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L’ importance de la traduction en Catalogne au début du xxe siècle

Selon les thèses de l’école de la manipulation et de la théorie des polysystèmes, les traductions accomplissent, dans un système littéraire à la fois consolidé et de tradition ininterrompue, la fonction de mettre à la disposition du lecteur les ouvrages des auteurs étrangers les plus représentatifs. Elles jouent cependant un rôle prépondérant dans les systèmes littéraires de tradition faible ou tronquée où elles ne sont plus un phénomène périphérique et occupent au contraire une place privilégiée parmi les forces qui conditionnent l’histoire littéraire du moment et qui configurent le nouveau canon, à tel point qu’on ne fait plus de distinction claire entre les textes originaux et les textes traduits (Even-Zohar 1990 : 47).

Ces postulats sont parfaitement applicables au cas de la Catalogne où, dès la fin du xixe siècle, on a fait appel à la traduction de textes et d’auteurs de tous genres et de toutes les époques pour combler les carences de la production originale. C’est ainsi que, pendant les premières décennies du xxe siècle, la pratique de la traduction a connu une effervescence spectaculaire et que, à partir des années 1920, on prend conscience du besoin d’incorporer aux lettres catalanes des chefs-d’oeuvre étrangers puisque, comme observait Joan Fuster, aux raisons qui avaient déjà été déterminantes jadis « on ajoute […] cette “conscience” qui a comme incitatif fondamental une profonde méditation sur le processus historique de la culture catalane » (Fuster 1978 : 309, original en catalan). C’est ainsi que les traductions occupent une place privilégiée dans la hiérarchie des genres littéraires ; on les considère en effet comme indispensables pour remplir le vide laissé par les derniers siècles de « décadence » et pour favoriser l’assimilation de contenus intellectuels universels qui puissent renforcer l’identité culturelle propre tout en la préservant des excès du provincialisme. Contrairement aux années précédentes, la Catalogne possédait alors une infrastructure institutionnelle moderne qui permettait le développement d’une stratégie de traduction, comme dit Josep Murgades, « consciemment planifiée » et destinée à la consolidation d’un « programme d’enrichissement et de légitimisation politico-culturels » (Murgades 1994 : 93, original en catalan).

Comme dans d’autres communautés culturelles, cette période d’activité traductrice intense coïncide avec un moment décisif pour l’unification et le renouveau de la langue littéraire, grâce à la possibilité qu’offraient les traductions d’expérimenter les solutions linguistiques et stylistiques en vue de forger un catalan moderne adapté à tous les usages, genres et registres. En général, ce sont donc les écrivains consacrés qui se sont occupés de traduire en catalan les textes étrangers. De sorte que, dans le cas de la prose, l’oeuvre traduite occupe pour ainsi dire une place semblable à celle de la création originale en tant que productrice de modèles canoniques.

L’acceptation de Molière par le public catalan

C’est aussi au début du siècle que l’on s’intéresse à l’incorporation du théâtre étranger dans le but d’introduire de nouveaux modèles dramatiques et de revitaliser ainsi la scène catalane, où primaient les spectacles commerciaux et certaines tendances du théâtre du xixe siècle qui devenaient obsolètes, lesquels rendaient évident le grand écart avec l’art dramatique d’autres pays européens. C’est la raison pour laquelle, dans certains cercles intellectuels, on commence à sentir le besoin de renouveler le théâtre en faisant appel à des créations essentielles appartenant à d’autres littératures afin non seulement d’établir un répertoire universel en catalan, mais aussi d’encourager la production des auteurs dramatiques autochtones et de consolider le langage littéraire.

Jean-Baptiste Poquelin, Molière, a bénéficié tout au long de l’histoire d’une acceptation exceptionnelle de la part du public catalan – c’est pourquoi il a été comparé à de nombreuses reprises avec Shakespeare, autre « classique populaire ». D’autres auteurs dramatiques français, comme Racine et Corneille, n’ont pas connu cette reconnaissance, ce que Xavier Fàbregas rattache au fait que, « contraints par les normes, fortement attachés à la création du lexique poétique moderne […] et en dépit de leur mérite, ils ont été déplacés par Molière plus immédiat et plus simple, moins résistant à la traduction » (Fàbregas 1976 : 85, original en catalan).

La diffusion extraordinaire qui a été la sienne est reflétée non seulement par le grand nombre de traductions parues – nous en comptons à ce jour cent trente-deux[1], dont les premières, localisées dans les îles de Majorque et de Minorque et en France dans le Roussillon, remontent à la seconde moitié du xviiie siècle – mais aussi par le grand nombre d’écrivains de renom – comme Narcís Oller (1846-1930), Josep Carner (1884-1970), Josep Maria de Sagarra (1894-1961), Joaquim Ruyra (1858-1939) ou Joan Oliver (1899-1986) – qui ont décidé de traduire ses pièces, mus par une dévotion personnelle, et ce faisant, les ont incorporées à leur oeuvre, les plaçant dans la catégorie de quasi originaux.

C’est ainsi qu’au début du xxe siècle on trouve en Catalogne un très grand nombre de traductions de Molière et que – comme le signale Gabriel Hormaechea (Hormaechea 2000 : 889) – il s’est produit un véritable « phénomène Molière ». En ce sens, il est révélateur que dans les premières années du siècle on ait envisagé d’en publier les oeuvres complètes : d’une part, est apparu en 1908, sur l’initiative de l’éditeur Joaquim Horta, le premier volume de la « Biblioteca Molière » et, de l’autre, on projetait en 1909 la publication d’une « Col·lecció Teatral Molière » dans le même but.

Les facteurs conditionnants des différentes stratégies traductologiques

André Lefevere, comme d’autres spécialistes de l’histoire de la traduction, observe que, tout comme d’autres types de réécritures, la traduction n’est pas une activité « innocente », mais qu’elle est, au contraire, déterminée – comme sa réception – par divers facteurs : le contexte socioculturel et la poétique dominante dans la littérature réceptrice à un moment historique donné, le public à qui est adressée la traduction, l’image que la culture réceptrice a d’elle-même et l’idéologie et la poétique particulières à chaque traducteur, qu’il en soit conscient ou non (Lefevere 1997 : 59). Les littératures de tradition faible ou tronquée, contrairement aux littératures plus stables et plus fortes – qui intègrent souvent les originaux, leur imposant leurs propres codes – tendent à assimiler la littérature importée tout en maintenant ses caractéristiques autant qu’elles le peuvent, surtout si cette littérature appartient à une culture considérée comme supérieure, ce qui pourrait être le cas de la culture catalane de l’époque vis-à-vis de la culture française.

Pendant le premier tiers du xxe siècle sont cependant apparues de nombreuses versions de Molière qui ne suivaient pas cette tendance et qui étaient le résultat de stratégies traductologiques différentes. La grande variété de critères appliqués est due en partie à l’idiosyncrasie même du texte dramatique qui, parmi les différents types de manifestations littéraires, est l’un des genres les plus susceptibles d’expérimenter toutes sortes de manipulations, et cela, en raison des rapports étroits qu’il établit avec le public et de son état « incomplet » jusqu’à son arrivée sur scène.

Malgré la disparité de critères littéraires et artistiques et les différents objectifs que laissaient transparaître les traductions, celles qui étaient déterminées par une mise en scène donnée – dont un grand nombre n’ont même pas été imprimées – démontraient un intérêt plus prononcé pour l’effet dramatique, étaient de facture plus populaire et tendaient à utiliser un langage plus familier, de sorte qu’il n’est pas étonnant qu’elles aient souvent fait appel à des adaptations à un contexte culturel plus proche du spectateur, par exemple, Tots boijos (Le Mariage forcé) de Julià B. Fernández, arrangée par Jaume Capdevila. Cependant celles qui étaient destinées à la publication comme El burgès gentilhome (Le Bourgeois gentilhomme) et El casament per força (Le Mariage forcé) de Josep Carner, L’escola dels marits (L’École des maris) de Joaquim Ruyra ou El metge per força (Le Médecin malgré lui) d’Arnau Bellcaire (pseudonyme de Cèsar-August Jordana) démontraient un intérêt plus littéraire, étaient souvent plus littérales et utilisaient un registre plus cultivé. Le moyen de publication et le destinataire étaient des facteurs ajoutés qui influençaient les caractéristiques des traductions comme c’est le cas par exemple de Un policia model (Le Mariage forcé) de Caviró Milvesig (anagramme de Camil Vives Roig), pièce publiée dans la collection de la « Secció de Teatre Catòlic Català » de l’imprimerie « La Ibèrica » et mise en scène pour un public catholique : tous les personnages féminins, du fait de la composition exclusivement masculine de la distribution, s’en trouvent éliminés et le protagoniste se voit contraint non plus à se marier mais à rentrer dans la police. Selon Enric Gallén (Gallén 1995 : 197), les collections spécialisées de théâtre offraient en général des traductions de type plus populaire qui adaptaient souvent le texte original à la culture réceptrice.

Il est néanmoins évident que la prise de position idéologique et esthétique propre à chaque individu joue un rôle essentiel dans le choix des stratégies translationnelles. En effet, nous pouvons trouver parmi les traducteurs de Molière de ces années-là des profils fort dissemblables, allant de ceux qui pratiquaient la traduction en tant que professionnels aux écrivains qui, mus par une affinité personnelle avec son oeuvre, avaient décidé de traduire Molière et qui, en rendant les pièces, se les étaient appropriées et les avaient incorporées à leur propre production, les élevant ainsi à la catégorie de quasi originaux. C’est le cas notamment de Josep M. de Sagarra et de Josep Carner qui prétendaient intégrer leurs traductions au système de la langue d’arrivée et qui, bien qu’étant assez littéraux, ont apporté leur touche personnelle, les transformant ainsi en une véritable recréation.

Molière, un modèle

La diversité de perceptions de l’oeuvre de Molière dans la Catalogne du premier tiers du xxe siècle est un signe indubitable de versatilité propre au génie qui a la vertu d’offrir des lectures pour tous les goûts. C’est pourquoi chacun sélectionnait les éléments qui l’intéressaient et, cautionné par la qualité indiscutable du modèle, les utilisait suivant ses propres intérêts. Selon la théorie des polysystèmes, les traductions qui, comme d’autres opérations littéraires, impliquent des choix, peuvent soit consolider le système de valeurs en vigueur soit aider à former un nouveau système de valeurs, ce qui revient à dire qu’elles peuvent servir à défier la poétique dominante ou à renforcer les conventions préexistantes. C’est ainsi que, parmi les nombreux traducteurs de Molière certains ont perpétué une tradition accommodant son oeuvre aux tendances du théâtre populaire de leur temps, alors que d’autres voulaient l’altérer en renforçant le côté le plus culte de l’auteur. À titre d’exemple, qui, à partir de la deuxième moitié du siècle, ont utilisé les traductions pour expérimenter des solutions linguistiques et stylistiques dans le but d’enrichir la langue littéraire ou pour introduire un modèle de comédie moderne et bourgeoise pouvant contrecarrer le type de théâtre en vigueur à cette époque, lequel péchait d’une excessive condescendance vis-à-vis des goûts du plus grand nombre.

Molière avait établi en France une tradition comique qui, contrairement à beaucoup de pièces jouées à Barcelone à cette époque, possédait une qualité artistique indéniable. C’est pourquoi de nombreux intellectuels et hommes de théâtre trouvaient dans son oeuvre les valeurs pédagogiques qui pouvaient servir aux auteurs dramatiques autochtones. En fait, l’importation extraordinaire dont Molière a été l’objet pendant les premières décennies du xxe siècle était due en grande partie au sentiment largement partagé qu’il manquait dans le théâtre catalan une figure ayant les mêmes caractéristiques – et cela, malgré l’existence d’auteurs dramatiques comme Àngel Guimerà ; d’une part, une figure apte à représenter l’identité nationale propre et, d’autre part, du fait de son humanité, absolument universelle, une figure capable d’atteindre le public du monde entier et de tous les temps. C’est ainsi que pour beaucoup, Molière représentait le type d’auteur qui aurait pu voir le jour en Catalogne, si les circonstances historiques avaient été différentes, et le modèle idéal pour rétablir la tradition du théâtre cultivé qui avait été entravée pendant les deux dernières centaines d’années.

Le pouvoir éducateur du théâtre

L’école de Constance souligne l’importance de la littérature et de la traduction, non seulement parce qu’elles représentent la société, mais parce qu’elles participent à sa construction grâce à la capacité de transmettre, de légitimer ou de transformer les normes sociales, de sorte que l’expérience littéraire du lecteur contribue à configurer sa compréhension du monde et se répercute sur son comportement.

Comme l’affirmait en 1930 le médecin et traducteur Leandre Cervera, on avait commencé en Catalogne dès le xixe siècle un « travail de reconstruction simultanée » du langage et du goût littéraire qui avait connu un grand dynamisme au début du xxe lorsqu’on s’était ouvert à l’influence de la littérature d’autres pays. À son avis, ces contacts n’avaient toutefois influencé que quelques intellectuels, de manière que les innovations introduites par certains « esprits sélect » ne faisaient que provoquer un « état de lamentable répulsion mutuelle » entre eux et le peuple (Cervera 1930 : 1, original en catalan). Ce raisonnement rappelle précisément les paroles de Jordi Castellanos qui observe le paradoxe qui s’est produit dans ces années-là, avec le Modernisme :

[…] justement quand pour la première fois on aspire à une modernisation du secteur littéraire catalan et à la professionnalisation de l’écrivain sans renoncement à sa langue propre, les produits susceptibles d’une plus grande diffusion, comme le roman et le théâtre, deviennent des « objets d’art » destinés à une consommation sélect (de certaines minorités snobs, quantité négligeable en Catalogne et, en tout cas, attirées par l’étranger). C’est ainsi que le roman et le théâtre entrent en « crise » c’est-à-dire dans la situation d’incertitude et de variabilité de tout produit sélect, qui ne l’est que dans la mesure où il est « nouveau » c’est-à-dire « différent » et donc « personnifiable ».

Castellanos 1996 : 13-14, original en catalan

Comme Castellanos, Enric Gallén observe que la diversité des propositions et des modèles dramatiques introduits par les traducteurs lors de la période Moderniste contrastait avec l’orientation majoritairement conservatrice aussi bien de la littérature que de la scène et de la société (Gallén 2001 : 52). C’est pourquoi, en général, les modèles importés, même s’ils ont suscité certaines imitations et adaptations, n’ont obtenu, ni de la part du public ni de celle des écrivains catalans, l’acceptation souhaitée, nécessaire à l’apparition de nouvelles propositions autochtones.

Adrià Gual (1872-1943), fondateur de la compagnie Teatre Íntim et directeur de l’Escola Catalana d’Art Dramàtic (ECAD), représente l’un des cas les plus évidents de la volonté d’influencer la société. Il a lutté sans défaillance pour provoquer un changement dans les habitudes et les goûts théâtraux des spectateurs. Il a donné pour cela de nombreuses conférences et leçons publiques, il a écrit dans différentes publications dans le but de divulguer son « idéal de culture scénique », se regardant dans le miroir des courants européens et notamment dans celui de l’avant-garde parisienne. Convaincu de l’ascendant du théâtre sur l’évolution du peuple, il a toujours considéré le spectateur comme un élément essentiel du spectacle de création et il s’est proposé d’éduquer émotionnellement la collectivité pour atteindre une résurgence spirituelle afin de renforcer l’identité propre. Parmi les nombreux auteurs dramatiques étrangers que Gual et ses collaborateurs ont incorporé à la littérature catalane, on a réservé à Molière une place de choix[2] : de nombreuses pièces ont été mises en scène, souvent accompagnées de publications – des collections spécialisées, des revues et de multiples études – ainsi que d’activités parallèles, à Barcelone et dans d’autres localités catalanes, de conférences, de pratiques scéniques mais aussi de cycles de spectacles comme « El geni de la comèdia » (1912) ou « Molière i la farsa dels metges » (1917).

C’est à Gual entre autres, à la tête de l’ECAD, que l’on doit l’extraordinaire commémoration du troisième centenaire de la naissance de Molière, en 1922, qui a eu un retentissement insolite. Elle a même été remarquée par certains journaux français et contraste avec l’indifférence avec laquelle, si on en croit la presse de l’époque, cet événement a été accueilli dans le reste de l’État espagnol. L’ECAD a participé activement à l’organisation des actes commémoratifs dans un but éminemment pédagogique ; c’est ainsi qu’on a offert des spectacles gratuits et toute une série de conférences préparatoires à la charge des traducteurs et d’importants hommes de lettres. La presse a également démontré l’intérêt qu’elle portait à la divulgation de l’oeuvre de Molière, comme le prouve le grand nombre de pages qu’elle a consacrées à ces manifestations, reproduisant parfois le texte intégral de certains des discours prononcés.

De nombreux intellectuels catalans partageaient l’idée qu’il fallait éduquer le public de théâtre, l’un des genres ayant le plus d’influence sociale, avec l’exemple de Molière. Pendant le premier tiers du xxe siècle, l’extraordinaire activité établie autour de cet auteur a coïncidé en partie avec le renouveau du paysage de l’édition catalane que Jordi Castellanos observe à partir de 1920, « produit des points de vue culturels modernes, points de vue qui avaient déjà influencé le Noucentisme même » (Castellanos 1996 : 26-27, original en catalan). Cependant, malgré la politique systématique de traductions qui faisait partie du projet catalaniste impulsé par le gouvernement de Catalogne et son président Enric Prat de la Riba, Feliu Formosa assure qu’à partir de la deuxième décennie du siècle, l’art scénique a été éclipsé par l’importance que les noucentistes donnaient à d’autres genres et a été relégué « à la condition de sous-produit » (Formosa 1986 : 20, original en catalan). De la sorte, l’incorporation des grands courants et d’auteurs de théâtre universel a été fort irrégulière, ne dépendant presque exclusivement que des initiatives particulières. Cela explique le nombre infini de traductions qui ont été représentées mais non publiées, les traductions « mutilées ou contaminées par la routine de la vie scénique catalane » et le manque de recueils d’oeuvres théâtrales complètes d’un grand nombre de grands auteurs.

Les oeuvres complètes de Molière : une nécessité

Dans les années 1930 a lieu un autre événement fort révélateur de l’importance qu’avait la figure du dramaturge français : la publication de ses oeuvres complètes – souvenons-nous qu’elles avaient été précédées par d’autres tentatives dans le même sens au début du siècle, la « Biblioteca Molière » et la « Col·lecció Teatral Molière », antérieures aux oeuvres complètes en espagnol, qui, elles, n’ont été publiées qu’en 1945 dans la traduction en prose de Julio Gómez de la Serna – dans une collection destinée à incorporer aux lettres catalanes des chefs-d’oeuvre des autres littératures. Il faut insister sur la reconnaissance que représentait pour un écrivain étranger le fait de disposer d’une édition complète de son oeuvre en catalan, qui ne pouvait s’expliquer que par sa condition de classique universel et par sa popularité dans le public.

Molière était à ce moment-là l’un des auteurs dramatiques les plus traduits et les plus représentés en Catalogne, mais alors que certaines de ses pièces avaient été traduites maintes fois, d’autres, quinze pour être précis, ne l’avaient jamais été. Comme toujours, dans les cas où le traducteur considère la pièce de théâtre comme une littérature dramatique et qu’il la traduit pour accomplir une fonction exclusivement textuelle, les oeuvres complètes ont été traduites à l’aide de critères de grande fidélité et davantage dans le but de servir les lecteurs que dans celui d’obtenir une efficacité scénique. En fait, il semblerait que ces traductions d’Alfons Maseras n’aient jamais été représentées avant l’éclat de la guerre civile en 1936.

La plupart des hommes de lettres ont manifesté le besoin de disposer dans leur propre langue d’une édition uniforme de tout le théâtre d’une figure, comme celle de Molière, fondamentale pour la civilisation occidentale, conscients que le développement d’une culture dépendait dans une grande mesure de l’assimilation de valeurs spirituelles venant d’ailleurs. Nombreux étaient ceux qui, comme Leandre Cervera, croyaient que, grâce à un certain nombre de collections populaires, les goûts collectifs s’étaient peu à peu éduqués, ce qui avait permis la réconciliation entre le peuple et les intellectuels, de sorte que, selon Cervera, dans les années 1930, lorsque la langue et la littérature catalane semblaient être sur le point d’atteindre la plénitude ou la maturité linguistique – après les siècles de répression où des circonstances extra-littéraires avaient rendu difficile le commerce des lettres – on avait finalement obtenu le climat propice à l’assimilation du patrimoine spirituel universel (Cervera 1930 : 1). Il est inutile de dire que cet événement éditorial a eu un important retentissement dans la presse qui l’a considéré comme un symptôme de normalité de la culture du pays. Ce fait a été à nouveau remarqué à Paris comme une preuve supplémentaire de l’admiration que l’on portait à Molière en Catalogne et de l’influence que la littérature française exerçait sur les intellectuels de l’époque.

À partir de la fin de la guerre, en 1939, la publication de livres en catalan a été interdite et tout au long des premières décennies de l’après-guerre la dictature franquiste a réprimé implacablement toute manifestation de notre culture. Celle-ci, comme affirme Feliu Formosa (Formosa 1986 : 21), a survécu dans des conditions d’une extrême dureté, les manifestations publiques dans notre langue ainsi que les représentations ou publications de pièces étant défendues, sauf en de rares exceptions, principalement des rééditions ou des éditions pour bibliophiles. Une fois achevée cette triste période de notre histoire celle de la guerre et de l’après-guerre, les traductions de Molière ont à nouveau proliféré et pendant les vingt dernières années elles n’ont pas cessé, signe que son oeuvre éveille un intérêt encore bien vivant dans la société catalane comme l’indique le projet de l’Institut del Teatre de Barcelona de reprendre la publication de ses oeuvres complètes.