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Introduction

L’anthropologie, non comme discipline constituée, mais comme champ de questionnement qui englobe le sujet et la culture[1] dans leurs manifestations singulières et collectives, devient le substrat de tout enseignement de la langue et de la littérature, se substituant aux approches structurales dans l’enseignement des langues et au règne de l’approche linguistique dans la lecture méthodique en littérature. Ce postulat, qui appellerait des nuances[2], peut se résumer à un déplacement de la question de l’objet vers le sujet, des savoirs techniques vers la culture. C’est autour des intérêts et des difficultés à véritablement mettre en oeuvre cette visée que se situe la présente réflexion qui se veut, pour une part, historique dans sa deuxième partie, pour une autre, prospective dans sa troisième partie. Elle est inscrite dans une série d’expériences de formation d’enseignants dans des contextes divers et dans le cadre de recherches didactiques menées au sein du laboratoire Didaxis-Dipralang (Université Montpellier III, France). Elle amènera à une reformulation critique de certains outils dans un dernier temps, en reprenant appui sur ce qui constitue, dans une première partie, aux lisières de la langue et de la culture, le cadre problématisé de cette réflexion.

Expériences des limites entre langues et cultures

Un détour critique par un philosophe confronté à la difficulté à exister dans une langue et une culture qui ne lui étaient pas premières permet de problématiser la question avant d’en examiner les aspects historiques. Derrida (1996, p. 23) propose un paradoxe fondateur ou, comme il la nomme lui-même, une antinomie. Il y affirme qu’on ne parle jamais une seule langue mais aussi qu’on ne parle jamais qu’une seule langue. Il est légitime d’étendre cette double postulation portant sur l’usage linguistique à tout sujet lecteur de littérature puisqu’il entre dans la problématiques croisée des apprentissages linguistiques et culturels. La première proposition, qui peut s’entendre comme la résistance d’un monolinguisme constitutif du sujet, qui lui interdit de parler vraiment une autre langue, est solidaire de la seconde, qui laisse entrevoir que le monolinguisme est, pour une part, illusoire, tant sont présents les phénomènes de subjectivation et d’appropriation individuelle dans tout usage linguistique. En ce sens, il n’est de langue que profondément unique et nécessairement multiple.

La première conséquence de ce paradoxe est que nous sommes en présence d’une langue en deuil d’elle-même ou du moins de son unicité. C’est ce que peut postuler toute lecture littéraire, dans la langue étrangère et dans la langue maternelle, en ce sens qu’elle est rencontre d’une non-identité à soi, sur les plans linguistique et culturel. L’expérience de Jacques Derrida redouble ici, en effet, celle des élèves confrontés à la lecture littéraire[3] dans la langue maternelle et dans l’apprentissage de la langue étrangère, ces deux domaines institués séparément recouvrant souvent des situations très voisines marquées par des sentiments d’étrangeté et d’exotisme[4]. Cette expérience des limites rend la langue à la fois complètement irremplaçable, pour faire exister ce sentiment d’étrangeté, et toujours disponible, pour la substitution, pour la greffe, pour la rencontre de l’autre. Abdekébir Khatibi, autre homme des limites, avec qui Derrida dialogue, apporte une tentative de conceptualisation avec la notion de bilangue. Elle est définie comme langue de l’aimance, qui devient le signe d’une identité plurielle et métisse, contre toutes les mythologies construites autour de la pureté des origines linguistiques[5]. Dans cette perspective, altérités linguistique et culturelle sont intimement liées et constituent l’identité du locuteur, de l’auteur ou du lecteur, au gré des situations.

Les expériences de Derrida et de Khatibi, conceptualisées et retravaillées dans l’entre-deux de la théorie et de la biographie, invitent à considérer conjointement apprentissages de la langue et de la culture, comme l’ont fait divers travaux théoriques[6]. Mais dans l’une comme dans l’autre, dans l’une avec l’autre, si l’apprenant se dépayse, il prend aussi conscience que sa langue n’est jamais purement naturelle, ni propre, ni habitable (Derrida, 1996, p. 112), autrement dit, que son identité est d’abord le fait d’une crise, d’une coupure, d’un vide autour duquel il peut construire. La littérature est bien ce qui déshabitue l’usage pour proposer, dans la langue maternelle comme dans la langue étrangère ou seconde, un nouveau lieu habiter plus qu’à habiter. La nécessité de l’approche anthropologique, qui prend en compte le sujet et sa culture, dans sa singularité et dans ses implications collectives, en est une conséquence. Mais elle implique de travailler sur une crise originelle, sur ce vide que révèlent les formules des deux auteurs convoqués, sur la limite toujours repoussée du maternel et de l’étranger, de soi et de l’autre, comme a pu le faire Ricoeur (1990). Le détour par ces hommes des limites que sont Khatibi et Derrida invite à s’interroger sur les conditions didactiques et éducatives qui peuvent prendre en compte, au sein d’une approche anthropologique, la crise fondatrice qui inaugure toute expérience du sujet en matière de langue et de littérature. Nous verrons, dans l’analyse historique, comment cet aspect n’a pas été pris en compte.

À cette crise prévisible chez le sujet apprenant, il faut en ajouter une autre qui concerne les enseignants. Dans le système éducatif français, le partage difficile entre enseigner le français et enseigner la littérature reste la marque d’une identité professionnelle toujours incertaine. Dans cette association contrainte, ne se dessinent pas deux disciplines parallèles ou complémentaires mais deux champs consubstantiels qui n’ont eu de cesse de s’opposer. La discipline Français-Lettres s’est imposée contre l’appellation exclusive de professeur de français, pour le collège, qui paraissait réduire l’enseignement à la seule activité linguistique, et de professeur de Lettres, usuellement réservée pour le lycée. Mais les représentations restent vivaces, et parfois conflictuelles, entre les tenants des lettres et ceux de la langue. Si, sur le plan universitaire, les sciences du langage ont autonomisé l’approche de la langue en constituant une section identifiée dans la structuration de la recherche, la section qui rassemble les littéraires comporte toujours la mention Langue et littérature permettant ainsi aux grammairiens et aux médiévistes de se situer en son sein. Enfin, le cycle primaire, qui s’ouvre officiellement à la littérature depuis la parution de nouveaux programmes en 2002, expérimente de nombreuses approches didactiques innovantes mais très inégalement partagées et identifiées par les professeurs du second degré comme vecteur de la seule littérature de jeunesse. Sur l’ensemble de la chaîne éducative, les rapports entre langue et littérature partagent des identités professionnelles diverses et parfois contradictoires.

Postuler qu’il faut enseigner la langue et la littérature dans une approche culturelle ne va donc pas de soi tant pour l’élève, qui doit être considéré dans la complexité d’un devenir et d’une crise, que pour l’enseignant qui reste tributaire de représentations et de cadres qui limitent sa capacité à construire une approche culturelle. Il convient de pointer les questions que doit affronter la formation des enseignants dans ce domaine, pour déplacer la question du linguistique à l’anthropologique. Les observables que nous retenons sont les pratiques prescrites et les outils qui constituent un premier faisceau de données : programmes, manuels, revues et ouvrages didactiques pour l’essentiel, qui doivent être analysés comme des constructions discursives, porteuses de représentations, de théorisations implicites ou explicites. Les pratiques réelles constituent un deuxième domaine d’observables : celles de l’enseignant, des élèves, analysables à travers des situations, des interactions et des productions langagières (orales et écrites).

Évolution des pratiques d’enseignement de la langue et de la littérature 

Divers travaux[7] ont montré que les pratiques d’enseignement du français et de la littérature sont passées depuis quelques années du tout linguistique (en langue et en littérature) à un quelque chose d’anthropologique. Quelques constats peuvent le rappeler, au fil d’une périodisation qui ne prétend pas pointer des ruptures précises mais plutôt délimiter des tendances convergentes, et surtout interroger cette convergence. L’enseignement de la langue abordé depuis les années 1970 dans une perspective structurale, de manière très prédominante, a séparé un objet défini comme un système et l’apprentissage de ses usages, conçus en termes de savoir-faire. Cette tendance a concerné aussi bien le Français Langue Étrangère (FLE) que le Français Langue Maternelle (FLM) des années 1970 aux années 1980 et l’on peut alors distinguer clairement une méthode d’apprentissage et un objet d’apprentissage.

L’enseignement de la littérature, pendant cette même période, est fondé sur les exercices scolaires nobles, du commentaire, de l’explication et de la dissertation (Fressange, 1970 ; Kuentz, 1972). Ne se constituant pas comme un champ de savoirs spécifiques, la didactique de la littérature ne fournit, en conséquence, aucun corps de doctrine ou aucune théorie de référence qui la légitime. À partir des années 1980, ce vide théorique en son centre conduit la littérature à se référer à des modèles externes à sa pratique, et tout particulièrement sa didactique. Si la rhétorique a joué, pour une part, ce rôle jusqu’au milieu du xxe siècle, la linguistique fournit, directement ou indirectement, les outils de la critique littéraire avec les travaux de Genette, de Jakobson, de Greimas et devient, avec un retard très compréhensible, le support aux démarches didactiques en littérature à partir de la mise en place de la lecture méthodique, en 1987, qui intègre cette évolution de la critique.

Arrivé à ce point très synthétique de présentation des évolutions des pratiques d’enseignement de la langue et de la littérature, nécessairement réducteur, force est de constater une bascule réciproque qui n’a jamais été vraiment interrogée : à l’heure où, pour contrebalancer les méthodologies et une conception structurales de la langue, les didacticiens réinjectent du littéraire comme le montrent des études synthétiques postérieures ou des travaux didactiques de l’époque considérée (Goldenstein, 1983 ; Gruca, 1993 ), les études littéraires se vouent à des modèles linguistiques qui, progressivement, vont intégrer la question de l’altérité dans la langue, avec des appuis très forts sur les théories de l’énonciation, l’analyse du discours et la grammaire de textes. Dans cette période, les travaux de Adam (1985, 1988, 1992) constituent un repère essentiel pour articuler analyse textuelle et didactique de la littérature. Ce qui se revendique très nettement dans ce double mouvement est une aspiration à réunir dans une même approche langue et littérature, pour exprimer leur capacité commune, et d’autant plus forte qu’elle est mise en commun, à faire exister la complexité de l’objet langue et la légitimité de l’objet littérature. Ainsi se construit cette bascule du linguistique vers l’anthropologique, à ce premier stade qui consiste à culturaliser la langue. Mais il faut aborder maintenant son dépassement, dans le cours des années 1990.

Il serait utile, comme le souligne Massol (2004), de faire l’histoire rigoureuse de l’évolution de la discipline Français-Lettres, de la réforme Haby de 1975 à aujourd’hui. Faute de cette analyse des pratiques effectives sur l’ensemble de la période, une étude fine des titres de manuels scolaires peut donner des indications sur les tendances observées. La notion de texte littéraire, sensible entre toutes, puisqu’elle réunit le domaine linguistique, avec les théories du texte, et le domaine des études littéraires, par l’adjectif qui lui est accolé, peut constituer un bon indice de cette convergence. L’étude montre que la lexie, texte littéraire, dans les titres de manuels, se noue et se généralise, précisément, dans les années 1980, alors qu’elle avait peu de réalité dans les représentations scolaires jusqu’à cette date puisque les expressions utilisées pour présenter les outils didactiques séparaient les textes, voués au commentaire, à l’étude ou à la lecture, des oeuvres littéraires ou des extraits littéraires (Demougin, 2000). Cet écart, longtemps installé, entre la dimension fonctionnelle, dans les pratiques linguistiques et rhétoriques, centrées sur les textes, et la dimension esthétique, dans l’étude de la littérature, centrée sur le terme littéraire associé à l’oeuvre ou à l’extrait, se trouve annulé pour une association de courte durée, quand le littéraire et le linguistique convergent, dans les années 1980, vers des modèles communs et des méthodologies comparables. Mais à la fin des années 1990, la question est posée des limites de ce tout linguistique en littérature, comme elle est posée dix ans plus tôt dans l’enseignement de la langue. Le mariage se dissout dans une séparation où le littéraire et le linguistique s’éloignent, en termes de méthodologie et d’outils : plus de références aux textes littéraires dans les titres des manuels ; abandon de la lecture méthodique, remplacée par la lecture analytique au lycée, valorisation de l’histoire littéraire et du biographique, pratique de la lecture cursive, surtout au collège, manifestent cet éloignement dans les programmes rédigés entre 1997 et 2002, pour les cycles primaire (Le B.O., 2002) et secondaire (Le B.O., 2001). Il s’agit aussi de donner une dimension culturelle à l’enseignement de la littérature en y associant des pratiques de lecture privée (Demougin et Massol, 1999). Dans le même temps, et de leur côté, les méthodologies du Français Langue Étrangère recourent très clairement à des approches similaires dans l’enseignement de la langue[8]. Le passage d’une prédominance du linguistique à l’anthropologique est consommé, dans des domaines où la question de l’altérité est centrale et toujours critique. C’est ce que montrent les outils didactiques et les programmes.

C’est ce que confirment aussi les travaux de théorisation didactique qui accompagnent ce mouvement. La nécessité de réancrer le littéraire en ne le limitant pas aux postures de lecture lettrée (Reuter, 1996) d’en préciser les différentes formes plurielles (Dufays, 1997), l’analyse des types de savoirs, socio-institutionnels, formels et historiques, convoqués dans la lecture littéraire (Canvat, 2000), les études sur la constitution historique de la discipline Français (Houdart-Mérot, 2000 ; Massol, 2004 ; Veck, 1994), qui remettent en question nombre d’idées reçues sur la tradition des études littéraires, apparaissent dans la même période. Ces travaux installent au premier rang des préoccupations les questions des valeurs, de la fonction sociale de la littérature, de la culture des individus. Dans ce deuxième mouvement, il ne s’agit plus tant de culturaliser la langue que de reculturaliser la littérature.

L’histoire des rapports entre enseignement de la langue et enseignement de la littérature montre l’émergence de tensions entre les logiques formalistes centrées sur des objets linguistiques et des logiques anthropologiques centrées sur le sujet, et une incontestable bascule à partir de la fin des années 1990 vers le deuxième terme. Elle montre aussi des convergences fortes autour de la question de l’altérité. Le bilan de la mise en oeuvre des approches anthropologiques, tant dans le domaine de l’enseignement de la langue étrangère que de la littérature, est à faire. Cet article entend y contribuer. De quels outils disposons-nous pour accompagner et mesurer ce renversement, en prenant en compte le fait, isolé dans la première partie de cet article, qu’il se joue dans une tension qui rend l’identité du sujet nécessairement problématique ?

Évaluation des risques, propositions de pistes

L’analyse de cette évolution met en évidence trois critères décisifs observés dans les différents champs sur lesquels nous travaillons. Communs à toutes les pratiques évoquées dans les lignes qui précèdent, ils permettent de caractériser l’émergence d’une dimension anthropologique dans les pratiques d’enseignement de la langue et de la littérature. Ce sont :

  • la prise en compte conjointe de la littérature et de la langue dans les pratiques d’enseignement, identifiable dès les années 1980 ;

  • la prise en compte de pratiques orales et écrites qui échappent à des logiques métadiscursives ou savantes, développée à partir des années 1990 ;

  • la prise en compte de pratiques privées dans les pratiques scolaires, qu’il s’agisse de pratiques de lecture littéraire ou de pratiques langagières.

Si le premier critère est factuel et n’appelle pas de commentaire particulier, les deux suivants, en distinguant des pratiques privées et non savantes, posent la question de la norme, des limites institutionnelles et de la place du sujet dans le dispositif. En manipulant ces critères, nous avons été amené à dégager deux types de risques, celui de l’instrumentalisation et celui du relativisme.

Deux microexpériences permettent de mettre en évidence ces difficultés, en revenant à la problématique proposée par Jacques Derrida, qui confronte le sujet à une langue de l’autre qu’il ne parvient pas à habiter. L’une est située dans le domaine de la recherche en formation et s’appuie sur une étude des représentations des enseignants se présentant à l’examen de qualification pour devenir formateurs. Un extrait d’un des mémoires analysés dans ce cadre est présenté ici. L’autre est inscrit dans une recherche sur les pratiques d’enseignement de la littérature à l’université, à partir de travaux d’étudiants.

Dans le premier cas (annexe 1), l’échange oral entre les élèves et l’enseignant, que le postulant présente comme une pratique très positive, met en évidence la construction de savoirs procéduraux pour lire une histoire. La visée métacognitive de la démarche est claire, comme le confirment la fiche réalisée et le dialogue préalable que nous présentons. Les résultats corroborent la pertinence du dispositif puisque deux dessins produits par un élève, Farès, montrent que, de l’un à l’autre, la compréhension du conte La Reine des Abeilles a progressé : le travail systématique sur les personnages et les lieux a permis de réaliser un deuxième dessin beaucoup plus pertinent quant à l’identification des enjeux narratifs. Mais l’enseignant arrive aussi dans cette logique, à travers l’enquête menée préalablement, à considérer que Le Petit Chaperon rouge n’est compris que par 15 % des élèves en début d’année, eu égard à leur difficulté à replacer dans l’ordre les différents épisodes à l’aide d’images séquentielles. Un entretien avec l’enseignant confirme que la compréhension est en fait devenue, pour lui, un objet scolaire normé, évalué par des critères très fermés. Dans la conduite de la tâche et l’évaluation par l’enseignant, la capacité culturelle de l’élève à s’approprier des contes comme le Petit Chaperon rouge ou La Reine des Abeilles est évacuée au profit d’un renversement fréquemment observé : la lecture du conte sert à vérifier une capacité cognitive assez générale (identifier des personnages, des lieux, des séquences) très utile à l’activité du lecteur, mais pas toujours essentielle à la perception des valeurs portées par le récit. Une vérification faite auprès des élèves montre que les valeurs des deux contes avaient bien été perçues par tous, même si tous les personnages, les lieux et les séquences n’avaient pas été absolument identifiés.

La conscience d’une altérité constitutive de l’expérience littéraire se résout ici, pour l’enseignant et l’élève, dans un travail d’énigme, de résolution de problème. De ce fait elle se limite à une donnée résistante, que Tauveron (2002) décrit par le terme réticent quand elle évoque les caractéristiques de certains textes. L’étude des textes choisis les plus fréquemment par les enseignants montre, de manière significative, que ce sont ceux qui présentent ce caractère réticent propice à une conduite de résolution d’énigme. Ces pratiques instrumentalisent le littéraire pour alimenter des stratégies de compréhension[9]. Dans ces situations scolaires, les élèves restent bien confrontés, et le terme doit être pris dans toute sa violence, à une langue de l’autre, enfermés dans leur monolinguisme que l’école ne parvient pas à dépasser. Et quand les textes ne sont pas nettement réticents, quand l’information n’est pas tributaire du principe de l’énigme, le dispositif didactique choisi tend souvent à les y ramener, comme ici dans la restitution d’une chronologie du Petit Chaperon rouge très technique, peu liée à la mémoire affective de l’enfant. L’élève reste dans une relation à la culture essentiellement faite de domination et de crainte, dans une attitude scolaire, légitime par certains aspects puisqu’elle génère des savoirs naguère refusés au plus grand nombre, mais, à terme, source d’inhibition culturelle.

L’autre étude souligne le relativisme, les formes de désengagement du sujet et la démission culturelle des étudiants de lettres. La mise en place d’une cacolangue en est la manifestation la plus tangible. Les textes présentés sont ceux d’étudiants de première année universitaire, produits lors d’exercices guidés qui sont censés les amener à assimiler différents aspects de la dissertation (voir infra annexe 2). Sur une amorce proposée par l’enseignant, dans une phase d’évaluation formative, les étudiants doivent compléter un petit paragraphe argumentatif. Les résultats obtenus par ceux qui maîtrisent l’exercice de dissertation sont positifs. Les réalisations des autres montrent un collage de langues, une relativisation des usages qui permet de tout assembler et qui interdit toute cohérence forte du propos. La langue est radicalement plurielle, mais la culture reste en marge et le sujet sans repères. Une étude plus fine des formes linguistiques, en particulier de l’ancrage énonciatif, montre un emploi du on et du bien très récurrent. Il souligne l’absence de capacité à s’impliquer et une attitude axiologique limitée, incompatible avec l’analyse littéraire ou plus globalement avec un engagement culturel. Le relativisme et le désengagement sont manifestes dans cette langue impersonnelle, sans parti pris et sans jugement, sinon celui qui fait témoigner l’étudiant de la qualité pédagogique du texte qui lui est proposé : il est bien écrit et facile à lire, sauf pour la relation amoureuse qui est plus trouble. Le deuxième texte mélange langue du texto, de la prise de note (abréviations), les usages communs (romantique, balade, relation dans des sens non spécialisés) et la langue savante (rituel, ou la logique de l’argumentation assez apparente dans les marqueurs textuels). Il témoigne d’une autre manière de cette déstructuration du sujet confronté à l’altérité et de son incapacité à l’assimiler. Le risque est bien celui du relativisme et, pour le premier texte, du désengagement.

Le risque d’instrumentalisation de la littérature se révèle dans les dispositifs mis en place en FLM. Les typologies de texte au primaire et au collège en ont produit une manifestation évidente (entre 1995 et 2001) : les textes littéraires sont le support d’activités de repérages formels. Les écritures à la manière de ont très vite débouché sur des exercices vides de sens, où le seul objectif devient quantitatif et formel, et des apprentissages, dans le meilleur des cas, strictement linguistiques. Dans le même ordre d’idées, un poncif pédagogique s’est installé dans le premier degré : l’enseignant ne voit guère d’autre issue à une séquence sur le conte que d’en faire écrire un à ses élèves. La généralisation du faire évite souvent de travailler sur le penser et le sentir. Quant aux pratiques de lecture privée, elles sont devenues la garantie d’une existence du sujet, à côté des apprentissages techniques : le temps du plaisir puis celui du savoir clivent deux sujets théoriques, celui du désir et celui de l’apprentissage.

Les exercices proposés en FLE ont aussi très vite développé une instrumentalisation du littéraire (Demougin, 1999) comme en témoignent diverses propositions (Bouguerra, 1995 ; Papo et Bourgain, 1989). Si de nouveaux objets apparaissent, et de manière convaincante, les dispositifs mis en place n’échappent pas à l’instrumentalisation qu’ils sont censés combattre. Quitte à remplacer les visées linguistiques par des visées culturelles très imprécises, autour d’objectifs communicatifs ou de compréhension.

Conséquence prévisible du précédent, le risque du relativisme est fortement impliqué. Le dispositif du débat réglé ne parvient pas toujours à faire émerger des points de vues argumentés et assumés par des sujets autonomes. Il reste souvent le lieu d’une prise de parole où tout peut s’entendre, où se légitime la diversité des opinions. Autrement dit, l’École renonce ici à jouer son rôle. Entre instrumentalisation et relativisme, la voie de l’enseignement conjoint de la langue et de la littérature est un passage difficile, une porte étroite où l’enseignant peut sauver son âme mais aussi la perdre. Elle est surtout le lieu où la visée anthropologique s’épuise, en replaçant inlassablement l’élève devant une altérité linguistique et culturelle sur laquelle il n’a pas prise. La crise pointée par Jacques Derrida dans son expérience personnelle, en principe dépassée par l’évolution des pratiques d’enseignement prescrites de la langue et de la littérature, résiste dans les pratiques réelles que nous venons de décrire. La position de l’enseignant est un élément décisif pour lever cette résistance.

Quelques conséquences théoriques et pratiques en formation d'enseignants

Deux conclusions paraissent devoir être tirées de ce parcours. La première est que la problématique de l’enseignement d’une culture, à travers l’enseignement conjoint de la langue et de la littérature, dans les situations les plus diverses (FLE, FLM, de la maternelle à l’université) répond à une double injonction contradictoire qu’illustre la réflexion de Jacques Derrida sur sa propre expérience linguistique : en la matière, dans l’enseignement de la langue-culture, les élèves sont tous des Juifs d’Afrique du Nord, français malgré eux et obligés d’en apprendre la langue. Chacun déclinera dans sa situation locale ce statut de malgré nous et constatera que l’enseignant tient le rôle difficile du colonisateur chargé d’assimiler ces populations. La culture proposée par l’école dans le cours de littérature reste foncièrement culture de l’autre, qui engendre deux risques complémentaires : celui de la ressentir comme extériorité à soi et de se replier sur la position scolaire passive d’un apprentissage qui sert à quelque chose ; celui aussi de la ressentir comme aspiration à être au monde, dans la confusion de tous les genres et la relativité de tous les savoirs. Jacques Derrida montre cette difficulté, et parfois cette douleur, à être ; il suggère aussi une voie de résolution de ce problème par son dépassement dans l’écriture, par la mise à distance, entre le sensible et le conceptuel. C’est à ce défi, et à peu près dans les mêmes termes, que sont confrontés les enseignants de littérature et de langue, qui ne pourront le résoudre que dans une tension assumée entre le sensible et le conceptuel, en fonction d’un engagement personnel.

La deuxième conclusion est pratique : en formation d’enseignants, en tenant compte des risques évoqués plus haut, et des trois critères qui les sous-tendent, il est possible de postuler les points stratégiques sur lesquels doit reposer la formation des enseignants en littérature, plus que de littérature, chargés de transmettre une part essentielle de la culture écrite :

  • le choix des textes, qui implique le goût, la sensibilité autant que la distance critique, doit être pleinement assumé par l’enseignant lui-même ;

  • la capacité à les commenter, qui suppose une posture engagée du professeur et l’acceptation de sa responsabilité de passeur, mérite d’être abordée en termes de savoir-être et d’attitude, autant que dans sa dimension technique ;

  • l’adaptation des stratégies en fonction des valeurs produites, qui suppose de ne pas instrumentaliser par des dispositifs figés la lecture des textes littéraires et de leur conserver, dans les situations variées où ils sont abordés, toute leur singulière capacité à se dire et à se lire autrement[10], constitue un dernier point sensible.

Ces trois éléments ne sauraient évidemment supplanter les autres facteurs qui entrent en jeu dans la formation des enseignants en littérature, mais ils revêtent, si l’hypothèse présentée ici est valide, un caractère décisif, car ils déterminent l’engagement du professeur, condition essentielle à l’interpellation de l’élève en tant que sujet autonome. Par delà la qualité de l’enseignement de la littérature qui peut s’y jouer, c’est aussi très certainement celui de la survie même du littéraire dans les pratiques scolaires qui s’y dessine et sa capacité à exister autrement que comme une prothèse d’origine, pour clore ici, avec Derrida, ce parcours historique et critique dans l’enseignement de la langue-culture.