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C’est avec tristesse que j’ai appris la mort d’Iris Marion Young, en juillet dernier, des suites d’un cancer. Je l’ai d’abord connue par ses textes puis j’ai eu l’occasion de la côtoyer à quelques reprises. Elle avait cette qualité rare non seulement de produire des textes d’un fort bon niveau intellectuel mais aussi d’être attentive aux enjeux et aux luttes sociales et d’envisager une théorie qui soit liée aux impératifs de l’action politique, tout en témoignant d’un intérêt et d’un respect pour ceux et celles qu’elle côtoyait, dans les milieux tant universitaires que militants.

Ce double niveau de préoccupation se fait très bien sentir dans le texte que nous avons choisi de traduire[1] : il essaie de pousser plus avant la réflexion sur la possibilité d’un mouvement féministe malgré les différences et les divergences qui peuvent exister entre les femmes, tout en reflétant un engagement militant dans la distribution de tracts et la discussion avec les personnes rencontrées au hasard de cette distribution. À une époque où se multiplient les réflexions sur le postcolonial et l’intersectionnalité, ce texte nous semble tout à fait pertinent pour enrichir nos réflexions et nos débats. Cependant, il se veut aussi un « hommage » (il serait temps d’inventer un équivalent féministe!) à Iris Marion Young.

Comme professeure, d’abord à l’Université de Pittsburgh, puis à l’Université de Chicago, Iris Marion Young savait stimuler ses étudiantes et étudiants de même que ses collègues, sans arrogance. En même temps, sa réflexion théorique la plaçait au sommet de la discipline, sans céder à l’obscurantisme universitaire et en ayant toujours à l’esprit que la pensée politique doit nous aider à mieux saisir les enjeux de notre époque et à nous acheminer vers un monde exempt de domination.

Iris Marion Young a participé activement à la nouvelle gauche étasunienne et au mouvement des femmes à partir des années 70, mais, contrairement à beaucoup d’autres, elle n’a pas changé son fusil d’épaule avec la montée du conservatisme. Jusqu’au bout, elle a dénoncé la guerre en Irak, les dérives autoritaires liées à la « guerre contre le terrorisme » de l’administration Bush, tout en continuant à soutenir les luttes féministes, antiracistes et en faveur de la justice sociale.

La principale contribution d’Iris Marion Young, à mon avis, reste ses travaux sur l’importance de l’inclusion politique. Sa longue expérience des mouvements sociaux – et donc la conscience de leurs potentialités, mais aussi de leurs limites – l’a rendue particulièrement attentive aux diverses modalités de l’exclusion politique et sociale. Loin des modes intellectuelles et politiques et animée d’une « patiente impatience », elle a insisté sur le fait que l’inclusion politique effective relevait autant de notre passé politique que de notre avenir et que, laissées à elles-mêmes, nos sociétés démocratiques sont plus exclusives qu’inclusives, malgré leur prétention à l’égalité et à la liberté de toutes et de tous.

S’insurgeant contre le faux universalisme des théories libérales, Iris Marion Young préférait penser les phénomènes d’exclusion sur la base de la domination et de l’oppression. Le problème de l’exclusion politique ne se limitait donc pas à des problèmes de redistribution ou de reconnaissance, mais il relevait de la logique d’un système social, dont il s’agissait de dévoiler le caractère dominateur et oppressif.

Son féminisme ne reposait donc pas sur une vision essentialiste des femmes ou sur l’idée d’une « condition féminine » commune à toutes les femmes, mais sur une compréhension du patriarcat comme système social producteur d’injustices, en interaction avec d’autres systèmes tout aussi producteurs d’injustice, comme le racisme, le capitalisme ou l’hétérosexisme.

Cela a pour conséquence que les relations qui s’instaurent entre les groupes sociaux ne sont pas des relations égalitaires, mais souvent des relations de domination et d’oppression. Cette dernière prend cinq aspects principaux : l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir (powerlessness), l’impérialisme culturel et la violence. Cette oppression est productrice et reproductrice de différenciations sociales mais aussi d’exclusion sociale et conduit à des injustices sociales.

C’est sur la base de l’existence d’injustices réelles dans notre société qu’il faut situer à la fois la compréhension de la justice qui a été développée par Iris Marion Young et les moyens qu’elle préconisait pour remédier aux injustices concrètes. À cet égard, elle a avancé deux idées-force : la première est que l’on ne peut gommer les différences sociales derrière un projet émancipateur universel; la seconde, est que, pour combattre les injustices liées à la différenciation sociale, il faut d’abord reconnaître positivement cette dernière et traiter différemment tous ceux et celles qui s’avèrent dans des positions « différenciées », par notamment des mesures de redressement ou de rattrapage (positive action) ou encore par des modes particuliers de représentation politique.

Cependant, il ne faudrait pas confondre la reconnaissance positive de la différence avec l’enfermement dans cette « différence » telle qu’elle a été constituée par les rapports de domination et d’oppression. Au contraire, les mesures de redressement n’ont pas essentiellement pour fonction de réparer les erreurs du passé, mais de faire en sorte qu’elles ne se reproduisent pas au présent. Il ne s’agit donc pas d’enfermer les individus dans des « politiques identitaires », mais plutôt de reconnaître le tort social que des personnes ont subi et de prendre des mesures qui permettent de changer les choses.

En outre, sur un plan plus normatif, Iris Marion Young présente un idéal de civilité basé sur quatre grands principes : l’absence d’exclusion, la diversité, la curiosité envers les autres et la publicité. Il n’est dès lors pas question d’enfermer chacun et chacune dans son identité, mais plutôt d’enraciner le débat public dans les expériences sociales concrètes de chaque groupe social, pour parvenir à une définition de l’intérêt public qui ne soit pas une incantation mythique mais le résultat d’une véritable prise en considération de la diversité du social.

Iris Marion Young nous conviait donc à un renversement de la perspective courante par rapport aux différences sociales. Au lieu de considérer l’affirmation politique de la différence uniquement sous l’angle des « politiques identitaires » et de les percevoir comme un indice de la fragmentation politique et de la disparition du sens de l’intérêt public, Young nous proposait de voir la richesse contenue dans cette différenciation. Elle n’était pas naïve au point de penser que différenciation ne signifie pas conflictualité, mais le conflit social et son expression publique dans des formes non violentes peut conduire à une universalisation beaucoup plus riche que celle qui prône un modèle unique d’identité civique, relevant généralement des caractéristiques sociales des groupes dominants. Au lieu de dénigrer les « politiques identitaires », Young estimait donc plus judicieux de comprendre le rôle qu’elles jouent dans la structuration des acteurs sociaux et dans l’expression politique de la conflictualité sociale.

Prenant au sérieux l’idée d’Hannah Arendt que, si l’on est attaquée comme juive, c’est sur cette base qu’il faut réagir politiquement, Iris Marion Young refusait de se laisser enfermer dans l’identité « femme », tout en l’assumant comme position critique à partir de laquelle penser la société et corriger les injustices sociales. De cette façon, elle a bien montré que, si le féminisme est une politique des femmes, il ne constitue pas exclusivement une politique pour les femmes, puisque l’oppression des femmes constitue une localisation sociale à partir de laquelle il est possible d’envisager les problèmes liés à l’oppression et à la domination à l’oeuvre dans les sociétés contemporaines.