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La directive cadre sur l’eau, adoptée en octobre 2000 par l’Union européenne, donne un objectif commun à l’ensemble des vingt-cinq États membres : atteindre un bon état écologique de toutes les eaux, de surface et souterraines, d’ici 2015, au moyen d’une gestion intégrée par bassin versant[1]. Ce texte établit un objectif ambitieux et laisse aux États membres le soin de prendre les mesures et d’organiser les procédures nécessaires pour y parvenir. Loin d’harmoniser les pratiques, la directive cadre renvoie à la réalité des politiques nationales et aux efforts de chacun en faveur de l’intégration.

La gestion intégrée de l’eau est définie comme : « [a] conscious, planned management that takes account of the joint impacts of all forms of use of a given water resource[2] ». Au sein d’un même territoire, souvent le bassin versant, elle peut être appréhendée de trois façons :

  • le type d’eau : où elle considère de manière systématique les eaux de surface et les eaux souterraines, ainsi que les problèmes de qualité et de quantité selon une approche (éco-)systémique ;

  • l’approvisionnement : elle s’intéresse alors aux interactions entre l’eau, le sol et la nature ;

  • les usages : elle détermine dans quelle mesure l’eau constitue une occasion de développement économique ou un obstacle à celui-ci et s’assure que l’eau est utilisée ou gérée de sorte que le développement soit réellement durable[3].

La directive cadre sur l’eau répond en grande partie à cette définition de la gestion intégrée. Elle considère l’eau comme une ressource et demande que les activités administratives soient coordonnées au moyen d’un plan de gestion et selon une approche homogène du territoire, à l’échelle du bassin versant. Tous les acteurs de l’eau doivent être engagés dans des procédures de consultation, à l’occasion notamment de la révision des plans de gestion. Enfin, les États membres situés à l’intérieur d’un même bassin hydrographique ont l’obligation de coordonner leurs actions.

Cette planification, cette participation et ce regroupement territorial sont essentiellement des mesures d’ordre procédural[4]. La directive cadre insiste sur l’établissement de règles procédurales en matière de gestion de l’eau sans soulever la question du changement des règles substantielles existantes, laissée à la discrétion des États membres. L’objet et la portée de ces deux types de règles ne sont pas identiques (voir encadré). Les règles procédurales organisent les processus de concertation et de décision relatifs aux mesures à prendre face à un problème donné, tandis que les règles substantielles forment les réponses tangibles à ce problème, visant à modifier directement le comportement des acteurs en cause. Les règles substantielles sont constitutives de la gestion de l’eau ; toute réforme passe par leur remise à plat.

L’objectif de cet article est de montrer que l’instauration de nouvelles règles procédurales ne suffit pas pour atteindre une gestion intégrée et une exploitation durable de l’eau. La mise en place d’une telle gestion suppose une redistribution, au moins partielle, des accès et des usages de l’eau entre les différents usagers (par ex. la production agricole, la distribution d’eau potable et le milieu naturel) que seul un changement des règles substantielles permet. Cette affirmation repose sur le postulat néo-institutionnaliste de l’influence des institutions sur la conduite des acteurs[5]. Afin de souligner l’importance des règles substantielles dans la gestion de l’eau, nous mettons ici en évidence la nature et le rôle de ces règles dans l’évolution des politiques nationales de six pays européens (Belgique, Pays-Bas, France, Suisse, Italie et Espagne). Nous affirmons, d’une part, que le changement vers une gestion intégrée nécessite une modification des règles substantielles et, d’autre part, que la gestion intégrée ne mène pas automatiquement à la durabilité des usages de la ressource, bien qu’elle en constitue un préalable.

Le régime institutionnel de ressource comme outil de mesure de l’intégration

Le régime institutionnel de ressource offre une vision synthétique des modalités de gestion de la ressource. Il représente le cadre institutionnel à l’intérieur duquel évoluent les usagers.

Présentation du concept de régime institutionnel de ressource

Le régime institutionnel de ressource (RIR) est un outil heuristique destiné à l’analyse de la gestion des ressources naturelles : « An institutional framework which combines the prominent programme elements of a resource-specific protection and/or exploitation policy (=policy design) with a specific arrangement of the formal ownership, disposition and use rights for the goods and services provided by a natural resource (=water rights system)[6]. » Le régime regroupe l’ensemble des règles qui s’appliquent à une ressource. L’approche qui en découle considère que la durabilité dépend du comportement des usagers, lequel est directement influencé par le cadre institutionnel.

Le régime institutionnel de ressource insiste sur la complémentarité de ses deux composantes, les droits de propriété et les politiques publiques, et sur la nécessité de les considérer de façon simultanée pour parvenir à une gestion durable (par ex. la politique de maintien de débits minimaux dans les rivières limite les droits d’usage du propriétaire d’un barrage hydroélectrique ou, réciproquement, le libre choix du propriétaire foncier d’aménager son terrain limite la portée des politiques de protection des aquifères).

La propriété et le droit d’usage

La propriété organise la distribution des droits de propriété. Elle octroie la possession de biens à des propriétaires, tout comme la capacité légale de jouir, c’est-à-dire de tirer profit, du bien possédé : « Property is a benefit (or income) stream, and a property right is a claim to a benefit stream that some higher body—usually the state—will agree to protect through the assignment of duty to others who may covet, or somehow interfere with, the benefit stream[7]. » Avant d’être un droit à posséder un bien, un droit de propriété est un droit socialement garanti à un revenu. Dans les pays industrialisés, le propriétaire possède généralement un titre de propriété qu’il peut défendre devant les tribunaux. En effet, la propriété repose sur une autorité qui en assure la légitimité et défend les propriétaires face aux revendications des exclus[8].

La propriété implique différentes sortes d’ayants droit, respectivement le propriétaire formel, l’appropriateur et l’usager (soit celui qui possède un droit d’usage à travers un titre). Le propriétaire formel détient un titre de propriété qui lui confère le contrôle absolu et la totalité de la jouissance sur le bien. Il peut soit en tirer directement profit, soit le céder en partie ou en totalité. L’appropriateur est un usager du bien qui a obtenu la cession des droits de disposition ou d’exploitation de la part du propriétaire formel (c’est-à-dire l’usufruit). Il exploite le bien et peut en céder les droits d’usage. En dernier lieu, le titulaire d’un droit d’usage a uniquement le droit d’utiliser le bien.

Le régime de propriété de l’eau divise la propriété en fonction de l’utilité de ses usages. Souvent liée à la propriété foncière (par ex. un droit d’irrigation ou de barrage), la propriété de l’eau constitue un enchevêtrement de droits de propriété formelle, de dispositions et d’usages qui changent aussi bien en fonction du support (comme l’eau courante, la source ou la pluie) que des arrangements locaux entre usagers (l’octroi d’une concession pour l’exploitation de la force hydraulique notamment). En général, l’eau courante n’est pas soumise à une appropriation privative, bien que les volumes captés le soient. En revanche, en Belgique et en France du moins, une source est un bien immobilier attaché à la terre et une nappe souterraine une chose sans maître (mais dont l’accès nécessite de pénétrer sur un terrain privé)[9]. En dépit d’une apparente complexité, le régime institutionnel de ressource parvient à rendre compte de la distribution des droits de propriété sur l’eau.

La réglementation des usages

Une politique publique est une série de décisions et d’activités intentionnellement cohérentes, prises ou conduites par différents acteurs publics en vue de résoudre un problème politiquement défini comme public. Elle donne lieu à des actions formalisées (ou outputs) qui ont pour but de modifier le comportement de groupes sociaux reconnus comme groupes cibles (par ex. les industries émettrices de polluants), à la faveur de bénéficiaires finaux (comme les consommateurs d’eau potable). La politique publique comprend, en général, cinq éléments : les objectifs, les instruments, les groupes cibles, les arrangements de mise en oeuvre et les outputs[10]. L’objectif est la situation à atteindre une fois le problème résolu, et cela grâce aux instruments qui sont directement appliqués aux groupes cibles (par ex. une disposition réglementaire, une subvention, une fourniture directe de services ou une campagne d’information). Les groupes cibles sont les acteurs sociaux dont le comportement est supposé être la cause du problème public à résoudre. Les interventions de l’État visent à transformer ou à stabiliser leur comportement afin de remplir les objectifs. Les outputs sont des injonctions individuelles prononcées à l’égard des groupes cibles. Ils transforment les instruments en actions concrètes. Ils sont produits au moyen d’arrangements de mise en oeuvre qui détaillent les modalités d’action de la politique publique[11].

Les politiques publiques répondent à des objectifs divers (dont la lutte contre les inondations et la torrentialité ou la lutte contre la pollution des rivières) au moyen d’instruments principalement prescriptifs (par ex. les autorisations, les interdictions et les sanctions) et incitatifs (les taxes, les subventions…)[12].

Une typologie des régimes institutionnels de ressource pour mesurer l’intégration

Le régime institutionnel permet de mesurer le degré d’intégration des règles, des droits de propriété et des politiques publiques qui gouvernent l’accès et l’usage d’une ressource. Une typologie des régimes est élaborée au moyen de deux attributs : l’étendue et la cohérence[13]. L’étendue indique le nombre d’usages et de groupes d’usagers effectivement régulés. Plus on s’approche de la totalité des usages possibles, plus l’étendue du régime est élevée. Dans ce cas, des droits de propriété sont attribués à chaque usage et tous les usagers sont identifiés comme groupes cibles d’une politique publique. La cohérence du régime permet, pour sa part, d’apprécier le degré d’adéquation et de coordination des différentes règles entre elles. Lorsque la cohérence est forte, certains droits de propriété sont restreints au profit d’usages nouvellement reconnus et les objectifs des politiques publiques ne se contredisent pas (par ex. l’encouragement de l’agriculture intensive et l’incitation à réduire l’usage des pesticides). On parle alors de cohérence interne. Un régime institutionnel est également cohérent lorsque le cercle des propriétaires et le cercle des groupes cibles des politiques publiques coïncident, c’est-à-dire que les propriétaires et les groupes cibles sont bien les mêmes personnes. On parle ici de cohérence externe[14].

Le croisement des attributs d’étendue et de cohérence fournit une typologie des régimes institutionnels de ressource : l’absence de régime, le régime simple, le régime complexe et le régime intégré. Le régime simple possède une étendue – c’est-à-dire un nombre d’usages pris en considération – très limitée. Ce n’est pas le cas d’un régime complexe qui atteste d’un développement significatif de la régulation, mais sans cohérence d’ensemble. Atteindre l’intégration ne va pas de soi. Celle-ci n’est pas le résultat d’un développement spontané de la régulation, mais plutôt le fruit d’efforts délibérés de coordination[15]. Néanmoins, seul un régime intégré est susceptible de garantir des usages durables. Un régime simple néglige certains usages, tandis que les incohérences d’un régime complexe ouvrent la porte aux comportements opportunistes des usagers (par ex. en Espagne, de 1953 à 1978, l’État développe l’offre d’eau pour le tourisme et l’agriculture, sur une base sectorielle, sans souci de coordonner l’ensemble des demandes en fonction de l’eau effectivement disponible).

Le régime institutionnel de ressource combine une analyse des droits de propriété et des politiques publiques dans une perspective de ressource qui permet de comprendre l’influence du cadre régulatif sur le comportement des usagers. Il met en lumière la totalité des facteurs institutionnels de la gestion des ressources naturelles et permet d’en apprécier le degré d’intégration.

Une méthode d’analyse empirique des régimes institutionnels de ressource

Pour montrer l’importance des changements des règles substantielles dans la mise en place d’une gestion intégrée de l’eau, nous avons choisi de présenter une analyse comparée de l’évolution historique de la gestion de l’eau dans six pays européens : les Pays-Bas, la Belgique, la France, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. Cette analyse exploite les résultats de deux projets de recherche conduits en 2000-2002[16], afin de mettre en évidence la permanence des créations et des changements des règles substantielles dans les périodes de réforme des politiques nationales.

La comparaison s’appuie sur un choix de pays qui convergent vers une gestion intégrée en dépit de caractéristiques naturelles et institutionnelles différentes[17]. Sur le plan institutionnel, tous ces pays partagent la tradition du droit romain (code civil versus Common Law), mais aussi bien leur système politique (unitaire versus fédéral, notamment) que leur organisation de la gestion de l’eau (dont les waterschappen ou wateringues aux Pays-Bas, les tribunaux de l’eau en Espagne ou les agences de l’eau en France) diffèrent. Les conditions naturelles sont également très disparates entre les pays richement ou faiblement dotés en eau (par ex. la Suisse versus la Belgique) ou entre ceux qui gèrent les pénuries ou la surabondance (la sécheresse en Espagne versus les inondations aux Pays-Bas). Ce choix de pays s’appuie également sur la possibilité de confier les études de cas à des équipes nationales.

Une analyse de l’évolution historique des régimes a été préférée à une approche synchronique pour identifier la logique causale des règles au moment de leur adoption et l’effet de sédimentation de ces règles. Celle-ci permet, en outre, d’expliquer la permanence de certaines règles (par ex. la persistance des eaux souterraines comme res nullius dans certains pays et les difficultés que cela pose pour la gestion des aquifères).

En matière de reconstruction des régimes, une analyse isolée des droits de propriété et des politiques publiques a été réalisée en plusieurs étapes. Tout d’abord, une étude juridique a été confiée à des juristes dans chaque pays, avec le mandat de pointer l’ensemble des règles de gestion de l’eau, quel que soit le secteur (par ex. l’aménagement du territoire ou l’agriculture). Il s’agissait d’identifier, d’une part, les droits de propriété sur l’eau en vigueur aujourd’hui (par ex., pour les rivières navigables, l’écoulement ou le droit de pompage) et, d’autre part, les textes légaux applicables à chaque usage de l’eau (par ex., pour le milieu naturel, la production d’eau minérale ou la protection contre les crues).

Ensuite, à partir de l’étude juridique, les grandes phases de l’évolution des règles ont été repérées, ainsi que leur logique causale. La recherche a utilisé des sources documentaires secondaires, puis primaires. Au volet des droits de propriété, il a fallu retourner au code civil et aux commentaires relatifs à son élaboration[18]. En ce qui concerne les principales politiques publiques, les textes de loi et les travaux préparatoires ont été étudiés (par ex. les exposés des motifs, les rapports parlementaires et les comptes rendus de séances), afin d’expliciter le modèle causal de chaque politique. Les deux composantes ont finalement été intégrées pour présenter le régime[19].

Les processus d’intégration de la gestion de l’eau en Europe

Les régimes institutionnels de l’eau en Europe ont évolué de manière simultanée, mais différente, pour atteindre une intégration partielle de la gestion de l’eau. Nous examinons tour à tour l’évolution des problèmes, des droits de propriété et des politiques publiques dans les six pays, avant de comparer les trajectoires nationales des régimes institutionnels et l’incidence de l’intégration sur la durabilité de la ressource.

Une évolution des problèmes publics entre grandes idées et spécificités nationales

Les régimes nationaux de gestion de l’eau se caractérisent par une série de problèmes auxquels les autorités publiques sont amenées à répondre. La diffusion d’idées sur le plan international tend à rendre les phases des régimes relativement similaires d’un pays à l’autre, ce qui ne doit pas pour autant dissimuler les différences nationales (tableau 1).

Tout d’abord, la première phase (1800-1900) répond au souci de favoriser le développement agricole et industriel. Elle est marquée par la codification des droits de propriété et l’adoption du code civil français (1804). Seules la Suisse et l’Italie ne suivent pas directement le régime des eaux français[20]. La première n’adopte son code civil national qu’en 1912, tandis que la seconde conserve un système spécifique de propriété publique de l’eau et d’usages privés[21]. Cette harmonisation n’empêche cependant pas le maintien de caractéristiques nationales (par ex. les waterschappen aux Pays-Bas) et l’évolution différente de la propriété. Les dispositions du code civil s’adressent à des sociétés rurales soucieuses de développement agricole (notamment la propriété des atterrissements et le droit de barrage pour l’irrigation). Néanmoins, la révolution industrielle s’accommode bien des droits d’usage de l’eau conférés aux propriétaires fonciers (dont l’implantation des alumineries dans les vallées alpines pour utiliser la force motrice des cours d’eau).

Les régimes nationaux évoluent ensuite sous l’influence des découvertes scientifiques et de la diffusion internationale de leurs applications. En premier lieu, l’hygiénisme transforme la gestion de l’eau en problème de santé publique au cours de la première moitié du xxe siècle (1900-1945). Les autorités nationales incitent les municipalités à développer les réseaux de distribution d’eau et d’assainissement dans les grandes villes, puis à garantir un accès universel à l’eau potable (1945‑1970).

Tableau 1

Problèmes publics à l’origine des phases des régimes institutionnels de l’eau dans six pays européens

Problèmes publics à l’origine des phases des régimes institutionnels de l’eau dans six pays européens

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Puis les préoccupations environnementales apparaissent (1970-1990), après vingt années d’accroissement de l’offre et un début de lutte contre la pollution des rivières. Le premier Sommet de la Terre, à Stockholm en 1972, insiste sur la nécessité de réconcilier l’environnement et le développement économique. Les gouvernements élaborent des programmes d’action, la Communauté européenne s’empare de la thématique environnementale et exerce une contrainte importante sur ses États membres et le milieu associatif se déploie et sensibilise la population. Dans le domaine de l’eau, la réflexion évolue rapidement du contrôle des niveaux de pollution des eaux de surface à une logique écosystémique qui relie les usages et la nature. La gestion quantitative des eaux, souterraines notamment, complète l’approche qualitative par le contrôle accru des pompages. Peu à peu, les concepts de gestion écosystémique, d’approche par ressource, d’usage rationnel, de gestion intégrée par bassin versant et de développement durable se diffusent, notamment grâce aux conventions internationales (par ex. la convention d’Helsinki de 1992 sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux).

Cependant, le rôle de catalyseur joué par les grandes idées ne doit pas dissimuler l’impact que des problèmes nationaux, comme les catastrophes naturelles, le développement économique, les pénuries d’eau, les réformes politiques et le financement du secteur, ont sur les changements de régimes institutionnels. Par exemple, les Pays-Bas ont essentiellement orienté leur régime de l’eau vers la protection contre les inondations.

Le développement économique contribue également à l’évolution des régimes, du moins jusqu’aux années 1960. L’Espagne transforme sa gestion de l’eau pour surmonter une crise économique à la fin du xixe siècle[22] et la Suisse encourage le développement de l’hydroélectricité. La question des pénuries d’eau est une préoccupation qui entraîne l’instauration de permis de pompage selon une hiérarchie des usages en Espagne (1879) et en Italie (1884). Les menaces que la pollution fait peser sur les réserves d’eau potable amènent également les Pays-Bas, la Belgique et la France à prendre des mesures correctrices.

Enfin le système politique influence le régime institutionnel de l’eau, soit à l’occasion de grandes réformes (par ex. la régionalisation en Belgique en 1980, la décentralisation en Italie à partir de 1972 ou la démocratie en Espagne en 1978), soit en raison de restrictions budgétaires qui provoquent des réformes dans les modes d’organisation et de financement du secteur de la distribution d’eau (par ex. la loi Galli de 1994 en Italie ou le décret wallon de 1999 instituant la Société publique de gestion de l’eau en Belgique).

Ainsi, des facteurs spécifiquement nationaux viennent se mêler à des dynamiques transnationales pour expliquer l’évolution des régimes institutionnels de l’eau. Le code civil établit les règles fondamentales de la propriété de l’eau, l’hygiénisme généralise la distribution d’eau, puis l’environnementalisme fait de la protection de l’eau une priorité. Voyons maintenant comment les autorités publiques tentent de résoudre ces problèmes au moyen des droits de propriété et des politiques publiques.

Une évolution incrémentale des droits de propriété propre au contexte national

En matière de droits de propriété, mis à part la première phase de codification (1804-1912), l’évolution reste très spécifique au contexte national (tableau 2). Chaque pays comble à sa manière les lacunes du code civil en fonction des problèmes posés et des rivalités qui apparaissent entre les usagers, au moyen de réformes incrémentales en matière de droits de propriété formelle, de droits de disposition ou de droits d’usage.

À différents moments, les États ont jugé nécessaire de modifier la propriété formelle de l’eau à l’intérieur d’une réforme du code civil (par ex. la reconnaissance de la propriété publique des eaux en Italie en 1933 ou la nationalisation de toutes les eaux en Espagne en 1985) ou d’une réforme du système politique (comme la régionalisation du domaine public en Belgique en 1980). D’autres réformes, de moindre envergure, ont permis de clarifier des questions de propriété (par ex. la séparation de la propriété du lit et des eaux de la rivière en 1898 en France, en 1950 en Belgique et en 1992 aux Pays-Bas). L’échange de titres de propriété est également considéré comme un moyen de régulation publique. Les Pays-Bas ont multiplié les motifs d’expropriation à des fins de gestion de l’eau et la Région flamande en Belgique a facilité le rachat de terres agricoles pour créer des corridors de nature.

Tableau 2

L’évolution des droits de propriété dans six pays européens

L’évolution des droits de propriété dans six pays européens

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La modification des droits de disposition constitue un levier important dans la gestion de l’eau. À nouveau, les Pays-Bas multiplient les servitudes, c’est-à-dire les limitations légales à la pleine jouissance de la propriété, à des fins d’entretien des digues, d’établissement de réserves naturelles ou de distribution d’eau (dont la servitude pour le pompage d’eau souterraine sur un terrain privé à des fins de distribution d’eau potable). La Belgique favorise l’irrigation et le drainage agricole de la même manière à partir de 1848 (la servitude d’aqueduc ou la servitude d’écoulement). L’introduction d’un système de concessions sur certains usages de l’eau est une autre modification des droits de disposition. Elle favorise le développement de l’hydroélectricité en Suisse et en France (1916 et 1919). Les concessions sont également utilisées dans les pays méditerranéens (Espagne et Italie) pour gérer la rareté de l’eau et établir une hiérarchie des usages. Plus récemment, le souci de préservation de la nature entraîne une réduction de la portée des droits de disposition (par ex. la Suisse contraint les hydroélectriciens à laisser s’écouler un débit minimal en aval des barrages depuis 1991). L’octroi ou la restriction des droits de disposition est un outil de gestion de l’eau dont il ne faut pas négliger la portée redistributive.

Les autorités publiques confèrent également des droits d’usage à des usagers non-propriétaires ou réduisent les droits d’usage des propriétaires formels et des appropriateurs par des politiques publiques (par ex. les systèmes de permis et de redevances)[23]. Elles peuvent toutefois agir plus directement sur les droits d’usage (par ex. l’interdiction de construire sur les berges d’une rivière ou l’interdiction de la baignade dans les rivières régulées par un barrage hydroélectrique), une pratique courante en Suisse, en France ou encore en Belgique. Dans le cas de l’Italie, remarquable à cet égard, l’État distribue les usages (ou entérine les situations de fait), tout en réaffirmant deux fois la propriété publique de l’eau (1933 et 1989). Généralement, les pays qui régulent les droits d’usage modifient moins fréquemment les droits de propriété formelle et les droits de disposition.

L’évolution des droits de propriété sur l’eau suggère une différenciation progressive des propriétaires. Au xixe siècle, la propriété sur l’eau est distribuée en fonction des besoins de l’agriculture et de la protection contre les crues. Des droits de disposition spécifiques sont ensuite reconnus à l’industrie, à la production d’énergie et à la distribution d’eau potable, afin de permettre leur essor (1900-1945). Enfin, la propriété est restreinte, dans la seconde moitié du siècle, selon un objectif de lutte contre la pollution, ce qui a pour effet d’accroître la différenciation entre les usagers et contribue à reconnaître, dans les années 1990, des usages non productifs liés au respect du milieu naturel (par ex. les débits résiduels minimaux en Suisse) ou à la récréation (par ex., en Belgique, le décret flamand de 1996 relatif aux retenues d’eau).

Ainsi, mis à part la codification initiale, les droits de propriété sur l’eau ont connu une évolution incrémentale et spécifique au contexte national. Au gré des réformes, les États ont choisi d’agir non seulement sur la propriété formelle (par ex. la nationalisation ou les motifs d’expropriation), mais aussi sur les droits de disposition (par ex. les servitudes et les concessions) et d’usage (par ex. les restrictions en matière de construction). L’étendue des usagers régulés par les droits de propriété s’est progressivement élargie.

L’accroissement de l’éventail des interventions publiques

Les politiques publiques de l’eau se développent, pour l’essentiel, au cours du xxe siècle (tableau 3). Les réponses apportées aux problèmes publics ciblent des groupes de plus en plus différenciés.

Au xixe siècle, l’hydraulique est déjà aux mains de l’État et favorise le développement de l’agriculture et du commerce. En France, aux Pays-Bas, en Belgique et, dans une moindre mesure, en Suisse, les corps d’ingénieurs civils bâtissent les ponts, les digues et les canaux nécessaires à la navigation et à la protection de la population contre les crues. Cette production directe de biens et de services se retrouve en Espagne et en Italie avec les grands programmes d’irrigation du début du xxe siècle. Elle s’élargit alors à la distribution d’eau publique et à l’évacuation de la pollution (par ex. la création de la Société nationale de distribution d’eau en 1916 en Belgique), même si la mainmise des municipalités reste prépondérante dans ce secteur où les interventions étatiques prennent la forme de subventions aux investissements.

Autrement, les politiques publiques de l’eau sont essentiellement prescriptives jusqu’aux années 1960. Elles consistent à établir une police des eaux qui interdit et sanctionne les actions les plus préjudiciables (par ex. jeter des cadavres d’animaux dans les rivières en Belgique en 1886 ou déboiser les flancs de montagne en Suisse en 1876) au bénéfice de l’hygiène publique et de la lutte contre les crues. Les premières normes de protection des eaux minérales et de qualité des eaux vendues dans le commerce sont introduites (à partir de 1856 en France). Il faut toutefois attendre les années 1960 et 1970 pour que les normes de qualité de l’eau potable et de qualité des eaux de surface soient généralisées. La mise en place des permis de pompage et de rejet en eau de surface et en eau souterraine est progressive jusqu’aux années 1990.

Tableau 3

L’évolution des politiques publiques dans six pays européens

L’évolution des politiques publiques dans six pays européens

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Le recours aux instruments incitatifs ou fiscaux pour limiter ces pompages et ces rejets se généralise au cours de la dernière phase avec l’application des principes du pollueur-payeur et du prix vérité de l’eau. L’imputation directe du coût du service de l’eau au consommateur se substitue partiellement aux subventions publiques. Le recours aux campagnes d’information, destinées à sensibiliser les groupes cibles aux conséquences de leur comportement, reste plus ponctuel.

Cette évolution s’accompagne d’une différenciation accrue des groupes cibles. Initialement, ceux-ci sont agriculteurs et forestiers, pour s’étendre ensuite à d’autres acteurs économiques (par ex. les bateliers, les producteurs de riz, les hydroélectriciens, les municipalités ou l’industrie minière). À partir des années 1960, les producteurs sont de plus en plus différenciés en fonction de leur activité (par ex. l’éleveur porcin ou l’industrie de la pâte à papier) et de nouveaux usages sont reconnus, liés au milieu naturel et à la récréation.

Ainsi, les politiques publiques, initialement basées sur la fourniture directe de biens et services et les mesures prescriptives, multiplient, à partir de la fin des années 1960, les mesures incitatives et s’adressent à des groupes cibles de plus en plus variés et spécifiques. Bien que leur étendue s’élargisse fortement, leur coordination est plus tardive et partielle. Elle ne devient une préoccupation politique qu’à la suite de l’adoption d’une perspective plus environnementale de la gestion de l’eau, dont la loi française de 1964 fait figure de précurseur.

La trajectoire historique des régimes vers l’intégration

La gestion de l’eau dans les pays européens a évolué vers un régime intégré, sans pour autant parvenir à une intégration totale (tableau 4). Pour rappel, le degré d’intégration du régime institutionnel de l’eau est mesuré au moyen de l’étendue et de la cohérence. Un régime intégré possède une large étendue et une forte cohérence. Aujourd’hui, si l’étendue est large, c’est-à-dire si elle couvre tous les usages de la ressource, la cohérence du régime reste relative.

Lors des deux premières phases, les régimes nationaux sont simples, les usages concernés sont peu nombreux. En Suisse, par exemple, seuls trois usages sont régulés, soit la protection contre les crues, la protection des eaux et la production hydroélectrique. La cohérence de ce régime repose alors sur une adéquation de fait entre groupes cibles et propriétaires de la ressource (par ex. les municipalités propriétaires des cours d’eau et les hydroélectriciens en tant qu’appropriateurs).

En France et en Espagne, le régime se complexifie précocement, au gré de la régulation sectorielle des usages (par ex. l’approvisionnement en eau, l’agriculture, l’hydroélectricité et l’industrie), mais sans aucune coordination. Les autres pays suivent au milieu du xxe siècle sur la base d’objectifs de lutte contre la pollution des cours d’eau et des lacs et de satisfaction de la demande en eau des ménages. L’urbanisation et l’industrialisation provoquent une multiplication des interventions en matière de régulation des rejets et d’épuration des eaux. En outre, la complexité croît à mesure que se développent les usages récréatifs.

Face à l’échec d’une compartimentation des usages, les États multiplient les efforts de coordination à partir de la fin des années 1980. Au-delà des mesures additionnelles (par ex. la réforme du financement de la distribution d’eau, la création de zones naturelles ou la lutte contre la pollution agricole), ce sont surtout des procédures nouvelles qui sont introduites (dont les études d’impact sur l’environnement, les agences de bassin ou les contrats de rivière). Cependant, ce souci de coordination au moyen de la planification, de la participation des usagers ou de la concertation entre autorités publiques ne s’accompagne pas nécessairement de modifications des instruments de politique publique ou des droits de propriété susceptibles de mettre fin aux incohérences. Ainsi, si l’étendue est large, la cohérence reste faible.

De façon plus dynamique maintenant, la trajectoire du développement des régimes vers l’intégration connaît trois grandes étapes. De 1800 à 1950, les phases des régimes sont principalement guidées par la réforme des droits de propriété. Le soutien au développement économique consiste en l’octroi de droits de disposition et d’usage. Ensuite, de 1950 à 1985, les politiques publiques dominent. Les autorités publiques s’attaquent au problème de la pollution des eaux de surface au moyen de systèmes d’autorisation et de taxation, sans remettre en cause la distribution des droits de propriété. Après 1985, les droits de propriété réapparaissent comme instrument de régulation publique aux côtés des politiques publiques. Des usages fraîchement reconnus, comme la préservation de la nature, reçoivent des droits d’accès à la ressource par voie d’expropriation (par ex. la transformation de terres agricoles en réserves naturelles en Belgique) ou d’ajustement des droits de disposition (comme les débits minimaux au pied des barrages en Suisse). Dans l’ensemble de la période considérée, nous observons que les trajectoires des régimes institutionnels de l’eau sont mixtes, c’est-à- dire conduites à la fois par les droits de propriété et les politiques publiques[24].

Tableau 4

La qualification des phases des régimes institutionnels de l’eau dans six pays européens

La qualification des phases des régimes institutionnels de l’eau dans six pays européens

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Des distinctions apparaissent tout de même entre les trajectoires nationales, principalement sur le rôle de la propriété comme instrument de régulation publique. Certains États, comme les Pays-Bas et l’Italie, modifient substantiellement leurs droits de propriété à chaque phase, voire nationalisent leur eau à l’image de l’Espagne. D’autres, la Belgique, la France et la Suisse, accordent une place moindre aux changements de propriété dans la gestion de l’eau.

Ainsi, les régimes nationaux évoluent de concert avec des régimes simples vers des régimes complexes après la Seconde Guerre mondiale (sauf en France et en Espagne, plus précoces), puis vers des régimes intégrés ou en voie d’intégration à partir des années 1990, en suivant une trajectoire mixte. Les efforts de coordination visant l’intégration des différentes interventions publiques favorisent l’adoption de règles procédurales sans passer par un ajustement des règles substantielles. Il apparaît que différents chemins sont possibles vers l’intégration et seule une connaissance approfondie des développements des droits de propriété, aussi bien que des politiques publiques, permet d’identifier les incohérences à surmonter.

Gestion intégrée et durabilité : le lien entre l’état de la ressource et le type de régime

Le développement durable se fonde sur l’utilisation raisonnée des ressources naturelles en vertu d’une solidarité intergénérationnelle[25]. Il relie l’activité humaine à la protection de la nature selon trois dimensions (écologique, économique et sociale) et reconnaît l’interdépendance des actions menées à l’égard des usagers. En matière de gestion de l’eau, la dimension écologique peut être appréhendée au moyen du concept de bon état écologique, défini par la directive cadre sur l’eau. La dimension économique du développement durable se rapporte à l’efficience allocative de la distribution de la ressource, c’est-à-dire à un accès privilégié aux usages les plus productifs, ceux dont la valeur ajoutée est la plus importante. Enfin, la durabilité sociale consiste à garantir le plus large accès possible à la ressource, à un prix abordable.

Bien que les mesures sociales soient répandues, au moins en matière de garantie d’accès à l’eau potable (par ex. la subvention du service ou l’interdiction des coupures), et que certaines règles favorisent l’efficience allocative (par ex. la transmission de la propriété foncière par le marché), il n’existe pas encore d’indicateurs de durabilité sociale et économique qui fournissent un aperçu de la situation. La dimension écologique de la durabilité des usages de l’eau est la seule qui soit largement mesurée (tableau 5). De ce point de vue, la transition vers une gestion intégrée de l’eau ne suffit pas à résoudre les problèmes environnementaux. Pour ce qui est des aspects quantitatifs, seuls les Pays-Bas et la Suisse sont parvenus à réduire significativement leur risque d’inondation, lequel est négligeable en Espagne. Il en va de même des prélèvements : trois pays présentent une situation de stress hydrique (prélèvements supérieurs à 20 % du volume disponible)[26]. Ainsi, les aspects quantitatifs continuent de peser sur la durabilité des usages de l’eau.

La pollution des eaux reste préoccupante dans la plupart des pays d’Europe. Bien que la situation s’améliore[27], les efforts doivent être poursuivis. En matière d’eaux usées, dont les rejets sont responsables de la majeure partie de la pollution des eaux de surface, trois pays demeurent au-dessous des normes d’épuration[28]. De même, la régulation de l’épandage ne permet pas de réduire suffisamment les pollutions agricoles diffuses. La Belgique et les Pays-Bas conservent des volumes anormalement élevés (226 kg d’azote à l’hectare [N/ha]), de même que certaines régions d’Europe (par ex. l’ouest de la France). Également, les ventes de pesticides attestent un épandage important qui menace la qualité des eaux souterraines. Par conséquent, les concentrations moyennes de nitrates (NO3) dans les eaux demeurent nettement au-dessus des valeurs guides. Ainsi, les résultats sont mitigés, en dépit de sources d’information plutôt optimistes. La durabilité écologique des usages de l’eau en Europe n’est pas encore acquise.

Tableau 5

État de la ressource et pression du problème dans six pays européens

État de la ressource et pression du problème dans six pays européens

Légende : les cases en gris indiquent la persistance des pressions environnementales.

Symboles et abréviations : ha = hectare kg = kilogramme l = litre mg = milligramme N = azote NO3 = nitrate n.d. = non disponible t = tonne métrique (1 t = 1 000 kg).

Sources* : Office of United States Foreign Disaster Assistance et Centre for Research on the Epidemiology of Disasters, Emergency Event Database [www.em-dat.net] ; Université catholique de Louvain, Bruxelles, Belgique, mai 2006 pour les inondations. Agence européenne de l’environnement, 2005, European Environment – State and Outlook 2005, Luxembourg, OPOCE, 570 p. Pour les prélèvements d’eau, sauf dans le cas de la Belgique : Eurostat, 2003, « Water Resources in the EU [European Union] and in the Candidate Countries », dans Statistics in Focus, Theme 8 – Energy and Environment, mars, Luxembourg, OPOCE, 8 p. Index d’exploitation de l’eau, pourcentage de la ressource d’eau renouvelable totale disponible. La situation est qualifiée de stress hydrique au-delà de 20 % ; Eurostat, 2003, « Water Use and Waste Water Treatment in the EU and in Candidate Countries », dans Statistics in Focus, op. cit., pour le traitement des eaux usées. Total de la population connectée à une station de traitement des eaux. Le seuil est fixé ici à 80 % ; Agence européenne de l’environnement, op. cit., pour les épandages. Balance brute des nutriments ; Eurostat online database, 2006 (16 mai) pour les ventes de pesticides. Agence européenne de l’environnement, op. cit., pour les nitrates dans les rivières. Données moyennes pour l’Europe de l’Ouest (Autriche, Danemark, France, Allemagne, Luxembourg et Royaume-Uni). Concentration maximale acceptable de nitrates pour la production d’eau potable : 1,3 mg de nitrate par litre (NO3/l) ; Agence européenne de l’environnement, op. cit., pour les nitrates dans les aquifères. Données moyennes pour l’Europe de l’Ouest (Autriche, Belgique, Danemark, Allemagne et Pays-Bas). La concentration acceptable est inférieure à 10 mg NO3/l.

* Les renseignements proviennent principalement d’Eurostat et de l’Agence européenne de l’environnement. Ces données sont collectées afin de contrôler la mise en oeuvre des directives européennes sur l’eau dans les États membres et peuvent être estimées fiables, voire modérément optimistes. Elles ne dissimulent pas pour autant le fait que des efforts importants doivent encore être consentis pour garantir une durabilité écologique des usages de l’eau.

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Conclusion

Les appels en faveur d’une gestion intégrée de l’eau se limitent essentiellement, comme la directive cadre européenne sur l’eau en témoigne, à l’adoption de règles procédurales en matière de planification et de participation. L’objectif de cet article est de prendre le contre-pied de ces propositions pour rappeler l’importance des changements de règles substantielles dans les réformes de la gestion de l’eau. L’analyse comparée des trajectoires historiques des régimes institutionnels de gestion de l’eau en Europe présentée ici livre un certain nombre d’enseignements.

  • Chaque nouveau problème a nécessité des réponses qui ont créé ou modifié les règles substantielles.

  • Les droits de propriété ont joué un rôle au moins égal aux politiques publiques dans la régulation des usages de l’eau, comme l’attestent les trajectoires mixtes des régimes vers l’intégration.

  • Les droits de propriété ont évolué de manière incrémentale, en réponse à des situations nationales spécifiques, avec des autorités publiques qui n’hésitaient pas à limiter les droits d’usages, mais aussi à modifier les droits de disposition et la propriété formelle.

  • L’éventail des instruments des politiques publiques s’est étoffé de la production directe de biens et services aux mesures prescriptives (interdictions générales éventuellement assorties d’autorisations individuelles), puis incitatives (taxes et subsides), ce qui a conduit à la différenciation progressive des groupes cibles.

  • Dans l’ensemble, les régimes ont évolué vers une gestion intégrée de l’eau, bien que d’importants problèmes de cohérence demeurent entre les diverses interventions et réglementations publiques, et cela, en dépit d’importants efforts de coordination.

Ces résultats illustrent bien l’importance de la cohérence des règles substantielles pour parvenir à une gestion intégrée et durable de l’eau. Comme nous l’avons vu, les récents efforts d’intégration des pays européens par l’accroissement des règles procédurales ont eu des effets seulement partiels sur la performance écologique. Il est vain de développer des procédures nouvelles si l’on ne s’attaque pas aux racines des incohérences présentes dans le design des règles substantielles.

La directive cadre sur l’eau s’inscrit pourtant dans cette tendance à privilégier l’instauration de nouvelles procédures (par ex. la désignation d’autorités de bassin, l’élaboration de plans de gestion et de programmes de mesures ou la consultation du public). Elle fixe un objectif ambitieux de bon état écologique des eaux que les États membres de l’Union européenne doivent atteindre d’ici 2015, mais sans préciser comment adapter les règles substantielles à cet objectif[29]. Dans ce contexte, le succès de la gestion intégrée repose sur la capacité des acteurs, notamment associatifs, à s’approprier les procédures pour provoquer une réforme des règles substantielles, des politiques publiques et des droits de propriété, dans le sens d’une meilleure cohérence. Une telle réforme passe par la remise à plat de la distribution de l’accès et de l’usage de l’eau dans les bassins versants, qui nécessite, en l’absence de consensus entre les usagers, à la fois un arbitrage politique et un accompagnement financier.

De tels constats ne sont pas exempts de leçons pour le Québec qui s’est, lui aussi, placé sur la voie de l’intégration des politiques de l’eau et du développement durable. En effet, la Politique nationale de l’eau adoptée par la province vise à protéger les écosystèmes aquatiques et à mettre en place une gestion intégrée et participative dans une perspective de développement durable[30]. Les mesures préconisées sont aussi nombreuses qu’ambitieuses : la mise en oeuvre du principe du pollueur-payeur, le développement des instruments incitatifs (les taxes, la redevance d’utilisation, les crédits d’impôts…), la création des organismes de bassin chargés d’élaborer un plan directeur de l’eau et un contrat de bassin entre les usagers, la modernisation de l’épuration des eaux usées et l’amélioration de l’accès public aux berges et aux cours d’eau. Les dispositions du programme ont, à ce jour, fait l’objet de peu de traductions législatives et seuls les éléments procéduraux ont été mis en place, c’est-à-dire les organismes de bassin et la préparation des plans directeurs[31].

Jusqu’ici, le régime institutionnel de l’eau du Québec peut être qualifié de complexe en voie d’intégration, même si les efforts de coordination restent timides. Du côté des droits de propriété, le code civil québécois considère toutes les eaux, de surface et souterraines, comme une propriété commune sur laquelle les propriétaires fonciers n’ont que des droits d’usage[32]. Quant aux politiques publiques, les mesures sectorielles couvrent une étendue importante (par ex. l’autorisation pour tous les pompages et rejets, la réglementation de la baignade et de la navigation, la tutelle législative sur les services municipaux de distribution et d’assainissement des eaux ou les mesures de protection de la nature)[33]. Le régime québécois de l’eau est un régime complexe dans lequel la plupart des usages de l’eau sont pris en considération (large étendue), mais où les différentes dispositions sectorielles ne sont pas coordonnées selon une vision d’ensemble (cohérence faible), dans la mesure où les groupes cibles des politiques publiques et les propriétaires ne coïncident pas toujours (par ex. la difficulté pour un citoyen québécois d’exercer son droit de navigation par défaut d’accès aux berges). Ainsi, comme les pays européens, le Québec doit, d’une part, insister sur l’adéquation entre les règles et les objectifs et, d’autre part, renforcer la cohérence des règles substantielles pour que la gestion intégrée de l’eau devienne effective. Son action devrait, en outre, être facilitée par le caractère public de la propriété formelle des eaux qui donne toute latitude d’action au gouvernement pour organiser l’accès et l’usage de la ressource sans devoir réformer le statut de la propriété.

Au moment où le Québec institue la gestion par bassin, il est utile de rappeler que la gestion intégrée de l’eau nécessite un dosage subtil entre le pilotage centralisé et le traitement des problèmes à l’échelle locale. La Politique nationale de l’eau charge les organismes de bassin de réaliser les plans directeurs de l’eau et d’en assurer la mise en oeuvre au moyen de contrats de bassin[34]. Si elle s’avère utile pour identifier les rivalités locales et sensibiliser la population à l’environnement (voir par ex. les contrats de rivière en Belgique), cette démarche à caractère volontaire ne peut pas dépasser les enjeux secondaires, voire marginaux, de la gestion de l’eau (dont le nettoyage des berges, la pêche préventive avant travaux ou la renaturation d’un tronçon). Les organismes et les contrats de bassin n’auront prise ni sur l’allocation des subventions ni sur l’implantation des infrastructures, ni sur les redistributions entre usagers. Il n’est pas plus réaliste de croire que les négociations entre la province, les municipalités ou les industriels se déplaceront vers les organismes de bassin. L’instauration d’une gestion intégrée doit composer avec les relations et les enjeux de pouvoir existants.

L’adaptation des usages anthropiques aux cycles écosystémiques et à la durabilité est bien une politique redistributive, dont les coûts sont concentrés sur des groupes cibles bien précis (par ex. les industriels et les agriculteurs) et les bénéfices diffus (par ex. l’amélioration de la demande biochimique en oxygène d’un cours d’eau)[35]. Les arbitrages à réaliser sont difficiles et politiquement risqués. De surcroît, la restauration du bon état écologique des eaux est une démarche coûteuse qui nécessite le soutien des budgets publics ou bien la mise en place de mécanismes de financement internes au secteur, sur la base du principe de l’utilisateur ou du pollueur-payeur. Aucun résultat tangible en matière de durabilité ne sera observé, en Europe comme au Québec, tant que les autorités publiques ne tiendront pas compte de la question de la redistribution de l’accès et des usages de l’eau et qu’ils ne la soutiendront pas par des engagements financiers adéquats.