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Depuis les années 1970, la généalogie est devenue l’un des passe-temps les plus populaires partout en Occident. Le Québec et l’Acadie n’ont pas échappé à cette vague déferlante, même si la quête généalogique y avait déjà fait de très nombreux adeptes dès la fin du XIXe siècle. Tous ces hommes et femmes qui recherchent l’histoire de leurs ancêtres ont un rapport très fort au passé collectif, qui se concrétise dans un discours historique, familial et personnel. En effet, ces généalogistes se contentent rarement de remplir un arbre généalogique. Ils accumulent documents, manuscrits, photos et objets et regroupent leurs découvertes dans des cahiers où ils racontent l’histoire illustrée de leur famille (Sagnes, 1997 : 167). Ils publient ces cahiers de manière plus ou moins officielle, parfois à leurs frais, parfois grâce au parrainage de leur association de famille souche. La question demeure : pourquoi font-ils tout cela? Pourquoi ces milliers de généalogistes ont-ils passé des milliers d’heures à compiler leurs ancêtres dans les fonds d’archives et les bibliothèques du Québec et de l’Acadie depuis la fin du XIXe siècle?

Mes recherches doctorales, publiées récemment (Caron, 2006), ont démontré que les généalogistes des XIXe et XXe siècles au Québec et en Acadie ont des motivations extrêmement diverses, déterminées par les circonstances familiales de chacun, mais qui se regroupent en deux types[1]. D’abord, les généalogistes ont comme objectif évident la découverte et l’identification de leurs racines, d’une souche, de leurs origines personnelles et familiales, de leurs fondements génétiques et culturels (165-166). Cette recherche est bien évidemment identitaire et se concrétise dans la recherche de liens entre les ancêtres et l’histoire de leur vie et de leurs aventures, d’une part, et de liens entre ces ancêtres-là et leur descendance, d’autre part. Le généalogiste se retrouve lui-même dans la multitude qu’il identifie dans les registres et les répertoires d’actes civils, parce que leur histoire mène inévitablement jusqu’à lui. Ego, le généalogiste, descend d’eux (45-47).

Ensuite, en écrivant l’histoire familiale, le généalogiste a comme objectif de donner vie et forme à tous ses ancêtres. Il cherche aussi à donner une histoire à ceux qui en descendent. Les descendants visés ne sont pas toujours la totalité des descendants; souvent ce sont uniquement les descendants porteurs du nom (y compris Ego), les descendants du même ancêtre mâle et son épouse, constitués en une sorte de père et mère fondateurs de la lignée (Caron, 2006 : 189-200). Le généalogiste produit l’histoire de sa famille et identifie qui en fait partie en les inscrivant dans les généalogies qu’il rédige. La narration ainsi constituée raconte un nous familial et délimite où la famille se termine. Le généalogiste écrit donc une histoire du nous par nous, car Ego écrit au nom de la famille et cherche nos ancêtres et nos traditions. Elle est aussi une histoire du soi par soi, une espèce d’autobiographie par les ancêtres. Les généalogistes se retrouvent eux-mêmes dans l’histoire de leurs ancêtres, ils se reconnaissent en eux (232-233).

Dans cet article, je reprendrai quelques exemples déjà présentés dans mon livre (Caron, 2006). Ici, cependant, je pousserai beaucoup plus loin mes conclusions portant sur la question du patrimoine familial, très peu touchée dans l’ouvrage. Dans cet article, je montrerai qu’au coeur de cette quête identitaire, les généalogistes du Québec et d’Acadie se constituent un véritable patrimoine familial, formé du savoir généalogique sur la famille (le savoir sur les ancêtres, une histoire à la fois écrite et orale). Les ancêtres eux-mêmes constituent aussi ce patrimoine, tout symbolique, un panthéon personnel dont on peut s’enorgueillir. En effet, la constitution d’un patrimoine historique familial permet d’inscrire le généalogiste et tous ses lecteurs, membres de sa famille, dans un processus de distinction qui vise à les différencier et les élever par rapport à ceux qui ne font pas partie de la famille.

Se constituer un patrimoine symbolique

Un sondage Environics datant de 1998 démontre que 71 % des Québécois interrogés ont un vif intérêt personnel pour l’histoire et que 82 % d’entre eux trouvent un certain intérêt pour l’histoire familiale et la généalogie. Leur intérêt ne s’arrête pas à l’histoire de leurs ancêtres, puisque 77 % des Québécois interrogés croient qu’apprendre l’histoire du Canada permet de mieux comprendre leur propre identité et leur patrimoine personnel (Environics, 1998 : 248)[2].

Défini simplement, le patrimoine est constitué des biens de famille, des biens que l’on a hérités de ses ascendants, qu’ils soient meubles ou immeubles. Le patrimoine est aussi, en un sens plus figuré, tout ce qui est considéré comme un bien ou attribut transmis par les ancêtres, que cela soit des valeurs, des histoires ou des traits de caractères. Les généalogistes acadiens et québécois étudiés dans mes recherches sont généralement dénués d’un patrimoine matériel significatif. En effet, au Québec et en Acadie des XIXe et XXe siècles, la part de généalogistes qui possèdent un patrimoine matériel significatif est faible. Pour la plupart pendant cette période, les généalogistes appartiennent aux classes moyennes, sont à l’aise financièrement mais pas particulièrement fortunés, et sont souvent membres de la première génération possédant une éducation postsecondaire. Pour la plupart donc, ils forment la première génération instruite de leur lignée et appartiennent à la classe moyenne urbaine, ce qui tranche de la génération précédente qui pour la plupart était d’une classe sociale inférieure (ouvrière) ou rurale (fermiers ou pêcheurs). Ainsi, la transmission de leur patrimoine matériel familial a été souvent fragmentée, ponctuelle et de peu de valeur monétaire. En l’absence d’un patrimoine familial matériel important ou de valeur, ils ont embrassé leur généalogie et l’histoire de leur famille en tant que patrimoine qu’il faut à tout prix chérir et transmettre (Caron, 2006 : 181-182, 240). En somme, le patrimoine matériel de ces généalogistes n’est pas un patrimoine statutaire; c’est-à-dire que ce patrimoine ne leur apporte pas un statut économique ou social élevé.

Les généalogistes du Québec et de l’Acadie ont bien souvent comme motivation de contrer ce qu’ils perçoivent comme le désintérêt général des générations qui les suivent envers l’histoire de la famille. Généralement, cette motivation est accompagnée d’un sentiment avoué du danger d’oublier le passé familial, du danger d’appauvrissement par l’oubli. Les généalogistes postulent que les plus jeunes générations connaissent mal leur passé et qu’elles doivent absolument l’apprendre. La création de livres-souvenirs sur les ancêtres est considérée par leurs auteurs comme un moyen efficace de prévention et de transmission.

Les généalogistes désirent transmettre l’histoire familiale aux générations futures. « Je voudrais à mon tour transmettre aux miens le bel héritage que j’ai reçu dont je suis fière et reconnaissante. L’esprit de famille est un trésor précieux à léguer à nos enfants qui bâtiront la société de demain… » (J.F., dans Caron, 2006 : 182). Les généalogistes sont des passionnés du passé. « Tout événement n’a de signification sur le plan historique que par sa situation dans le temps. » (D.F., dans Caron, 2006 : 182) Un auteur explique : « En outre, j’aime l’histoire et j’aime la communiquer en mettant en contexte les informations recueillies sur nos ancêtres avec les faits saillants de l’environnement dans lequels [sic] ils évoluaient » (Y.F., dans Caron, 2006 : 182). Un autre confirme : « I take great pleasure in sharing the knowledge of my family history with other family members » (R.V.F., dans Caron, 2006 : 182). Le plaisir vient dans la confirmation de la perpétuation du savoir familial, dans le fait qu’il est conservé. Paradoxalement, la publication d’un livre-souvenir et la transmission de celui-ci aux enfants et neveux transforment le patrimoine symbolique en une sorte de patrimoine matériel familial. De plus, la production de généalogies par plusieurs membres d’une même association de famille souche et la conservation de ces dernières par les associations créent une sorte de bibliothèque du savoir généalogique qui devient aussi un patrimoine à la fois symbolique et matériel à la disposition de tous les membres.

Par leurs recherches et plus particulièrement par la publication et la distribution de leurs écrits, les généalogistes espèrent renforcer l’unité de la famille : « Puisse ce petit recueil vous donner l’occasion de réaliser que notre famille dispersée aux quatre coins du Monde, fut jadis réunie dans un seul petit coin de Lavernière » (J.F., dans Caron, 2006 : 183). Ils perçoivent l’unité familiale comme étant fragilisée par l’oubli des jeunes générations, par ce qu’ils conçoivent comme une perte d’attachement envers la famille. Ils tentent donc de communiquer leur goût pour leurs racines. Pourtant, leurs enfants et petits-enfants ressentent un certain détachement bien naturel envers leurs ancêtres au-delà de la troisième génération, parce qu’ils ne les ont pas connus et ne ressentent aucune affection familiale envers eux (Le Wita, 1995 : 209-218).

L’envers du sentiment de pauvreté dans l’oubli est celui de la richesse dans le savoir du passé familial. Le savoir généalogique est un patrimoine à chérir. Après tout, c’est un « trésor précieux » (J.F., dans Caron, 2006 : 183). Beaucoup de ces généalogistes affirment donc vouloir rendre hommage à leurs ancêtres et les remercier pour tout ce qu’ils ont légué à leur descendance. Cette richesse est toute virtuelle et renvoie aux qualités héréditaires, aux valeurs, aux traditions et à l’amour transmis jusqu’aux présentes générations : « Pour tout ce que vous avez semé en nous, pour l’inestimable héritage des valeurs que vous nous avez transmis, mille fois Merci » (M.F., dans Caron, 2006 : 183). Les généalogistes tentent de concrétiser l’amour et l’attachement qu’ils portent à leur famille en rendant publiques leurs recherches et distribuant leur généalogie. Pour marquer la gratitude des descendants, presque tous les ouvrages étudiés comprennent un court texte hommage ou une courte prière commémorative rendant grâce aux ancêtres sur lesquels porte le texte. Par exemple : « L’homme a disparu, mais le regard plein de fierté légitime reste gravé dans ma mémoire et me rend heureux de rendre hommage à ceux que j’appelle toujours respectueusement... mon père et ma mère » (Gérald Forest, dans Caron, 2006 : 183).

Les généalogistes veulent reconstituer l’histoire de la famille de lignée en lignée en suivant une logique de causalité. Ils désirent mieux comprendre le passé de la famille et en saisir le sens. Il y a plus. Par la reconstitution de l’histoire familiale, les généalogistes espèrent remettre en place les différents ancêtres du panthéon familial et surtout mettre en évidence les liens de parenté entre les ancêtres et les descendants, mais aussi entre les descendants eux-mêmes. C’est dans la recherche de « nos ancêtres et de notre histoire, disent-ils, que nous pourrons comprendre nos fondements génétiques et culturels » (D.F., dans Caron 2006, 184). Implicite à ce passage est l’idée que la compréhension de ces fondements mène inévitablement à la compréhension de soi et de sa famille. Une généalogiste explique que ses ancêtres « représentent tout mon univers, ma personnalité, mon caractère, mes racines, mes qualités, mes talents, mes traits physiques » (A.F., dans Caron, 2006 : 184). La connaissance des ancêtres est donc aussi connaissance de soi. Avec l’examen de l’évolution des ancêtres jusqu’au présent, les généalogistes visent une meilleure connaissance de l’héritage moral reçu d’eux et une justification de leur cursus personnel.

Ainsi, la généalogie est par définition l’étude de la perpétuation de la vie à travers le temps d’une génération à l’autre. Elle présume une chaîne continue de descendants dont chaque maillon possède les qualités et les caractéristiques du maillon précédent. La reproduction assure la survivance de la lignée ancestrale et celle de ses caractéristiques inchangées dans le temps. Chaque descendant porte en lui ces mêmes caractéristiques. Les descendants voient donc en eux-mêmes la présence tangible de leurs ancêtres. En conséquence, les ancêtres ne sont pas distants ni étrangers, puisque par la logique généalogique, les ancêtres et leurs descendants doivent être semblables. L’ensemble des références aux diverses qualités des ancêtres sous-entend qu’elles ont été héritées par leurs descendants et qu’elles forment une sorte de legs des ancêtres, un cadeau de la destinée qui constituent, en ce sens, un patrimoine familial.

Les généalogistes soulignent l’hérédité qui marque le caractère et qui modèle le profil. Les preuves qui servent à la vérifier sont recherchées (et trouvées!) dans l’histoire familiale. Plus encore que le patrimoine immobilier et monétaire, qui n’existe pas de manière significative en dehors des familles des classes très aisées, c’est ce patrimoine symbolique, virtuel et attribué qui prime : un legs de grandeur intérieure, un cadeau de la destinée, mais aussi des qualités dites « innées » comme le goût pour le voyage, le courage, la curiosité historique, l’esprit d’entreprise. Les qualités ancestrales transmises ne sont pas univoques. Elles diffèrent d’un généalogiste à l’autre. Les descendants ramènent à leurs propres expériences les souvenirs qu’ils évoquent. Immanquablement, les qualités soulignent la valeur de la lignée; hétéroclites et souvent cocasses, elles injectent dans la lignée la notabilité qu’on ne retrouve pas dans les actions des ancêtres eux-mêmes (Caron, 2006 : 38).

Chaque généalogiste peut affirmer « qu’il en a toujours été ainsi. » Sans cette présomption, la généalogie ne pourrait exister. Elle n’aurait aucun sens ni fonction (Legendre, 1985 : 105-106, 269-270). Et au coeur de cette présomption se trouve la transmission des qualités et caractéristiques des ancêtres chez tous leurs descendants. En bref, la nuée des ancêtres guide leur comportement. Un informateur participant à une étude de David Thelen et Roy Rosenzweig expliquait son lien avec ses ancêtres lointains :

[…] our ethnic group is founded on mythological forebears in which was [sic] encoded norms of human behavior that are still inspirational and edifying. We trace our origin and uniqueness back to those mythological forebears who provide a cohesiveness to a group and identify... That is still relevant today. That is the core of our beliefs, and these patterns of conduct and morality.

cité dans Rosenzweig et Thelen, 1999 : 119

Ce qu’il exprimait avec éloquence à propos de ses ancêtres irlandais s’applique avec justesse aux généalogistes de mon corpus. Ils se tournent vers les ancêtres à la recherche des lignes de conduite et des valeurs qui leur sont familières, et ils espèrent se regrouper autour de ces points communs imaginés. La croyance en la possession de certains attributs (physiques, culturels ou moraux) suffit à justifier l’affiliation d’un sujet au groupe, ces attributs ayant été hérités des ancêtres qui les possédaient (Poutignat et Steiff-Ferrat, 1995 : 177).

Les généalogistes du Québec et de l’Acadie relient aussi leurs histoires aux « grands » événements du passé afin de confirmer à leurs yeux et à ceux de leurs lecteurs qu’ils écrivent une histoire vraie, contextualisée, et que les ancêtres, élevés en héros familiaux, sont de vrais personnages historiques au même titre que les rois, les explorateurs et les administrateurs coloniaux qui les côtoient dans les textes.

Il y a donc une véritable volonté d'inscription dans l'Histoire — nationale, régionale, à tout le moins dans la « petite histoire » —, une volonté de rattacher la lignée et ses personnages principaux aux grands événements, à des dates et des lieux précis du passé. Il en est de même chez les aristocrates et les grands bourgeois de France étudiés par Mension-Rigau (1990). Ceux-ci font de l'histoire nationale une affaire de famille dans la mesure où « ces familles comportent des ancêtres dont la notoriété dépasse le cadre étroitement familial et tient une place dans la mémoire collective » (27). Cette constante référence à l'histoire a pour but d'attester de la notoriété de la famille et de la légitimer. Cette légitimation se retrouve aussi dans les généalogies plus modestes. Les généalogistes amateurs, par souci de contexte ou de compréhension, par volonté de garder l'intérêt du lecteur, s'intéressent le plus souvent dans leur démarche à l'Histoire avec un grand H (Duplan, 1987 : 50).

Pour faire la promotion de ses ascendants, il faut avoir quelque chose à raconter. Il est plus facile d'écrire l'histoire de sa famille si ses ancêtres ont accompli des actions hors du commun ou du moins remarquable. Dans un contexte où toutes les pensées des généalogistes sont tournées vers la présentation de la famille et la confirmation de ses grandeurs, valeurs et qualités intrinsèques, toute information, tout indice, même le plus mince, même contradictoire sert à conforter ces derniers dans leur recherche.

Il en est ainsi parce que les personnages de l'histoire familiale, nécessairement porteurs du nom, incarnent des dimensions symboliques attribuées et facilement reconnaissables. Ces personnages sont déterminés par une série stéréotypée décrite par plusieurs chercheurs avant moi (Le Wita, 1984; Mathieu et Lacoursière, 1991; Martin, Hagestad et Deidrick, 1988). Le grand-père ingénieux travaillant par amour, le père silencieux mais moqueur, la bonne maman cuisinière de talent, la grand-mère autoritaire ou la bonne grand-maman, l'original de la famille, le traître de la lignée, le héros tragique, le héros glorieux mais méconnu, le « patenteux » et bien d'autres encore meublent l'imaginaire familial. Les manières de les décrire, ou plus simplement leur présence dans le récit, permettent de découvrir l'image qu'Ego cherche à donner à la famille. Par exemple, certains généalogistes de la famille Forest affirment être adorables, conviviaux, chaleureux, ouverts, accueillants et se réunissant volontiers autour d'une table pour un bon repas (Caron, 2006 : 44). Les biographies des personnages, et plus généralement les textes descriptifs du parcours familial, témoignent des mythes qu'Ego et la famille se constituent sur eux-mêmes et leurs ancêtres.

Ceci est particulièrement le cas pour la figure du héros familial. Celui (très rarement celle) qui est constitué en héros dans les généalogies et les histoires familiales reflète à la fois les objectifs d’écriture de l’auteur généalogiste et l’image que la famille se donne d’elle-même. Le héros familial est un personnage, une création nommée, porteuse de mythes, identifiée à un individu. Dans le cas des généalogies, cet individu est normalement (mais pas nécessairement) disparu. Chaque collectivité a ses préférés et ceux-ci changent selon les circonstances. Certains sont portés aux nues pendant que d’autres, autrefois glorieux, sont savamment mis de côté. « Ils sont tirés d’un passé lointain ou profitent d’une gloire immédiate, parfois éphémère. Le héros est une actualisation, un exemple et un modèle de vie et de comportement proposé à l’administration du futur » (Mathieu et Lacoursière, 1991 : 314). Les ancêtres mythifiés, mis au service de l’unité familiale, servent d’exemples mais aussi de points d’ancrage. Ils incarnent à eux seuls ce à quoi la famille devrait aspirer. « Le recours au héros fait partie de la panoplie des moyens utilisés par les groupes pour influencer les engagements des personnes » (Mathieu et Lacoursière, 1991 : 323). Dans le contexte de l’écriture généalogique nord-américaine de langue française, le repérage et la description de héros familiaux permettent de semer dans la narration familiale des exemples de la grandeur, valeurs et qualités intrinsèques des ancêtres. Ce faisant, ces héros deviennent des éléments distinctifs qui favorisent la famille en comparaison aux autres. La différenciation, la mise à distance des autres familles, de toutes les autres familles, se fait donc à travers la recherche de héros familiaux, de nobles et de personnages historiques connus. Dans ce contexte, des héros ayant survécu à la Déportation, d’autres ayant fondé New York, par exemple, sont une rareté qui donne de quoi écrire!

Se distinguer

La (re)découverte de ses racines et de ses origines est donc beaucoup plus que l’identification de soi. La constitution d’un récit sur les ancêtres marque l’identification d’un groupe familial qui se reconnaît dans celui-ci. Nous sommes constitués par le récit dès son élocution. La famille d’Ego est circonscrite dans le récit, les lecteurs de la narration se reconnaissent et reconnaissent les autres membres du groupe à travers celui-ci. Souvent, cette narration est orale avant d’être écrite, mais la rédaction du récit garantit un élargissement maximal des limites du groupe familial identifié chez les descendants. Du XIXe siècle à nos jours, de nombreux généalogistes du Québec et de l’Acadie avaient pour objectif la solidification de la fierté et des liens familiaux par la diffusion du savoir sur les ancêtres. C’est le cas particulièrement des généalogistes ayant écrit pendant les années 1980 et 1990. Cela illustre bien combien la narration collective familiale existe parce que le généalogiste et ceux qui lui sont apparentés se reconnaissent une histoire commune.

Chaque histoire généalogique cherche à établir la distinction de chaque famille et de chaque généalogiste par rapport à tous les Autres. Ce processus de distinction est implicite à la généalogie contemporaine.

Il faut entendre distinction dans deux sens spécifiques et complémentaires. D’abord, il faut comprendre la distinction dans son sens premier, celui de la différenciation. La distinction permet la détermination des catégories de Soi et de l’Autre. La généalogie permet l’accumulation de toute information qui permet de différencier les origines des uns des racines des autres. La constitution d’un groupe familial imaginé produit donc une histoire distincte de l’histoire des autres. Par exemple, les Forest ne sont pas les Caron du Québec ni les Goodman de Saskatchewan. De plus, les Forest (Acadiens, Cadiens et Québécois) qui descendent de l’Acadien Michel de Forest ne sont pas les mêmes que ces quelques Québécois descendants de Marin-Paul Forest, né vers 1696 dans la paroisse Saint-Pierre du diocèse d’Orléans en France. Ils ne sont pas plus les Laforest du Québec ni les autres homonymes (Caron, 2006 : 194). Cette distinction assure que les généalogistes peuvent s’identifier à la « bonne » famille, identifier ceux qui font partie de la famille et ceux qui n’en font pas partie. Les membres de la famille peuvent se reconnaître entre eux. La création d’une association de famille souche est un des résultats les plus probants de ce phénomène, en ce que ces associations visent à regrouper tous les descendants d’un couple fondateur de la famille en Amérique du Nord et se constituent en mécanisme de différenciation des autres familles souches (Caron, 2006 : 26-27, 194-195).

Ensuite, la distinction de la généalogie s’effectue dans le sens défini par Pierre Bourdieu. En effet, la constitution d’un savoir généalogique assure aux généalogistes et aux autres descendants la connaissance d’éléments historiques de la famille qui les distinguent. Bourdieu démontre que dans le contexte de l’acquisition de connaissances et d’un bagage culturel sur l’art au sein de la bourgeoisie de France, la présentation de caractéristiques remarquables satisfait la volonté (consciente ou non) de se distinguer du commun et de s’élever au-dessus de la masse (Bourdieu, 1979 : 32). Il démontre aussi que les bourgeois peuvent (et doivent) faire la démonstration quotidienne de leur « capital statutaire d’origine » (propriétés et possessions anciennes et même acquisition de titres) en plus de leurs connaissances sur les beaux-arts et l’appréciation de l’art, leur maniement des codes vestimentaires et linguistiques des classes bourgeoises, etc. Ils emploient alors une stratégie de distinction du commun (Bourdieu, 1979 : 177-179). Non seulement se distinguent-ils des classes inférieures, mais font-ils preuve devant leurs pairs qu’ils sont eux aussi « distingués ».

Les généalogistes du Québec et de l’Acadie, aux XIXe et XXe siècles, tentent de se distinguer selon une logique similaire, mais néanmoins dénuée de sa composante classiste, malgré le fait que la majorité d’entre eux appartiennent à la classe moyenne éduquée. Ici, les généalogistes se distinguent non pas par les attributs de leur classe sociale, mais par ceux de leurs ancêtres. Par exemple, la plupart des généalogistes de la famille Forest ont cru que leur ancêtre Michel de Forest était l’arrière-petit-cousin d’un des fondateurs de New York, Isaac de Forest (Caron, 2006 : 150-154). Cette identification (probablement erronée) permet la constitution d’un patrimoine symbolique attribuant aux descendants de Michel un « capital statutaire d’origine » qui apporte des preuves de supériorité Michel comme héros familial. De plus, Michel apporte un statut à ses descendants, celui d’être apparentés à un fondateur de New York. En somme, les Forest se distinguent puisque les autres familles ne possèdent pas ces ancêtres notables.

Il en est de même pour tous les généalogistes qui se cherchent du sang noble et qui s’attribuent les armoiries de leurs homonymes de rang élevé. De nombreux observateurs ont souligné ce phénomène particulièrement fréquent en France, au Québec et aux États-Unis. Sur la tentation nobiliaire, Jean-Louis Beaucarnot témoigne dans un article du périodique généalogique français GÉ-magazine  : « Je ne le sais que trop, pour avoir toujours rencontré des chercheurs qui n'avaient d'autre but que de se rattacher à la famille d'un homonyme relativement (le plus souvent localement) célèbre, ou qui persévéraient à croire que la Révolution de 1789 avait réussi à ruiner tous les nobles, tantôt soudant, tantôt éliminant le “de” patronymique. » Cette obstination aveugle « peut transformer, en un tour de main, des légions de laboureurs en marquis authentiques » (Beaucarnot, 1984 : 27). La noblesse est une qualité attirante et recherchée parmi les ancêtres (Segalen et Michelat, 1991 : 202).

Néanmoins, contrairement aux aristocrates pour qui la noblesse est un fait, elle est en France et en Amérique plutôt un symbole, une qualité intrinsèque. Elle est en somme une vertu. La noblesse des généalogies produites dans les Archives départementales de France ou les Centres d'archives régionaux du Québec et d’Acadie signifie avant tout le grand, l'élevé, le généreux et le distinct. Au-delà du fol espoir de se découvrir prince, comte ou duc, la recherche de la noblesse prend une dimension essentiellement morale. C’est la noblesse de l’âme, symbolisée par la noblesse de sang. Ailleurs dans le monde, en Grande-Bretagne par exemple, les généalogistes ne recherchent pas tant la noblesse, puisque la notion d’honneur et de supériorité morale des classes ouvrières y est fortement ancrée. Ici, comme ailleurs, les généalogistes sont à la recherche d’une notion qui exalte le groupe.

La noblesse morale recherchée par les généalogistes de France et d’Amérique découle aussi de la présence prouvée en un même lieu sur un nombre de générations. La provenance de la lignée augmente non seulement la véracité de la lignée mais son importance symbolique. La pérennité et l’origine dans un lieu identifié, « n’est-ce pas d’abord en soi une forme de promotion sociale? » demande Sylvie Sagnes (1995 : 138). Même les noms les plus communs, comme les Dupont de France, prennent une meilleure tournure lorsque leur provenance exacte est connue. Une informatrice de Sagnes affirme : « quand on sait d’où l’on sort et depuis quand, ça vous donne une certaine fierté, comme une noblesse que la naissance ne vous donne pas » (138). Cette noblesse symbolique habite les ancêtres au fil de la narration familiale.

André Burguière affirme que : « [...] le discours généalogique mobilise la mémoire pour nourrir l'imaginaire et construire un mythe familial » (1991 : 773). Il est plus intéressant de structurer un mythe autour d'ancêtres qui ont accompli des actions hors du commun parce que leur noblesse et leurs exploits nourrissent cette recherche de grandeur. En somme, par l’établissement de ses limites génétiques, patronymiques et géographiques, d’une part, et la démonstration de sa distinction, d’autre part, le projet généalogique permet à Ego et à ses lecteurs de se reconnaître en tant que famille à travers la narration du mythe qu’ils se donnent.

De plus, en raison du trope héréditaire, la découverte d’ancêtres remarquables cristallise la lignée dans sa distinction. La grandeur des ancêtres devient inexorablement la grandeur des descendants, puisque ces derniers se retrouvent et se reconnaissent dans les premiers. Les ancêtres remarquables remplissent le même rôle que les vieux meubles, les objets d’art, les titres et les noms de noblesse identifiés par Pierre Bourdieu : posséder des ancêtres distingués dans l’histoire, c’est « posséder de l’ancien », c’est avoir un « capital statutaire d’origine » qui permet d’échapper à la nécessité de faire ses preuves pour soi-même (Bourdieu, 1979 : 77-78). Un descendant de grands ancêtres est grand à travers eux et non par lui-même. Et s’il l’est par lui-même, la grandeur des ancêtres ne fait que le confirmer. Il est d’autant plus grand, donc, s’il se prouve aussi grand dans ses actions et dans sa propre vie que ses ancêtres le furent.

Cette constatation est particulièrement intéressante dans le cas du Québec et de l’Acadie au XXe siècle en raison de la multitude de bases de données, registres, compilations, dictionnaires et aides de recherche qui ont été publiés depuis la fin du XIXe siècle. En effet, les généalogistes peuvent reconstituer leur généalogie avec assez peu d’effort. Une lignée agnatique peut généralement être établie en une journée dans un centre d’archives. Non seulement la généalogie permet la constitution d’un patrimoine symbolique à tous et chacun, elle permet aussi de le créer rapidement, à partir de « rien ».

La recherche d’une longue lignée ancrée dans l’histoire présente un autre avantage dans l’intention de distinction de l’auteur généalogiste. La création d’un continuum du passé jusqu’au présent permet aussi de souligner la pérennité de la grandeur familiale. Comme le souligne Bourdieu, « la vie éternelle est un des privilèges sociaux les plus recherchés »; la qualité de « l’éternisation » assure au groupe, à la famille, sa position distinguée (1979 : 78-79). Plus encore, les indices de cette perpétuation sont utilisés pour assurer que la distinction est essentialisée et, donc, que les différences entre sa famille et les autres soient en apparence irréversibles.

Les péripéties de la lignée servent de preuves aux qualités héréditaires de la famille et prouvent, malgré les différences culturelles et linguistiques des descendants, malgré la distance géographique et génétique, que l'histoire familiale mérite d'être écrite. Les généalogistes s'efforcent de démontrer la véridicité de leur histoire afin qu'elle soit digne d'être connue et diffusée. Elle constitue un patrimoine symbolique en ce qu’elle marque la distinction de la famille par rapport à toutes les autres. Elle souligne le particulier et l’unique dans la famille. Les descendants peuvent dire : « C’est vrai que nous ne sommes pas une famille ordinaire! » (L.F.S., citée dans Caron, 2006 : 171).

Représentations symboliques

Dans les galeries de portraits des châteaux de France et d'Italie, les Grands des XVIe et XVIIIe siècles usaient des techniques de représentation « graphique » des alliances et des généalogies, les mêmes que les généalogistes patentés à la même époque. Les familles et les hommes de pouvoir disposaient leur collection de tableaux dans le but précis de « reconstitu[er] subtilement le panthéon des héros communs à l'aristocratie féodale tout entière » (Labrot, 1995 : 290). Les tableaux et les statues, par effet d'accumulation, confirmaient le pouvoir et la puissance de la famille qui les exposait, comme les listes généalogiques confirmaient les ascendances de ceux qui les mettaient de l'avant (Juhaud, 1996 : 29). En disposant certains tableaux de rois, barons et autres nobles de manière plus proéminente que d’autres, en rapprochant certains tableaux des représentations des membres de la famille actuelle, ces grandes familles mettaient en représentation, ostensiblement, leur patrimoine statutaire d’origine à tous ceux qui visitaient leurs galeries.

À la manière des généalogistes du XVIe et XVIIIe siècle et des galeries de portraits italiennes et françaises de la même époque, les généalogistes du Québec et d’Acadie mettent sur papier la plus belle histoire de la famille qu’ils peuvent trouver. Ils présentent celle qui satisfait le mieux, celle qui démontre qu’ils ne sont pas ordinaires elles aussi.

L’iconographie conventionnelle des ascendances – qui prend la forme d’un arbre ou plus souvent la forme contemporaine d’un éventail – présente graphiquement le patrimoine symbolique ancestral des généalogistes. D’une manière iconographique, l’éventail des ancêtres est étalé devant celui qui le regarde. Ordonnée en lignées, classée généralement entre les ancêtres maternels à gauche et paternels à droite, la nuée des ancêtres impose sa légitimité (elle existe puisqu’elle est représentée) et la réalité de la présence de la famille sur le territoire (parce que la convention actuelle n’y représente que les ancêtres arrivés en Amérique).

Cependant, j’ai expliqué que la majorité de mon corpus, d’ailleurs la majorité des généalogies produites au XX siècle au Québec et en Acadie, comportent aussi des textes présentant l’histoire de la famille. Ainsi, ce que Jean-François Lyotard postule pour les albums de photos s’applique aussi aux ouvrages de généalogie dans mon corpus. Lyotard explique que celui qui scrute un album photos déchiffre les séquences des images qui le mènent inévitablement à la conscience de sa propre identité et à la reconnaissance mutuelle qu’il reçoit des autres dont le portrait se trouve aussi dans l’album. Ensemble, ils se reconnaissent eux-mêmes dans cette même séquence. Avec les mêmes référents identitaires, ils peuvent entreprendre une communication (1984 : 74). Il en est de même dans les textes généalogiques de mon corpus, en particulier ceux qui présentent des biographies d’ancêtres. Les biographies, arrangées en ordre prédéterminé, chronologiquement et de père en fils, mènent inévitablement à Ego, comme les galeries de portraits italiennes des XVIe et XVIIIe siècles contribuent à mettre leurs propriétaires en valeur.

« C’est vrai que nous ne sommes pas une famille ordinaire! » s’adresse directement aux lecteurs présumés de la narration familiale des Forest. L’auteure de cette citation s’adresse à sa parenté; elle dit Nous et identifie ce pronom à sa famille. Elle déclare qu’elle et ses pairs ne sont pas ordinaires. De plus, elle l’affirme comme vérité sans conteste. Cette phrase devient le cri de ralliement d'une famille rehaussée par la grandeur de ses ancêtres. Avec la publication de son livre, l’auteure de la citation étale à la vue de tous ces lecteurs les alliances et les hauts faits, préservant ainsi l'orgueil des individus. Peu ou prou, c’est aussi ce qu’on fait tous les autres généalogistes de mon corpus; ainsi, ce qui apparaît à première vue comme un leitmotiv se révèle plutôt être un topos. « C'est vrai que nous ne sommes pas une famille ordinaire » est une « vérité » qu'ils ont mise à jour et prouvée en étalant leurs ancêtres dans les pages de leurs ouvrages. Il n’y a pas de doute que les généalogistes de mon corpus ont atteint cet objectif. En effet, lors de la réunion annuelle des Forest d’Amérique de 1999, un intervenant dans une table ronde radiophonique, un Forest par alliance, a affirmé avec émotion qu’être un Forest — c’est-à-dire porter ce nom et posséder ses qualités — est un grand privilège (Caron, 2006 : 198).

En somme, si le patrimoine est constitué des biens hérités de ses ascendants et de tout ce qui est considéré comme un bien ou attribut transmis par les ancêtres, il est évident que la généalogie accomplit la même fonction symbolique que le patrimoine matériel. Plus encore, le savoir généalogique constitue un patrimoine à proprement dit. Ce patrimoine symbolique est matérialisé en possession physique par sa compilation et publication sous forme de livre-souvenir au même titre que les albums photos ou les anciennes galeries de portraits.

Notre généalogie est quelque chose que nous possédons et qui nous a été transmis. Elle nous distingue parce qu’elle expose les caractéristiques ancestrales, présente les héros familiaux et constitue une narration dans laquelle tous les descendants peuvent se reconnaître eux-mêmes et entre eux. Cette histoire familiale nous est propre et n’est pas transférable ni similaire à celle d’une autre famille. Elle nous distingue des autres familles.

La préservation et la transmission du savoir généalogique suivent donc les mêmes principes et remplissent les mêmes fonctions que la transmission du patrimoine statutaire et du patrimoine matériel d’origine définis par Bourdieu. Ce patrimoine symbolique identifie les descendants qui se l’attribuent et les dote d’un ancrage dans une époque révolue. La généalogie leur permet de « posséder de l’ancien » avec l’avantage notable que ce patrimoine est virtuel et ne peut être détruit par le feu ou le vol. Plus qu’un objet venant du passé, le savoir généalogique constitue un lien vivant avec l’histoire familiale et les ancêtres. Il est un attribut que l’on se donne, un morceau d’Histoire que l’on possède en son coeur pour toujours.