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Introduction

Le système de protection des enfants et des adolescents[1] a subi de nombreuses transformations en Ontario depuis 1998. La pression en faveur de l’imputabilité a joué un rôle clé dans cette réforme (Drolet et Ouellette, 2003; Hurwitz et Cresswell, 2001). En effet, des pressions importantes sont exercées par les critiques des médias et des jeunes adultes ayant vécu en familles d’accueil. Ces critiques alarment l’opinion publique sur les limites des agences sociales à assurer le bien-être et la protection des jeunes mis sous leurs responsabilités. Ces pressions s’ajoutent donc aux tâches déjà complexes qu’effectuent ces agences, en raison des problématiques de maltraitance et de placement de ces jeunes (Parada, 2004; Regehr et al., 2002; Hurwitz et Cresswell, 2001). Ainsi, l’imputabilité désigne la responsabilité légale et sociale des intervenantes[2] sociales et des agences de protection envers leurs décisions; pour son évaluation, peuvent être examinées les erreurs de jugement professionnel, les actions entreprises et les ressources utilisées (Menefee et Schagrin, 2003; Winpfherimer, 1993).

Cet accent mis sur la responsabilité ainsi que l’augmentation de la charge de travail et de la documentation qui lui est associée, s’avèrent des sources chroniques de stress, à la fois pour les travailleuses sociales et leurs superviseures (Regehr et al., 2002; Regehr et al., 2000). L’Association ontarienne des Sociétés d’aide à l’enfance (AOSAE) avance que ces intervenantes consacrent maintenant environ 30 % de leur temps à des contacts directs avec les clients et 70 % à des demandes bureaucratiques (Hurwitz et Cresswell, 2001 : 9). Les cliniciennes stipulent qu’elles manquent de temps pour travailler avec la clientèle (Parada, 2004; Smith et Donovan, 2003; Regehr et al., 2000). La bureaucratisation du travail social amorcée en agence de protection (Vinokur-Kaplan et Hartman, 1986) et l’ambiguïté des rôles que vivent ces intervenantes (Callaghan, 1993), contribuent à leur donner un sentiment de perte de contrôle sur leur travail (Regehr et al., 2004; Guterman et Jayaratne, 1994), voire une insatisfaction (Barak et al., 2001).

La pression en faveur de l’imputabilité incite aussi les agences de protection à implanter des outils standardisés d’évaluation de situation (Parada, 2004; Drolet et Ouellette, 2003). Ceux-ci se veulent une réponse, entre autres, aux « lacunes constatées dans le suivi des jeunes placés en familles d’accueil » (Association des Centres jeunesse du Québec [ACJQ], 2005 : 1). C’est dans cet esprit que l’approche S’occuper des enfants (SOCEN), adoptée au Royaume-Uni en 1991 (Ward, 1995), a été introduite au Canada au milieu des années 90 (Ligue pour le bien-être de l’enfance du Canada [LBEC], 2002). Tandis que l’ACJQ mène actuellement un projet pilote auprès de quatre Centres jeunesse, le ministère des Services sociaux et communautaires de l’Ontario a recommandé en 1998 aux Sociétés d’aide à l’enfance (SAE) d’utiliser l’approche SOCEN et son outil, le Cahier d’évaluation et de suivi (CÉS), afin d’évaluer les besoins des jeunes placés et de planifier leur intervention (AOSAE, 1999 : 1). Après une étape d’implantation[3], cet outil clinique a été mis en place dans l’ensemble des SAE de l’Ontario le 1er avril 2007 (AOSAE, 2005a).

En raison de la relative nouveauté de l’approche SOCEN et de son outil, il s’avère important de savoir comment les intervenantes sociales qui l’utilisent le perçoivent. Cet article veut donc cerner de quelle façon des cliniciennes de SAE et leurs superviseures perçoivent le CÉS en tant qu’outil de prise de parole par les jeunes placés, en tenant compte à la fois de leur responsabilité et de leur rôle auprès de ces jeunes.

Le placement des jeunes

En 2004, 18 880 jeunes étaient placés sous les soins des SAE de l’Ontario, notamment en familles d’accueil[4] (AOSAE, 2005b). Depuis le début de la réforme en 1998, le nombre de jeunes placés s’est accru de 63 % (AOSAE, 2005b), en raison des mesures de protection plus restrictives présentes dans la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, mise en place en 2000 (Drolet et Ouellette, 2003).

De plus, 48 % de ces jeunes retirés de leur foyer pour des raisons d’abus ou de négligence étaient en 2004 pupilles de la Couronne, soit sous la responsabilité exclusive des SAE (AOSAE, 2005b). L’âge moyen pour l’obtention de ce statut est de 9,1 ans (Lodermeier et al., 2002). Lorsque ces jeunes ont un accès légal à leurs parents d’origine, ils ne peuvent pas être adoptés. L’absence de ressources pour ce qui est de l’adoption des enfants plus âgés et de ceux qui présentent des difficultés comportementales a pour effet de les laisser sous les soins de la protection de l’enfance jusqu’à l’âge de leur majorité, c’est-à-dire en moyenne 10 ans (ibid.). Ces jeunes placés à long terme ont en moyenne une interruption de placement tous les 23,4 mois (Plunkett et Osmond, 2004), ce qui peut amener de quatre à cinq déplacements (Réseau national des jeunes pris en charge, 2001[5], Tremblay, 1999). Ils affrontent un changement d’intervenantes tous les 22,3 mois, ce qui a aussi une incidence sur leur sentiment de sécurité et de stabilité (Plunkett et Osmond, 2004).

Lodermeier et ses collègues (2002) soutiennent que l’on assiste actuellement à une complexité croissante en ce qui a trait à cette clientèle. Pourtant, les jeunes placés, comparativement aux jeunes de leur âge, ont déjà plus de troubles de comportement et d’agressivité, des problèmes d’hyperactivité et d’inattention, de même que des troubles émotionnels et d’anxiété (Flynn et Biro, 1998, cités dans Perkins-Mangulabnan, 2003; Tremblay, 1999). De plus, un placement à long terme engendre souvent des répercussions négatives sur ces jeunes (Carignan, 2004; Trocmé et al., 2002; Tremblay, 1999). C’est en particulier à cette clientèle que le CÉS tente de fournir un tremplin pour l’avenir.

L’approche S’occuper des enfants (SOCEN) et son outil, le CÉS

L’outil standardisé de l’approche SOCEN, le CÉS, a été introduit afin « d’évaluer les besoins des enfants [et des adolescents] placés, planifier leurs soins et suivre leur progrès » (Flynn et al., 2001 : 1). Les tenantes et les tenants de l’approche SOCEN (Flynn et al., 2001; Norgaard et Balla, 2002; Parker et al., 1991) soutiennent que celle-ci permet de maximiser le potentiel des jeunes pris en charge grâce à sa perspective à long terme (LBEC, 2002). Misant sur la résilience de ces jeunes, elle veut les accompagner dans leur cheminement vers des buts jugés importants pour leur développement (Ward, 1995).

Le CÉS est un outil clinique structuré sur sept dimensions du développement, soit : « la santé, l’éducation, l’identité, les relations sociales et familiales, la présentation sociale, le développement affectif et comportemental, ainsi que la capacité de prendre soin de soi » (LBEC, 2002 : 1; Ward, 1995). Ces dimensions, qui visent à cerner les besoins des jeunes placés puis à y répondre, portent une attention particulière à l’acquisition des compétences et à la mise en place des occasions pour promouvoir leur résilience.

Associés à chaque dimension se retrouvent des objectifs spécifiques préétablis, qui cherchent à faciliter la planification du plan de soins annuel de ces jeunes en fonction de chacun de ces aspects (Perkins-Mangulabnan, 2003). De surcroît, sont indiqués les étapes quant à l’atteinte des objectifs, ainsi que la personne responsable et le temps requis pour les mener à terme (Kufeldt et al., 2003). Le nombre de pages de cet outil varie selon six groupes d’âge : allant de 40 pages pour les bébés de 0 à 12 mois à près de 60 pages pour les jeunes de 15 ans et plus. Le CÉS regroupe en majorité des questions fermées, dont certaines s’adressent spécifiquement aux jeunes, aux parents d’accueil et aux praticiennes. Il est rempli annuellement sous une forme de discussion entre ces trois partenaires (LBEC, 2002) auprès des jeunes placés depuis plus de douze mois (AOSAE, 2005a).

En définitive, les enjeux liés à la problématique des jeunes placés en familles d’accueil et au contexte organisationnel du système de protection, mettent en lumière la complexité du travail social en matière de placement. En raison de la relative nouveauté du CÉS, il importe de savoir si cet outil donne parole aux jeunes, en tenant compte du rôle des travailleuses sociales oeuvrant auprès d’eux et de la responsabilité qui leur incombe.

Méthodologie

Afin de répondre à cette question, une étude exploratoire descriptive a été menée à l’hiver 2004. Ont été réalisées des entrevues qualitatives, auxquelles ont participé 14 intervenantes oeuvrant auprès des jeunes qui avaient le statut de pupilles de la Couronne et qui étaient placés en ressources d’accueil pour des raisons d’abus ou de négligence dans leur famille d’origine. Six cadres ont également été interviewées. Ces 20 répondantes ont été recrutées auprès de deux SAE de l’Ontario et elles ont été sélectionnées puisqu’elles faisaient usage, à des degrés divers, du CÉS. Cet échantillon en était un de volontaires (Mayer et Deslauriers, 2000), qui représentaient le tiers de chaque milieu de travail (Pires, 1997) participant à cette recherche.

Aux fins de cette étude, 17 femmes ont participé, soit 11 praticiennes et les 6 cadres, ainsi que 3 intervenants masculins. Leur âge variait entre 20 et 50 ans; une personne avait entre 20 et 24 ans, six entre 25 et 29 ans, quatre entre 30 et 34 ans, quatre entre 35 et 39 ans, une entre 40 et 44 ans, deux entre 45 et 49 ans et, enfin, deux avaient 50 ans ou plus. Leur formation scolaire se présentait comme suit : sept possédaient un baccalauréat en service social, sept une maîtrise en service social et six un baccalauréat en sciences sociales. Les années de pratique des personnes interrogées étaient les suivantes : six détenaient entre 0 et 4 années de pratique, neuf entre 5 et 9 années, deux entre 10 et 14 années et trois 15 années ou plus. Trois des personnes interviewées utilisaient le CÉS depuis 1 an, cinq depuis 2 ans, quatre depuis 3 ans, trois depuis 4 ans ou plus.

Les entrevues se fondent sur les perceptions que ces intervenantes et ces cadres entretiennent par rapport au CÉS et au rôle des cliniciennes auprès des jeunes placés. La présente étude se situe à l’intérieur d’une recherche d’envergure canadienne : Improving Child Protection Practice Through the Introduction of ‘Looking After Children’ : An implementation and Outcome Evaluation. Une grille d’entrevue structurée a été construite par les chercheures et les chercheurs principaux des différentes provinces; elle visait à évaluer le processus d’implantation de l’approche SOCEN et de son outil, le CÉS. Elle était composée de 40 questions ouvertes touchant quatre dimensions prédéterminées. Cette grille structurée a été adaptée afin que des entrevues en profondeur soient réalisées auprès de notre échantillon. Ces entrevues étaient d’une durée minimale de 60 minutes, et tenues en français ou en anglais. Les verbatim ont été triés à l’aide du programme N-Vivo 1.3, codifiés à partir d’une analyse de contenu (Huberman et Miles, 1991). Les résultats ont été analysés de manière déductive et inductive (ibid.).

À l’instar d’autres recherches qualitatives, les résultats de cette étude peuvent être théoriquement généralisés (Pires, 1997) à l’ensemble des intervenantes et des cadres qui font usage du CÉS au sein des deux organismes ayant collaboré. Même si la saturation des données recueillies a été atteinte, la généralisation empirique doit toutefois être faite avec précaution (ibid.), étant donné le petit nombre de personnes qui y ont participé. Il est difficile de prévoir les dynamiques propres à d’autres contextes organisationnels.

Les perceptions de la pratique sociale auprès des jeunes placés

Afin de mieux comprendre si le CÉS donne parole aux jeunes placés, il importe de cerner le rôle que jouent les travailleuses sociales auprès d’eux. La Loi sur les services à l’enfance et à la famille (2000) stipule que la Société d’aide à l’enfance chargée des soins de ces jeunes porte le statut de parent légal, lorsque ces derniers sont pupilles de la Couronne, qu’ils aient accès ou non à leurs parents d’origine. La SAE, soit la travailleuse sociale mandatée, est alors responsable de prendre les décisions et d’assurer leur bien-être jusqu’à leur adoption ou jusqu’à ce qu’ils aient 18 ans; elle en est donc imputable.

Les participantes se basent toutes sur ce statut légal afin de définir le rôle de la clinicienne. La conception de ce rôle de parent légal varie toutefois selon les personnes interviewées. Trois tendances ressortent de ces propos : 1) un rôle dirigé vers le(s) parent(s) d’accueil; 2) un rôle significatif pour le jeune; 3) un rôle partagé entre le(s) parent(s) d’accueil et ce jeune placé.

Tout d’abord, plus de la moitié (8/14) des praticiennes rencontrées et toutes les cadres (6/6) perçoivent le rôle des cliniciennes comme étant dirigé vers le ou les parents d’accueil. Elles s’occupent de la gestion des services entourant les jeunes placés (Ballew et Mink, 1996; Raif et Shore, 1993), mais leur implication directe auprès de ces derniers s’en voit détournée. Elles veillent en particulier à mettre en place des ressources appropriées dans les domaines légal, éducationnel, médical, thérapeutique et relationnel. Les travailleuses sociales s’assurent aussi que les besoins de ces jeunes soient satisfaits au sein de leur foyer d’accueil, en supervisant le travail des parents nourriciers qui s’en occupent. Elles soutiennent ces parents en les conseillant et en les outillant devant les difficultés qu’ils peuvent rencontrer avec ces jeunes (Barratt, 2002; Brown et Calder, 2002), afin que ces derniers établissent des relations significatives avec ce milieu de vie.

En deuxième lieu, un plus petit nombre d’intervenantes (4/14) se perçoivent comme une personne significative dans la vie des jeunes placés, particulièrement auprès des plus âgés. En effet, un certain nombre de jeunes n’ont pas de personne permanente dans leur entourage qui peut leur servir de point de repère. En accord avec la problématique du placement des jeunes, ces praticiennes insistent sur l’instabilité des milieux d’accueil.

Enfin, quelques cliniciennes (2/14) révèlent que leur rôle peut changer d’un jeune à l’autre. Ces praticiennes mettent l’accent sur la complexité de cette pratique sociale. Leur niveau d’implication envers les parents d’accueil et les jeunes varie selon le lien qu’établit le jeune avec les parents nourriciers. Elles privilégient ce lien à visée permanente, qui leur permet de nouer une relation plus étroite avec celui-ci.

Bref, la grande majorité des participantes perçoivent que le rôle actuel de la travailleuse sociale oeuvrant auprès des jeunes placés en est un davantage de gestionnaire de cas. La relation entretenue avec le jeune se voit reléguée au second plan. C’est ainsi que la responsabilité qui leur incombe vise en particulier les services à installer et à gérer.

Le CÉS et la prise de parole par les jeunes placés

Après avoir décrit ce que ces répondantes considèrent comme étant le rôle de la clinicienne dans le domaine du placement, nous allons sonder si le CÉS donne parole aux jeunes placés. Dans la lignée des autres évaluations d’implantation du CÉS qui ont cours au Québec et en Ontario (ACJQ, 2005; Flynn et Byrne, 2005), les 20 participantes affirment que cet outil, qui réunit principalement des questions fermées, permet de mieux connaître les jeunes, du fait qu’il touche à des aspects de leur vie qu’elles n’auraient pas identifiés par le passé. Doucet (1999) suggère que la crainte qu’éprouvent parfois des cliniciennes en face de la réaction des jeunes envers certains sujets litigieux, les amène à ignorer ces aspects et à les passer sous silence. De plus, la discussion provoquée par ces questions introduit un « langage » commun entre les divers partenaires (jeune, parent d’accueil, travailleuse sociale). Les décisions sont donc fondées sur un cadre de référence explicite, où chacun peut dire son mot.

Outre ce soutien à l’évaluation des besoins des jeunes placés, le CÉS a également pour objectif clinique d’aider les intervenantes sociales dans leur rôle de gestionnaires de cas; il facilite la planification des services et le suivi des progrès (Flynn et al., 2001). En accord avec les autres évaluations d’impact (ACJQ, 2005; Flynn et Byrne, 2005), il y a un autre consensus (19/20) sur ce point : le CÉS permet un plan d’intervention plus détaillé. Plus de deux tiers des répondantes (13/20) mettent de l’avant que le CÉS facilite la formulation d’objectifs plus précis, propres à chaque jeune, qui donnent de nouveaux buts à atteindre au cours de l’année. Par ailleurs, la moitié (7/14) des cliniciennes décèlent maintenant des progrès chez les jeunes dont elles ont la responsabilité. Même si elles ne voient pas de véritables changements d’une année à l’autre, elles saisissent mieux les pas accomplis par ces derniers. Cette mise en valeur des petits progrès réalisés leur permet, à elles et aux jeunes, de mettre l’accent sur les aspects positifs et de les encourager.

D’un autre côté, les tenantes et les tenants de l’approche SOCEN (Flynn et al., 2001; Norgaard et Balla, 2002) avancent que le CÉS donne le moyen aux praticiennes d’avoir une objectivité lors de l’évaluation des besoins des jeunes dont elles s’occupent. Jusqu’à l’implantation de cet outil standardisé, les intervenantes devaient, selon eux, prendre des décisions en se basant sur leur subjectivité, leurs propres critères, perceptions et interprétations de ce dont un jeune avait besoin afin d’assurer son bien-être. Or, seulement deux répondantes apprécient l’objectivité de cet outil, i.e. ces critères externes et préétablis qui soutiennent leur processus de prise de décision :

C’est très subjectif une intervenante qui arrive avec ses valeurs et ses idées et qui va faire ce qu’elle croit qui serait bon pour cet enfant-là. Bien, le CÉS c’est un bon outil… qui est quand même objectif. Je pense que c’est pour le bien-être des enfants avant tout.

Intervenante

En contrepartie, un grand nombre de répondantes (13/20), qu’elles soient cliniciennes (9/14) ou cadres (4/6), perçoivent que l’utilisation du CÉS est moins adaptée aux jeunes présentant des particularités, soit ceux ayant une déficience intellectuelle, des troubles majeurs de comportement ou de concentration. Ces jeunes, qui ont déjà de la difficulté à prendre la parole, deviennent rébarbatifs à un document préstructuré de plus de 50 pages réunissant en majorité des questions fermées. Dans la lignée des travaux de Garrett ainsi que de Knight et Caveney (1998), ces praticiennes en concluent : « Le CÉS, oui j’ai cette impression-là, que c’est conçu pour les jeunes qui fonctionnent bien, qu’on pense qu’ils vont coopérer. » (Intervenante)

Le CÉS touche à des aspects de la vie des jeunes qui peuvent être très personnels et qu’ils désirent parfois garder confidentiels (Wise, 2003; Munro, 2001 : 4), qu’il s’agit de la sexualité, de la consommation de drogues, des idéations suicidaires ou de la famille d’origine. Les jeunes peuvent alors se sentir intimidés et inconfortables, d'autant plus que ces sujets sont discutés ouvertement avec les trois partenaires inhérents à un placement :

Le jeune va se sentir dénudé, vidé : un livre ouvert. Parce que si le jeune est conscient, il dira : « Où est mon intégrité dans tout ça ? »

Intervenante

C’est comme si on lui demandait d’ouvrir sa vie au complet, d’une shot, d’un trait, même par deux ou trois traits, dans un contexte très particulier où quand même, tu remplis des questions très précises.

Intervenante

Son utilisation annuelle (LBEC, 2002) est aussi perçue par un peu plus de la moitié (11/20) des participantes comme un frein à l’expression de ces jeunes. Comme résultat, les personnes interviewées disent, à l’exemple de Wise (2003), qu’il existe parfois une grande difficulté à engager les jeunes dans le processus, ou encore, à obtenir des réponses honnêtes à propos de leur situation; ils peuvent choisir de se taire ou de mentir. Les réponses obtenues perdent par conséquent de leur validité. En somme, tout ce questionnement à l’égard de la passation du CÉS, lance le défi du respect de la subjectivité du jeune placé lorsqu’il prend la parole.

Des contraintes bureaucratiques à dépasser

Les résultats de cette étude viennent confirmer et préciser les autres études sur le sujet. Ils mettent en lumière les deux tendances présentes dans le débat entourant la prise de parole par les jeunes placés grâce au CÉS. En effet, cet outil clinique est perçu, soit comme un soutien pertinent à l’intervention, ou comme un encadrement trop restrictif, qui empêche l’expression véritable de ces jeunes. Dans le sens des autres évaluations d’impact actuellement en cours au Québec et en Ontario (ACJQ, 2005; Flynn et Byrne, 2005), les jeunes y prennent la parole, du fait qu’à partir de leurs réponses, la travailleuse sociale peut mieux exercer son rôle de gestionnaire de cas. Cette grille structurée qu’est le CÉS permet de mieux identifier les besoins des jeunes, facilite l’élaboration du plan d’intervention et permet d’observer certains progrès chez ceux-ci. Cet outil répond donc aux objectifs qu’on lui a fixés (Flynn et al., 2001). Cependant, c’est la forme discursive que Flynn et Byrne (2005 : 13) lui associent qui est remise en cause par la plupart des répondantes, en raison du nombre important de questions fermées et du contexte organisationnel. Cet outil peut s’avérer un simple formulaire à remplir (Garrett, 2003a : 41; 2002 : 833). À ce sujet, une cadre avec beaucoup d’expérience précise :

Le CÉS peut être vu comme un tick-off. Tu passes à travers sans porter attention aux réponses reçues. À chaque fois que vous avez des petites boîtes et des crochets à insérer, cela peut devenir le problème. Certaines intervenantes, avec le plus d’habiletés, vont toujours aller au-delà : elles sont tellement bonnes pour saisir l’essentiel lors d’un résumé de dossier, pour vraiment montrer ce que pensent leurs jeunes. […]. Cependant, parfois, tout est tellement sous pression, on est sur le rush, que les choses perdent de leur valeur.

Superviseure

D’ailleurs, 11 des 14 cliniciennes interrogées déplorent la demande de temps élevée que le CÉS requiert. Dans les quatre Centres jeunesse du Québec participant au projet pilote d’implantation, 91 % des 42 travailleuses sociales impliquées l’associent à une augmentation de leur charge de travail (ACJQ, 2005). Ces critiques vont de pair avec celles soulevées au Royaume-Uni et en Australie, où le CÉS est implanté (Garrett, 2003a et b, 2002; Watson, 2003; Wise, 2003; Houston, 2002; Munro, 2001). À cet égard, une cadre contextualise ainsi les difficultés encourues avec cet outil standardisé : « Ce n’est pas l’outil qui est long, ce sont les contraintes de temps à tous les niveaux qui nous empêchent de toujours bien travailler. D’ailleurs, tu ne perds pas 4 heures avec un jeune à lui poser des questions sur sa vie, au contraire, c’est ça, l’important. » (Superviseure)

À partir d’une analyse des bureaucraties de première ligne (traduction libre de street level bureaucraty), il semble inhérent à des structures comme les SAE d’exercer de façon continue des pressions sur les personnes qui y travaillent. Ces structures transigent sans relâche avec des ressources restreintes, des limites de temps, ainsi qu’une ambiguïté ou des conflits de rôles (Smith et Donovan, 2003; Lipsey, 1980). En réponse à de telles contraintes, les intervenantes vont déployer divers modes d’adaptation pour gérer plus aisément leur quotidien, soit : prioriser les ressources à fournir, justifier les limites de services, intervenir plus intensément auprès des clients qui présentent des gages de réussite (Smith et Donovan, 2003; Lipsey, 1980). Elles peuvent en particulier intégrer petit à petit au sein de leur pratique des simplifications et des routines (Smith et Donovan, 2003; Lipsey, 1980). Leur rôle de gestionnaire de cas permet aux répondantes d’avancer que ces simplifications s’installeraient avec le CÉS, au détriment du point de vue des jeunes, des discussions avec les parents d’accueil et de la consolidation des relations significatives avec leur milieu de vie. Cet outil deviendrait une grille à remplir pour décrire les dimensions de leur développement et identifier des ressources pouvant leur être utiles.

Sous un autre angle, plusieurs travailleuses sociales vont au contraire mettre au point des stratégies pour contourner au quotidien les barrières bureaucratiques, se donner des espaces et en donner ici aux jeunes. En ce qui a trait au CÉS, plusieurs cliniciennes déjouent déjà certaines contraintes propres à celui-ci. À partir des aspects soulevés par cette grille, elles laissent les jeunes parler librement et à leur rythme. En guise d’exemple, une intervenante, qui se définit elle-même comme une gestionnaire de cas et qui apprécie le CÉS pour son encadrement des investigations ainsi que pour l’accent que cet outil met sur les aspects positifs des jeunes, insistera sur des stratégies qui s’ajustent aux réactions du jeune et sur le fait qu’il est possible de respecter son intimité :

Le CÉS donne l’occasion de prendre du temps spécial avec le jeune; il a la chance de ventiler, de parler, de vider son sac. Tu vois dans ses réactions physiques dès que tu poses une question qui le rend mal à l’aise. Je lui dis que ce n’est pas nécessaire de répondre, qu’on n’a pas besoin de toucher à ça. Je saute à la prochaine question, puis je le prends en privé et on parle. Je garde ça confidentiel. Je l’ouvre au parent d’accueil, si c’est nécessaire.

Intervenante

Or, cette réappropriation du CÉS se réalise en faisant fi de l’optique comptable, aux dépens de leur propre horaire et dans un contexte déjà bien documenté d’augmentation de la tâche.

Par conséquent, pour mieux ancrer leur gestion de cas aux préoccupations directes de ces jeunes, presque deux tiers (9/14) des cliniciennes proposent de transformer plusieurs questions fermées du CÉS en questions ouvertes. Elles préfèrent discuter du quotidien et des défis, au lieu de les questionner sur des comportements à partir des grilles de mesure préétablies. Dans ce sens, plusieurs auteurs, ainsi que les travailleuses sociales interviewées, prônent une plus grande individualisation des analyses et des plans d’intervention, afin de refléter la complexité des situations qu’affrontent ces jeunes (Watson, 2003). Ils préconisent un processus d’entrevue plus narratif touchant à la fois le passé, les embûches actuelles, les réussites, de même que le futur (Houston, 2002; Munro, 2001). Bref, les intervenantes consultées défendent un guide de discussion qui mettrait plus en valeur le quotidien de ces jeunes et qui détournerait leur pratique de la technicité qui la guette.

Conclusion

En définitive, les intervenantes démontrent un net intérêt pour le CÉS, parce qu’il porte une attention particulière au développement des jeunes placés à long terme et à la mise en place des occasions pour promouvoir leurs compétences. Leur rôle de gestionnaire de cas est facilité par cet outil.

Par contre, si le CÉS cherche au départ à donner la parole aux jeunes placés, il n’en est pas toujours ainsi, en raison de diverses contraintes inhérentes à l’outil et au contexte organisationnel. La nature même de la pratique sociale auprès des jeunes placés, le contexte dans lequel le CÉS s’insère et la quantité accrue de travail, font en sorte que les tâches à caractère bureaucratique doivent souvent être complétées rapidement. Avec, depuis 1998, une augmentation de 63 % des placements et de 115 % des dépenses nettes de l’ensemble des SAE de l’Ontario (AOSAE, 2005b : 2), force est de constater que l’imputabilité de ces agences se voit révélée au grand jour. Les tenants de l’optique gestionnaire voudront, à partir d’un tel outil standardisé, mettre en place un système informatique comptable qui identifiera et surveillera les interventions auprès des jeunes placés (AOSAE, 2005a; Weil, 2000); une telle analyse comptable du concept de responsabilité n’est pas unique au contexte ontarien.

Cet outil clinique ne pourrait-il pas être davantage en lien avec la perspective des cliniciennes (Randell et al., 2000 : 350) qui l’utilisent tous les jours et avec les préoccupations des jeunes visés ? Pourra-t-on tenir compte à la fois de la complexité des pressions organisationnelles auxquelles sont soumises les intervenantes et leurs agences, ainsi que de la subjectivité des jeunes ? Est-ce que l’imputabilité comptable, une obligation pour les agences de protection, deviendra leur seule ligne directrice ? Les intervenantes vont-elles prendre leur place et dire leur mot sur leur propre pratique ? Certes, les jeunes ne demandent, eux, qu’à prendre la parole; notre écoute et nos interventions nous rendent alors imputables, mais, cette fois-ci, à leurs préoccupations, leurs défis et leur avenir.