveaux publics ; une appropriation variable par les acteurs nationaux de cadres d’action produits à l’extérieur ; une marge de manoeuvre différente laissée par le niveau national aux acteurs locaux ; une capacité différentielle d’« endogénéiser » des savoirs venant de l’extérieur, notamment de l’environnement international.

L’étude de l’action publique interroge et compare aussi nécessairement la pluralité des ordres de régulation dans les pays d’Afrique subsaharienne. Partant de l’observation que le niveau national s’y trouve aujourd’hui dépassé en la matière par le haut et par le bas sans pour autant être invalidé, les tenants de l’analyse de l’action publique font le constat de l’existence de régimes d’action publique caractérisés par une régulation multiniveau sur un triple plan[48] : l’émergence, la définition et la formalisation d’un problème public ; le traitement de ce problème au sens d’élaboration de référentiels qui serviront de cadre pour les solutions retenues ; l’institutionnalisation de ce traitement et de la définition associée. Cette grille d’analyse ouvre la voie à l’intégration de la dimension des discours sociaux (formulation des problèmes) qui interviennent comme un complément aux approches, en termes de régulation politique, centrées sur le rôle des acteurs dans le double contexte de l’action (où elles sont plutôt attentives au traitement des problèmes) et du pouvoir (où sont accentués les processus d’institutionnalisation). Elle donne également la possibilité de comparer la nature et les configurations spécifiques des joutes qui opposent acteurs internes et externes, nationaux et internationaux, voire transnationaux, publics et privés mobilisés par ces interventions publiques. Elle conduit enfin à s’interroger sur les enjeux liés aux changements d’échelles dans les systèmes politiques africains – effets de centralisation / décentralisation, intégration / différenciation…

Par le croisement de ces pistes se dessine une véritable socioanalyse de l’État africain de laquelle peuvent être dégagées des réponses aux interrogations laissées en friche par les approches en termes de politics.

La contribution à la réflexivité méthodologique

Si l’on prolonge l’investigation de ses apports, on peut souligner que l’analyse de l’action publique contribue au travail de normalisation de l’africanisme politique francophone en même temps qu’elle apporte une réponse à la problématique pendante des niveaux d’analyse pertinents.

Engagée depuis quelques années, la normalisation de la science politique africaine de langue française au sein de la science politique et du paysage des sciences sociales est aujourd’hui bien avancée. L’africanisme politique francophone a reconnu sa dette et son hétéronomie méthodologique à l’égard de disciplines voisines (sociologie, anthropologie, histoire, droit public…)[49]. Une majorité des africanistes s’attachent désormais à expliciter leur épistémologie et à rendre compte des méthodes et des techniques employées dans leurs travaux de terrain ainsi que de l’adéquation de ces dernières à l’objet étudié. Cette normalisation s’est notamment traduite dans des publications individuelles et collectives récentes dans lesquelles la place accordée aux enjeux de méthode était importante. Force est cependant de constater que ce nécessaire effort de mise au clair[50] concernait jusqu’ici le territoire disciplinaire baptisé par l’usage de la sociologie politique – autrement dit le courant qui s’intéresse aux acteurs et aux groupes impliqués dans la compétition politique (sociologie électorale, partis politiques, société civile…) [51]. Le territoire situé de l’autre côté de la summa divisio structurant aujourd’hui la discipline, usuellement désigné d’étude des politiques publiques, était resté en retrait – à quelques exceptions individuelles près – de cette dynamique ; payant sans doute le prix de leur institutionnalisation tardive en tant qu’objets d’étude, des liens qui ont longtemps perduré avec le droit public, le management public et la science administrative, mais peut-être aussi – et assez paradoxalement – d’un empirisme et d’un culte du terrain qui ont finalement pu se révéler dans certains cas peu propices à la réflexivité méthodologique.

L’analyse de l’action publique contribue au rattrapage de ce retard. Elle s’accompagne quasi systématiquement d’interrogations au regard des positions théoriques et des postures de recherche, des méthodes d’enquête utilisées pour saisir les représentations et les pratiques des acteurs (entretien, observation participante, statistiques, travail sur sources documentaires…), du statut de chacune de ces méthodes et des conditions de leur usage en sociologie de l’action publique, des éclairages qu’elles apportent et des cécités qu’elles ne permettent pas de lever. Cette clarification permet de dépasser un certain nombre de querelles stériles qui ont traversé l’africanisme politique francophone au moment des premiers questionnements sur les politiques publiques en Afrique, querelles opposant les tenants d’une sociologie de la compétition politique aux tenants d’une socioanalyse de l’action de l’État quant à la validité de leurs questionnements et à l’opérationnalisation de leurs recherches[52].

S’agissant de la difficulté du choix d’un niveau d’analyse pertinent (micro ou macro), l’analyse de l’action publique permet d’explorer empiriquement les processus d’éclatement des centres de pouvoir et l’émergence de configurations originales qui ne peuvent être questionnées en s’appuyant sur les dichotomies traditionnelles. S’ouvre alors un vaste chantier empirique dans lequel la gouvernance sert de fil conducteur pour répondre à un certain nombre de questions portant sur l’intégration de bonnes pratiques, mais également sur les contextes et configurations politiques et sociales dans lesquels elle est élaborée et mise en oeuvre, les modalités de coordination sociale qui contribuent à sa légitimation (participation, intermédiation, établissement de la confiance, prise en compte du genre, empowerment…), et la mesure, par des indicateurs objectifs et de plus en plus précis, de sa performance[53]. Cette orientation implique pour les policy analysts africanistes des postures spécifiques : se donner pour objectif de revisiter à nouveaux frais des objets généralement appréhendés par le haut, dans une dimension macrosociologique et macropolitique ; privilégier une démarche de type interactionniste – sensible à l’enchevêtrement des logiques sociales et à la pluralité des jeux d’acteurs, ayant constamment recours à des variations d’échelle pour observer les phénomènes étudiés – visant une étude compréhensive de phénomènes transversaux, entre le local et le global ; loin de certaines dérives postmodernes, opter pour une socioanalyse multisite croisant terrains, situations et langages différents.

La contribution à l’étude de la production de l’ordre dans les sociétés complexes

L’analyse de l’action publique renouvelle les réponses apportées par l’africanisme politique à cette problématique capitale. L’hypothèse retenue dans la plupart des travaux est, en effet, qu’ici comme ailleurs cette action ne sert pas (en tout cas pas seulement) à résoudre des problèmes de développement. Dire cela n’équivaut toutefois pas à nier la relation qu’elle a avec le traitement de ces problèmes, dont l’existence ne saurait être contestée. Il s’agit de mettre en évidence le fait que, au-delà de son incidence immédiate, toute action publique participe à la constitution d’un ordre social et politique dans les pays d’Afrique subsaharienne dans la mesure où des individus, parfois ceux généralement décrits comme incompétents, passifs et soumis à la discipline, se servent des processus de formalisation – qui les concernent ou qui les touchent pour certains – pour définir la nature et la dynamique des rapports sociaux et politiques. Les policy analysts africanistes retiennent à cet effet l’approche cognitive des politiques publiques[54] qui postule que ces dernières ne sont pas seulement des espaces de confrontation d’acteurs en fonction de leurs intérêts, mais aussi les lieux où une société donnée construit son rapport au monde et donc les représentations qu’elle se donne pour comprendre et agir sur le réel dans un environnement en mutation. Chaque action publique passe par la définition d’objectifs, qui vont eux-mêmes résulter d’une représentation du problème qu’elle vise à résoudre, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre. Ce sont ces croyances partagées qui fournissent « la principale colle du politique[55] » en définissant « le champ des possibles et du dicible[56] » dans ces sociétés. Le recours à la perspective cognitive permet alors un éclairage sur les fonctions latentes de l’action publique sur le terrain africain dont l’impact[57] ne doit pas seulement être recherché dans une lecture spontanée de leurs résultats concrets, mais aussi dans un certain nombre de fonctions moins apparentes et pourtant capitales dans les processus de consolidation[58] politique : fonctions de stimulation, d’apprentissage, de légitimation et surtout de production de nouvelles règles de comportements politiques et sociaux. Dans le prolongement de cette piste, l’étude de l’action publique renouvelle le questionnement relatif à la situation de l’État africain dans un environnement mondialisé[59]. C’est en somme la complexité de la relation entre action publique et problèmes publics qui est mise en évidence, à rebours de la croyance largement partagée selon laquelle elle serait – ou devrait être –, en Afrique, mécanique et/ou univoque[60].

Action publique et production de sens

Dans la réalité, les problèmes publics – plus précisément les enjeux ayant émergé ou été portés à l’attention des pouvoirs publics – sont pris en charge et font l’objet de tentatives de résolution par le biais d’un ensemble de décisions, d’orientations et/ou de pratiques dont on a vu que l’articulation est toujours particulière parce qu’elles résultent d’interactions qui mobilisent des acteurs aux positions et aux statuts divers et aux rationalités différentes. Autour de chaque enjeu se constituent par conséquent des systèmes d’action spécifiques au sein desquels vont se former des coalitions[61] qui intègrent – en même temps qu’elles les débordent – les fractions[62] mobilisées et qui vont porter et/ou transformer les réponses à apporter. Deux questions se posent alors : d’une part, celle des conditions d’une action collective dans ces contextes de forte hétérogénéité, voire d’incohérence ; d’autre part, celle de l’existence et des formes d’actions publiques complexes dans ces sociétés.

Le recours aux notions de traduction[63] et de transcodage[64] permet aux policy analysts africanistes d’élucider la fonction de mise en cohérence de l’action publique : ces notions rendent compte des opérations complexes d’agrégation de représentations, d’informations et de pratiques différentes et éparses pour les construire comme des totalités dotées de sens[65]. Alors que la première éclaire l’activité de production de sens par la mise en relation d’acteurs autonomes et de transactions entre perspectives hétérogènes, la seconde renvoie au transfert « dans d’autres registres relevant de logiques différentes [des images et des pratiques] afin d’en assurer la diffusion à l’intérieur d’un champ social et à l’extérieur de celui-ci[66] ». Ces processus permettent d’émettre l’hypothèse que l’action publique a une fonction de développement de convergences[67] entre acteurs jouant un rôle clé sur les plans de la définition du problème, de l’orientation des solutions, de la formulation de son contenu, de son adoption et de sa mise en oeuvre. Ils vont par conséquent exprimer et construire un rapport aux sociétés projetées[68] des États africains, à leur devenir dans un monde en mutation. L’action publique aurait donc bien, sur ce terrain comme ailleurs, une fonction de formulation et d’intégration de demandes contradictoires, de production de régulations. Sur un autre plan, les notions de traduction et de transcodage invitent naturellement une sociologie des transferts qui permet de questionner leurs lieux de déroulement (conférences, séminaires, administrations…), les interactions et les interdépendances entre acteurs transnationaux exportateurs et acteurs nationaux importateurs, enfin les modalités nationales d’appropriation[69] de ces modèles et de ces modes opératoires élaborés ailleurs et diffusés internationalement.

La seconde interrogation tient au fait que, si la plupart des recherches portent sur des actions publiques relevant de secteurs relativement identifiables et dans lesquels on peut assez aisément repérer quelques acteurs susceptibles de parler au nom d’un groupe professionnel dominant (l’agriculture, l’éducation, le foncier, l’accès à l’eau potable…), d’autres sont transversales puisqu’elles ont pour objet des interventions publiques aux frontières plus floues, qui mobilisent plusieurs champs de spécialisation et impliquent des acteurs qui ne sont pas systématiquement constitués en profession capable de produire du sens. Les opérations de médiation y sont par conséquent plus complexes à identifier et à analyser. C’est le cas par exemple de celles portant sur l’environnement[70] et la lutte contre le VIH/sida[71] : de telles actions publiques ne seraient pas véritablement sectorielles dans les pays d’Afrique subsaharienne, mais renverraient plutôt à des choix ou à des orientations participant de dimensions spécifiques d’autres actions plus générales, voire transectorielles.

Face à cette question, les tenants de l’étude de l’action publique font observer que l’État africain est condamné à gérer en permanence une tension, une dialectique entre le sectoriel et le transectoriel, tant les problèmes auxquels il est confronté sont complexes et parce qu’ils ont des incidences en cascade et interreliées[72]. D’un côté, en effet, les mécanismes de production de l’expertise passent nécessairement par une logique de sectorisation ; de l’autre, l’approche sectorielle est réellement limitée pour rendre compte dans plusieurs cas de la problématisation des enjeux publics en raison de l’enchevêtrement et de l’imbrication de leurs incidences. Tout se passe en fait comme si plus un problème est complexe et plus ses incidences sont larges, plus la quantité d’expertise requise est importante et moins cette expertise ne peut être sectorielle afin de le prendre en compte de manière complète. La transectorialité ne doit donc pas être vue comme un frein au déploiement et à l’analyse de l’action publique. Outre d’inviter à une sociologie des professions et des savoirs, cette observation permet de baliser les pistes de sa coproduction et de la « multipositionnalité[73] » des médiateurs qu’elle mobilise.

L’analyse de l’action publique n’exclut en toute hypothèse pas la problématique du pouvoir comme le prétendent les africanistes qui s’en déclarent étrangers. La médiation – c’est-à-dire le processus d’élaboration puis de diffusion et d’imposition des cadres d’interprétation de l’action, des règles et des modes opératoires – est loin de prendre la forme d’un débat consensuel : elle est au contraire généralement marquée par des formes de violences symbolique, économique, sociale, voire physique dans la mesure où elle affecte toujours plus ou moins brutalement les intérêts et/ou les identités individuelles et collectives des acteurs impliqués. Paysans, petits commerçants, enseignants du primaire, entre autres, jouent souvent les formes de leur existence sociale dans ces processus. Aussi vont-ils mobiliser différents outils dans leur bricolage cognitif : raccourcis de jugement (shortcuts), résumés (summaries), modèles d’action ou cartes mentales (shared mental), stocks de connaissances disponibles, répertoires d’action. Dans tous les cas, et notamment dans le dernier, il s’agit pour eux de puiser dans une sorte d’inventaire qui ne leur est pas étranger et qui « détermine des possibilités d’agir – possibilités qui [leur] sont donc ouvertes […] mais qui dessinent tout autant le cadre contraignant de l’action[74] ». Par conséquent, le transcodage ne s’effectue pas dans les mêmes conditions pour tous les acteurs : les interactions se déroulent dans un univers concurrentiel marqué par un fort différentiel entre les pouvoirs performatifs dont disposent acteurs et actants[75]. Cela explique que les recherches s’attachent quasi systématiquement à l’investigation des jeux et des configurations de pouvoir au sein de ces opérations de traduction et de transcodage, dans la mesure où celles-ci alimentent une logique de compromis des actions publiques. L’une des questions posées, à ce titre, est de savoir pourquoi, dans certains contextes et des configurations spécifiques, un référentiel va s’imposer aux acteurs alors même que son acceptation implique pour eux des changements difficiles, voire leur disparition. Dit autrement, d’où vient ce sentiment qu’une action publique exprime une sorte de vérité du moment, non pas en fonction du résultat d’une expérimentation scientifique, mais parce qu’elle correspond aux croyances des médiateurs qui ont réussi – souvent au prix d’une alchimie faite de transactions complexes – à faire triompher leurs vues dans les joutes et les tournois qui ont marqué la définition de son référentiel ? L’hypothèse reprise à l’analyse cognitive de l’action publique par les policy analysts africanistes est que le changement de référentiel est incontournable dès lors qu’apparaît une dissonance cognitive entre ses cadres d’interprétation globale (le référentiel global) et sectorielle (le référentiel sectoriel). Pourquoi ce décalage est-il perçu comme intolérable ? Parce que la matrice cognitive et normative qui structurait les actions et conduites des acteurs concernés n’exprime plus ou mal leur place, leur rôle et leur statut. Pour eux, le réel est désormais dépourvu de toute signification.

Deux précisions doivent ici être apportées. La première concerne la nature de ce changement de référentiel. L’essentiel des études met l’accent sur le changementdans l’action publique plutôt que sur le changementde l’action publique. On peut ainsi par exemple constater que le consensus de Washington[76] s’est imposé dans les politiques d’ajustement structurel des décennies 1980 et 1990 à l’ensemble des pays africains, mais que ses modes de concrétisation ont pu différer sensiblement de l’un à l’autre – notamment par son élargissement aux dépenses sociales et de lutte contre la pauvreté –, pour des raisons liées aux particularités contextuelles, ce qui aura du reste été l’une des sources de son « éclipse[77] ». Loin de ne constituer qu’une subtilité sémantique ou de témoigner du poids et de la force de l’hybridation, cette distinction renforce la vison alternative du rôle de l’État en Afrique : revendiquant le monopole de la production des biens publics dans le dernier cas, co-acteur de la formulation de leur offre et de leur objectivation dans le premier. Cette distinction permet par ailleurs d’éviter les écueils liés à l’illusion d’une rupture radicale derrière toute action publique, grand moment de choix unique pour les pouvoirs publics et autres parties prenantes, pour renforcer celle de changements incrémentaux, à la marge, par petites touches. Elle rend enfin compte des travers liés à l’utilisation des notions de succès et d’échec dans le cadre de temporalités courtes concernant ces actions publiques et souligne la nécessité d’analyser sur une perspective relativement longue (une dizaine ou une vingtaine d’années par exemple) les mécanismes de déstabilisation, de stabilisation, d’équilibre entre représentations, systèmes d’acteurs et institutions qu’elles entraînent.

La deuxième précision est que si le changement de référentiel fait l’objet, sur le court ou moyen terme, d’une forme de détermination structurelle (et donc d’une espèce d’inéluctabilité), il est simultanément objet d’une réelle indétermination quant aux modalités concrètes de construction des nouvelles matrices cognitives et normatives ainsi que sur son rythme. Cela signifie que, même si l’on peut identifier une forme de détermination au changement, les acteurs qui l’objectivent disposent d’une marge de jeu d’autant plus grande que, au moment où se prennent les décisions, personne ne connaît exactement le degré de nécessité de la contrainte : cette dernière n’existe réellement qu’à partir du moment où elle s’exprime et/ou est construite par des acteurs qui en définissent l’ampleur et les modalités.

Action publique et définition du rapport au monde

L’analyse de l’action publique défriche également pour l’africanisme politique une nouvelle piste dans le vaste champ de l’étude de la mondialisation[78] en permettant de voir comment les sociétés africaines définissent leur rapport au monde et construisent simultanément leur propre altérité. Pour comprendre cette ouverture, il faut partir de l’observation selon laquelle une des conditions de l’efficacité et de la légitimité de l’action publique est la nécessité pour les sociétés africaines de penser et d’agir sur elles-mêmes à partir de leur historicité[79], c’est-à-dire de procéder à un travail autoréférentiel afin de concevoir, de construire et de gérer des cadres d’interprétation globaux de leur développement[80]. On retrouve ici une idée formulée pour un autre contexte par Jürgen Habermas[81] ou Yves Barel[82], laquelle aura largement inspiré le Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (NEPAD)[83], l’Agenda de Gleneagles[84] et les entreprises française et canadienne visant, notamment, la refondation de la gouvernance en Afrique[85]. L’ironie de l’histoire est que, comme le montre le NEPAD, au moment même où les sociétés africaines se voient invitées, sinon sommées d’opérer cette nécessaire action sur et par elles-mêmes pour sortir de la pauvreté, s’accomplit une transformation qui affaiblit toujours un peu plus l’État africain quant à ses prétentions à constituer le lieu du global dans la mesure où l’espace de production des nouveaux cadres globaux d’interprétation lui est toujours un peu plus extérieur[86]. Loin de nous la prétention d’affirmer que les pays d’Afrique subsaharienne n’ont jamais bénéficié d’un monopole de la production du sens en matière de bien-être de leurs populations : nous voulons souligner que, jusqu’au tournant des crises économiques du milieu de la décennie 1980, ils pouvaient être comptés parmi les lieux incontournables de constitution des points de référence de cet objectif et revendiquaient avec quelques chances de succès cette qualité. Ils doivent désormais s’adapter à une concurrence en la matière et en gérer les conséquences procédurales et discursives dans l’énonciation de l’ordre politique et de l’action pour le développement. Quelques remarques s’imposent ici également et elles constituent autant de précautions méthodologiques.

D’abord, bien que ces cadres d’interprétation soient sur le terrain africain pour l’essentiel de conception extranationale et importés, leur légitimation ne peut en aucun cas être produite hors de la scène locale et de sa culture. Cette opération nécessite l’existence d’un espace public national dans lequel les choix sont débattus et délibérés[87]. Les processus de production de sens et de construction du rapport au monde ne sauraient être véritablement bornés par les frontières des États-nations africains qui restent bien les lieux du global parce que c’est à leur niveau que s’effectuent, de manière itérative, les transactions entre une vision globale de leurs sociétés et du monde et les différents sous-univers de sens correspondant aux secteurs et aux domaines des diverses actions publiques qui y sont engagées.

Cela signifie ensuite que, avec l’analyse de l’action publique, l’un des axes forts de questionnement de la mondialisation par l’africanisme politique est l’examen du découplage entre, d’une part, les fonctions de formulation des cadres généraux d’interprétation de la société et du monde et, d’autre part, les fonctions de construction de compromis sociaux sur lesquels reposent nombre de systèmes politiques africains. Alors que, dans l’approche par les policies, l’État africain est le lieu où se combinent avec un bonheur inégal ces deux fonctions qui participent de la construction d’un ordre politique légitime, l’approche par les politics tend à les dissocier de manière de plus en plus nette. D’un côté, les acteurs mobilisés par la construction des matrices cognitives globales se réfèrent de moins en moins au cadre étatique et de plus en plus à des réseaux transnationaux (d’experts, d’entreprises, d’institutions financières internationales, de recherche, de la société civile…), de l’autre, les États sont contraints d’assumer et de traduire dans un cadre territorial – de plus en plus contesté par des flux pluriels – les conséquences des « référentiels » ainsi produits et d’assurer, tant bien que mal, la reproduction des compromis politiques et sociaux qu’ils permettent d’objectiver en actions publiques.

Pour conclure, l’analyse de l’action publique est bien une dimension compréhensive du politique dans les pays d’Afrique subsaharienne. Lui dénier a priori toute pertinence équivaut au mieux à faire preuve de dogmatisme stérile, au pire à faire l’impasse sur quelques-uns des principes les mieux établis de la construction des savoirs en sciences humaines : l’observation, la formulation d’hypothèses, la confrontation de data, leur analyse critique au sein des communautés disciplinaires pour validation ou invalidation, enfin la réinterprétation des faits dans des référents théoriques.