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La sociologie étant avant tout une science compréhensive, c’est dans cet esprit que nous nous proposons ici de présenter la suicidologie. Le but de notre démarche consistera d’abord à comprendre la production sociale historique du fait « suicidologique ». La suicidologie prend son origine dans la culture américaine de la santé. Pour saisir le développement de ce discours et de cette pratique, il faut retourner à la situation sociopolitique propre à l’émergence de la social-démocratie du gouvernement Kennedy dans les années soixante. Nous ferons d’abord un bref résumé de cette histoire et nous suivrons la mise en place d’un nombre croissant de centres de prévention du suicide auquel cela a donné lieu depuis sur tout le continent nord-américain. Nous verrons ensuite que la structure objective de la suicidologie s’articule essentiellement autour de trois pratiques : pratique de l’intervention sociale de ses centres de prévention, pratique de réseau de ses forums, pratique non gouvernementale technico-institutionnalisée de gestion de l’information et de réglementation qui concerne la protection de « personnes vulnérables à potentiel suicidaire ». Cette dernière pratique a un effet de stabilisation de la suicidologie en même temps qu’elle mobilise celle-ci en un processus dynamique. Nous nous interrogerons donc sur l’origine américaine de la suicidologie, puis sur le « centre de prévention-modèle » et la « pratique de réseau » avant de nous pencher sur la nature du processus dans lequel la suicidologie est engagée.

Origine américaine de la suicidologie

Les programmes de suicidologie au Québec ont été étroitement tributaires de ceux des États-Unis. L’évaluation des programmes « au Québec a été, et est encore, fortement influencée par les programmes sociaux et de recherche évaluative développés aux États-Unis. Historiquement, il faut se reporter à la période de prospérité qui a suivi la Seconde Guerre mondiale en Amérique du Nord pour trouver les origines de ce courant » (Chagnon et coll., 2004, p. 8). La prospérité américaine dont il est question ici s’est accompagnée d’une prise de conscience de la part du gouvernement d’une grande pauvreté de certaines couches de la société américaine à la suite d’insurrections de certaines populations (par exemple dans des communautés urbaines noires). La pauvreté se doublait d’un manque criant de structures sociales et de soins chez les plus démunis. « C’est dans ce contexte que la lutte contre la pauvreté, initiée sous l’administration Kennedy et poursuivie sous celle du président Johnson, a stimulé la mise en place de programmes sociaux et éducatifs ainsi que l’investissement massif de fonds pour contrer les effets négatifs de la pauvreté… » (id. p. 8).

Sous l’impulsion du gouvernement fédéral américain, des fonds sont débloqués pour implanter sur tout le territoire des « National Institutes of Mental Health » (NIMH). L’appellation d’Institut national de Santé mentale peut tromper et celle-ci ne peut être comprise que dans le contexte de la culture américaine et du mouvement global de la santé qui a été lancée par Clifford Beers (ancien suicidaire maltraité par les services sociaux et psychiatriques) dans l’Amérique du début du XXe siècle. Il s’agira alors de construire « a positive mental health » et de lancer un mouvement, le mouvementd’hygiène mentale, qui essaie de réduire la marge entre les exclus de tous ordres (dont les malades mentaux font partie, mais pas seulement) et la société. Et la première cause entendue sera celle des enfants dont un certain nombre est concerné soit par un retard mental soit par la délinquance ; cela va conduire au Child Guidance Clinic Movement. Les principes du mouvement d’hygiène mentale se popularisent avec les premières publications du Comité d’hygiène mentale (Mental Hygiene ; puis Understanding the Child). Des enseignants et des parents d’élèves s’intéressent à une éducation saine et rejoignent le mouvement. Le Comité national pour l’hygiène mentale est créé qui encourage la formation et la recherche pour inculquer « a positive mental health ». Dès 1918, sous les auspices du comité, une école pour travailleurs sociaux fut ouverte à Boston. Ces écoles touchent les travailleurs sociaux dans le milieu hospitalier, mais pas seulement puisque d’autres branches du travail social sont concernées. Toutes ces branches ont joué un rôle important dans la reproduction du nouveau modèle d’assistance aux malades mentaux de Beers, assistance basée sur la lutte contre l’injustice et sur la compréhension.

À partir de 1930-1940, le mot « d’hygiène » commence à être contesté : « les gens ont commencé à détester le mot “hygiène”. Il avait des connotations désagréables ; ils ont dit que la “santé” était un mot plus aimable. Les gens paraissaient (tout à fait faussement) associer “l’hygiène mentale” avec “la maladie mentale” », commente Ridenour (1961, p. 125, notre traduction), engagée dans le mouvement et écrivant pour en restituer l’histoire. Les sociétés d’hygiène mentale déclarent en effet qu’elles ne s’intéressent pas juste à la maladie mentale, mais à la santé mentale. Cependant, au fur et à mesure du développement du « Welfare Social Work », le modèle de Beers, repris par les tenants du travail social, se transforme en contrôle social au nom de la prévention, nouvelle forme d’assistance qui deviendra l’idéal de la santé mentale. Après la Seconde Guerre mondiale (et après la mort de Beers), les activités du Comité d’hygiène mentale sont internationales et reprennent avec le congrès de Londres en 1948. Et, dans le même temps, en 1949, la division gouvernementale d’hygiène mentale américaine se transforme pour devenir l’Institut national de santé mentale. De « l’hygiène mentale » soutenue par Beers en 1918 à la « santé mentale » de 1949, il y a un prolongement dans la culture américaine : celui de concevoir un individu comme complet s’il a les moyens de se maintenir dans un plein état de bien-être physique, mental et social. Et également, dans le terme de Santé mentale, il y a d’emblée, pour un Américain, l’addition de la notion de prévention avec celle de promotion de l’accroissement du bien-être personnel et collectif.

Cette évolution s’est aussi fait sentir sur la perspective psychiatrique classique américaine ; en sont témoins la nouvelle psychiatrie (implantée dans la division gouvernementale d’hygiène mentale américaine dès 1949, celle-ci étant remaniée en Instituts de santé mentale puis en « clinics »), et le Group for Advancement of Psychiatry composé des frères Menninger, de Robert Felix et de Francis Braceland qui promeut la santé mentale. Francis Braceland, en effet, devient président de l’American Psychiatric Association et écarte les traditionalistes rassemblés autour du « Comité pour la sauvegarde des standards médicaux en psychiatrie ». Quant aux frères Menninger, ils financent non seulement les structures hospitalières nouvellement équipées de clinics, mais aussi les centres d’études qui seront partie intégrante des Community Mental Health Centers qui reprennent la notion communautaire de santé mentale vue plus haut. Selon la déclaration de Kennedy au Congrès, il s’agit d’« un nouveau type de services de santé, qui remplacera l’assistance psychiatrique dans le courant principal de la médecine américaine. Je recommande donc au Congrès d’autoriser l’attribution aux États de fonds pour la construction de centres de santé mentale communautaires complets (Comprehensive Community Mental Health Centers) » (Kennedy, 1963 cité par Castel, 1979, p. 80). Cette déclaration suivie de l’acte signé le 31 octobre 1963 connu sous le nom de Community Mental Health Center and Retardation Act (Kennedy Act) marque le début de la mise en place en 1963 des C.M.H.C. Un C.M.H.C. doit se composer au minimum de « cinq types de services : services d’hospitalisation, services de soins ambulatoires, services d’urgence, services d’hospitalisation partielle et services de conseil auprès des autres organismes sociaux et d’éducation de la population (Community Consultation and Education) » (Castel, p. 81).

C’est au sein de cette restructuration qui mène à une pratique publique de la santé mentale et grâce à l’apport de fonds gouvernementaux (mais aussi de ceux de la fondation Menninger) qu’Edwin Shneidman, psychologue dans un hôpital pour Vétérans en Californie, annonce la création et la mise en fonction d’un premier centre de prévention du suicide en 1958 à Los Angeles. Celui-ci devient un modèle du genre et dès ses débuts, des chercheurs étrangers, d’abord canadiens (Antoon Leenaars) puis québécois (Jean Louis Campagna) vont se servir de la base d’informations californienne sur « la prévention du suicide » pour reproduire au Canada le même modèle tout en commençant, après s’être formés au centre de prévention du suicide de Shneidman, à implanter dans les provinces (d’abord l’Ontario en 1965) des centres de prévention du suicide. Le Québec ne met pas longtemps à suivre la marche de la prévention (à Québec cela débute en 1979). Pour suivre le déploiement (en l’espace d’une cinquantaine d’années) que prend, sur le continent nord-américain, l’implantation des centres de prévention du suicide, il suffit de consulter les chiffres : globalement en 2005, les États-Unis ont consacré 28,6 milliards aux « National Institutes of Health » selon le « Department of Health and Human Services » du gouvernement américain. Et, de la mise en place en 1958 d’un premier centre, jusqu’à 2006, c’est 314 centres qui sont comptabilisés sur tout le territoire des États-Unis[1]. Au Canada, un premier centre (« crisis center ») est mis en fonction en 1965 ; en 1978, on dénombre 92 centres établis dans tout le Canada ; en 2006, on compte 213 centres canadiens. Au Québec, on installe un premier centre en 1979 et en 1989, il y en a 19. En 2006 enfin, on compte au Québec 29 centres de prévention du suicide, dispersés dans toute la province. Considérons donc maintenant, pour mieux comprendre, un centre modèle de prévention du suicide au Québec (celui-ci n’étant qu’une réplique des centres canadiens et américains).

Centre québécois de prévention - modèle et pratique de réseau

Les principaux objectifs à atteindre pour un centre de prévention sont les suivants : « participer à la réduction du nombre de décès par suicide sur le territoire de Québec ; intervenir auprès de personnes suicidaires, leurs proches ainsi que les personnes endeuillées par suicide ; assumer un rôle d’éducation par la sensibilisation et la formation ; organiser un ensemble d’actions tant préventives que curatives afin de contrer un problème majeur de santé publique ; mettre en place des programmes qui offrent des conditions favorables à la bonne santé physique et mentale des employés » (RACPS, 2004-2005, p. 15). Ces objectifs en vigueur dans un centre de prévention québécois ne sont d’ailleurs que la reproduction non seulement de ceux d’autres centres québécois ou canadiens, mais aussi la reproduction des objectifs de prévention primaire, secondaire et tertiaire qui ont présidé à la mise en fonction des centres américains de prévention du suicide (et notamment du premier centre de prévention californien en 1958 sous l’égide de Edwin Shneidman). Les programmes que propose un centre de prévention québécois sont en lien avec un secteur plus vaste : celui de la santé publique et du réseau communautaire. À cet égard, un centre de prévention ne fonctionne pas en unité libre et autonome, mais en collaboration avec les partenaires du milieu. En effet, le rôle d’un centre de prévention au Québec « consiste à offrir le support professionnel nécessaire aux intervenants qui sont confrontés aux tendances suicidaires de leurs clientèles » (RACPS, p. 23). Les intervenants en question concernent le milieu du CLSC, le milieu policier, le milieu hospitalier, les centres jeunesse, les milieux communautaires, les programmes d’aide aux employés, les familles d’accueil, la Direction de la protection de la jeunesse, les psychologues, les travailleurs sociaux, les établissements d’enseignement et les centres d’orientation et de consultation psychologique, etc. Le centre d’orientation de l’Université Laval a ainsi pu prendre contact en 1998 avec le centre de prévention du suicide de Québec pour le conseiller dans sa démarche de prise en charge des étudiants suicidaires (ou endeuillés par le suicide d’un proche) à l’Université. Ce centre de prévention du suicide a alors invité le centre d’orientation de l’Université Laval à faire partie du « Regroupement des représentants en prévention du suicide des établissements d’enseignement supérieur de Québec et de Lévis ». Il s’agit ici d’une « table de concertation régionale en matière de suicide » où se discute notamment l’avantage de mettre en place des comités de prévention du suicide dans les établissements d’enseignement. Pour le Centre d’orientation de l’Université Laval en effet, « c’est en assistant aux rencontres de ce regroupement et en s’enrichissant de son expérience que l’idée de former son propre comité de prévention émerge. Ainsi, à l’automne 1999, sous la coordination du Centre d’orientation et de consultation psychologique, est mis sur pied le Comité de prévention du suicideà l’Université Laval » (CPSUL, 2006, p. 2). Comme cela est le cas ici, le rôle d’un centre québécois de prévention consiste alors à « superviser » et à « conseiller » les partenaires du milieu communautaire de la santé publique « dans le choix des interventions les plus appropriées ». À cela s’ajoutent les demandes de « relance auprès de la clientèle » jugées nécessaires par les intervenants du centre de prévention ou à la suite d’un appel d’une personne « qui s’inquiète pour un proche en difficulté ». La « relance » se définit ainsi comme une prise de contact avec la personne possiblement vulnérable « pour vérifier l’urgence de la situation et créer un filet de sécurité autour d’elle » (RACPS, 2004-2005, p. 23).

La prévention primaire s’accompagne d’une prévention secondaire, c’est-à-dire celle de « gérer une crise » pouvant mener au suicide ou encore « de renverser le processus suicidaire » s’il y a lieu.  Le contact téléphonique (il peut dans certains cas être poursuivi en face-à-face) vise à sonder si des pensées suicidaires sont présentes chez la personne ou non. Si oui, l’intervention téléphonique consiste à évaluer le degré de planification d’un suicide. Pour un intervenant formé à la prévention il y a en effet plusieurs étapes de crise identifiables avant l’accomplissement d’un suicide : la crise à l’urgence la moins élevée correspond à une personne ayant des flashs (« idéation » ou « rumination ») d’idées suicidaires par moments ou bien récurrentes sans que cela perturbe pour autant gravement l’organisation de sa vie ; la crise à l’urgence moyenne à élevée correspond à la « cristallisation », c’est-à-dire que le passage à l’acte est imminent et se produira à la suite d’un événement déclencheur (dispute, séparation, etc.) ; enfin, la crise à l’urgence très élevée correspond à la « planification » de l’acte et « le passage à l’acte ». À ce stade, le comportement est observable puisque des faits matériels signalent cette étape (la personne va chez le médecin et annonce un voyage prochain par exemple, ou bien elle va voir ses proches de manière répétée pour les assurer de son amour, ou après une période agitée, on voit la personne se calmer et devenir très rationnelle, etc.). Idéation, rumination, cristallisation, planification et passage à l’acte[2] sont les différents stades du processus de la crise suicidaire. Suivant le degré d’urgence identifié, l’intervenant formé à la prévention modulera son intervention ; pour une urgence peu élevée, celui-ci se contentera de convenir de la souffrance de la personne, mais aussi de lui rappeler que les moments de souffrance ne doivent pas occulter les moments de bonheur que la personne en difficulté a dû ressentir comme tant d’autres au cours de sa vie. Le but de l’intervention consiste alors à renverser le processus négatif (idéation suicidaire) en processus positif, c’est-à-dire à « amener la personne suicidaire à augmenter son répertoire de solutions afin de contrer ce sentiment d’impuissance » (RACPS, 2004-2005, p. 24) qu’elle vit comme une souffrance intolérable (cela reprend la technique américaine mise en place par Schneidman).

La forme d’intervention n’est pas propre à un centre québécois puisque la stratégie de prévention reste la même pour tous les centres de prévention au Québec, au Canada, mais aussi aux États-Unis d’où la méthode de résolution de problèmes provient. À l’intervention psychologique (lors d’un contact téléphonique ou en face-à-face) peut se superposer une intervention physique si l’urgence du cas le demande. C’est pourquoi l’intervenant formé à la prévention téléphonique ne manque pas de demander à l’appelant des informations nominatives (adresse, nom, téléphone, antécédents de santé, etc.) afin de pouvoir en cas d’urgence très élevée (l’appelant a décidé de se suicider et a les moyens de le faire) faire intervenir les forces de police[3] à son domicile. Cela est possible parce que toute intervention dans un centre de prévention est justifiée par « la volonté de protéger la vie humaine » et « de sensibiliser les gens à l’importance de demander de l’aide dès l’apparition des premiers symptômes d’une désorganisation ». La prévention secondaire d’un centre de prévention est enfin complétée par une prévention tertiaire qui consiste pour les proches endeuillés par un suicide à trouver un soutien et des outils au centre de prévention pour dépasser leur situation « post-traumatique ». Un centre de prévention est aussi accrédité pour donner des formations grâce à son partenariat avec des unités de recherches spécialisées dans la prévention, car un centre de prévention a une pratique de connaissances en réseau. Dans le cadre du partenariat du Centre d’orientation et de consultation psychologique de l’Université Laval, du Comité de prévention du suicide de l’Université avec le Centre de prévention de Québec, des formations de « sensibilisation à la prévention du suicide » ont pu être ainsi opérées en 2006-2007 à l’Université Laval par le Centre de prévention de Québec qui fournit alors l’agent de formation. Ces formations payantes (et financées pour la plupart par un budget spécial des ressources humaines ou par les budgets de formation des syndicats enseignants de l’Université) s’adressent aussi bien au personnel administratif qu’au personnel enseignant de l’Université. Un centre québécois de prévention du suicide est alors bien un relais de formation et de sensibilisation à la prévention auprès d’autres organismes et institutions parce que son intervention sociale est évaluée comme crédible par les unités spécialisées dans « la prévention du suicide », unités rattachées à des hôpitaux ou des laboratoires de recherche universitaires. La prévention du suicide devient alors une spécialité des sciences du comportement ou de la réadaptation sociale.

Les recherches en prévention du suicide sont elles-mêmes rendues crédibles dans le domaine de la communauté scientifique grâce à l’organisation virtuelle (disponible sur des sites Internet) de bibliothèques scientifiques spécialisées dans la prévention du suicide qui regroupe des revues américaines pluridisciplinaires (médecins, psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux…). Celles-ci diffusent la technique d’Edwin Shneidman reprise au Canada par Antoon Leenaars et développée depuis au Québec par les laboratoires de recherche en écologie humaine. À cela s’ajoutent les congrès internationaux québécois tel le troisième congrès international sur « les pratiques novatrices en prévention du suicide » ayant eu lieu à Montréal en 2004. L’organisation d’un réseau virtuel de connaissances informant sur la prévention du suicide a créé « une science » et un champ opératoire d’application ouvert sur les « besoins » du social. Ces besoins ont été largement construits à partir de la nécessité d’organiser un processus d’intéressement dans le milieu scientifique de la prévention, concept flou variant au gré de la capacité de résilience du réseau. Ce réseau de connaissances s’est matérialisé à partir de pratiques de forums, et par l’organisation de rassemblements effectifs de scientifiques en congrès internationaux, scientifiques venus d’abord s’informer puis s’engager dans ce néologisme de « prévention » du suicide[4]. Le réseau secondaire de scientifiques a développé une expertise et les critères nécessaires à l’évaluation diagnostique d’« un comportement suicidaire » et ce savoir-faire a été transmis aux organisations de terrain du savoir être social par les centres de prévention, ceux-ci étant les maillons opérationnels de l’application du savoir être aux « conduites suicidaires » présentes dans la communauté. Les « conduites suicidaires » sont un vaste arsenal d’artefacts dont on doit faire une réalité à tout prix, en les cherchant ou en les débusquant avec acharnement dans la vie sociale (et dans la vie de chacun), au nom de la réalisation de cet axiome « de la vie à sauver sans cesse ». Un dernier mot concernant la pratique de réseau : ces réseaux primaires (les centres de prévention intégrés aux organismes communautaires et de la santé) et secondaires (les milieux scientifiques engagés dans la prévention du suicide) servent eux-mêmes de relais à des grandes organisations internationales qui surplombent tout ce champ d’action, par leur propre crédit et par leur visibilité au sein des politiques de santé des États membres de ces organisations. Ils sont à l’origine d’un réseau formel d’action et c’est ce que nous allons voir à présent.

La suicidologie, un processus stable mais dynamique

C’est le mouvement né aux États-Unis d’internationalisation des comités et divisions d’hygiène mentale en différentes Sociétés d’hygiène mentale (nationales et internationales) qui amorce le virage de la fondation de la Fédération mondiale de santé mentale (the World Federation for Mental Health). Celle-ci exerce son influence sur l’UNESCO et l’OMS. Lors de sa fondation, l’Organisation mondiale de la santé adopte la définition de la santé formulée par le Dr Chisholm : il s’agit d’« un état de bien-être physique, mental et social complet et pas simplement de l’absence de maladie ou d’infirmité » (Ridenour, 1961, p. 70) mettant ainsi la santé « mentale » et la santé « sociale » sur un pied d’égalité avec la santé physique dans les objectifs du travail médical. La formule du complet bien-être physique, mental et social deviendra partie constitutive de la définition de la santé pour l’Organisation mondiale de la santé fondée depuis 1946[5]. Cette organisation à vocation planétaire se développe et, depuis une cinquantaine d’années, l’OMS est un véritable observatoire et organisme de détection des risques à l’échelle du monde ; elle a focalisé et démultiplié des ressources financières et des ressources humaines pour ses programmes de prévention des risques. L’OMS a enfin favorisé un processus par lequel les organisations et les individus essayent de fonctionner à partir du point de vue de tous les acteurs impliqués dans un programme.

L’OMS accrédite en 1960 l’International Association for Suicide Prevention. (IASP) : l’« IASP est vouée à empêcher le comportement suicidaire, à en alléger ses effets, et à fournir un forum pour des universitaires, des professionnels de la santé mentale, des intervenants de crise, des volontaires et des survivants de suicide » (IASP, site Internet au 28.01.06, notre traduction). Cette organisation non gouvernementale sera dès lors affiliée à l’OMS. Intégrée aux institutions du système des Nations Unies, l’ONG Association internationale de prévention du suicide acquiert, dès sa fondation en 1960, un poids de crédibilité grâce à sa position transgouvernementale, et à son champ d’opération et de développement à vocation planétaire. L’IASP agit en partenariat avec l’OMS et l’ONU en circuit intégré faisant circuler informations et réglementations sur « la prévention du suicide » directement par le biais de ses conférences internationales tous les deux ans, ou par les plateformes que lui octroient l’OMS ou l’ONU lors de leurs propres conférences, et indirectement aussi par les moyens des sites Internet de Santé nationaux des États membres, tels celui de Santé Canada ou celui des services gouvernementaux de la Santé et des Services sociaux québécois par exemple. L’ONU est l’organisation de premier ordre à l’échelle mondiale produisant un document dont le contenu va inviter les pays membres à changer les pratiques et les connaissances sur le suicide. Le but de ce rapport consiste en effet à promouvoir relativement au suicide des interventions préventives. Ce document intitulé « Prevention of Suicide, Guidelines for the Formulation and Implementation of National Strategies » de l’ONU (1996, New York) est très explicite quant à la démarche à suivre à propos de l’étude du suicide et celui-ci sert de guide de référence internationale. Il s’agit d’abord de déployer un protocole, c’est-à-dire de « développer un cadre pour guider l’élaboration et l’exécution des directives pour la prévention du comportement suicidaire et d’étendre la fourniture d’appui et la collaboration des services affectés à la réadaptation, celle-ci étant basée sur les connaissances actuelles et des niveaux de technologie d’intervention, étant entendu que le déroulement de ce cadre se doit d’être effectivement mis en pratique » (ONU, 1996, p. 18, notre traduction).

Servir de guide est ce à quoi travaille ce rapport de l’ONU qui entreprend d’énoncer quelle orientation devrait être prise et adoptée par chaque gouvernement concerné par le suicide et de quelle manière intervenir. Le rapport fait la distinction entre trois niveaux à bien identifier dans l’intervention : le niveau « hôte » ; le niveau « environnement » ; le niveau « agent ». Pour chaque niveau d’intervention, le cadre recommandé par l’ONU doit fournir les degrés de responsabilité et d’engagement tant pour les actions des individus que pour les organisations internationales. Et il s’agit pour ce faire de reprendre les classements de prévention primaire, secondaire et tertiaire autrefois mis en place par la prévention de Caplan (que Shneidman en 1958 a repris à son compte pour opérationnaliser sa méthode préventive). Il faut aussi évaluer l’efficience des stratégies puisque « l’efficacité à mettre en application n’importe quelle stratégie nationale doit être surveillée dès le début. Au niveau opérationnel, ceci comporte l'évaluation de l’efficacité interne des projets d’individus et des programmes en termes de leurs objectifs spécifiques » (p. 16, notre traduction). Selon l’ONU, l’évaluation doit aussi porter sur les impacts de la stratégie de lutte contre le suicide et il faut aussi calculer en quoi ces impacts agissent sur les conditions sociétales de changement.

Le rapport de l’ONU s’évertue ainsi à retenir les bonnes définitions concernant le suicide et tout d’abord ce dernier demande : « qu’est-ce que la prévention du suicide veut dire ? » La réponse à cette question est la suivante : « l’empêchement du suicide signifie influencer, d’une manière adéquate et constructive, le processus du développement de problème et les ressources de l’individu propres à différentes phases de la vie… » (p. 22, notre traduction). L’ONU en effet croit qu’il est possible d’influencer une destinée individuelle et de gérer les problèmes de crises dans la vie des gens. Pour l’ONU, toute société se trouve devant le choix suivant : soit intervenir par un traitement intensif quand les troubles sont déjà sévères, soit prendre des mesures de prévention quand le problème suicidaire est encore mineur. Augmenter les ressources de l’individu dans lesquelles il pourra puiser au cours de sa vie signifie contrôler la crise suicidaire au moment où elle arrive, être vigilant sur les circonstances ou les facteurs qui conduisent au suicide. Il s’agit aussi d’enseigner aux individus à diriger leurs propres vies tout en offrant des avenues et du soutien quand ils en ont besoin. Ensuite, selon l’ONU, il convient de résumer les activités propres à la prévention comme suit : éliminer d’abord ou réduire l’influence des facteurs qui augmentent directement la possibilité du suicide ; de même, il s’agit de réduire les effets des circonstances défavorables qui pourraient conduire au suicide ; enfin, il est impératif de créer des circonstances et des expériences qui améliorent les moyens de contrôler sa propre vie (par exemple par des groupes de soutien). Pour l’ONU, définir le suicide c’est dire que :

Le suicide est un comportement avec des effets dévastateurs sur le tissu cohésif de la société. La gamme de comportements suicidaires est large et a comme conséquence beaucoup de douleur et de rupture dans les vies des individus, des familles et des communautés. La nature de ce problème global rend nécessaire le développement de stratégies qui reflètent une approche holistique à la prévention. Cette approche assurerait une stratégie complète, coordonnée et de collaboration pour réduire l’expression et les conséquences du comportement suicidaire.

ONU, 1996, p. 14, notre traduction

Il est ainsi recommandé d’un commun accord de l’ONU et de l’IASP (organisme affilié à elle à travers l’OMS et qui reproduit le même cadre d’action que l’ONU) que toute stratégie nationale de lutte contre le suicide comprenne des moyens pour anticiper les risques de mort prématurée causée par le suicide ; il s’agit de réduire les incidences du comportement suicidaire ; il s’agit aussi de réduire le taux de morbidité associé au comportement suicidaire et enfin de fournir des chances et des endroits pour faire rebondir les individus, les familles et les communautés. C’est l’objectif des forums internationaux tenus tous les deux ans par l’IASP en Amérique du Nord, en Australie, en Europe ou en Asie de proposer l’adoption d’une taxonomie standard quant au « comportement suicidaire », de promouvoir le dépistage et le traitement aussitôt que possible en dirigeant les personnes à risques vers les professionnels de la santé. Les membres du comité exécutif de l’IASP interviennent également dans les conférences soutenues dans les forums québécois tel celui de Montréal en 2004 que nous avons cité précédemment. Car il est conseillé de diversifier les lieux de diffusion de « la prévention du suicide » et d’augmenter l’accès à l’information sur tous les aspects de prévention du comportement suicidaire, d’élaborer des bases de données qui permettent de cerner les situations, les circonstances, les groupes et les individus qui ont un taux de risque élevé de développer des comportements autodestructeurs. Le programme que proposent ces organisations (ONU, OMS, IASP) invite en somme à éveiller la conscience de chacun sur les effets de stress ou de tensions sur le psychisme, effets qui peuvent aboutir à des crises ; il s’agit de maintenir un programme de formation actualisé auprès des éducateurs et professionnels de la sécurité et de la santé sur le problème du risque suicidaire ; faire connaître au public les services qui « traitent » le suicide ; et finalement, développer ou modifier les législations ou règlements en vigueur afin de permettre l’implantation nationale de telles stratégies.

Ces conférences au plus haut niveau, suivies de revues de littérature et de rapports disponibles sur Internet, ont un écho considérable. Vu leur position en surplomb, de telles organisations ont un impact sur les politiques nationales de santé. La politique de Santé Canada reproduit ainsi les mêmes recommandations et la même taxonomie que celle des rapports de l’ONU ou celle des congrès de l’IASP. Et la politique québécoise a entrepris non seulement de reprendre les conseils de ces organisations concernant « la prévention du suicide » mais aussi de mettre un plan d’action en oeuvre : en effet, « le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec demande conseil auprès d’experts et met sur pied, en 1998,  la Stratégie québécoise d’action face au suicide. Il inscrit cette stratégie dans le cadre des priorités nationales en santé publique et des opérations pour la transformation des services en santé mentale » (CPSUL, 2006, p. 2). Nous avons ici avec la « Stratégie québécoise d’action face au suicide » l’application au Québec des programmes transgouvernementaux de l’ONU, l’OMS et l’IASP sur « la prévention du suicide ». Ceux-ci sont désormais assurés d’un large spectre de diffusion par les milieux experts, des spécialistes québécois (qu’ils soient chercheurs, professionnels de la santé, décideurs de la santé publique, ou intervenants sociaux) en « prévention du suicide ». Enfin, les organisations transgouvernementales profitent de la puissance des communications dont elles disposent pour faire agir le changement dans le sens qu’elles préconisent. C’est ainsi que l’Association de prévention du suicide (IASP) peut, par exemple, décider d’un jour « J » mondial en prévention du suicide (le 10 septembre de chaque année) qui donne lieu à des animations concertées par le réseau des intervenants sur le terrain à un point X de la planète parmi d’autres (par exemple les centres des services sociaux, de la santé mentale, ou les centres de prévention québécois qui feront ce jour-là des animations dans des lieux publics comme les bibliothèques de quartier, le service communautaire du coin, l’Agora de l’Université, etc., sur « la prévention du suicide »). Cela fait que « la prévention du suicide » devient une réalité en marche et s’implante dans les couches de la vie sociale et quotidienne des gens (en se servant des lieux d’ancrage des centres de prévention du suicide et autres affiliés à leur formation et à leur action). C’est effectivement le côté stable du processus, bien installé localement par des pratiques du réseau. En même temps, « la prévention du suicide » mobilise tout le réseau formellement agencé en système technico-institutionnalisé des ONG. Nous avons donc ici les deux formes définitionnelles du processus : un sens faible qui s’entend comme une « série d’interventions menant à des séquences d’opérations allant dans le sens nécessaire aux choses » et un sens fort de processus « en rapport avec un système permettant à celui-ci de connaître son niveau optimum d’efficacité ». Cette efficacité, que le processus au sens fort confère à la suicidologie, consiste en une accélération dynamique, une souplesse et une économie de temps propre à la diffusion de l’information (soutenue par les nouvelles technologies commu-nicationnelles). Le processus faisant ainsi « système » permet l’universalisation géographique du phénomène de la « prévention » ainsi que l’auto-accroissement de l’organisation de la suicidologie médiatisée par sa recherche-action mondialisée. Le processus de prévention et de soutien de la vie peut ainsi devenir, du moins dans son discours, la condition du bon fonctionnement des sociétés et recueillir les ressources et la notoriété que mérite un tel accomplissement.

Nous avons présenté les trois aspects sensible, concret et formel de l’objet suicidologique (origine américaine, pratiques d’intervention sociale, système ouvert en processus de recherche-action). Nous avons ainsi pu comprendre qu’un phénomène comme la suicidologie (dont les actions semblent par exemple au premier coup d’oeil sur le terrain québécois de nature sporadique, dispersée et éphémère) a bien une structure significative de l’agir, celle des centres de prévention ; ensuite, que ces actions peuvent s’expliquer à un niveau secondaire par l’action combinée des unités de recherche et des centres spécialisés internationaux dans la prévention du suicide, ceux-ci servant de relais aux politiques de l’Organisation mondiale de la santé et de l’ONU, autorité transgouvernementale se prétendant neutre, mais surplombant dans le domaine de la santé le champ des « personnes vulnérables à potentiel suicidaire » et toutes les politiques nationales de santé des États membres dont le Canada, cette politique se prolongeant au Québec ; et l’on peut s’interroger à cet égard sur l’originalité et la spécificité des politiques des États en matière de suicide alors que celles-ci tendent à s’uniformiser et à s’aligner sur un seul groupe ONU-OMS-IASP dont la fonction est de « faire de la prévention ». Celui-ci supporte à la fois les interventions locales (comme nous l’avons vu sur le terrain québécois) et les interventions internationales faisant entrer la prévention du suicide dans un processus de connaissances gérées par les nouveaux moyens de traitements de l’information qui en accélèrent la diffusion, l’importance et la crédibilité. En ce sens, la suicidologie est un système ouvert de recherche-action en « prévention du suicide », recherche-action élevant cette dernière au rang de « science » alors qu’elle n’est qu’un artefact publicitaire qui sert de paravent à l’expansion d’un système technique et comportemental de prévention dont l’organisation, la suicidologie, est à la fois le producteur, le développeur et le bénéficiaire.