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Substance associée à des rituels religieux ou culturels, simple produit de consommation, marché lucratif, comportement à risque ou dépendance, le tabac n’est certes pas un produit neutre. Au cours des dernières décennies, avec l’augmentation et la diffusion des données probantes sur les effets délétères du tabac sur la santé des populations, la lutte au tabagisme est devenue une priorité en santé publique dans de très nombreux pays. Par ailleurs, le tabac a souvent occupé le devant de la scène médiatique à cause des aspects législatifs, judiciaires et financiers rattachés à son usage et à sa circulation. Le débat s’est déplacé récemment vers des aspects moraux ou éthiques et on assiste à une opposition entre les tenants du respect des libertés individuelles et les porte-parole de la protection de la santé de la population. En même temps, le rôle de l’État, à la fois protecteur de la santé et du bien-être des citoyens et percepteur des taxes sur les produits du tabac, est à son tour remis en cause.

Sans prétendre à l’exhaustivité, ce numéro de la revue Drogues, santé et société consacré au tabac et tabagisme aborde ce phénomène à travers diverses facettes : historique et contextes socioculturels de l’usage du tabac, bilan des connaissances actuelles sur la consommation, trajectoires de dépendance, association avec d’autres conduites à risque, évaluation des interventions de soutien à l’abandon du tabac. La perspective adoptée est de tenter de cerner l’évolution de ce phénomène à travers l’ensemble de ces différents aspects. La construction de ce numéro s’est faite au départ sur un mode interrogatif ; nous avions un certain nombre de questions à propos du tabac et nous les avons posées à des spécialistes de disciplines variées. Ce sont leurs réponses qui composent le numéro qui suit.

Comment s’est développée la relation de l’homme avec le tabac ? Comment sommes-nous passés d’un produit à usage rituel à une consommation de masse, et finalement à une conception biomédicale et de protection de la santé ? À l’heure où le tabagisme devient une véritable tare morale, sociale et médicale en Occident, il est intéressant de s’interroger sur l’origine du tabac et de sa consommation et, surtout, sur son évolution depuis les premiers contacts avec cette substance jusqu’à nos jours. À travers un périple dans le temps et l’espace, Catherine Ferland propose un tour d’horizon anthropologique et historique du tabagisme, de son entrée progressive dans les sociétés occidentales et de son rôle dans l’expression de l’identité. Elle montre également le développement progressif d’un dialogue de sourds entre les partisans et les détracteurs de « l’herbe à Nicot » et apporte une intéressante interprétation des rapports complexes entre l’Homme et le tabac depuis le 15e siècle. En suscitant certaines réflexions, cet article a le grand mérite de permettre une meilleure compréhension de l’imbrication du tabagisme dans les cultures, en plus de soulever quelques hypothèses quant à son avenir dans les sociétés postmodernes.

L’initiation au tabac débute tôt à l’adolescence, cependant on sait peu de choses sur les mécanismes qui vont jouer dans le passage de l’expérimentation vers la dépendance chez les jeunes. Comment se développe la dépendance chez eux ? À partir de données nouvelles tirées de l’étude NICO (1999-2012) sur les trajectoires de dépendance à la nicotine chez les jeunes Québécois, Jennifer O’Loughlin et Natalie Kishchuk remettent en question le modèle de développement de la dépendance en cinq étapes proposé par le Surgeon General [chef du service fédéral de la santé publique aux États-Unis] il y a plus de dix ans. L’un des résultats les plus frappants de l’étude NICO est la démonstration que les symptômes de dépendance à la nicotine peuvent se manifester dès la première bouffée, ce qui est beaucoup plus tôt que ce que la littérature scientifique avait rapporté auparavant. Les auteures rapportent également des différences significatives entre les jeunes garçons et les jeunes filles en ce qui a trait aux trajectoires d’initiation au tabac et rappellent que le tabagisme des jeunes diffère de façon marquée de celui des adultes. Ces résultats insistent enfin sur l’apport des études longitudinales dans l’amélioration des connaissances et dans la compréhension de l’histoire naturelle et des trajectoires de l’usage de la cigarette et de la dépendance à la nicotine chez les jeunes.

De nombreux pays ont adopté des politiques de restriction de l’usage du tabac, voire de l’accès à ce produit. En même temps, nous assistons à des changements dans les normes sociales reliées au tabagisme. La baisse de l’usage du tabac, observée au cours des dernières décennies dans les pays occidentaux, est-elle un indicateur de sa disparition éventuelle ? Doit-on viser cette disparition ? Quelles seraient les actions efficaces à mettre de l’avant dans une telle stratégie ? Quelles sont les portées et les limites des actions gouvernementales ? En adoptant une perspective résolument engagée dans la lutte contre le tabac, Fernand Turcotte commence par poser les nouveaux paramètres de l’histoire naturelle de la maladie que constitue le tabagisme et propose que l’on s’attaque au tabagisme en soi, plutôt qu’en raison de la surmortalité qu’il provoque. Il présente ensuite l’efficacité relative de différentes mesures servant à réduire la prévalence de l’usage de la cigarette. D’une part, la réglementation interdisant l’usage du tabac dans les lieux publics, l’augmentation du prix des cigarettes, l’élimination de la promotion et de la publicité sur les produits du tabac ainsi que les actions éducatives sur les effets négatifs du tabagisme ont largement contribué aux importantes réductions de l’usage du tabac. D’autre part, de nouveaux modèles de cigarettes « moins nocives » (par exemple les cigarettes « légères » ou « douces ») ont pénétré le marché ; toutefois, bien loin de réduire le tabagisme, ces dernières peuvent provoquer l’effet contraire en diffusant la fausse croyance qu’elles sont moins dommageables pour la santé. L’auteur conclut en suggérant que si plusieurs approches ont réellement porté fruit, les efforts doivent porter maintenant sur la réduction de la production de tabac.

La baisse du tabagisme dans l’ensemble de la population rejoint-elle tous les membres de la société ? Le resserrement des législations sur l’usage et l’accès aux produits du tabac et l’évolution des normes sociales face à sa consommation n’auraient-ils pas pour effet secondaire de marginaliser de plus en plus les fumeurs actuels ? Certains groupes sont particulièrement touchés par cette marginalisation, c’est le cas notamment des femmes enceintes. Dans l’article de Louise Guyon et de ses collaboratrices, la délicate question du tabagisme et de la grossesse est abordée. Cette étude menée auprès d’un échantillon de femmes enceintes de divers milieux se penche sur les représentations sociales du phénomène. Elle nous apprend que, malgré la diffusion d’une information scientifique sur les risques du tabac sur la grossesse et l’enfant à naître, la perception et l’interprétation de ce risque chez certaines mères peuvent emprunter d’autres avenues. Les normes sociales, mais aussi les rapports sociaux, les expériences personnelles et celles de l’entourage de ces femmes construisent leur perception du risque et agissent sur leur potentiel à modifier leurs comportements. Pour les femmes enceintes de milieux défavorisés, les différences observées entre les normes sociales et les expériences de l’entourage immédiat peuvent prendre la forme de conflits. C’est pourquoi les auteures recommandent de tenir compte, dans les messages qui sont transmis à ces femmes ainsi que dans les services qui leur sont offerts, de leur situation de défavorisation en plus des facteurs contextuels qui contribuent à la construction de leur perception du risque. Pour sa part, l’article de Nancy Légaré s’attache à la prévalence du tabagisme chez les personnes souffrant de schizophrénie et fait la démonstration, à travers une recension d’écrits, des liens particuliers qui unissent cette pathologie et son traitement au tabagisme. Les individus schizophrènes seraient plus susceptibles d’être de gros fumeurs et de présenter une dépendance à la nicotine ; toutefois, la nicotine atténuerait certaines anomalies neurophysiologiques. Ainsi, la prise d’antipsychotiques pourrait influencer le profil tabagique des personnes souffrant de schizophrénie et pourrait à son tour être influencée par leur consommation de tabac. En effet, la fumée générée par la combustion du tabac induit le métabolisme de plusieurs antipsychotiques. De plus, la nicotine peut également atténuer certains effets indésirables liés à la prise de cette classe de médicaments.

Quels sont les liens entre le tabac et d’autres comportements à risque ? Sylvia Kairouz et Louise Nadeau dressent un profil de la prévalence du tabagisme et de sa relation à l’usage épisodique excessif d’alcool dans la population canadienne. À partir d’une analyse approfondie de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, elles font la démonstration qu’une très petite minorité de personnes font un usage exclusif du tabac. L’usage régulier du tabac serait plus souvent associé à la consommation de plus grandes quantités d’alcool ainsi qu’au boire excessif, ce qui amène les auteures à conclure à l’importance des interventions ciblées qui tiennent compte de la concomitance des usages de l’alcool et de tabac, et ce, en santé publique comme dans la pratique clinique. Directement en lien avec cette portée, Ann Royer et Michael Cantinotti proposent différentes explications à ce phénomène. Les auteurs constatent également que très peu de services d’aide à l’arrêt tabagique sont disponibles dans les centres de traitement des dépendances au Canada et au Québec et suggèrent de possibles avenues pour instaurer de tels services. Malgré le fait que les trois quarts des personnes aux prises avec une dépendance désirent cesser de fumer, au Canada, seulement 20 % de ces centres offrent un service intégré de cessation tabagique à leurs clients en interne et à peine plus de 20 % offrent ce service en traitement externe. Les auteurs présentent un exemple d’implantation d’un programme d’abandon du tabac dans un centre de traitement des dépendances et les leçons qui en sont retirées.

Le nombre de fumeurs qui choisissent de cesser de fumer a considérablement augmenté au cours des dernières années. Plusieurs d’entre eux vont recourir à des services de soutien ou à des aides pharmacologiques, et ce, avec des taux de réussite qui varient selon les individus et selon les aides utilisées. Quelles sont les interventions les plus efficaces actuellement ? Les auteurs Michèle Tremblay et Mohammed Ben Amar dressent la liste des interventions disponibles pour aider les fumeurs à renoncer au tabac en plus de les décrire et de faire le point sur leur efficacité. Les auteurs constatent que beaucoup d’interventions démontrées efficaces sont déjà en place ou en cours d’implantation au Québec : lois restrictives sur l’usage du tabac dans les lieux publics et de travail, hausses des taxes sur les produits du tabac, incitation des professionnels de la santé à offrir du counselling à leurs patients fumeurs, services d’aide au renoncement au tabac (ligne téléphonique, site Internet, centres d’abandon du tabagisme), inscription des aides pharmacologiques à l’arrêt tabagique au régime général d’assurance médicaments du Québec. Les auteurs concluent que les résultats des études coût-efficacité sur les interventions futures en abandon du tabac permettront aux décideurs d’axer leurs politiques sur des analyses économiques solides.

Nos connaissances sur les approches à privilégier pour aider les jeunes à cesser de fumer sont très limitées. André Gervais et de ses collaborateurs présentent une revue des études publiées depuis 2001 sur les interventions ciblant les jeunes de 20 ans et moins. Parmi les 16 essais randomisés contrôlés revus, seuls quatre programmes menés en milieu scolaire et une intervention en milieu de santé ont été démontrés efficaces. À ce jour, les études sur l’utilisation des aides pharmacologiques chez les jeunes ne sont pas concluantes. Les auteurs insistent sur la nécessité de poursuivre la recherche dans ce domaine et d’évaluer les interventions auprès des jeunes dans différents contextes : par exemple, le milieu scolaire, le milieu clinique, etc., et ce, à l’aide d’études rigoureuses.

Le courant de réduction des risques et des méfaits dans le domaine de l’alcoolisme et de la consommation de drogues illégales se traduit par l’adoption de mesures qui pourraient potentiellement limiter les effets indésirables liés à l’usage de ces substances, malgré le maintien de la consommation. Qu’en est-il de la réduction des méfaits dans le domaine du tabagisme ? Denis Choinière et ses collaborateurs exposent dans leur article les trois approches de réduction des méfaits du tabagisme qui font l’objet, actuellement, de discussions et de débats parmi la communauté scientifique : réduction de la consommation tabagique, substitution de produits et modification du produit. Ils présentent et discutent des avantages, des difficultés et défis inhérents à chacune de ces trois approches.

La grande majorité des études qui évaluent les approches et les programmes d’aide à l’arrêt tabagique fait état d’un faible impact de ceux-ci, particulièrement à moyen et long termes. En même temps, plusieurs chercheurs ont souligné les limites des modèles d’évaluation utilisés dans ces études. Les stratégies de contrôle du tabagisme étant multiples et concourantes, les modèles utilisés doivent tenir compte de cette réalité. Le succès en promotion de la santé suppose une étroite collaboration entre les programmes, les politiques et la recherche. Anita Kothari et ses collaboratrices démontrent comment les actions actuelles dans le contrôle du tabagisme, sur le plan des programmes et des politiques, reflètent une perspective socio-écologique (c.-à-d. des stratégies ciblant des interactions individuelles et socio-environnementales). Il en est de même pour la recherche sur les déterminants du tabagisme qui s’inscrit dans cette perspective. Par ailleurs, la recherche évaluative dans ce domaine semble se concentrer sur des stratégies qui visent uniquement les individus. Les auteures pressent les chercheurs en tabagisme à se pencher sur les interventions multiniveaux afin d’améliorer les approches tant en prévention qu’en cessation tabagique.

Comme nous l’avions mentionné au début, ce numéro n’a pas la prétention d’avoir fait le tour du phénomène du tabagisme. Plusieurs aspects qui en sont absents mériteraient d’y figurer : la réflexion critique sur la question des responsabilités individuelles, collectives, étatiques et les pratiques des producteurs de tabac reste encore à faire. Il en est de même pour la question des aspects génétiques de la dépendance à la nicotine et celle des interventions à privilégier pour réduire l’initiation au tabac chez les jeunes qui sont au coeur des intérêts des chercheurs et des préoccupations en santé publique.

En abordant pour la première fois le sujet du tabac et du tabagisme dans la revue Drogues, santé et société, nous avons également voulu ouvrir la porte à d’autres auteurs qui pourront enrichir nos connaissances et notre réflexion sur ce phénomène complexe et très actuel. Nous invitons donc ceux et celles qui le désirent à écrire une suite à ces articles.

Nous voulons en terminant remercier les auteures et les auteurs qui nous ont permis de construire ce numéro thématique. Nos remerciements vont aux réviseurs anonymes qui ont spontanément et généreusement apporté leur contribution ainsi qu’à Chantal Gosselin, coordonnatrice à l’édition. Enfin nous tenons à souligner le soutien de l’Institut national de santé publique du Québec dans la réalisation de ce numéro.