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Il faut douter, mais ne pas être sceptique.

Claude Bernard (cité dans Andler, Fagot-Largeault et Saint-Sernin 2002)

« Théories du cinéma et sens commun » fait allusion au Démon de la théorie, que son auteur Antoine Compagnon (1998) a sous-titré « Littérature et sens commun ». Ce livre brosse le portrait de la guerre à laquelle se livrent, depuis des siècles, les théoriciens (armés de leurs outils d’analyse) et les lecteurs de tous les jours (armés du sens commun). Les rituels de cette guerre varient peu, explique Compagnon non sans quelque distance amusée. D’abord, la théorie s’oppose au sens commun, critique les présupposés qu’il mobilise sans le savoir, démolit ses routines ininterrogées. Puis les champions de l’autre camp répondent ; ils en appellent aux évidences de l’usage et des pratiques quotidiennes. Et les premiers réagissent, et tout recommence. Du moins dans le meilleur des cas, lorsque la vis polemica parvient à faire sortir du silence un camp et l’autre. Car la plupart du temps les amis du sens commun (qui ont le nombre pour eux) restent dans leur coin et le théoricien vexé n’a plus qu’à monter d’un cran dans la radicalité provocatrice, « brûlant ses propres vaisseaux » devant l’indifférence de ses adversaires. C’est en cela qu’un « démon » le pousse… Arrive enfin une période d’accalmie, propice des deux côtés à l’amnésie plus ou moins volontaire. Quand elle s’est prolongée suffisamment, les combats peuvent renaître. Alors, les vieux arguments déguisés dans le style du moment sont à nouveau opposés avec enthousiasme — on réinvente la poudre.

Il en va de même à propos du cinéma. Bien sûr, le tapage est moindre, car les grands médias ne s’y intéressent pas. Bien sûr, la guerre n’a qu’un siècle. Mais elle existe, et mieux encore elle possède une cause en commun avec celle qui agite la littérature, c’est la question mimétique, à laquelle Compagnon consacre un chapitre, intitulé « Le monde ». La littérature parle-t-elle du monde ? Les mots montrent-ils les objets ou ne renvoient-ils qu’à d’autres mots ? La guerre oppose les champions du sens commun, qui pensent ce rapport sous l’angle de la mimésis, aux théoriciens de l’autoréférentialité du langage littéraire, qui le pensent sous l’angle de la sémiosis. Le champ du cinéma, on le voit, peut l’accueillir à bras ouverts. Les images sont-elles le reflet du monde ? Le cinéma est-il totalement analogique ou, quoique sa part d’arbitrarité conventionnelle saute moins volontiers aux yeux que celle des signes du langage littéraire, symbolise-t-il peu ou prou ce qu’il montre ? Le cinéma, en réalité, n’a pas posé le premier cette question de la référentialité mécanique, qui occupe la philosophie de l’« art » (bien avant que l’art se constitue comme champ) depuis quelques millénaires — depuis, au moins, que Lysistrate se mêla de mouler des êtres vivants afin d’obtenir de parfaits duplicatas sculptés de leur apparence…

De nombreuses hypothèses ont été avancées en ce qui concerne le cinéma, au long du xxe siècle, dans le style de celles que décrit Compagnon. Elles déclinent souvent l’opposition ancienne entre le concept occidental de voile de Véronique (qui garde l’empreinte) et le concept oriental de voile de Samsara (qui cause une illusion). Citons pour mémoire : la prise de position antimimétique des formalistes soviétiques contre la sous-évaluation de la puissance du montage dont Béla Balázs passait pour s’être rendu coupable ; l’ontologie ultramimétique d’André Bazin contre le constructivisme des adorateurs de l’image-pour-l’image oublieux du réel ; le conventionnalisme de Cinéthiquecontre l’ontologie bazinienne ; le culturalisme trempé à la Wittgenstein contre le déterminisme technologique des précédents (le camp de l’ontologie et celui du constructivisme) ; enfin, les débats qu’accueille depuis quelques années le Journal of Aesthetics and Art Criticism à propos des modalités cognitives d’accès au référent par l’entremise de l’image. Le débat va et vient au fil des modes, des hasards historiques et du progrès technique. Tantôt ce sont des images scandaleuses et leur rapport au monde réel qui provoquent des réactions passionnées (de Baise-moi aux sévices infligés aux prisonniers de guerre irakiens), tantôt c’est une nouvelle technique numérique qui provoque le durcissement des positions théoriques.

Loin de vouloir jeter de l’huile sur le feu (qui ne brûle guère, de toute façon) ou de prendre une position tranchée (de plus) en faveur de la théorie ou en faveur du sens commun, le présent article ambitionne d’élaborer un point de vue modéré. Il s’annonce par là même irrémédiablement décevant pour les partisans de tout poil, et notamment pour les théoriciens qui, poussés par leur « démon » déjà cité (ou bien par le goût de la praxis ou encore par l’indifférence du public, des médias ou de leurs collègues), refusent les nuances.

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Des compromis, des « retours à la raison » et des prudences, il en faut bien cependant, dès lors que l’on quitte le militantisme ou l’engagement (commitment), cette propension à exagérer un résultat en vue d’essayer de changer quelque chose dans le monde réel, et qui passait, aux yeux de Karl Popper, pour « un véritable crime » de la part d’un chercheur. Des prudences, il en faut aussi hors du giron des esthétiques désincarnées de type kantien. Car la question mimétique appliquée aux images est inextricablement mêlée à une foule colossale de paramètres, dont certains ressortissent au réel le plus désespérément trivial. Une description a minima de la situation pratique en jeu en donnera quelque idée : un être humain qui regarde une image obtenue à l’aide de machines plus ou moins complexes, en se demandant en quoi elle « correspond » au monde qui l’entoure, se sert de son corps et de son esprit, en fonction d’habitudes, de savoirs et de buts plus ou moins dépendants de sa culture.

L’un des problèmes les plus graves de la « mise en théories » de cette situation pratique, dès lors qu’on n’en néglige aucun aspect, touche à la spécialisation des chercheurs susceptibles de la décrire (certes moins extrême dans le domaine des sciences humaines que dans celui des sciences dures, mais tout de même bien établie), et à son corrélat, la mauvaise réputation de l’interdisciplinarité. Cette double limitation aboutit à des prises de positions théoriques d’autant plus tranchées que leurs signataires ignorent (plus ou moins volontairement) ce qui s’écrit dans des disciplines étrangères à la leur (la seule lecture des bibliographies suffit à en prendre la mesure). Or, pour savoir si une image reflète ou non le monde qui l’entoure, si l’on s’en tient à la situation pratique décrite plus haut, il faut mobiliser :

  • des éléments de technique et d’histoire des techniques (de quelle machine s’est-on servi ? Sur quels principes repose-t-elle ?) ;

  • des éléments de psychologie de la perception (comment voit-on le monde ? Comment voit-on cette image ?).

Il est bon également de doubler cette trousse à outils de garde-fous, avec :

  • des éléments de sociologie (dans quelles situations pratiques attend-on qu’une image représente le monde ? Quelles croyances sont mises en jeu quand il s’avère qu’un rapport de ressemblance ou de différence est établi ?) ;

  • des éléments de psychologie évolutionnaire, qui constituent les complémentaires des précédents (quelle est la part dévolue aux automatismes cognitifs, imperméables à la culture, dans ces stratégies de « lecture d’images » ? Savoir pourquoi l’évolution a encapsulé ces routines perceptivo-cognitives permet-il de mieux connaître ce « rapport au reflet » ?).

Enfin, on ne saurait balayer la réflexion que propose la philosophie des sciences dès lors que des questions comme celles-là sont abordées :

  • Se réclame-t-on, à l’instant, d’étudier les principes à l’oeuvre dans la machine qui a produit l’image, du réalisme (hypothèse selon laquelle les choses observables de l’expérience quotidienne existent indépendamment de cette expérience) ou plutôt de l’instrumentalisme (où les outils de la science, et partant les images qu’elle contribue à produire, sont des « fictions appropriées » à qui il arrive de fonctionner dans le cadre de manipulations du monde physique) ?

  • Est-on là, et sur quelles bases, bifurcationniste (ce qui dispense de faire le détour par des sciences dures comme l’optique ou la neurophysiologie) ou bien assimilationniste (ce qui autorise ces détours) ?

Personne, bien entendu, ne maîtrise à fond l’ensemble de ces questions. Ce qui est ennuyeux, c’est que maints spécialistes d’une discipline « regardent de haut » ou négligent sciemment, par isolationnisme ou fidéisme, des avancées qui leur seraient pourtant utiles, mais qui émanent de champs « étrangers ». Ce que déplore Jacques Bouveresse (2000, p. 267) dans le champ philosophique, on peut le reprendre à notre compte : « Les désaccords sont si fondamentaux et si profonds qu’il n’est plus possible de parler de conflits et de controverses […], mais de conceptions rivales. » Par conséquent, « […] l’idée d’une communauté unifiée par l’adhésion à des principes communs et animée par une volonté réelle de discussion et de débat entre des options clairement incompatibles est aujourd’hui une fiction ».

Ainsi, les culturalistes américains font-ils usuellement preuve de biophobie et refusent-ils d’entendre parler de neuroscience et de biologie évolutionnaire ; leur relativisme radical les y aide grandement. Même Raymond Boudon, dont la « sociologie cognitive » n’est guère relativiste, confond sociobiologie et psychologie évolutionnaire, critiquant la première (ce qui est facile) en oubliant la seconde (alors qu’elle s’est justement construite en grande partie contre les présupposés de la première) [1]. Inversement, un philosophe analytique aussi familier des sciences cognitives que Noël Carroll (1998, p. 176 et suivantes) survole et déforme la sociologie de Bourdieu avant de l’expédier d’une pichenette. Beaucoup de spécialistes de l’application des théories psychanalytiques, quant à eux, entendent se passer des recherches sur la vision et sur les émotions… Chacun, en gros, historicise et universalise exclusivement ce qui l’arrange.

Dans le champ esthétique s’est installée, de surcroît, une tendance (typiquement bifurcationniste) à transférer à l’expression ce qui était à l’origine l’apanage du seul objet d’étude. Par capillarité, ou par méfiance à l’endroit des pesanteurs philistines de la science, le je-ne-sais-quoi et l’ineffable qui font le charme des oeuvres d’art s’étendent par conséquent aux textes qui entendent en produire l’analyse. Pour se tirer du guêpier de la dialectique des deux voiles, celui de Véronique et celui de Samsara, Georges Didi-Huberman (2003) continue par exemple de filer la métaphore textile et parle de déchirure de l’image. Le discours se trouve alors « protégé esthétiquement », comme disait Barthes ; il abandonne à son lecteur un espace de fulgurances intuitives comparable à ceux que ménagent un poème ou un tableau. Cela réussit quelquefois — il y a un effet transcendantal des beaux textes comme des beaux visages. Mais « bien écrire ne veut pas toujours dire penser profondément » (Bouveresse 1998, p. 12). Alors, c’est la forme seule qui attire l’attention : un rempart contre toute « réponse » rationnelle semble s’édifier à coups de néologismes, catachrèses, rapprochements audacieux de mots-valises et confessions autobiographiques, ou encore à l’aide de ces deux constantes de l’« essai brillant » qui navraient Bourdieu, le name-dropping et l’« éclectisme électif » à la Malraux-Godard. Inversement, de pures spéculations peuvent emprunter la rationalité axiologique formelle de la méthode scientifique : Gregory Currie (1995, p. XVIII-XIX) a ainsi épinglé la propension des psychoanalytic film studies à écrire « Lacan a montré que… », alors que Lacan ne l’a pas montré au sens expérimental, mais posé.

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Ce manque d’interdisciplinarité a fini par former, pour le sujet qui nous occupe ici, trois familles d’explications [2]. Elles se rencontrent rarement à l’« état pur », mais comme il est vrai qu’en sciences sociales une catégorie n’existe que relativement à une autre, la segmentation qui suit répond surtout à une nécessité méthodologique.

1) La famille mimésis. En France, elle domine le champ médiatique, donc l’espace public (même si Raymond Boudon aime à parler de « second marché » des idées pour le monde médiatique) : Bazin, Daney, et de nos jours leurs successeurs dans Le Monde, Les Cahiers du cinéma… Sa conception est de type soustractif : le meilleur cinéma montre le monde, moins quelques détails comme le relief, les odeurs, etc. Cette famille se décline en deux sous-groupes selon que l’on y prend la théorie au pied de la lettre ou non :

  • Les premiers font preuve d’un bazinisme radical, qui les voue à célébrer, par exemple, un cinéaste comme Abbas Kiarostami parce que les empreintes qu’il recueille « disent vrai ». Le titre du livre que Jean-Luc Nancy a consacré à ce cinéaste, Évidence du film, est à cet égard emblématique, avec les connotations qui avalisent le sens juridique du mot anglais « evidence » (preuve) ;

  • Les seconds sont les héritiers de la tradition romantique, retouchée au « mentir-vrai » d’Aragon et à la « foi poétique » de S. T. Coleridge. Bien sûr l’image est le reflet non seulement différé du réel (Bazin), mais aussi déformé ; cependant, cette déformation est celle de l’oculiste (Proust) qui corrige notre vision du monde et nous montre comment voir ce qui auparavant nous échappait.

Cette position vient aussi d’un long cheminement de la pensée qui, partant du « monde parallèle » des formes idéales de Platon, et passant par la relocalisation de ce monde des essences à l’intérieur de l’esprit de l’artiste-génie (par exemple chez Plotin), a mené au « regard esthétique » qui révélerait ce que la science est impuissante à dire. Cocteau (1989, p. 309) note ainsi dans son journal : « L’appareil du cinéma enregistre l’invisible : ce à quoi l’acteur pense. » Les cinéastes soviétiques eurent tout autant d’ambition indicielle pour leur médium, mais ils postulaient que la machine n’est pas ontologique dans son essence, et qu’il faut l’utiliser dans le sens de l’ostranenie — l’estrangement des choses, selon la formule que Viktor Chklovski plaça, en 1922, dans une lettre à Jakobson [3].

2) La famille sémiosis. Compagnon en retrace la filiation dans le champ littéraire : depuis la « signification différentielle » chez Saussure et la « sémiosis illimitée » chez Peirce, jusqu’au « mythe de la référence » chez Derrida et l’« utopie d’un langage transparent » chez Foucault. Le cinéma, donc, propose une construction amphibologique, presque aussi symbolique et codée dans sa relation aux référents que les constructions du langage verbal (connu pour son « arbitraire du signifiant »). Il est éventuellement, comme lui, autoréférentiel : ses images renvoient moins aux objets qu’à d’autres images.

Différentes variantes sont possibles :

  • Les descendants directs du scepticisme posent un réel inconnaissable à l’état « pur ». Ce que nous en voyons — « effet de réalité » — nous apparaît à travers les prismes de notre langue (« hypothèse de Sapir-Whorf », limitation du « monde » par le langage chez le Wittgenstein du Tractatus logico-philosophicus) et de notre culture (« habitus » chez Weber et Bourdieu) ; comment les images pourraient-elles se soustraire au mode symbolique qui contamine tout, elles qui construisent à nouveau ce que notre perception a déjà élaboré ?

  • Les continuateurs des « théoriciens du soupçon » marxistes de l’École de Francfort, structuralistes puis culturalistes, détectent une manipulation dans cette construction. La convention qui s’interpose entre le référent et l’image qui prétend le décrire obéit à une logique de domination — domination sociale dans l’expression de la culture bourgeoise par la lentille de l’objectif (Marcelin Pleynet), domination masculine dans la scénographie (Laura Mulvey).

3) La famille pragmatika (non définie par Compagnon). L’image cinématographique est une collection de points lumineux qui, par eux-mêmes, ne garantissent absolument rien, ni dans le sens de l’empreinte ni dans le sens de la construction. Mimésis et sémiosis sont des modes d’appropriation, des façons de lire ou des manières de percevoir toujours légitimes. La tâche, le désir, appellent l’une ou l’autre, et les référents suivent. Là non plus, l’idée n’est pas propre à la théorie du cinéma, et se retrouve dans divers champs du début du xxe siècle, comme les avant-gardes (« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », célèbre mot de Duchamp), la littérature (« Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée », conseillait Gide) et la philosophie (la volonté de voir la signification dans l’usage, chez Wittgenstein). Une fois de plus, la famille compte des membres plus ou moins ouverts :

  • La tendance « conciliatrice » pourrait ressembler à ce que Karl-Otto Apel (1994) a développé en épistémologie des sciences : une tentative de réunion du « sens commun » (au sens de Kant) et de la théorie critique (il l’a fait dans le cadre de la conversation argumentée entre plusieurs personnes, mais le cas est aisément transposable au nôtre). Apel y défend la notion de validité intersubjective des avis, qui se dégagerait d’une « communauté d’argumentation » (on reconnaît effectivement là une version « large » du sensus communis kantien). C’est pour lui un des « critères du vrai », et il l’appelle le critère pragmatique — le « fondement pragmatico-transcendantal de la rationalité [4] ». Les deux autres sont le critère sémantique (l’énoncé doit se référer au monde réel) et le critère syntaxique (l’énoncé doit être correct selon les règles du langage choisi). On reconnaît aussi, au passage, les positions précédentes : la famille mimésis met en avant le critère sémantique ; la famille sémiosis, le critère syntaxique. Cette tendance conciliatrice se rencontre en théorie du cinéma chez Roger Odin (2000, p. 127-135), lorsqu’il parle d’une lecture documentarisante ou fictionnalisante de l’image, selon que différentes batteries de consignes internes (venant de l’image) et externes (venant du monde social) pèsent sur le spectateur. Il est enfin possible d’y ranger l’image-déchirure de Didi-Huberman (2003, p. 103 et p. 223-224), dont le « balancement » entre la « vérité toute » des tenants de l’ontologie indicielle et l’« illusion pure » des relativistes radicaux est susceptible de soulever un débat public [5].

  • Une tendance « exclusive » est représentée par les culturalistes « instrumentalistes ». L’instrumentalisme a été défini plus haut, avec ses « fictions appropriées ». Stuart Minnis (1998, p. 52), qui promeut son emploi en théorie du cinéma, en parle donc comme d’une « variété de pragmatisme qui dit que la vérité d’une pratique ou d’une idée est déterminée par son utilité dans la résolution d’un problème donné ». À l’inverse d’Apel, cette sous-branche entend exclure les autres « critères de vérité » de la connexion entre image et monde. Chez Janet Staiger (2000), par exemple, la « perversion » du spectateur fait de lui quelqu’un qui se trouve susceptible de lire une image selon son absolue fantaisie, éventuellement à contre-courant de ce qu’elle « dit » à la majorité du public. À l’opposé de R. Odin, donc, Staiger évacue les consignes internes et laisse agir les seules consignes externes, surtout celles qui émanent des « communautés interprétatives » formées, par exemple, de femmes, de gens de couleurs et d’homosexuels qui « résistent à la colonisation textuelle » des « Anglo heterosexual males » (p. 29-30) — on retrouve le goût de la praxis de certains membres « soupçonneux » de la famille sémiosis.

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La théorie échappe au sens commun lorsque les exégètes les plus radicaux de l’une de ces trois positions réfutent la validité des deux autres au profit de leur seule façon de voir. Il est faux, par exemple, de dire que l’image cinématographique ment de facto. « Dans le cadre d’une expérience dont les divers paramètres sont maîtrisés par l’expérimentateur », comme dit Jean-Marie Schaeffer (1987, p. 82) à propos de la photographie, elle sert de preuve — par exemple au tribunal, si ce sont des personnes assermentées qui ont tenu la caméra. Il ne faut pas, simplement, lui demander plus qu’elle ne peut donner : elle n’apporte de preuve qu’« au niveau photonique », écrit Schaeffer au même endroit, c’est-à-dire qu’elle atteste de la place de points lumineux arrivés sur un plan après un trajet reconstituable. Quant à notre système perceptivo-cognitif — et avec lui la lentille perspectiviste du Quattrocento et l’objectif du cinéma construits tous deux sur le modèle physiologique du cristallin —, il ne ment pas plus qu’il ne dit la vérité. Il est simplement adapté aux constantes de l’environnement terrestre de ces deux cent mille dernières années, et transmet des « propriétés valides ». Il nous permet, par exemple, d’estimer les distances qui nous séparent des obstacles en mouvement, ainsi traversons-nous la foule d’un trottoir encombré sans toucher personne ; sur le même modèle de validité, une photographie qui conserve les écarts métriques relatifs dans les proportions d’un visage permet d’identifier quelqu’un sans l’avoir encore jamais vu en chair et en os.

Les concepts théoriques les plus connus pour bousculer le sens commun, comme le « dispositif » de Jean-Louis Baudry ou le « plaisir visuel » de Laura Mulvey, flottent dans un éther immatériel peuplé de spectateurs épistémiques. Il est courant, d’ailleurs, que les chercheurs les plus prompts à dénoncer l’habitus chez leurs « adversaires » se basent sur un « ragoût de généralisations empiriques et de théories moyennes » (Tooby et Cosmides 1992, p. 35), dès qu’il s’agit du corps biologique. Or, les processus de la vision, par exemple, n’ont été mis au jour qu’au milieu des années 1980, et par exemple l’idée que nous ne voyons pas en 3 dimensions mais bien en 2,5 dimensions n’est pas très connue, c’est le moins que l’on puisse dire [6]. Il faut beaucoup de temps aux explications scientifiques pour être diffusées dans les sociétés, d’autant plus si elles aussi heurtent le sens commun.

Baser tout sur les consignes internes et la fantaisie n’est pas très raisonnable non plus. « Le fait que je me pense comme une professeure ou une femme ou une néo-marxiste ou une Américaine, écrit Janet Staiger (2000, p. 31), influence ce qui se passe quand je regarde un film. » Passe encore que ce moi fragmenté n’appartienne sans doute, pour le dire avec Charles Taylor (1994, p. 118 et suivantes), qu’à une certaine catégorie de la population inscrite corps et âme dans le relativisme postmoderne et l’atomisation sociale. Le plus gênant du point de vue scientifique est que Staiger joue là sur l’ambiguïté des niveaux de décodage de l’image : je suis effectivement libre de décider si tel film est une fable dont la morale véhicule telle idéologie, mais je suis moins libre de décider que L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat montre non pas un train et des voyageurs sur le quai, mais des baigneurs au bord d’une plage. Les schémas de la symbolisation, A « veut dire » B ou « peut dire » ou « renvoie à » ou « vaut pour » B, ne sont pas tous colonisables par la fantaisie personnelle, sauf éventuellement chez les autistes, qui par définition (par incapacité de partager) refusent d’entériner le plus petit commun accord. Mais les autistes eux-mêmes ne peuvent débrancher les automatismes encapsulés du système perceptivo-cognitif qui transmettent les propriétés valides du monde conservées par l’image… La position de Staiger exclut toute forme de généralisation possible, au profit de la seule autobiographie (ou, au mieux, du néotribalisme multiculturaliste). Voilà ce que cette image montre pour moi… (ou pour la tribu de ceux qui pensent comme moi). Ou plutôt, puisqu’il s’agit d’un moi fragmenté, voilà ce qu’elle montre selon que je « me pense » comme ceci ou comme cela, à tel moment de la journée…

Reste la question des machines.

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Si les diatribes de 1968 contre les images « bourgeoises » du 35mm ont laissé place aux attaques des partisans de l’image-trace contre l’image numérique, l’ignorance technologique, elle, n’a pas changé. Samuel Blumenfeld écrivait dans Le Monde du 13 octobre 1993 : « Le numérique n’est pas intrinsèquement lié à l’enregistrement du réel. Il ne produit pas un document mais une fiction. » Las ! « Le numérique », comme il est donc d’usage de dire dans les médias, n’est qu’une technique de transmission discrète des données, opposable à d’autres techniques qui, comme la photographie optico-chimique, les transmettent de façon continue. Si Blumenfeld se trouve un jour sur le banc des accusés d’un tribunal, et qu’une vidéo tournée avec une caméra numérique par un gendarme en service le montre en train de commettre quelque exaction, c’est en vain qu’il expliquera sa « théorie » au juge… Et s’il tombe un jour gravement malade, c’est en vain qu’il expliquera au chirurgien que son foie n’occupe peut-être pas la place que lui assigne le scan numérique de ses entrailles… Le « numérique », comble d’infortune pour les nostalgiques de l’analogie optico-chimique, est même parfois plus exact et plus vrai que la vieille pellicule. L’image d’un corps en résonance magnétique donne une idée plus exacte de ce corps, au sens métrique et physiologique, que la plus belle photographie traditionnelle. Les textures ne seront pas ressemblantes, la peau n’apparaîtra même pas, mais les écarts et les proportions seront parfaits. Les tomodensitomètres hélicoïdaux des radiologues, en réalité, sont des appareils extraordinairement baziniens.

Les conséquences observables de la production d’images à l’aide des nouvelles machines numériques relèvent bien plus fréquemment du style. Le « visuel » des jeux vidéo courants, par exemple, est basé sur des pratiques marginales du cinéma mainstream : le grand-angle produisant des déformations trapézoïdales, la caméra subjective (« jeu à la première personne ») et, surtout, la perspective multiple des jeux d’univers en plongée totale, de type Warcraft® (bien plus proche des techniques traditionnelles de la peinture chinoise que des règles perspectivistes du Quattrocento). C’est la réactivité de ces images à leur propre exploration (on préférera ce terme à celui d’« interactivité », car en retour elles ne me font rien qu’une image fixe ne puisse déjà me faire), qui favorise ces nouveaux rendus.

Glisser des machines aux artistes ne change rien. Quelles différences essentielles séparent un programmeur de mouvements et un dessinateur de cartoons classiques ? Il suffit de regarder les carnets de croquis de Preston Blair, le fameux créateur du Little Red Riding Hood de Tex Avery et des hippopotames-ballerines de Fantasia. La recherche de la fluidité biomécanique y passe par des stylisations géométriques semblables aux metaballs utilisées en synthèse numérique, et par une mise au jour rationnelle des points stratégiques servant de pivots au corps, qui équivaut au geste des spécialistes de la motion capture constellant de petites pastilles le corps des acteurs. Nul ne sera donc surpris d’apprendre qu’au soir de sa vie, Preston Blair collaborait avec des informaticiens pour la mise au point de méthodes d’apprentissage du sport en réalité virtuelle… Les différences affectent les outils ; la vision de l’animation est la même. Quant au talent, il y a certes une inégalité de condition dans la stricte animation photoréaliste (seul un génial cartoonist peut arriver à ce que les dispositifs à capteurs réalisent sans peine), mais il en faut autant, des deux côtés, pour concevoir une animation « expressive », qui s’écarte de l’exactitude biomécanique (à la façon dont la Grande odalisque d’Ingres possède un dos anatomiquement faux mais plus « parlant », plus proche de l’« idée » de la beauté du corps féminin, si tant est que l’on adhère au romantisme du « mentir-vrai »).

En pratique — l’industrie du cinéma, dieu merci, n’attend pas que les théoriciens aient fini de débattre —, la frontière entre dispositifs de capture discrète et d’enregistrement optico-chimique continu des objets est de moins en moins pertinente. Il y a quelques années, les acteurs enregistrés en motion capture revêtaient d’encombrantes combinaisons bardées de capteurs ; nulle caméra n’enregistrait leurs mouvements. Puis, l’on s’est contenté de coller des pastilles aux points stratégiques de leur enveloppe corporelle, et la caméra a fait son apparition. De nos jours, les pastilles disparaissent, au profit de grilles lumineuses projetées sur les corps, à peine visibles à l’oeil nu — ce qui s’appelle la performance capture. Enfin, le Disney’s Human Face Project entend se passer même de cette projection filaire, enregistrant l’acteur avec deux caméras pour un retraitement ultérieur de son apparence. Un visiteur de passage sur le plateau serait tout à fait incapable de dire si l’acteur transmet à l’oeil de la caméra sa seule apparence (continue) ou des données (discrètes) qui permettront de commander les mouvements d’une créature qui lui ressemble. Lance Williams, qui dirige ce projet, explique qu’il s’agit, « comme chez Eadward Muybridge », d’abstraire la performance de l’acteur [7]. Cette abstraction consiste à extraire des données exactes qui relèvent du fonctionnement plutôt que de l’apparence — ce à quoi nous avait habitué la photographie optico-chimique —, mais au final le résultat reste le même pour le spectateur : l’image est plus ou moins juste ou fausse selon que la machine a été réglée ou non pour transmettre les données sans les modifier. Simplement, la machinerie du scanning permet — si on le lui demande — de nouveaux trucages.

Les outils numériques, à une échelle plus vaste, sont partie prenante du « tournant morphologique » des sciences, où ces dernières années le concept de forme a été promu au rang « d’unificateur des sciences et de la philosophie », notamment grâce à la biologie théorique et la théorie du chaos, qui parviendraient à faire se rejoindre, « après des siècles de séparation, l’image scientifique du monde et le monde où nous vivons » (Andler, Fagot-Largeault et Saint-Sernin 2002, tome 2, p. 1118 et suivantes). De surcroît, un récent courant de la physique du calcul défend l’idée selon laquelle les constituants ultimes de la matière seraient des schémas d’information de type « automates cellulaires », comparables à ceux qu’utilisent les programmeurs d’images de synthèse photoréalistes pour calculer des objets asymétriques. En quelque sorte, on ne s’y demande plus en quoi les images ressemblent au monde, mais (ce qui est très postmoderne) en quoi c’est lui qui leur ressemble.

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Au lieu d’exclure, peut-être faut-il tester la solution du compromis ? Car l’image est plus ou moins indicielle, plus ou moins construite, plus ou moins dépendante de l’usage qui en est fait… Oui, le sens commun nous pousse à penser que la plupart des photographies et la plupart des films donnent souvent des informations valides… et c’est à juste titre. Même le film de fiction. Quel cinéphile posant le pied sur un trottoir de Manhattan pour la première fois de sa vie n’a pas eu l’impression étrange d’une certaine familiarité ? Qui n’a jamais reconnu du premier coup d’oeil, s’il l’a croisé par hasard au détour d’une rue, un acteur ou une actrice ? Et la tristesse de Shrek, la perfidie de Gollum (Le Seigneur des anneaux), que les programmeurs et la motion capture ont inscrites à grand-peine sur leurs visages, ne nous entraînent-elles pas à reconnaître les symptômes de ces sentiments chez d’authentiques personnes une fois que nous revenons au monde quotidien ? (Ou, au pire, à savoir quelle idée se font certains informaticiens de l’expression de ces sentiments ?) Bien sûr, l’effet de feedback fait que les humains, en retour, essaient plus ou moins de se conformer aux images d’eux-mêmes qui circulent, mais le sens commun ne va pas jusqu’à nous souffler à l’oreille de prendre pour argent comptant tout ce qui s’affiche à l’écran. Il comprend aussi les notions de construction et de choix pragmatique : il y a des images, nous le sentons d’expérience, qui ne nous renseigneront que sur leur auteur, d’autres pour lesquelles il n’y a pas à discuter et qui tombent comme des verdicts. Toutes ces dimensions coexistent, aucune n’est le privilège scolastique de théoriciens « informés ».

Nous abordons en effet chaque image munis d’une compétence génétique et d’une compétence générique. La première comprend les informations relatives au mode d’obtention ; elle concerne le monde de devant (les référents qui se trouvaient là ou qui pourraient dans la vraie vie « correspondre » à l’image). La seconde comprend les informations relatives au mode de lecture ; elle concerne le monde de derrière (les intentions de l’auteur, le mode d’appropriation recommandé dans le milieu auquel appartient — ou voudrait bien appartenir — le spectateur). En combinant les deux, nous parions sur le rapport mimétique qu’entretient telle image avec le monde. Pour reprendre une distinction de Kant dans le Canon de la Raison pure, ce pari est guidé soit par une croyance (si l’on se contente de l’image comme preuve), soit par un savoir (si notre « intelligence des sources de la vérité », comme dit Kant, exige des preuves plus substantielles). Bref, nous usons de l’image — ce qu’étudient la sociologie et les sciences cognitives. Les cas d’erreur de lecture ne sont finalement pas si fréquents. Il est rare que nous confondions ces trois grands couples d’étiquettes génétiques et génériques de l’image que sont la fiction (« le nouveau Spielberg »), le document (« le journal télévisé d’hier au soir ») et la mesure (« la radio de mes poumons »). Et il est rare également que nous consacrions une grande énergie à séparer ces couples, par exemple en voyant le nouveau Spielberg comme un reportage, ou en posant sur la radio que nous tend le médecin d’un air navré le genre de regard que nous avions la veille pour un Murnau. Nous pouvons bien sûr nous livrer à tous ces petits jeux, mais nous ne le faisons pas si souvent. D’abord par crainte de nous retrouver les seuls à jouer, comme Humpty Dumpty dans De l’autre côté du miroir, ensuite à cause de l’expérience que nous avons acquise de la validité mimétique — donc de l’utilité pratique — d’un grand nombre d’images. Et lorsque le sens commun nous a mis sur une fausse route, comme cela arrive parfois, il nous reste la consolation de savoir que la théorie saura parfaitement nous expliquer ce qui s’est passé.