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Instrumenta studiorum

1. J.F. Coakley, Robinson’s Paradigms and Exercises in Syriac Grammar. New York, Oxford University Press, 20025, viii-181 p.

Le syriaque est la plus importante langue du christianisme oriental ancien. Il n’est donc pas surprenant qu’étudiants, professeurs et chercheurs qui s’intéressent aux origines du christianisme et, en particulier, au développement du christianisme oriental désirent se familiariser avec cette langue. Ceux qui n’ont pas accès à des cours doivent donc se tourner vers des méthodes d’apprentissage ou vers des ouvrages qui les initieront au fonctionnement du syriaque et proposeront des exercices. C’est précisément ce que font les Paradigms and Exercises in Syriac Grammar de T.H. Robinson, un ouvrage publié pour la première fois en 1915. Malgré quatre éditions, dont la dernière remontait à 1962, son contenu avait très peu changé.

Pour cette cinquième édition, J.F. Coakley a conservé la structure de base des leçons, mais en a modifié le rythme. En l’occurrence, l’étude des verbes apparaît plus tôt. Les explications et la plupart des phrases à traduire dans les exercices ont également été révisées. Coakley affirme avoir résisté à la tentation d’insérer trop de détails dans la grammaire, ce qui, selon lui, irait à l’encontre du but premier du livre de Robinson, à savoir d’être une introduction simple et pratique au syriaque.

L’initiation à la langue se fait en vingt-neuf leçons, chacune se terminant par des exercices de version et de thème. Les principaux éléments de phonétique, de morphologie et de syntaxe sont abordés : l’écriture du syriaque, sa prononciation, les pronoms, les particules, la structure des phrases simples, les noms et les adjectifs (genres, nombres et états), les suffixes pronominaux, les prépositions, les verbes sous toutes leurs formes et leurs conjugaisons et, enfin, les nombres. Après les vingt-neuf leçons, on trouve quatre appendices : le premier sur la prononciation des beghadhkephath (six consonnes qui peuvent avoir une prononciation dure ou douce), le deuxième sur l’esṭrangelo et les points diacritiques, le troisième sur l’écriture orientale du syriaque (dite chaldéenne ou nestorienne) et le quatrième sur le calendrier syriaque. L’ouvrage se termine par un lexique syriaque-anglais et anglais-syriaque des mots de vocabulaire vus au fil des leçons.

Dans son ensemble, on peut dire que l’ouvrage atteint l’objectif qu’il s’est fixé, c’est-à-dire initier sommairement son lecteur au syriaque et aux principaux éléments de sa grammaire. Nous nous devons toutefois d’émettre quelques réserves et mises en garde. D’abord, le livre ne contient pas les corrigés des exercices qui concluent chacune des leçons. Celui qui fait assidûment ces exercices ne peut donc en aucun temps contrôler son travail et, par le fait même, vérifier s’il a bien compris l’exposé ou s’il est sur la bonne voie. Il est ainsi possible qu’il répète les mêmes erreurs d’une leçon à l’autre. De plus, la plupart des phrases syriaques que le lecteur doit traduire sont apparemment le fruit du travail de Coakley, selon ce que ce dernier affirme dans sa préface. Le résultat n’est pas toujours heureux et peut même paraître, à l’occasion, un peu boiteux. Coakley aurait eu tout avantage à tirer les exercices directement de la littérature syriaque[1]. De cette façon, le lecteur aurait eu le double avantage d’être confronté à des exemples réels de ce qui l’attend s’il désire poursuivre son étude de la langue, en plus d’être initié, si sommairement soit-il, aux produits de cette littérature.

La dernière mise en garde réside dans le choix de l’écriture et du système de vocalisation. Le syriaque qu’on trouve dans cet ouvrage est écrit en serṭo et est vocalisé selon le système des voyelles grecques développé par les occidentaux au huitième siècle. Ce choix peut avoir comme avantage de faciliter et même d’accélérer l’apprentissage du syriaque et si celui qui suit la méthode de Robinson le fait dans le but de travailler essentiellement avec la bible syriaque, cela peut suffire. Cependant, l’utilisation du serṭo et du système des voyelles grecques peut s’avérer un handicap pour celui qui s’intéresse davantage à la littérature syriaque proprement dite, en dehors du corpus biblique. La majorité des éditions syriaques de ces textes utilise en effet l’esṭrangelo et ne marque pas les voyelles[2]. Pour celui qui s’intéresse à cette littérature, apprendre le syriaque avec l’indication des voyelles est une béquille dont il peut parfois être difficile de se défaire.

Si la méthode atteint l’objectif général qu’elle se fixe, il n’en demeure pas moins qu’elle ne s’avérera pas nécessairement facile à suivre sans aide extérieure pour un vrai débutant, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est familier avec aucune langue sémitique. Il serait ainsi plus prudent de la recommander, avec les réserves que nous venons d’exprimer, à ceux qui ont déjà étudié, par exemple, l’arabe ou l’hébreu ou ceux qui sont familiers avec ces langues.

Eric Crégheur

2. Allan D. Fitzgerald, Marie-Anne Vannier, dir., Saint Augustin. La Méditerranée et l’Europe ive-xxie siècle. Préface par Serge Lancel. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Dictionnaires »), 2005, lii-1 489 p.

Vu le développement croissant des études augustiniennes, une telle encyclopédie devenait nécessaire, voire indispensable. Les étudiants du vingt et unième siècle ne peuvent que saluer avec joie cette édition, qui met à leur portée celui qui fut l’évêque d’Hippone de 395/396 à 430, Augustin.

Le présent ouvrage, fruit du travail de 140 spécialistes, est une traduction de l’édition anglaise Augustine Through the Ages : An Encyclopedia[3]. En plus de cette traduction, l’édition française est enrichie de plusieurs articles de la traduction italienne qui paraîtra bientôt : « Arendt », « augustinisme politique », « beauté », « connaissance », « Descartes », « désir », « éducation », etc. Deux articles de la traduction espagnole sont également intégrés : un sur l’« humilité », thème fondamental dans l’oeuvre d’Augustin, et un autre présentant « Ecdicia », une de ses correspondantes. De plus, nous trouvons l’article « coeur », si important dans la pensée d’Augustin lorsqu’il présente sa doctrine sur l’amour. Enfin, le lecteur bénéficie d’une mise à jour de la bibliographie des articles accessibles au public francophone et d’un cahier iconographique présentant les différents portraits d’Augustin au fil des âges.

Les chercheurs ont extrait le miel des ouvrages d’Augustin afin de nous présenter, d’une manière facilement accessible, la sève d’une pensée riche et savoureuse. Disposés en ordre alphabétique, les 465 articles de cette encyclopédie nous invitent à nous familiariser avec l’entourage proche de l’évêque d’Hippone, sa pensée et sa recherche de vérité. On ne néglige pas pour autant la prolifique et complexe influence qu’il exerça sur ceux qui l’ont suivi, ce qui donne une touche originale à l’ouvrage. Nous sommes donc sensibilisés à quatre principaux aspects.

Premièrement, nous rencontrons des articles présentant Augustin dans son milieu : membres de sa famille et lieux d’habitation, « Monique », « Patricius », « Adeodat », « Thagaste », « Madaure », « Carthage », « Rome », « Milan », etc. ; amis, disciples et proches collaborateurs, « Alypius », « Nébridius », « Ambroise », « Simplicianus », etc. ; adversaires, « Donat », « Pélage », « Arius », etc. On peut également inclure dans cette catégorie les personnages qui ont précédé notre évêque et qui ont influencé sa formation profane ou religieuse : « Cicéron », « Virgile », « Plotin », « Tyconius », « Irénée de Lyon », etc. Enfin, nous y trouvons des personnages bibliques et leur interprétation augustinienne : « Adam », « Abraham », la « Vierge Marie », etc.

Un deuxième groupe d’articles présente plusieurs écrits d’Augustin, parmi lesquels on trouve des oeuvres de sa jeunesse, les Soliloques, le Libre Arbitre, le De Magistro, et celles de sa maturité spirituelle, humaine et intellectuelle, les Confessions, le De Trinitate, la Cité de Dieu. Le commentaire des Écritures fait aussi partie de ses principales occupations : Sur les Psaumes, Sur saint Jean, Sur l’épître aux Galates, etc. Enfin, plusieurs écrits polémiques nous donnent le point de vue de l’évêque dans les controverses « arienne », « manichéenne », « donatiste », « pélagienne », etc.

La troisième catégorie nous familiarise avec les nombreux thèmes augustiniens : sa « vision de Dieu », le « Christ », la « Trinité », l’« Église », la « contemplation divine », le « salut », la « vie bienheureuse en Dieu », etc. ; et avec des courants de pensée : « aristotélisme », « néoplatonisme », « Académiciens », etc. D’une actualité étonnante, Augustin nous livre le secret de sa vie et de son expérience de foi en nous introduisant dans son fascinant univers. Nous découvrons également les influences du théologien africain dans l’histoire de la pensée chrétienne. Si certains théologiens n’ont fait que transmettre servilement les enseignements de leur maître, d’autres en ont abusé, allant jusqu’à les déformer à l’extrême, comme le « jansénisme ».

Enfin, plusieurs articles touchent à différents centres d’intérêt sur lesquels s’est exprimé Augustin : « l’histoire », « la musique », « l’archéologie », « les institutions ecclésiales », « la topographie », « la dialectique », etc.

Augustin d’Hippone, en son temps, a su ouvrir de nouveaux chemins et de nouvelles perspectives pour réfléchir sa foi et partager son expérience d’un Dieu qui, en Jésus Christ, prend le risque de marcher au pas de l’homme. Cette encyclopédie est un instrument de travail offrant l’occasion au grand public de sentir vibrer l’âme du croyant et du pasteur qu’a été Augustin, et nous donne le goût de le prendre comme compagnon dans notre quête de Dieu.

Lucian Dîncă

3. Wouter J. Hanegraaff, éd., en collaboration avec Antoine Faivre, Roelof van den Broek et Jean-Pierre Brach, Dictionary of Gnosis and Western Esotericism. 2 volumes, Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV, 2005, xxix-1 228 p., en pagination continue.

Nul ne saurait nier l’influence qu’ont exercée l’ésotérisme et la gnose, entendus au sens large de la quête d’une connaissance réservée, sur la construction de la culture occidentale depuis la Renaissance. Ce fait a depuis longtemps attiré l’attention des historiens et le vingtième siècle en particulier a vu paraître nombre d’études remarquables consacrées à ce phénomène. Mais pour rendre compte de ce champ éclaté et difficile à saisir, il manquait encore un instrument de travail qui aurait permis d’en prendre une vue d’ensemble et d’en présenter tous les aspects. C’est un tel outil que nous offrent Wouter J. Hanegraaff et ses collaborateurs. Deux forts volumes à la typographie serrée, sur deux colonnes, qui, au fil de leurs quelque 1 200 pages, regroupent 310 articles. Ceux-ci sont consacrés à des personnages, historiques, légendaires ou mythologiques, des mouvements, des artefacts (p. ex., les amulettes), des organisations, des thèmes (comme la réincarnation) ou des manifestations religieuses ou ésotériques plus ou moins diffuses (comme les « UFO traditions » ou les « New Age Movements »). Rédigés par 149 contributeurs, tous spécialistes de leur domaine, ces articles sont bien entendu de dimension variable, mais le fait qu’on s’en soit tenu à un nombre relativement restreint d’entrées a permis de consacrer à chacune un espace suffisant pour en traiter de manière correcte. On est donc loin des dictionnaires ou encyclopédies qui accumulent les notices passe-partout qui n’apprennent pas grand-chose au lecteur. Si la plupart des articles se limitent à un texte qui couvre parfois plusieurs colonnes et à une bibliographie, plusieurs d’entre eux comportent des sous-articles ou des subdivisions chronologiques ou thématiques qui en font de véritables petites monographies. Ainsi pour les articles suivants : alchimie ; astrologie ; gnosticisme ; Hermès Trismégiste ; littérature hermétique ; êtres intermédiaires ; influences juives (de l’Antiquité à la kabbale) ; magie ; musique ; néoplatonisme ; rosicrucianisme ; secret. D’autres articles, moins amples, présentent également leur matière en sections, comme ceux portant sur le néopaganisme, la théosophie chrétienne, Byzance ou Albert le Grand, pour ne citer que quelques exemples.

La simple énumération des matériaux que contient le nouveau dictionnaire ne saurait cependant rendre justice à la visée qui a présidé à sa réalisation. Les éditeurs ont en effet voulu faire beaucoup plus que de réunir des éléments plus ou moins disparates sous le parapluie gnostique ou ésotérique. Comme l’explique W.J. Hanegraaff dans l’introduction générale, l’ouvrage se propose de remettre en question des positions établies sur l’histoire de la culture et de la religion occidentales, et d’ouvrir de nouvelles voies à la recherche. Il y évoque le changement de perspective qui s’est opéré par rapport à l’ésotérisme et à son étude scientifique. Changement que traduisent l’évolution des conventions terminologiques et l’abandon d’étiquettes qui étaient autant de jugements de valeur, comme lorsqu’on opposait naguère hermétisme philosophique et hermétisme populaire. Ce que le dictionnaire veut montrer, c’est qu’ésotérisme, hermétisme et gnose font partie d’un système culturel plus large, que l’idéologie scientifique dominante peut chercher à marginaliser mais qu’elle ne réussira jamais à occulter totalement. Par la variété des sujets qu’il aborde, le dictionnaire illustre également la complexité des relations qu’ont entretenues, depuis la Renaissance et jusqu’au dix-huitième siècle, la philosophie naturelle, la cosmologie, la science et la religion, ainsi que les limites et l’échec de la thèse de la « sécularisation » selon laquelle toutes les manifestations relevant de l’ésotérisme au sens large ne seraient que des survivances destinées à être balayées par le rationalisme triomphant. Ce dictionnaire représente donc une synthèse des travaux remarquables consacrés depuis un demi-siècle à un domaine négligé, jusque dans le vingtième siècle avancé, pour des raisons de préjugés idéologiques. Ce faisant, les éditeurs s’en voudraient de donner l’impression qu’il existe une « vérité ésotérique » ou une « gnose universelle », car ce serait réifier et simplifier l’étonnante variété d’idées et de pratiques qui reflètent des contextes historiques toujours changeants et témoignent de la créativité de l’imagination religieuse.

Même s’ils ont voulu être le plus exhaustif possible dans leur approche, les éditeurs ont néanmoins imposé deux limites à leur entreprise : ils ont exclu les « gnoses » ou ésotérismes juifs et islamiques, et cela, pour des raisons pratiques et non théoriques, dans la mesure où les disciplines scientifiques qui s’intéressent aux mysticismes juifs ou islamiques se sont à ce point développées qu’ils demanderaient un traitement sui generis. Les réalités juives ou musulmanes ne sont pas pour autant absentes du dictionnaire, mais elles y sont intégrées dans la mesure où elles ont contribué à la construction de l’ésotérisme occidental. Nonobstant son titre et l’ampleur du domaine qu’il couvre, ceux qui s’intéressent au christianisme ancien et à l’Antiquité tardive auront intérêt à inscrire le Dictionary of Gnosis and Western Esotericism au nombre de leurs instruments de travail. On y trouve en effet quantité d’articles qui portent explicitement sur des sujets relevant de ces périodes et touchant tout aussi bien à l’histoire religieuse qu’à la philosophie. Soulignons aussi la qualité des bibliographies, qui distinguent, lorsque le sujet l’exige, les sources primaires et les études. Un index des « groupes et organisations » et un autre des noms de personnes permettront de tirer le meilleur parti de ce riche instrument de travail.

Paul-Hubert Poirier

Bible et histoire de l’exégèse

4. Mark J. Edwards, éd., Galatians, Ephesians, Philippians. Downers Grove (IL), InterVarsity Press (coll. « Ancient Christian Commentary on Scripture », New Testament, 8), 20052, xxvi-318 p.

Ce volume fait partie d’une collection qui a comme objectif de présenter au grand public un panorama de l’exégèse ancienne de la Bible. L’éditeur général de la série, Thomas C. Oden, la compare à un Talmud chrétien (p. xii), ce qui, à notre avis, est un peu boiteux. En fait, c’est beaucoup plus aux chaînes (catena) exégétiques qui enlignaient des extraits de commentaires d’auteurs différents sur chacun des versets d’un livre biblique qu’il faut la comparer. Dans le présent volume, ce sont trois épîtres pauliniennes qui sont présentées. Chaque verset est accompagné d’une ou plusieurs citations patristiques dans une traduction ou, lorsqu’une traduction existe déjà, dans une adaptation anglaise de Mark J. Edwards.

Un choix éditorial discutable de cette série, dans la mesure où nous avons affaire à des commentaires anciens, est celui d’avoir choisi la Revised Standard Version comme texte source de la Bible. Dans le contexte d’un ouvrage de vulgarisation, ce choix peut se justifier, puisqu’on veut que le lecteur reconnaisse le texte biblique qu’il est habitué à lire. Cela dit, les Origène, Marius Victorinus ou Cassiodore citaient les textes bibliques dans des recensions et des versions qui sont souvent en discordance avec la Revised Standard Version, ce qui force parfois le traducteur à passer le rabot sur le commentaire ancien afin de l’harmoniser avec la traduction moderne. Ce dernier en est conscient et l’exprime clairement et de façon pour le moins imagée dans son introduction : « A few of the Fathers’ eccentricities could not be imitated because they either had a different text or, if they wrote in Latin, relied on a translation that would not commend itself to the critical scholarship of our day […]. I have included many such comments, translating them in such a way to make sense of the author » (p. xxiv). On objectera toutefois à un tel jugement que l’approche historique des commentaires anciens devrait exiger qu’on suive le texte cité par l’auteur, tel qu’il l’avait sous les yeux, si nous voulons comprendre les idées théologiques des premiers siècles. Mais cette série ne se donne pas comme objectif de faire le bilan de l’histoire, elle cherche avant tout à faire lire des auteurs anciens à un public non spécialiste dans le but, certes, de les informer, mais avant tout de les édifier. Dans la mesure où le lecteur est conscient de ce choix et de l’objectif de la série, ce n’est peut-être plus un défaut. Ces auteurs chrétiens anciens cherchaient eux aussi à éduquer leur public et à fortifier leur foi au moyen d’homélies, de commentaires et d’oeuvres parfois plus systématiques qui sont justement celles qui sont traduites dans ce volume. Plutôt alors que d’harmoniser leur pensée avec les traductions modernes de la Bible, pourquoi ne pas les laisser parler, eux et la version de la Bible qu’ils avaient sous les yeux ? L’exercice serait-il alors moins édifiant pour les lecteurs modernes ?

Une fois ces mises en garde d’usage exprimées, il faut dire que le volume est bien fait et qu’il peut rendre service au public auquel il est destiné. Chacune des épîtres est divisée en sections que l’éditeur fait suivre d’un résumé et d’un bref exposé de l’idée principale. Suivent alors des extraits d’auteurs du deuxième au septième siècle qui servent à expliquer chacun des versets. Dans cette vaste mer qu’est la littérature chrétienne ancienne, l’éditeur a opéré un choix assez représentatif de citations qui tournent surtout autour de la christologie et de l’orthodoxie. Chaque extrait est accompagné, en note, de sa référence exacte dans une édition critique moderne ou à défaut, dans la patrologie de Migne. On ajoute aussi, en appendice, la référence au CETEDOC et au TLG. En d’autres mots, ceux qui lisent les langues anciennes sont clairement invités à consulter les versions originales. Des tableaux chronologiques, un lexique biographique des principaux auteurs, une bibliographie générale et des index complètent l’ensemble.

Serge Cazelais

5. David Penchansky, Twilight of the Gods : Polytheism in the Hebrew Bible. Louisville, Westminster John Knox Press, 2005, xii-108 p.

David Penchansky est un spécialiste de l’Ancien Testament, professeur à l’Université de St. Thomas à St. Paul au Minnesota[4]. Dans son dernier opuscule, Twilight of the Gods : Polytheism in the Hebrew Bible, il propose de démontrer comment plusieurs textes de la Bible peuvent être interprétés à l’intérieur d’un univers polythéiste. Selon lui, le monothéisme radical rencontré dans certains textes n’est qu’un des nombreux discours sur Dieu qui apparaissent dans la Bible juive. Ainsi, une lecture attentive de l’Ancien Testament démontre que Yahvé n’a pas toujours été conçu comme le Souverain universel de la théologie traditionnelle juive et chrétienne. Par conséquent, cette conception traditionnelle doit être nuancée.

L’ouvrage de Penchansky s’articule en deux parties, qui traitent respectivement des dieux et des déesses de la religion d’Israël. La première partie est divisée en cinq chapitres qui décrivent et analysent le panthéon d’Israël. L’A. présente d’abord le dieu Chemosh (chap. 1) et une force appelée miqreh (chap. 2). Ces deux puissances remettent en question le prétendu monothéisme juif. Par exemple, le concept de miqreh laisse supposer que certains événements arrivent par hasard, sans l’intervention des dieux. Ces événements ne dépendent donc pas de Yahvé, ce qui relativise le concept traditionnel du monothéisme juif. Au chapitre 3, l’A. s’attarde aux passages bibliques où il est question des « fils de Dieu » ou de la cour céleste. Il s’intéresse ainsi à Gn 6,1-4, à Jb 1-2, au Ps 89, à 1 R 22 et au passage à la première personne du pluriel rencontré en Gn 1,26. Ces passages présentent les membres de la cour céleste comme des entités divines indépendantes de Yahvé. Dans les chapitres 4 et 5, l’A. expose deux stratégies utilisées par certains auteurs bibliques pour détourner les fidèles des pratiques polythéistes. Ainsi, la formule « tu n’auras pas d’autres dieux face à moi » (Ex 20,3) assume l’existence des autres dieux, mais tente de valoriser Yahvé en les excluant de son culte (chap. 4). L’auteur du Deutéro-Isaïe préfère plutôt ridiculiser les pratiques polythéistes, en particulier les idoles qui ne sont pour lui que des statues fabriquées par les hommes : Yahvé est le seul Dieu et tous les autres dieux ne sont que des morceaux de bois (chap. 5). Il cherche donc à éradiquer la tendance à considérer Yahvé comme un dieu parmi les autres. Ces textes démontrent que les positions monothéistes coexistèrent avec les positions polythéistes tout au long de l’histoire d’Israël.

La seconde partie est séparée en trois chapitres, dans lesquels Penchansky aborde la question des parèdres de Yahvé. Au chapitre 6, il discute du poème de Pr 8,22-31, qui met en scène Hokmah (c’est-à-dire la Sagesse), déesse juive, fille de Yahvé et première créature à venir à l’existence. Cette figure joua d’ailleurs un rôle très important dans le judaïsme et le christianisme, ce qui démontre encore une fois que l’identité juive et chrétienne ne dépend pas d’une idéologie monothéiste stricte. Dans le chapitre suivant, il est question de Sion, qui serait une déesse cananéenne incorporée au culte de Yahvé avant l’exil. Finalement, l’A. examine quatre preuves archéologiques de l’existence de la conjointe de Yahvé en la figure d’Asherah. Il s’agit des tablettes de Ras Shamra, des inscriptions de Kuntillet Ajrud et de Khirbet el-Qom et des figurines cultuelles féminines découvertes dans les maisons juives sur l’ensemble du territoire de la Palestine à toutes les époques de l’histoire. L’A. conclut donc que la lecture monothéiste de l’histoire d’Israël doit être abandonnée.

Ce livre constitue une excellente introduction au problème de la représentation du divin à différentes époques de l’histoire juive. Sa principale qualité est d’illustrer l’extrême complexité de l’histoire des croyances juives, au sein desquelles la position monothéiste ne s’imposa que graduellement, au terme de débats, de confrontations et de réélaborations théologiques. Cet ouvrage nous introduit au coeur des réflexions fondamentales d’un peuple qui se questionnait sur l’identité de Dieu et sur la place qu’il occupait dans l’univers. En quelques pages, Penchansky nous permet ainsi d’entrer en contact avec un aspect central de la longue quête d’identité du peuple juif.

Steve Johnston

6. André Couture et François Vouga, La présence du royaume. Une nouvelle lecture de l’Évangile de Marc. Genève, Labor et Fides ; Montréal, Médiaspaul (coll. “Essais bibliques”, 36), 2005, 199 p.

“Nul ne met point non plus du vin nouveau dans de vieux vaisseaux” (Mk 2,22)[5]. This book is the fruit of years of careful thought and research undertaken by André Couture between the years 1967 and 1972. It was a time when two books by Albert Vanhoye on the Epistle to the Hebrews appeared and a time when structuralism flourished in Francophone literary criticism. In 1999, a fortuitous discussion took place between André Couture and François Vouga. It was decided that a revisiting of the 1972 text take place. This book is therefore the writing of François Vouga based on the text of André Couture. The aim is to present a single theological interpretation of the Gospel of Mark, beginning with as precise and simple a description as is possible of the form and content of its structure. The preamble, which largely considers changes occurring over time, is in sharp contrast to the reading of the Gospel that is characterized by simultaneous events. The shifts noted form part of the analysis and these must be accounted for.

The first hypothesis is concerned with structure and orality : there is a certain orality determining the structure of the Gospel. It is not explicitly obvious ; it progresses without paratext — preface, chapter titles, narrator interpretative comments, etc. The description of the structure is therefore left to the reader and open to interpretation. What is noted is the reinforcement of catch words, inclusions, doublets, parallelisms, and symmetrical effects that give order to the work. Couture formulates the assumption that these were deliberately placed in the text to guide the reader. By considering the formal structure of the book and the rhetoric into which it fits, it seems the text was meant to be read aloud. The literary devices noted above then, were not visual, but auditory reference markers. They were for recollection, considered to evoke reflection in the listener. This is also why these auditory paths are not always apparent, until one takes the time to listen to the text. The study therefore presents the evidentiary guides for reading. The work is less haphazard than it appears at first sight, where the discovery of the structure of the Gospel is in the details. The organization of the text reveals in effect a concise process recorded in the text and where it is a matter for the interpreter to find. In addition, it is possible to ascertain the value of the structure that is detailed of the hypotheses and the economy of the explanations that this structure permits. Couture does not intend to reject this assumption, even if it no longer appears as a founding methodology necessary to the reading he is proposing. He continues to suppose that, according to ancient practice attested in the New Testament, “Je vous conjure par le Seigneur de faire lire cette lettre devant tous les saints frères” (1 Th 5,27), the Gospel was written more for Community or public reading than for private use. He considers the formal indicators that permit renewal, and to a certain extent, direct interpretation. This aids in dedicating some attention to textual phenomena that recent history judged as unimportant.

At the same time, scholars are obliged to furtively reconsider interpretive traditions that were essential, as if they were simple facts : 1) Whereas there is a relative exegetic consensus on the centrality of Christology, it appears that the structure of the Gospel displays a reflection on the understanding of God and the human condition. In this sense, the person of Jesus plays a double role of revelator through his teachings and exemplar through his behaviour. 2) The silence motif prescribes a therapeutic activity of Jesus and, later, connections to the confession of Peter are understood as being a corrective Christological measure. These would be the expression of the refusal of a theology of glory in the name of a Pauline theologia crucis, “Paul, apôtre de Jésus-Christ par la vocation et la volonté de Dieu” (1 Co 1,18-3,4). The formal structure sets up another order of speech that aims at diverting the attention from the person of Jesus to highlight the transformations carried out by the power of the Good News. 3) Even recent narrative studies paint with the same brush the various figures that surround Jesus, as disciples lacking in faith and understanding. However, from the first chapter, Mark carefully makes quite a visible distinction between the Three, the Four, the Twelve, the disciples, and the apostles. 4) While the particular literary development and quantitative importance of the accounts of exorcisms in Mark are significant, it should be noted that this collection is received tradition. The author would have preserved this material as one would, inherited antiques, the more important teachings beginning with parables and the first announcement of the Passion. Couture and Vouga want to show that the accounts of exorcisms occupy an essential place in the structure of Mark and that they express in a precise way the understanding that the Gospel transmits of salvation.

The second hypothesis deals with the literary character of the Gospel. Couture and Vouga highlight a double phenomenon. First, with regard to the traditional debate on the change from oral to written, they defer to the work of Vansina, where he articulates what is meant by “oral tradition” : transmission by the followers of Jesus, by people who heard him or who heard others speak of him, of anecdotes, reflections, occasional remarks, various facts or aphorisms — could take either oral or written form.

Seemingly inconsequential happenings obey laws of conservation, communication, and development that do not change appreciably, even if someone begins to make a collection. Therefore internal links are formed whose elements are added to one another by the proximity of a set of themes, catch words, by formal analogy or by simple assonances. Recent work on the Q source or the Gospel of Thomas shows that a collection, to be strictly accurate, does not give context to the elements it gathers. The internal relationships indeed limit themselves “comme des relations de voisinage”.

The decisive transformation takes place on the other hand when an individual leaves a subjective imprint upon an account or a continuous discourse. What is found then is a unique structure in one argument or in a scheme framed by a beginning and an end. Contrary to a collection, which is by definition always unfinished and may be indefinitely “supplemented”, a literary work thus defined is characterized as a whole by the structure of its form and that of its contents. It corresponds to an architecture, visible by the reader and clearly describable, which confers on each part, its direction and its function in the whole. The material it integrates takes a new significance by its nature in an order that determines its reading. But a structure does not only incorporate, it also excludes. It is difficult to ignore that Mark contains only a limited number of words and parables of Jesus. The Gospel is not exactly a catalogue or a collection, whose object is to be complete. For it is the literary license of an author neither to record everything he thinks nor to quote all that he knows, because flexibility in selection has as the immediate consequence of weakening the form.

Two literary corpora attest in the New Testament the appearance of the author of a literary work. The first is that of the Pauline letters : in the second letter to the Corinthians, the apostle accounts for why he decides to reveal his understanding of the Good News by letter than to have to go personally to Corinth to explain (2 Co 1,15-2,11). The reflection he proposes is interesting ; it shows that the literary formulation has the double advantage of avoiding interference between the transmission of the Gospel and the psychological problems which may manifest themselves in his relations with the community. In addition, it fixes the truth of apostolic preaching and releases it from social control and the systems of interaction to which oral transmission is subjected. The second literary corpus attesting the appearance of an author is the Gospel of Mark that takes the highly individual and anarchistic initiative to format the tradition of the literary Jesus. Couture and Vouga notice in these two literary works of Christianity that a common distance is maintained when compared with the human traditions — “Car enfin est-ce des hommes ou de Dieu que je désire maintenant être approuvé ? Ou ai-je pour but de plaire aux hommes ? Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. Je vous déclare donc, mes frères, que l’Évangile que je vous ai prêché n’a rien de l’homme ; parce que je ne l’ai point reçu ni appris d’aucun homme, mais par la révélation de Jésus-Christ” (Gal 1,10-12 ; cf. Mk 7,1-23) — and that use of the technical term Good News is made to indicate a message related to materialization, to literary freedom, and to the maintenance of responsibility for the personal subject.

The aim of Couture and Vouga is to reveal a structure that would have been consciously worked out through a theological thought. The examples cited are too systematic to be the product of chance. At the very least, these seem to be the result of conscientious work on the part of the author. To reveal the structure of a text is to think that it was organized in a manner that builds a thought, an idea, a theology. In the absence of paratext, there will always be the risk of resorting to a structure whose traces can only be revealed from the text itself ; that is to say, this work involves interpretation. To advance the idea that a text such as Mark follows a defined structure and is not the result of a random selection of events more or less interdependent may appear quite bold. The existence of a form echoes the existence of a true theology, and it is because there is a theological thought, there is also the possibility of organizing the episodes in a consistent manner.

Couture and Vouga then present a thorough study of the structure of the Gospel of Mark. They identify five sections, each one with an organic structure, thematic isotopes, which are connected to one another. These sections are : 1) Mk 1,1-15, presentation of the Good News as baptism by the Holy Spirit and as power to transform the people ; 2) Mk 1,16-6,13, the foundation of a new community, by the call of the disciples, and of the Twelve, and by sending the apostles, founded on the authority of preaching, the healing action of exorcisms and the cures, and the explanation of the parables ; 3) Mk 6,14-8,30, the offer of the word of Jesus, his call to conversion, at the sight and the understanding of faith as in the feeding of the loaves to the multitudes given to people of Israel and then to the nations ; 4) Mk 8,31-13,37, the call to give up his life, to trust God and to be on watch, founded on the voice of the Father, access to the Temple given as a place of universal prayer and on the vision of the arrival of the Son of Man ; 5) Mk 14,1-16,8, confirmation of the truth of the Good News by Jesus’ decision to give up his life as a gift, the Passion and death, and by the revelation of his faithfulness to “think” of God.

From the point of view of the structure of the form, Couture and Vouga make the following observations : a) each section is bordered by a framework made up of two parallel elements ; b) each one is built symmetrically around a central axis ; c) two sections (the second, Mk 1,16-6,13, and the fourth, Mk 8,31-13,37) are themselves made up of several booklet, each one of the latter being in its turn delimited by a formal framework and built symmetrically around its centre.

Concerning the structure of the contents, they notice that the reinforcement is composed by the framework and the central axis of each part, section or booklet, exposes the principal topic, developed or supplemented in counterpoint by the elements which it includes in its construction.

In conclusion, the structure of the Gospel of Mark that Couture and Vouga are proposing is not of a narrative but of a discursive nature. They claim that the Gospel is built on a system of correspondences : 1) the centre (Mk 6,14-8,30) redefines the purity, and thus at the same time the possible and desirable relation of the person with God and the relationship of the subject to himself, an existential attitude of faith based on the Bread offered to each one, both to Israel and to the nations ; 2) the foundation of the new community, related to and founded by the healing activity and liberation preaching of Jesus (Mk 1,16-6,13), corresponds to the call to hear the word of Jesus, to place with God its confidence and to render its life to receive it (Mk 8,31-13,37) ; 3) the presentation of the Good News (Mk 1,1-15) corresponds to its existential proof in the Passion of Jesus and the proclamation of his resurrection (Mk 14,1-16,8).

This book is very readable and easy to follow. The arguments are well thought and presented. The research of Couture and Vouga is first-rate and this book ought to be a companion book to the Sacra Pagina volume on Mark by Donahue and Harrington for all serious Mark scholars.

Jonathan I. von Kodar

7. Jacques Schlosser, éd., The Catholic Epistles and the Tradition. Louvain, University Press, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 176), 2004, xxiv-569 p.

Ce volume regroupe vingt-cinq contributions présentées au 52e Colloquium Biblicum Lovaniense qui s’est tenu du 23 au 25 juillet 2003 et dont le thème était les épîtres catholiques et la tradition. Comme l’explique le président du colloque et éditeur des actes, le prof. Jacques Schlosser de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, il a été convenu de retenir le septénaire traditionnel des épîtres catholiques, soit Jacques, 1 Pierre, Jude, 2 Pierre et les trois lettres johanniques, même si celles-ci peuvent difficilement être abordées sans lien avec le Quatrième Évangile. Ce qui explique sans doute que trois communications seulement portent sur 1 Jn (et aucune sur 2-3 Jn), alors que Jc et 1 P mobilisent près de 70 % de l’ensemble des textes. Cela dit, le colloque a produit un ouvrage d’une grande richesse sur une partie du Nouveau Testament qui fait quelquefois figure de parent pauvre. L’introduction de J. Schlosser permet d’ailleurs de se faire très vite une idée du contenu du volume. Il y précise la perspective adoptée pour le colloque, soit « de laisser quelque peu dans l’ombre les particularités rhétoriques et les aspects sociaux, abondamment traités dans la recherche de ces dernières décennies au moins pour telle ou telle lettre et de privilégier le phénomène de la tradition » (p. xiii), entendue à la fois comme « un objet, un processus et l’action d’un sujet ».

Deux contributions portent sur l’ensemble de la collection. La première est l’adresse présidentielle de Jacques Schlosser, intitulée « Le corpus des épîtres catholiques ». Se basant sur les renseignements fournis par les manuscrits et par la littérature patristique, il esquisse dans un premier temps l’histoire de la constitution du corpus en présentant des travaux récents favorisant une fixation de celui-ci plus ancienne qu’on ne le pense habituellement. Il se peut, écrit-il, que « les débats qui se font jour dans la tradition à partir de la deuxième moitié du 2e siècle à propos de la canonicité de tel ou tel écrit du groupe des catholiques soient effectivement à comprendre comme une réaction devant ce qui existait déjà » (p. 17). Abordant ensuite la question de l’homogénéité du corpus, Schlosser note que « dans le corpus des épîtres catholiques des traits analogues et des accents similaires se laissent découvrir », qui constituent « une sorte de réseau » (p. 21-22). Ces textes insistent en effet sur l’importance des origines et sur la tradition, ses garants, ses formes et ses contenus. La contribution de Robert W. Wall, « A Unifying Theology of the Catholic Epistles. A Canonical Approach », insiste, elle aussi, sur les liens entre les textes et sur la façon dont ils furent lus comme une collection « whose seven books are integral parts of a coherent theological whole » (p. 43). Considérant que Jc constitue la préface ou le frontispice de la collection, Wall propose de restituer la « grammaire » qui régit son organisation et dont il énumère les thèmes majeurs, « the constitutive predicates of a unifying theology of the C(atholic) E(pistles) collection, which are introduced and logically rendered by Ja(me)s as the framework for a distinctive articulation of the Christian faith » (p. 61).

Neuf communications ont porté sur l’Épître de Jacques. La première est celle de Richard J. Bauckham, « The Wisdom of James and the Wisdom of Jesus », qui affirme d’emblée que la situation épistolaire de Jc apparaît comme tout à fait plausible et qu’il n’y a pas de raison « to consider the epistolary situation fictional or the work to be pseudepigraphal » (p. 75). La thèse que développe Bauckham est que « as a disciple of Jesus, James was deeply informed by the teaching of his master and made it his own, but, as a wisdom teacher in his own right, he re-expressed it and developed it as his own teaching, both profoundly and broadly indebted to Jesus’ teaching and also at the same time characteristically his own » (p. 78). Dans « The Reception of the Jesus Tradition in James », John S. Kloppenborg trace un panorama de la recherche du siècle dernier sur les relations de Jc au matériau des dits de Jésus. La distance que l’on observe entre Jc et les paroles de Jésus s’expliquerait par le recours à la paraphrase et au procédé de l’aemulatio, de l’imitation. Jc ne dépendrait pas d’une tradition orale, mais de dits de la source Q. Wiard Popkes, dans « Traditionen und Traditionenbrüche im Jakobusbrief » (traditions et ruptures de traditions dans Jc), montre l’enracinement traditionnel de Jc, en particulier dans la tradition sapientielle juive et dans la « Jesus-Tradition ». Ce faisant, l’auteur de Jc, soucieux de communiquer, se situe d’une façon dynamique face aux traditions dont il dispose et dont il se sert pour répondre aux besoins de sa communauté. Dans « Der Jakobusbrief im frühchristlichen Kontext » (Jc dans le contexte du christianisme primitif), Mathias Konradt offre des réflexions sur les relations de Jc avec la tradition relative à Jésus, la tradition paulinienne et la Prima Petri. Benedict T. Viviano s’est arrêté, pour sa part, à « la loi parfaite de liberté : Jacques 1,25 et la loi ». Pour l’A., Jc « provient du cercle laissé derrière lui par Jacques après son martyre, à savoir de l’école de Matthieu, localisée probablement quelque part dans le sud de la Syrie ou dans le nord de la Palestine (Césarée maritime ?), et datée entre 80 et 95 après J.-C. » (p. 226). Par son attachement à Jacques et à la loi mosaïque, elle serait « une réponse au paulinisme populaire, c’est-à-dire à une manière populaire d’entendre et de recevoir l’Évangile paulinien » (ibid.). Pierre Keith examine « la citation de Lv 19,18b en Jc 2,1-13 », sur l’amour du prochain comme soi-même, citation présente ailleurs dans le Nouveau Testament. Pour Jc, le commandement de l’amour doit aller de soi avec l’ensemble du décalogue. Les autres contributions sur Jc sont plus brèves. Ce sont celles de Pierre-Antoine Bernheim, « La mort de Jacques, l’Épître de Jacques et la dénonciation des riches » ; de Corrado Marucci, « Sprachliche Merkmale des Jakobusbriefes » (caractéristiques lexicales et rhétoriques de Jc) ; et de Jonathan P. Yates, « The Reception of the Epistle of James in the Latin West : Did Athanasius play a role ? », question à laquelle il répond par l’affirmative.

La première des six contributions portant sur 1 P est celle de Reinhard Feldmeier sur « Seelenheil : Überlegungen zur Soteriologie und Anthropologie des 1. Petrusbriefes » (salut de l’âme : réflexions sur la sotériologie et l’anthropologie de 1 P). L’A. y examine le concept d’âme (ψυχή) de 1 P et l’idée de renaissance comme victoire sur ce qui est passager. Dans « la christologie de la Première de Pierre », François Vouga montre que cette christologie « élabore une interprétation de la destinée de Jésus de Nazareth qui part de l’événement historique de la manifestation pascale et qui le place au centre de l’histoire du salut » (p. 324) pour donner sens à l’existence des croyants. La contribution d’Enrico Norelli, intitulée « Au sujet de la première réception de 1 Pierre. Trois exemples », porte sur l’utilisation de 1 P par la Prima Clementis (« les contacts entre 1 Cl et 1 P ne suffisent pas pour admettre que le premier puise dans le deuxième », p. 334), la réception de 1 P dans la lettre de Polycarpe de Smyrne aux Philippiens (celle-ci reprend essentiellement les énoncés d’ordre parénétique de 1 P, mais les retranche de la situation eschatologique qui les fondait), et 1 P dans l’Adversus haereses d’Irénée de Lyon (le premier auteur à citer 1 P en l’attribuant à l’apôtre Pierre). Stephen Ayodeji Fagbemi s’interroge sur « the identity of the “elect” in 1 Peter, its “present” significance and implications for believers », thème central dans l’épître, alors que Fika J. van Rensburg fait porter son enquête sur « the Old Testament in the salvific metaphors in 1 Peter ». La communication de Dominic Rudman, « 1 Peter 3-4 and the Baptism of Chaos », porte sur le fameux et énigmatique passage concernant la prédication aux esprits emprisonnés et aux morts (1 P 3,19-4,6).

Étant donné leur dépendance littéraire, 2 P et Jude sont traités ensemble. Cinq contributions leur sont consacrées. Dans la première, Peter H. Davids étudie « the use of Second Temple traditions in 1 and 2 Peter and Jude ». Une des conclusions auxquelles il arrive est que, si Jude avait bien accès à des manuscrits bibliques, il ne cite pas directement des Écritures juives mais plutôt « Second Temple narrative traditions, which we know from a variety of Second Temple literature, which literature they may or may not have known directly » (p. 431), dont 1 Hénoch. Rudolph Hoppe traite de la transformation de la foi en la parousie, entre 1 Th et 2 P, sujet qui, avec le passage du temps, devenait de plus en plus objet de discussions et de polémiques dans les communautés chrétiennes, comme en témoigne 2 P. Lauri Thurén aborde une autre question disputée, à savoir « the relationship between 2 Peter and Jude : a classical problem resolved ? » Il passe brièvement en revue les quatre solutions possibles : une source commune, un même auteur, la dépendance de Jude par rapport à 2 P, ou de 2 P par rapport à Jude, pour retenir la dernière, soit la priorité de Jude. Dans « Knowledge of our Lord Jesus Christ. Echoes of Paul in 2 Peter », Veronica Koperski examine plusieurs passages dans lesquels on peut discerner des allusions intentionnelles aux lettres pauliniennes. La communication de Michel Trimaille (« Le “De Sera…” de Plutarque et la patience de Dieu en 2 P 3 ») est la seule à sortir du corpus biblique en direction de la littérature antique : l’auteur de 2 P « adopte le langage de la lenteur (βραδ…), très fréquent chez Plutarque et dont les lxx ne font qu’un usage très parcimonieux, et dans des contextes très différents, et il le combine avec le thème de la μακροθυμία, ignoré de Plutarque, mais fréquent dans la tradition juive » (p. 481).

Trois articles sur la Prima Johannis ferment le recueil. Michèle Morgen, qui a consacré à cette épître un commentaire récent[6], traite de « la mort expiatoire d’après 1 Jean » à travers les deux occurrences de ἱλασμός dans l’écrit (2,2 et 4,10). Hansjörg Schmid s’intéresse au maniement rhétorique de l’argument de tradition dans 1 Jn (« Tradition als Strategie. Zur Pragmatik des Traditionsarguments im 1. Johannesbrief »). La dernière contribution de l’ouvrage, signée par Stephan Witetschek, traite de la question des adversaires dans 1 Jn en relation avec la représentation de Judas dans le Quatrième Évangile (« Pappkameraden ? Die Auseinandersetzung mit den “Gegnern” im 1. Johannesbrief und die Darstellung des Judas im Johannesevangelium »). Les adversaires de 1 Jn trouvent leur pendant dans le Judas de Jn (cf. Jn 6,60-71 et 1 Jn 2,18-27 ; 4,1-6), les deux faisant figure de « Pappkameraden », de cibles pour stigmatiser des comportements de trahison, une fausse christologie ou un mauvais usage des richesses.

Notre présentation est loin de rendre justice à la richesse de cet ouvrage et à sa contribution à la connaissance des Épîtres catholiques. Tous ceux qui s’intéressent à ces textes ou veulent les étudier gagneront à le fréquenter. Comme il est habituel pour la collection où l’ouvrage prend place, des index permettront d’en tirer le meilleur profit.

Paul-Hubert Poirier

8. Gilbert Van Belle, Jan Gabriël van der Watt et Petrus Maritz, éd., Theology and Christology in the Fourth Gospel. Essays by the Members of the SNTS Johannine Writings Seminar. Louvain, University Press, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 184), 2005, xii-561 p.

Ce volume regroupe vingt-deux communications qui furent présentées, de 1999 à 2003, dans le cadre du séminaire sur les écrits johanniques de la Société des études du Nouveau Testament (Societas Novi Testamenti Studiorum), respectivement à Pretoria (1999), Tel Aviv (2000), Montréal (2001), Durham (2002) et Bonn (2003). Les articles se présentent par ordre alphabétique et couvrent une grande variété d’aspects de l’Évangile selon Jean et des lettres johanniques, surtout en relation avec la christologie : le paraclet et l’esprit de vérité ; Jésus et la loi ; la signification de l’Ancien Testament dans le Quatrième Évangile ; le fils de l’homme johannique ; 1 Jn et les écrits de Nag Hammadi ; les Juifs dans Jn ; le gnosticisme séthien et le christianisme johannique. Les copieux index qui terminent l’ouvrage permettront d’en exploiter toute la richesse, notamment en ce qui concerne les écrits de Nag Hammadi, au sein desquels la Prôtennoia trimorphe (XIII, 1) occupe la première place[7].

Paul-Hubert Poirier

9. Christoph Heil et Joseph Verheyden, éd., The Sayings Gospel Q. Collected Essays by James M. Robinson. Louvain, University Press, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 189), 2005, xvii-937 p.

James M. Robinson, professeur émérite de la Claremont Graduate University (Californie) a eu — et continue d’avoir — une étonnante activité scientifique, marquée par la publication de quelque 250 titres d’ouvrages, d’articles ou de contributions à des collectifs. Depuis le début de sa carrière universitaire, entreprise après l’obtention d’un doctorat à l’Université de Bâle, en 1959, sous la direction de Karl Barth, le prof. Robinson a aussi été amené à s’occuper de gros « dossiers », la publication des manuscrits coptes de Nag Hammadi, l’inventaire et la photographie des manuscrits manichéens de Medinet Madi, les textes de la mer Morte et la source des Dits ou Paroles de Jésus (Source Q[uelle]). Le présent ouvrage a précisément pour objectif de rassembler tout ce que James Robinson a publié sur ce qu’il appelle — l’expression est difficilement traduisible en français — le Sayings Gospel Q, l’« Évangile de Paroles de la source Q ». Il s’agit de 36 articles, originellement publiés de 1964 à 2005, flanqués d’un prologue (une « Theological Autobiography » rédigée en 1998) et d’un épilogue (« What Jesus had to say », un texte de 2002). Plusieurs de ces articles sont bien connus et sont même devenus des classiques, comme « ΛΟΓΟΙ ΣΟΦΩΝ : On the Gattung of Q », « The Hodayot Formula in Prayers and Hymns of Early Christianity » ou « The Son of Man in the Sayings Gospel Q ». D’autres articles concernent différents aspects de la source Q, comme la dimension sapientielle, la figure de Jésus ou l’histoire rédactionnelle de la source Q. Deux contributions portent sur l’hypothèse cynique mise de l’avant, entre autres, par Burton Mack. Les sept derniers textes, dont quatre ont été rédigés avec Christoph Heil, portent sur Q 12,27 (« Apprenez comment croissent les lis : ils ne peinent ni ne filent. Alors je vous dis : Même Salomon dans toute sa gloire n’a pas été revêtu comme l’un d’eux », trad. F. Amsler), ou plutôt sur une variante du codex sinaiticus (première main, א*) et du P. Oxy. 655 (dont une reproduction orne fort à propos la jaquette du livre), qui liraient οὐ ξαίνει (« [comment les lis] ne cardent pas ») au lieu de αὐξάνει (« [comment] ils croissent »). Le recueil se termine par un index des noms d’auteurs, des textes bibliques et des autres textes anciens. L’importance de la source Q pour l’histoire de la tradition évangélique et pour celle des origines chrétiennes ne fait plus de doute. Coéditeur, avec Paul Hoffmann et John S. Kloppenborg, de l’édition critique de Q, parue en 2000 (Philadelphie, Fortress Press ; Louvain, Peeters), le prof. Robinson a puissamment contribué au renouveau d’intérêt pour le Sayings Gospel, comme on pourra le constater en parcourant l’ouvrage.

Paul-Hubert Poirier

10. Michèle Morgen, Les épîtres de Jean. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Commentaire biblique : Nouveau Testament », 19), 2005, 264 p.

Troisième ouvrage à paraître dans le nouveau « Commentaire biblique » des Éditions du Cerf, celui que Michèle Morgen, professeur d’exégèse du Nouveau Testament à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, consacre aux lettres johanniques suit le modèle mis en place par le commentaire de Marc de Camille Focant[8]. On y trouvera donc, pour chacune des péricopes ou sections commentées, une « traduction de travail » littérale suivie de notes de critique textuelle, une bibliographie, le commentaire proprement dit, sous le titre d’« Interprétation », et des « Notes » distribuées selon les versets du texte biblique. La partie « Interprétation » ne propose pas un commentaire analytique du texte, verset par verset, mais plutôt une vue d’ensemble destinée à mettre en lumière la dynamique du passage, son architecture, le lien des éléments les uns avec les autres et les thèmes. Dans le présent volume, une introduction générale porte à la fois sur le corpus des trois épîtres johanniques et, de façon plus spécifique, sur la première d’entre elles. Mme Morgen y aborde les points suivants : 1) le genre des « épîtres » johanniques (2-3 Jn étant plus proches du genre épistolaire que 1 Jn) ; 2) la question de l’auteur (posée dans le cadre de l’hypothèse de R. Brown, sans toutefois retenir le nombre d’étapes proposé par lui) ; 3) le mode de composition et d’écriture (situé à la fin du premier ou au début du second siècle de notre ère et exploitant un matériau de base, essentiellement kérygmatique, catéchétique et confessant) ; 4) les rapports de 1 Jn et de Jn (1 Jn ne peut être considéré systématiquement comme une relecture de Jn) ; 5) l’occasion et le but des épîtres : des écrits polémiques ? (leur lecture pour elles-mêmes « révèle une argumentation organisée non seulement en fonction d’une polémique ou d’une intention correctrice de la déviance, mais dans le souci d’un propos kérygmatique commenté et explicité au fur et à mesure du déploiement de l’exposé ») ; 6) la question des sources (qui ne se pose plus vraiment à propos des épîtres de Jean, car l’importance est de découvrir « la stratégie interprétative » de l’auteur qui procède « par mode de commentaire exégétique ») ; 7) la structure de la Première épître de Jean (dont l’articulation tourne autour du syntagme ou du théologoumène « demeurer en ») ; 8) la transmission du texte (tradition moins riche que celle des Évangiles ou de Paul, en partie à cause de « la faible fréquentation de la lecture de ces textes, tant dans le domaine privé que dans la liturgie ») ; 9) les témoignages patristiques et la canonicité des épîtres johanniques (indices d’utilisation à partir de 150-160 et véritables citations explicites de 1 Jn à partir de 180, la situation étant moins claire pour 2-3 Jn) ; 10) la visée théologique des lettres (« l’auteur de 1 Jn mène un combat pour défendre la justesse de l’énoncé croyant et s’attache à démontrer les fondements du kérygme johannique dans un exposé relativement bien structuré »). Les introductions à 2 et 3 Jn, très brèves, se contentent d’aborder les aspects qui leur sont spécifiques et qui n’ont pas été traités dans l’introduction générale. Si l’on considère l’ampleur de la bibliographie portant sur les épîtres johanniques et le nombre de commentaires anciens et récents qui leur ont été consacrés, on reconnaîtra que Michèle Morgen a réussi le tour de force d’en rédiger un qui soit à la fois bien informé des problèmes et de la recherche courante, et qui aille à l’essentiel pour le bénéfice du lecteur. Elle a su également mettre en lumière les enjeux ecclésiaux et théologiques qui traversent ces textes ainsi que l’originalité et la force de leur message.

Paul-Hubert Poirier

Jésus et les origines chrétiennes

11. Vie de Jésus. Extraits des quatre Évangiles. Choisis et présentés par François Bonfils. Paris, Les Éditions du Cerf, E.J.L. (coll. « Librio », série « Spiritualité », 686), 2005, 95 p.

Par cette anthologie personnelle des Évangiles, François Bonfils, professeur agrégé de littérature comparée à l’Université de Toulouse-Le Mirail, cherche à offrir au grand public un ouvrage pédagogique devant simplifier l’accès aux récits fondateurs du christianisme. Souscrivant aux limites matérielles de la collection « Librio » (dont les publications ne dépassent guère une centaine de pages), Bonfils place son oeuvre dans le prolongement d’une entreprise ancienne, commencée avec Tatien et poursuivie jusqu’à nos jours : celle d’offrir en un seul livre une vie de Jésus.

Le corpus des passages choisis, tirés exclusivement des quatre Évangiles canoniques, suit une progression diachronique articulée autour de quatre phases de la vie de Jésus : enfance, vie publique, passion et résurrection. On y trouve soixante et un passages de Matthieu, trente-cinq de Luc, vingt-six de Jean et dix-huit de Marc. La sélection des passages, qui sont donnés dans la traduction de l’édition T.O.B. (1973), est faite en fonction des goûts, mais également des objectifs du professeur Bonfils, ces derniers étant expliqués dans la préface du recueil. L’intérêt de cette anthologie évangélique n’est pas d’ordre historique, mais spirituel. En effet, Bonfils reconnaît ne pas chercher à résoudre les contradictions éventuelles opposant la foi à l’histoire. Son désir est plutôt d’aider à l’intelligence des références culturelles liées au christianisme grâce à un contact avec cette pierre de touche de l’édifice conceptuel chrétien qu’est Jésus et aussi de faire naître un intérêt pour la lecture du « grand code universel » que constituent les textes bibliques. Toutefois, à travers les lignes de la préface transparaît un certain prosélytisme, modéré certes, mais qui engendre une argumentation parfois douteuse. Ainsi, Bonfils s’efforce de faire valoir l’importance de Jésus Christ en arguant qu’il donne aujourd’hui une « raison de vivre » à plus d’un milliard d’êtres humains. En outre, il emploie un spécieux argument psychologique dans le but d’accroître la crédibilité du témoignage de la résurrection : celui-ci serait plus « fort » puisque les témoins (c’est-à-dire les apôtres), qui ont toujours soutenu avec force la véracité de la résurrection, avaient d’abord abandonné Jésus par lâcheté.

En somme, malgré ces réserves, l’entreprise de Bonfils de rendre les Évangiles plus accessibles et donc plus intéressants pour un public de plus en plus éloigné des institutions chrétiennes et de son enseignement est louable et même réussie.

Jean-François Létourneau

12. Larry W. Hurtado, Lord Jesus Christ. Devotion to Jesus in Earliest Christianity. Grand Rapids (MI), Cambridge (U.K.), William B. Eerdmans Publishing Co., 2003, xxii-746 p.

Bien connu pour ses travaux sur les origines chrétiennes, les Évangiles et la christologie naissante, le prof. Larry Hurtado, maintenant à l’Université d’Édimbourg (Écosse), nous offre dans ce gros volume la synthèse de ses recherches et de ses publications antérieures consacrées au culte rendu à Jésus dans les premières communautés chrétiennes, plus précisément de 50 (premières lettres de Paul) à 170 (juste avant Irénée de Lyon). Même s’il est difficile de séparer les deux phénomènes, cet ouvrage ne propose pas une histoire de la première christologie, mais plutôt celle de la dévotion à Jésus, c’est-à-dire de la place unique accordée à celui-ci, en tant que Seigneur et Christ, dès les plus anciens témoignages écrits. Ce dont Hurtado veut rendre compte, d’un point de vue historique, c’est la « centralité » de la figure de Jésus dans les pratiques dévotionnelles et cultuelles de ses premiers disciples et des plus anciennes communautés chrétiennes. Hurtado décrit ce phénomène comme quelque chose de tout à fait remarquable dans la mesure où la place unique accordée à Jésus n’a jamais remis en cause le monothéisme de ses adeptes. Jésus ne fut jamais vénéré comme un dieu à côté du Dieu juif, on n’a pas institué de fêtes en son honneur et on ne lui a pas adressé de prières. Néanmoins, dès les origines — du moins celles qui sont historiquement documentées —, Jésus s’est vu accorder un statut divin dans la vie religieuse des groupes chrétiens. Il s’agit là, écrit Hurtado (p. 7), d’un phénomène sans analogue dans le monde romain contemporain, qui a conduit à conjoindre la tradition religieuse juive d’un monothéisme exclusiviste à une pratique cultuelle au centre de laquelle figure une seconde « entité » en plus du Dieu unique. Cette dévotion au Christ a eu comme effet de modifier le monothéisme juif non dans le sens d’un dithéisme mais plutôt d’un « binitarisme » (« binitarian form of exclusivist monotheism », p. 51). Le culte rendu à Jésus n’a jamais été senti comme s’adressant à un « second Dieu » et la signification unique de Jésus a toujours été exprimée en fonction de sa relation au Dieu unique. Ce que Hurtado se propose de faire dans cet ouvrage, c’est de reconstituer la dynamique qui a abouti à cette foi en Jésus et à la place qui lui fut très tôt accordée dans le culte chrétien.

La perspective de l’ouvrage, telle qu’elle se déroule tout au long de ses six chapitres, est chronologique, depuis les premières lettres pauliniennes jusqu’à la littérature pré-irénéenne du deuxième siècle. Le premier chapitre, intitulé « Forces and Factors », met en place le cadre dans lequel la dévotion à Jésus verra le jour. L’A. s’attache à caractériser le monothéisme juif (« Was Jewish Religion Really Monotheistic ? » ; « The Nature of Jewish Monotheism » ; « Monotheism in the New Testament » ; « The Effects of Monotheism on Christ-Devotion »), la personne de Jésus (comment fut-il perçu par ses contemporains ; sa notoriété et la controverse qu’il a suscitée), l’expérience religieuse vécue par les premiers disciples et l’importance des expériences « révélatoires » qui ont convaincu les adhérents au « Jesus movement » que Jésus avait été glorifié par Dieu et que c’était la volonté de celui-ci qu’une place de premier plan lui soit accordée dans leur pratique cultuelle et dévotionnelle. Le deuxième chapitre (« Early Pauline Christianity ») est consacré à Paul et à ses lettres authentiques, dont Hurtado examine le discours christologique et le « culte binitarien » dont elles témoignent, c’est-à-dire le fait que « Jesus is consistently reverenced with reference to God in the devotional actions of Pauline Christians », ce qui conduit à « a programmatic inclusion of Jesus in the devotional life of the Christian groups » (p. 151). Le troisième chapitre traite du christianisme juif judéen, tel que nous le révèlent les lettres de Paul et les Actes, qui montrent à quel point la dévotion à Jésus s’est imposée tôt et rapidement. Le quatrième chapitre est tout entier dévolu à la source Q. Se situant dans la ligne des travaux de John Kloppenborg, Hurtado considère la source des Dits comme « a unique textual product of the early decades of Christianity (or at least uniquely extant) » (p. 256), composé en grec, peut-être par des croyants hellénistes, qui y ont exprimé leur foi et ont cherché à promouvoir le message de Jésus. Intitulé « Jesus Books », le cinquième chapitre considère ces créations littéraires originales que sont les quatre Évangiles canoniques, adaptation et transformation du genre littéraire du βίος, c’est-à-dire du récit biographique. L’A. y examine, Évangile par Évangile, les « synoptic renditions of Jesus » (p. 283) et la manière dont chacun d’eux reflète et promeut tout à la fois l’intense dévotion à Jésus qui caractérisait les cercles de chrétiens pour lesquels leurs auteurs ont écrit. Sous le titre de « Crises and Christology in Johannine Christianity », l’A. consacre le chapitre suivant à ce qui fut « without doubt one of the most important and most influential “Jesus books” ever composed » (p. 349). Il y aborde plusieurs thèmes de la christologie johannique et montre qu’elle traduit une double situation de crise, entre les chrétiens johanniques et leurs opposants juifs, et au sein même du christianisme johannique, entre les points de vue défendus par les auteurs de 1 et 2 Jn et les membres de la communauté johannique qui ont fait sécession. Le chapitre 7 présente d’autres « Jesus Books », les Évangiles fragmentaires (des Hébreux, des Nazoréens et des Ébionites), l’Évangile secret de Marc, le papyrus Egerton, l’Évangile de Pierre, les Évangiles de l’enfance et l’Évangile selon Thomas. Il ressort de cette abondante production que « mutually incompatible views of Jesus circulated in the second century, and probably earlier still » (p. 485). Le deuxième siècle, sur lequel porte le chapitre 8, est considéré par Hurtado non comme le début d’une nouvelle période de l’histoire du christianisme, mais plutôt comme l’aboutissement et la conclusion du christianisme primitif, caractérisé, en ce qui a trait à la dévotion à Jésus, par une « diversité radicale » et par l’émergence de « conventions » de foi et de pratique que l’on peut qualifier de « proto-orthodoxes » ou de « proto-catholiques ». Par « diversité radicale », l’A. entend les « differences in belief and/or practice that second-century Christians themselves considered significant enough to justify such things as denunciation of, and even separation from, those who refused to share their stances on the issues involved » (p. 494, italiques de l’A.). Cette diversité radicale fournit d’ailleurs le titre et le thème du chapitre 9, où l’A. traite de Valentin et du valentinisme, et de Marcion. Le fait que ni le valentinisme ni le marcionisme n’aient réussi à s’imposer montre, d’après lui, l’importance, dès les deuxième et troisième siècles, du courant « proto-orthodoxe », dont le type de dévotion à Jésus marquera la tradition chrétienne ultérieure. Le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Proto-orthodox Devotion » présente quelques effets ou quelques manifestations de la dévotion à Jésus : le développement de l’exégèse christologique de l’Ancien Testament, en particulier chez Justin ; l’émergence et le maintien (contre Tatien, notamment) de l’Évangile quadruple ; l’importance que prirent les visions et les révélations (l’Apocalypse johannique, l’Ascension d’Isaïe, le Pasteur d’Hermas), le culte, la théologie du martyre et même les nomina sacra, ces abréviations par les scribes des titres réservés à Dieu et à Jésus.

En conclusion (« Thereafter »), Hurtado insiste à nouveau sur le fait que la dévotion à Jésus comme à un être divin a surgi soudainement et rapidement, et non graduellement ou tardivement. Elle a posé un défi de taille aux premiers disciples : « […] to incorporate plurality within the one God » (p. 651). D’où la question qui sera déterminante pour l’évolution de la pensée et de la pratique chrétiennes et que l’A. formule à la fin du chapitre 6 : « How could Jesus be truly divine if there is only one God, and in what way could he have been human if he was truly divine ? » (p. 426). C’est ce paradoxe qui rendra si difficile la présentation raisonnée du statut de Jésus et qui explique les débats qui auront cours jusqu’au septième siècle : « Had they [sc. les chrétiens] been able to revere Jesus as something less than divine, or to accommodate more than one deity — that is, had they opted for either of the two major patterns of their time — they would not have required such a struggle to develop a theology adequate to their devotional traditions » (p. 564).

Ce livre de Larry Hurtado est sans contredit une des synthèses majeures à avoir été consacrées, ces dernières années, à Jésus dans la foi et le culte des premières communautés. Outre la pénétration et la finesse des analyses de l’A., l’ouvrage se recommande par la richesse de son information et par le dialogue constant que son auteur entretient avec les autres spécialistes. Nous ne saurions trop en recommander la lecture à tous ceux qui étudient les origines chrétiennes : ils y trouveront une véritable introduction au christianisme primitif sous l’angle de la dévotion à Jésus, Seigneur et Christ.

Paul-Hubert Poirier

Judaïsme hellénistique

13. Gabriele Boccaccini, éd., Enoch and Qumran Origins : New Light on a Forgotten Connection. Grand Rapids (MI), William B. Eerdmans Publishing Co., 2005, xviii-454 p.

Cet ouvrage est un recueil d’articles composés dans le cadre du deuxième séminaire sur le Livre d’Hénoch qui s’est tenu à Venise, en Italie, du 1er au 4 juillet 2003. Il contient les contributions d’une cinquantaine de spécialistes du judaïsme du Second Temple. Les différents articles tentent de répondre à trois questions complémentaires importantes. D’abord, de quelle façon les manuscrits de la mer Morte influent-ils sur notre connaissance de la littérature mise sous le nom d’Hénoch ? Ensuite, comment cette littérature influence-t-elle notre perception de Qumrân ? Et finalement, est-ce que les études sur le Livre d’Hénoch amènent des modifications ou une confirmation de l’hypothèse de l’origine essénienne des textes de Qumrân ou des hypothèses alternatives de García Martínez et de Gabriele Boccaccini ?

Le recueil est divisé en cinq sections thématiques qui correspondent aux travaux de cinq spécialistes. Ces derniers ont d’ailleurs eux-mêmes rédigé une réponse aux contributions regroupées sous le thème qui les concerne. La première section de l’ouvrage s’attarde principalement aux problèmes posés par les ressemblances et les différences entre le Livre des songes (1 Hén 83-90) et les visions apocalyptiques des derniers chapitres du Livre de Daniel (Dn 7-12), problèmes auxquels John J. Collins s’intéressa dans plusieurs de ses travaux. Au terme des huit contributions, on arrive à la conclusion que les différences entre les deux oeuvres ne sont pas l’indice de conflits directs entre deux auteurs ou entre deux groupes. Les deux textes en question combattent plutôt un ennemi commun, Antiochus Épiphane. Quant aux ressemblances, elles indiquent que les deux oeuvres furent rédigées dans un même « milieu apocalyptique », tout en demeurant indépendantes l’une de l’autre, ce qui n’empêche pas qu’elles aient pu être utilisées toutes les deux par la secte de Qumrân comme des écrits faisant autorité.

Le second bloc thématique traite de la nature de la relation entre le Livre d’Hénoch et le Livre des Jubilés. Cette question est importante en raison de la présence de nombreux manuscrits des deux oeuvres à Qumrân. La majorité des spécialistes s’accorde pour affirmer l’influence du Livre d’Hénoch sur le Livre des Jubilés, une influence non littéraire qui s’exprime par le remaniement de certaines traditions juives rapportées dans le Livre d’Hénoch. Par ailleurs, les différences entre les deux sont nombreuses. Par exemple, le Livre des Jubilés intègre des traditions bibliques complètement ignorées par le Livre d’Hénoch. Comme le souligne le répondant James C. VanderKam, le débat sur la nature des relations entre ces deux textes reste ouvert, tout comme celui de leur lien avec les écrits sectaires découverts dans les grottes de Qumrân. La question est de savoir à quel contexte sociohistorique renvoient ces documents.

Le sujet retenu pour la troisième section du livre est l’Apocalypse des semaines qu’on trouve au chapitre 91,12-17 ou 93,1-14, selon la numérotation de la version éthiopienne du Livre d’Hénoch. Les huit contributions s’intéressent essentiellement à trois aspects de l’Apocalypse des semaines : le contenu, les problèmes textuels et la question du contexte social. En réponse aux contributions, George W.E. Nickelsburg conclut qu’il n’y a pas de preuve qu’un des livres d’Hénoch fut composé à Qumrân et que la question de savoir comment un texte comme l’Apocalypse des semaines s’y retrouva reste ouverte. Il invite à considérer l’Apocalypse des semaines, l’Apocalypse des animaux, le Livre des Jubilés, l’Écrit de Damas et les autres textes de Qumrân comme les témoins d’un mouvement de réforme du judaïsme qui mena à la formation de différents groupes qui s’opposaient plus ou moins radicalement au Temple ainsi qu’à l’élection de tous les membres du peuple d’Israël.

Les contributions de la section suivante discutent de l’hypothèse de Groningen, formulée par García Martínez en 1989, qui propose de considérer la communauté de Qumrân comme un groupe marginal qui se sépara d’un mouvement plus vaste, à savoir le mouvement essénien. Cette hypothèse expliquerait à la fois les différences et les ressemblances entre le courant essénien connu par des sources indirectes (comme Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe, Pline l’Ancien et Dion Chrysostome) et les textes de Qumrân. Hormis Émile Puech, qui affirme que la communauté de Qumrân constitue le centre du parti essénien, les chercheurs s’entendent sur la validité de l’hypothèse de Groningen sous la réserve de quelques nuances terminologiques et méthodologiques.

La dernière section est consacrée à une discussion sur l’hypothèse de l’origine essénienne des traditions mises sous le nom d’Hénoch. Cette hypothèse fut formulée par Gabriele Boccaccini dans son livre Beyond the Essene Hypothesis[9]. Il y affirme l’existence d’un judaïsme hénochien qui représentait le courant principal du parti essénien et qui s’opposait à une forme de judaïsme plus proche des autorités du Temple et des traditions bibliques. La thèse de G. Boccaccini est plutôt contestée. On lui reproche principalement son portrait simpliste du judaïsme, qu’il divise en deux courants monolithiques qui regrouperaient l’ensemble de la littérature juive de la période du Second Temple. Le caractère composite du Livre d’Hénoch est d’ailleurs une indication claire de la complexité du problème. Mais au-delà des divergences d’opinions, les quatorze chercheurs semblent s’entendre sur le fait qu’une partie du mystère des origines esséniennes et qumrâniennes repose sur sa relation avec la littérature hénochienne. En conclusion du recueil, James H. Charlesworth fait un bilan réussi du deuxième séminaire sur le Livre d’Hénoch, séminaire qui a rendu manifeste le caractère éclectique du judaïsme de la période du Second Temple. L’ouvrage contient également cinq bibliographies spécifiques à chacune des cinq sections du recueil.

Les contributions regroupées dans ce recueil sont d’une grande valeur pour qui s’intéresse à l’étude du Livre d’Hénoch. Elles permettent au lecteur de prendre connaissance de quelques hypothèses de recherche et des débats qu’elles suscitent dans les milieux scientifiques. Par contre, il est regrettable que les contributions passent sous silence une nouvelle hypothèse, selon laquelle les données archéologiques et littéraires démontreraient que la majorité des « manuscrits de la mer Morte » proviendrait de Jérusalem et non d’un groupe marginal du parti essénien établi à Khirbet Qumrân[10]. Cette hypothèse permettrait d’expliquer la grande quantité et la diversité des manuscrits retrouvés le long de la rive ouest de la mer Morte. Il faut donc se méfier du caractère tendancieux de ce recueil.

Steve Johnston

Histoire littéraire et doctrinale

14. Cristian Badilita et Charles Kannengiesser, éd., Les Pères de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Actes du colloque international organisé par le New Europe College en collaboration avec la Ludwig Boltzmann Gesellschaft, Bucarest, 7-8 octobre 2004. Bucarest, Editura Curtea Veche ; Paris, Éditions Beauchesne, 2006, 341 p.

Quelle place les Pères de l’Église occupent-ils dans le monde d’aujourd’hui ? Voici la question à laquelle a voulu répondre un groupe de patrologues de langues roumaine, française, anglaise et italienne dans le cadre d’un colloque international organisé par le « New Europe College » en collaboration avec la « Ludwig Boltzmann Gesellschaft ». Ce colloque, tenu les 7 et 8 octobre 2004 à Bucarest, en Roumanie, fait suite au colloque de 2001 ayant eu pour thème « Jean Cassien entre l’Orient et l’Occident », dont les actes ont été publiés chez Beauchesne et Polirom en 2003[11]. Les communications du présent ouvrage ont été réunies et préparées pour la publication par Badilita et Kannengiesser. Le but était de regarder de plus près les écrits patristiques en soulignant leur impact sur la façon de comprendre la théologie et d’en faire dans le monde d’aujourd’hui. D’où une autre question sous-jacente à la première : pourquoi certains Pères sont-ils encore fréquentés, étudiés et édités aujourd’hui et pourquoi d’autres sont-ils tombés dans l’oubli ? Les interventions oscillent entre le rapport « actualité-inactualité » des Pères, rapport bien résumé par le philosophe roumain Andrei Plesu : « Nous dirions, dans un langage légèrement adapté des Pères de l’Église, que l’actualité du salut ne se révèle qu’à celui qui se rend compte de l’inactualité du monde » (p. 15).

Les thèmes abordés, structurés en trois grandes parties, reflètent bien l’intention des organisateurs du colloque. Dans la première partie, les intervenants touchent à la question de l’actualité des Pères. Tout d’abord, Andrei Plesu nous livre ses « Réflexions sur l’actualité et l’inactualité des Pères » en lien avec l’actualité et l’inactualité du salut et de la foi dans le monde d’aujourd’hui. Ensuite, Lorenzo Perrone présente l’enseignement de la patristique dans l’université « à l’européenne » en soulignant les principaux défis : le conflit entre l’Est et l’Ouest à l’époque du régime communiste, la sécularisation grandissante des sociétés, la déchristianisation croissante de l’Europe occidentale, l’« islamisation » du monde méditerranéen et moyen-oriental. Pour Perrone, l’identité européenne est en train de se « redéfinir sur des bases nouvelles, sous le signe de l’accueil et de l’intégration » (p. 22). Puis, Charles Kannengiesser esquisse quelques pistes de réflexion dans « Un avenir pour l’herméneutique biblique des Pères ». Bien sûr, il ne manque pas de souligner le renouveau patristique du vingtième siècle inauguré par Jean Daniélou, Henri-Irénée Marrou et Henri de Lubac pour le monde francophone, par Leslie Cross et Henry Chadwick pour les anglophones, par Kurt Aland et Urs von Balthasar dans le domaine allemand, et par beaucoup d’autres en Italie ou en Espagne. Il souligne également deux crises herméneutiques[12] : celle vécue par Origène au troisième siècle et celle déclenchée par Abélard neuf siècles plus tard. Deux autres articles viennent enrichir la réflexion sur l’actualité des Pères. Ils nous présentent l’exemple de deux Pères qui ont marqué à jamais la façon de faire de la théologie, à savoir Origène pour l’Orient (« La découverte d’Origène au xxe siècle » par Monique Alexandre) et Augustin pour l’Occident (« Augustin Again ? » par Viorel Samuel Clintoc et Marius David Cruceru). Pour conclure cette première partie, Jean-Robert Armogathe apporte une contribution sur « Les apologistes chrétiens face au monde païen ». Il souligne que la théologie des premiers siècles du christianisme se développe dans un contexte de défense et de propagande grâce aux contributions des apologistes, dont le but était de réfuter, d’exposer et de convaincre le monde païen de la cohérence et du bienfait du christianisme.

Sous le titre « Le monde d’aujourd’hui et les Pères : modèles, questions et réponses », les intervenants de la seconde partie présentent des communications fort intéressantes touchant différents aspects de la façon dont les Pères peuvent être étudiés aujourd’hui. Martyne Dulaey expose, à partir de l’Évangile selon Jean, la pédagogie des Pères qui préfèrent utiliser les images bibliques pour instruire le peuple chrétien, d’où l’existence de peintures dans la nef des basiliques. Enrico Norelli répond à la question : « Faut-il s’engager dans ce monde ? » Il nous rapporte les réponses divergentes que les Pères ont données au deuxième siècle à cette question, « période des options vraiment décisives pour l’avenir du christianisme » (p. 165). Jean-Noël Guinot prend deux témoins, Cyrille d’Alexandrie et Théodoret de Cyr, les deux grands protagonistes de la rupture produite par la crise nestorienne, qu’il propose comme modèles pour un dialogue possible entre les Églises. Marco Rizzi et Petre Guran s’intéressent à la politique théologique des Pères et aux enseignements que nous pouvons en tirer dans le contexte qui est le nôtre. Enfin, Attila Jakab conclut cette deuxième partie par un article de toute beauté qu’il intitule « Prière des Pères — prières à nous ». L’A. s’intéresse à l’expérience spirituelle des premiers chrétiens, disciples des apôtres, qui ont produit les premières prières chrétiennes afin d’exprimer de vive voix leur conviction de foi au Christ mort et ressuscité pour le salut de l’humanité. Ces prières, « joyaux quasi atemporels de la spiritualité chrétienne » (p. 255), représentent un modèle à suivre afin de « revigorer un christianisme en perte de vitesse et en proie à des tentations fondamentalistes » (p. 255).

Enfin, la troisième partie regroupe des interventions autour du thème « Théologie et patristique au xxe siècle ». Davide Zordan, dans l’article « Le cas français et Louis Bouyer », présente la façon dont les études patristiques ont repris en France vers la fin de la première moitié du vingtième siècle. Il nous fait découvrir la contribution des jésuites de Fourvière et le rôle fondamental d’Henri de Lubac, la participation d’autres grandes figures françaises et l’apport, unique en son genre, de Louis Boyer au développement des études patristiques. Cristian Badilita nous introduit dans l’univers de la patristique roumaine à travers la figure de Dumitru Staniloae dont le renom ne cesse d’augmenter et que l’A. situe dans la « pléiade des théologiens cinq étoiles » (p. 281). Son objectif est de discerner le fond patristique dans la pensée et les écrits de Staniloae. Lucian Turcescu présente la vision de John Zizioulas sur le concept de « personne » dans la pensée de Grégoire de Nysse. Pour Turcescu, l’argumentation de Zizioulas sur la théologie cappadocienne du concept de « personne » n’est pas très convaincante : « Zizioulas is therefore in error when he contends that the Cappadocians did not understand a person as an individual or when he credits them with having had the same concerns we moderns have when combating individualism today » (p. 326). L’article de Bogdan Tataru-Cazaban, « Contemplation du martyre. La lecture des Pères de l’Église dans le mouvement du Buisson ardent de Bucarest et chez Nicolas Steinhardt », se veut une présentation du renouveau patristique, de ses conditionnements et de ses effets pour assumer l’héritage des Pères de l’Église dans la Roumanie du vingt et unième siècle.

Le lecteur, familier avec le travail des recherches patristiques un peu partout dans le monde, appréciera la saveur originale et intéressante des intervenants. Si les Pères de l’Église ont dû faire face aux situations politiques, religieuses et théologiques de leur temps, c’est à nous maintenant de trouver les ressources nécessaires pour donner le goût du spirituel à notre monde contemporain en continuelle recherche de Dieu. Les Pères restent des guides, des maîtres à penser, des théologiens qui peuvent inspirer et encourager nos initiatives théologiques et dogmatiques dans le contexte de nos sociétés de plus en plus sécularisées, pluriculturelles et multiconfessionnelles.

Lucian Dîncă

15 Saint Jérôme, Chronique. Continuation de la Chronique d’Eusèbe, années 326-378. Suivi de quatre études sur les chroniques et chronographies dans l’Antiquité tardive (ive-vie siècles). Actes de la table ronde du GESTIAT, Brest, 22 et 23 mars 2002. Texte latin de l’édition de R. Helm, traduction française inédite, notes et commentaires par Benoît Jeanjean et Bertrand Lançon. Rennes, Presses Universitaires de Rennes (coll. « Histoire »), 2004, 207 p.

On a posé la question de la pertinence d’un ouvrage ne présentant que la portion de la Chronique écrite par Jérôme seulement, au détriment du reste de l’oeuvre écrite par Eusèbe et complétée par Jérôme[13]. Les éditeurs expliquent dans l’avant-propos que cet ouvrage est le premier d’une série planifiée sur les chroniques latines de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge (p. 11-12, nos italiques). Et de fait, la véritable idée directrice du livre est la figure de Jérôme qui imprime sa marque au genre dans la tradition latine : la continuité (introduction, p. 15). L’unité du livre repose donc bien sur le « rôle de pivot joué par Jérôme dans la transmission du genre » (B. Jeanjean, p. 166), et c’est sa contribution à la constitution, l’évolution et la transmission du genre littéraire de la chronique tel quel l’a connu l’Occident latin qui est ici étudié, c’est-à-dire le principe de la chronique perpétuelle, sans cesse reprise par les continuateurs. Cependant, les successeurs et continuateurs de Jérôme ont lu l’ensemble de la Chronique comme une oeuvre uniforme et par conséquent il n’aurait pas été vain d’en traduire la totalité en soulignant, au besoin, les apports de Jérôme au travail d’Eusèbe.

L’introduction donne un bon survol des principaux éléments en jeu dans l’écriture de la Chronique par Jérôme : problème du genre littéraire, différences entre Eusèbe et Jérôme, querelle sur l’arianisme et sources. L’ensemble est cependant plombé par des tableaux qui n’aident que bien peu la compréhension du lecteur. C’est à dessein que je ne mentionne pas la question de la datation, pourtant traitée, car ce problème est toujours chaudement débattu et n’offre, en fin de compte, que peu d’intérêt pour les sujets traités dans le volume, puisque l’oeuvre est traitée dans une diachronie littéraire assez vaste. J’en veux pour preuve notamment les sujets des articles de H. Inglebert, « Les chrétiens et l’histoire universelle dans l’Antiquité tardive », B. Jeanjean, « Saint Jérôme, patron des chroniqueurs en langue latine », et de B. Lançon, « Chronique et hagiographie. Les traces de l’émergence des saints dans les chroniques latines des ive-vie siècles ». Quant à l’article de S. Ratti, il porte essentiellement sur une analyse de l’interprétation des « Signes divins et histoire politique dans la Chronique de Jérôme ».

Chaque contribution s’intéresse donc à un aspect particulier de l’oeuvre ou du genre, allant du général au particulier : histoire universelle, évolution du genre de la chronique, l’histoire politique chez Jérôme ; le volume est clos par l’article de Lançon sur les parallèles entre chronique et hagiographie. Cet article fort intéressant fait le parallèle entre la présentation historique des saints dans le genre de la chronique et la construction littéraire des saints personnages dans l’hagiographie. L’auteur fait d’abord la liste de 6 critères de définition du personnage littéraire du saint chrétien, critères appelés dans un certain jargon théorique « hagiosèmes » : souffrance et martyre au nom de la foi, écriture et prédication, vie ascétique et monastique, miracles, invention, translation et culte des reliques, notoriété et nécrologie. Or certains de ces critères, les miracles notamment, ne jouent aucun rôle, ou un rôle bien mineur, dans la présentation historique du personnage, mais sont plutôt laissés au récit littéraire de sa sainte vie.

L’ensemble souffre de l’éclatement caractéristique des colloques, tables rondes et autres rencontres, mais cela n’est agaçant que du fait de la longue introduction et de la présence du texte, qui engage le lecteur à ouvrir ce livre comme s’il s’agissait d’une monographie ou d’un texte commenté. Il intéressera plutôt les littéraires qui étudient les genres littéraires que les historiens spécialistes de la Quellenforschung ou du 4e siècle, qui resteront sur leur faim.

Marie-Pierre Bussières (Université d’Ottawa)

16. Gilles Emery, La théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Théologies »), 2004, 513 p.

Ceux qui veulent avoir une idée plus claire de la théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin et des enjeux doctrinaux et dogmatiques auxquels il a dû faire face à son époque (1225-1274) doivent lire ce « bijou » sur le sujet que nous offre le dominicain Gilles Emery. En effet, cet ouvrage fait un condensé du « mystère de la Trinité » dans la pensée thomasienne et propose une recherche qui vient couronner les années de travail de l’A., professeur de théologie dogmatique à l’Université de Fribourg[14]. L’objectif de l’A. est de nous « offrir une introduction à la lecture du traité trinitaire de la Somme de théologie » (p. 12), afin de nous faire saisir la richesse et la profondeur de celui qui, dès 1323, porte dans l’Église occidentale le surnom de « Docteur Angélique ». Notre chercheur veut également saisir « les fondements de la réflexion trinitaire, ainsi que le propos ou l’intention qui animent le théologien dans sa quête d’une intelligence du mystère de la Trinité » (p. 13), sans cacher, toutefois, la complexité de certaines questions.

Pour atteindre son objectif, Emery organise son ouvrage en quinze chapitres. Les trois premiers fixent Thomas d’Aquin dans le contexte théologique trinitaire du treizième siècle. Nous accédons ainsi à une vue d’ensemble de la pensée trinitaire thomasienne (ch. 1 et 2) et à la structure du traité trinitaire de la Somme théologique (ch. 3). Les chapitres 4 à 6 jettent les bases du vocabulaire trinitaire dans les écrits de saint Thomas : processions (ch. 4), relations (ch. 5), personne (ch. 6). Le fondement de la théologie trinitaire, pour le théologien dominicain, repose sur la notion de relation divine, expression qu’il emprunte à la philosophie aristotélicienne, « πρός τι ». L’idée véhiculée à travers cette expression est qu’un Père éternel implique nécessairement l’existence d’un Fils éternel, égal et consubstantiel au Père. Ces chapitres sont pétris de l’influence des Pères de l’Église du quatrième siècle qui ont dû faire face aux deux erreurs trinitaires de l’époque : d’une part à la doctrine sabellienne, qui concevait Dieu comme une monade prenant différentes formes en fonction de l’économie, Père à la création, Fils pour la rédemption en s’incarnant, Esprit Saint pour sanctifier et guider l’Église ; d’autre part à la doctrine arienne, qui confessait un seul Dieu unique et vrai, tandis que le Fils et l’Esprit Saint seraient des créatures du Père en vue du salut et de la sanctification de l’homme. Les chapitres 7 à 11 présentent le coeur de la pensée thomasienne relative à la doctrine trinitaire. La foi chrétienne confesse un seul Dieu dans une pluralité des personnes, donc un monothéisme trinitaire (ch. 7). Le Père est la source et le principe sans principe de la divinité (ch. 8). Seul Dieu est Père essentiellement, engendrant un Fils éternellement de sa propre substance, tandis que les hommes deviennent pères accidentellement. Le Logos, Sagesse, Splendeur et Image du Père, est essentiellement Fils sans jamais devenir Père (ch. 9). Grâce à sa filiation naturelle, nous devenons fils par adoption et participants à la divinité. L’Esprit Saint est personnellement Amour qui unit éternellement le Père au Fils, tout en gardant la distinction des personnes à l’intérieur de la Trinité (ch. 10). Le Père, le Fils et l’Esprit Saint ne sont pas trois « modes » de manifestation de la même essence divine (sabellianisme), ni trois personnes différentes et subordonnées ontologiquement les unes aux autres (arianisme), mais l’Amour qui les unit garantit à la fois leur distinction personnelle et leur unité substantielle. Quant à la procession de l’Esprit Saint, Thomas d’Aquin se fait l’écho de la tradition occidentale en exposant les enjeux doctrinal et sotériologique du Filioque (ch. 11). Faisant appel à la tradition patristique, au vocabulaire biblique et aux conciles oecuméniques, Thomas d’Aquin croit avoir une argumentation suffisante pour exposer les raisons spéculatives de la procession de l’Esprit Saint « a Patre et a Filio ». Les quatre derniers chapitres présentent ce que Rahner appelle la « Trinité immanente et économique[15] ». L’intériorité réciproque des personnes divines est présentée sous le signe de la distinction sans mélange et de l’unité sans confusion de la Trinité (ch. 12). L’appropriation, ce « procédé théologique par lequel un trait essentiel de la Trinité, commun aux trois personnes, est attribué de manière spéciale à l’une des personnes divines » (p. 369), nous fait saisir le Père, le Fils et l’Esprit Saint à travers leur propriété distinctive et la façon dont les trois personnes se rapportent à leur nature commune. La pensée thomasienne sur l’agir créateur de la Trinité (ch. 14) nous aide à découvrir la Trinité créatrice en vertu de son essence divine commune aux trois personnes dans la divinité : « […] les trois personnes sont un seul Créateur » (p. 406). La mission des personnes divines (ch. 15) est présentée à travers trois thèmes majeurs ayant leurs racines dans la pensée trinitaire patristique : la capacité de l’homme d’atteindre Dieu, l’accomplissement de l’homme en Dieu et l’habitation de l’être humain en Dieu Trinité.

L’A. présente lui-même cet ouvrage comme une lecture de la doctrine trinitaire de Thomas d’Aquin. Il évoque souvent l’approfondissement ou le progrès qu’il découvre dans les oeuvres thomasiennes et apporte l’éclairage des commentaires bibliques sans pour autant négliger l’influence de la pensée patristique, qui donne un caractère traditionnel à sa théologie trinitaire (cf. p. 13). Tout étudiant en théologie profitera de la lecture de ce livre qui stimulera, peut-être, son désir de lire par lui-même le traité trinitaire de la Somme théologique.

Lucian Dîncă

17. Peter van Nuffelen, Un héritage de paix et de piété. Étude sur les histoires ecclésiastiques de Socrate et de Sozomène. Louvain, Dudley (MA), Peeters (coll. « Orientalia Lovaniensia Analecta », 142), 2004, lxxx-583 p.

Socrate et Sozomène, deux historiens ecclésiastiques de Constantinople, se sont donné pour tâche de continuer l’oeuvre commencée par Eusèbe de Césarée, « le père de l’histoire ecclésiastique ». Socrate, dit le Scholastique, écrit son Histoire ecclésiastique vers 439-440. C’est un ouvrage en sept livres qui traite de la période allant de 324 à 439. Sozomène, quelques années plus tard, probablement vers 444-445, écrit également une Histoire ecclésiastique, cette fois en neuf livres, qui relate « les événements ayant eu lieu au sein de l’Église universelle » (p. i) pendant la même période que Socrate.

Plusieurs points unissent les deux historiens : les deux sont laïcs, vivent à Constantinople durant la seconde moitié du règne de Théodose II (408-450) et offrent une image extrêmement positive de son règne ; ils décrivent les mêmes événements marquants de l’histoire de l’Église, qui vit dans la paix et la piété grâce à l’influence impériale pour la lutte « antihérétique » ; et les deux utilisent principalement les mêmes sources pour la composition de leur ouvrage. Cependant, van Nuffelen nous fait découvrir plusieurs différences dans la façon dont ces deux savants construisent leur récit historiographique. Afin de mieux nous exposer ces différences, l’A. propose un objectif double pour ses recherches : d’une part reconstruire l’image positive qu’on avait du règne de Théodose II et, d’autre part, souligner les différences spécifiques entre le récit des deux historiens. Pour ce faire, l’A. tient compte du milieu social et religieux de Socrate et de Sozomène ; de leur singularité dans la présentation de la théologie de l’histoire ; du genre littéraire, qui impose un certain canon pour un ouvrage d’« histoire ecclésiastique » ; de leur méthode historique et des techniques dont ils se servent pour décrire avec crédibilité les événements qu’ils relatent ; de la tradition qui inspire chaque historien et qui les mène parfois à donner des opinions contraires sur un même événement ou un même personnage.

Par conséquent, la structure du livre s’impose d’elle-même. L’ouvrage est composé de cinq chapitres qui ne s’appellent pas forcément l’un l’autre, mais qui peuvent être lus indépendamment en fonction de l’aspect qui intéresse le lecteur. Au premier chapitre, l’A. nous présente le milieu social, politique et religieux des historiens Socrate et Sozomène. Il nous donne également beaucoup d’informations sur leur carrière intellectuelle respective, afin qu’on puisse porter un meilleur jugement critique sur leur oeuvre historique. Nous découvrons ainsi un Socrate plutôt nicéen et, par conséquent, athanasien, tandis que Sozomène se révèle plutôt chrysostomien, avec une idée plus rigide de la foi qui doit être confessée par l’Église à travers le monde. Le deuxième chapitre propose une étude sur la façon dont chaque historien envisage une théologie de l’histoire. Chacun voit son époque comme un temps de paix et de piété reçu en héritage de leurs prédécesseurs, qui ont dû lutter jusqu’au don de leur vie contre les adversaires de la foi « catholique ». Le Christ est le centre et le sommet de l’histoire. C’est pourquoi elle ne peut commencer qu’avec l’incarnation du Christ pour Socrate, et avec l’ascension du Christ pour Sozomène, et finir avec l’avènement en gloire du Christ. Le sujet du troisième chapitre est l’analyse du genre littéraire, afin de distinguer les deux histoires ecclésiastiques de deux autres genres historiographiques : « l’historiographie classique et l’historiographie chrétienne » (p. xix). Si Eusèbe de Césarée fixe le genre littéraire, une sorte de canon historiographique ecclésiastique, Socrate et Sozomène ont pris une certaine liberté dans l’organisation de leur récit, ce qui les amena parfois à dévier de la pratique habituelle. La méthode historique de Socrate et de Sozomène est analysée au quatrième chapitre en tenant compte de trois aspects : la critique des sources, la composition littéraire de l’histoire et la causalité. L’objectif de l’A. est de corriger l’image parfois trop optimiste des deux historiens qui, tout en copiant fidèlement leurs sources, les adaptent en fonction de leurs propres opinions sur l’histoire ecclésiastique du passé. Enfin, le dernier chapitre est une mise en pratique des analyses précédentes. En prenant quelques points communs dans le récit des deux historiens ecclésiastiques, à savoir l’origine de l’arianisme, Athanase d’Alexandrie défenseur de Nicée, l’empereur Julien persécuteur des chrétiens, les conciles de Constantinople de 381 et de 383, les Juifs, van Nuffelen démontre comment chaque historien utilise la tradition dans son récit historiographique ecclésiastique. La lecture de ce chapitre nous permet de distinguer entre tradition historique et tradition apostolique, la première étant le produit de l’histoire, par conséquent adaptable au but poursuivi par l’historien, tandis que la seconde garantit l’immutabilité de la doctrine à travers le temps, par conséquent inchangeable par l’historien. La longue conclusion de l’ouvrage relève deux thèmes majeurs pour l’héritage de paix et de piété ecclésiastique : « […] d’une part, il y a le soulagement de voir l’Église unie après les troubles du quatrième siècle ; on était heureux de constater qu’elle avait regagné la figure qu’elle devait avoir, celle d’un havre de paix et de spiritualité. D’autre part, il y a crainte que cette situation ne durerait pas et qu’on ne pourrait pas transmettre l’héritage à la postérité » (p. 408), surtout en raison de nouvelles querelles qui bousculent la foi de fidèles, et dont le « cas de Nestorius » en est un indice à peine mentionné par les deux historiens.

Un lecteur même moins familier avec les débats théologiques du quatrième siècle peut apprécier cet ouvrage. Il découvrira deux façons de présenter les mêmes événements, qui sont interprétés en fonction de l’opinion de chaque historien pour un événement de l’histoire, ou en fonction de la sympathie que chaque auteur manifeste envers un personnage. Le lecteur sera également séduit par la méthode de recherche de l’A. et par les nombreuses informations trouvées soit dans les notes de bas de page, soit dans les annexes et index qui finissent l’ouvrage. Au fil des chapitres et des sous-chapitres, le lecteur découvrira que la génération de Socrate et de Sozomène a pu jouir d’un héritage de paix et de piété, mais qu’elle n’a pas réussi à le transmettre aux générations futures. Cependant, Dieu est le maître du temps et de l’histoire et il conduit son Église, à travers luttes et discussions sur la confession de sa foi, vers une plus grande purification et une attente plus signifiante du retour dans la gloire du Christ.

Lucian Dîncă

18. Joseph G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions apostoliques. Turnhout, Brepols Publishers (coll. « Instrumenta Patristica et Mediaevalia », 41), 2004, 634 p.

Ce livre est la publication d’une thèse de doctorat rédigée à Paris. Son auteur, Joseph G. Mueller, est maintenant professeur de théologie à l’Université Marquette à Milwaukee. Il propose de dégager l’ecclésiologie que véhiculent les Constitutions apostoliques (CA). Plus précisément, l’A. veut analyser comment le rédacteur des CA utilise l’Ancien Testament pour définir le fondement des institutions ecclésiales de son époque. En d’autres mots, Mueller souhaite évaluer une application patristique de l’exégèse de l’Ancien Testament aux institutions ecclésiales.

Pour ce faire, l’A. divise son ouvrage en six chapitres. Il aborde d’abord les CA d’un point de vue rédactionnel pour une compréhension juste de leurs origines (chap. 1). En s’inspirant des travaux de Metzger, il souligne que les CA sont une compilation de trois principales sources (Didascalie, Didachè et la Tradition apostolique), auxquelles s’ajoutent d’autres sources (prières d’origine juive, canons conciliaires, etc.). Ces sources, insiste Mueller, ont cependant été remaniées par le rédacteur des CA, car celui-ci veut décrire la réalité de l’Église de son époque, à savoir l’Église syrienne de la fin du quatrième siècle. L’A. cherche ensuite à comprendre comment les CA décrivent et justifient les institutions de l’Église à partir de l’Ancien Testament (chap. 2). Elles le font, nous dit-il, en utilisant principalement les Psaumes et le Pentateuque, et en soulignant le rapport étroit qui unit les deux testaments auxquels Jésus donne le sens véritable. Les CA ont recours à certains procédés traditionnels de l’exégèse chrétienne : les σκοποί, les testimonia et l’interprétation littérale des livres de la Sagesse. Par contre, selon Mueller, les CA rejettent toute typologie vétérotestamentaire explicite appliquée au Christ au profit d’une typologie ecclésiale et d’une exégèse plus littérale des Écritures.

Les chapitres 3 et 4 étudient la doctrine des CA sur le presbytérat et sur les institutions pénitentielles. On y apprend que le rédacteur connaît un type de presbytérat moins collégial et plus individualisé que celui de ses sources. Le rédacteur utilise donc une typologie vétérotestamentaire qui illustre les nouveaux rapports de subordination qui définissent la relation entre les évêques, les presbytres et les diacres de son époque (chap. 3). Le rédacteur des CA adopte ainsi les institutions pénitentielles désuètes de ses sources, mais les adapte aux nouveaux impératifs de son temps en faisant appel à l’Ancien Testament. Cependant, il respecte toujours quatre règles de l’exégèse chrétienne de son époque : interprétation littérale de la loi, prophétie comme interprète de la loi de Moïse à la lumière de l’Évangile, interprétation littérale de la Sagesse comme parole quasi évangélique et constance du dessein de Dieu illustré par les σκοποί. Ces quatre règles d’interprétation lui servent à élaborer un système pénitentiel relativement clément (chap. 4).

L’A. veut ensuite démontrer que les CA utilisent aussi l’Ancien Testament pour manifester la fondation divine des institutions ecclésiales (chap. 5). En fait, Mueller considère que pour le rédacteur des CA, toute l’histoire du salut est gérée par le Père, par l’intermédiaire du Fils et dans l’Esprit, et couvre donc aussi bien l’époque de l’Ancien Testament que l’aujourd’hui de son Église. Finalement, l’A. aborde les considérations théoriques et pratiques de l’apostolicité des CA (chap. 6). Il affirme que le rédacteur des CA considère l’apostolicité sans l’exigence de la réception d’un écrit par la tradition orthodoxe, puisque les CA étaient elles-mêmes un écrit pseudo-apostolique. Or, le rédacteur des CA leur octroyait un statut canonique secondaire. En conclusion, Mueller mentionne que le rédacteur des CA est soucieux de lire l’Ancien Testament comme une source chrétienne. Il en fait une lecture ecclésiologique pour la compréhension des institutions de l’Église de son époque. Cette lecture ecclésiologique est toutefois encadrée par une doctrine trinitaire subordinatianiste qui eût une incidence sur la conception des ministères chrétiens. Selon Mueller, le rédacteur voulait aussi composer une oeuvre qui mettrait de l’ordre dans une Église institutionnelle où régnait la confusion à la suite de siècles de conflits. L’ouvrage est complété par une bibliographie volumineuse, un index scripturaire, un index des citations des CA et un index des sources patristiques.

Somme toute, ce livre propose une étude très complète des CA et de leur utilisation de l’Ancien Testament. Sa présentation demeure cependant un peu trop mécanique et le style de l’A. est parfois un peu lourd et, par le fait même, ennuyant. Dans son introduction, l’A. prévient d’ailleurs son lecteur de la fadeur et de la maladresse du style dans lequel s’expriment ses recherches, sans doute pour s’attirer une certaine bienveillance. Par ailleurs, nous rencontrons ici et là des remarques péjoratives sur la position doctrinale adoptée par les CA, une position qualifiée d’« hérétique », ce qui démontre une conception de l’histoire du christianisme qui dépend de l’historiographie chrétienne traditionnelle pour laquelle l’orthodoxie précède l’hérésie. Avec le progrès des recherches en histoire du christianisme ancien, une telle conception n’a plus aujourd’hui sa raison d’être.

Steve Johnston

19. Albert Gerhards, Heinzgerd Brakmann et Martin Klöckener, éd., Prex eucharistica. Volumen III : Studia. Pars prima : Ecclesia antiqua et occidentalis. Fribourg (Suisse), Academic Press Fribourg (coll. « Spicilegium Friburgense », 42), 2005, ix-310 p.

La réforme liturgique qu’a connue l’Église romaine, il y a maintenant plus de quarante ans, a eu des effets non seulement sur la vie ecclésiale mais aussi sur le développement de la recherche scientifique. En témoignent les nombreux travaux théologiques et surtout historiques qui ont été consacrés à la prière eucharistique et aux différentes formes qu’elle a prises depuis les origines de l’Église, dans les communautés d’Orient et d’Occident. Parmi les nombreuses publications qui ont vu le jour sur ce sujet, une place de première importance revient au recueil de « textes choisis des diverses liturgies les plus anciennes » édité sous le titre de Prex eucharistica par A. Hänggi et I. Pahl comme 12e volume du « Spicilegium Friburgense » (1re édition, 1968 ; 2e, 1978 ; 3e, établie par A. Gerhards et H. Brakmann, 1998). Cet ouvrage, qui eut un grand retentissement et pour lequel un Complementum est annoncé (« Spicilegium Friburgense », 41), est maintenant accompagné d’un premier volume d’études consacrées à l’histoire des prières eucharistiques de l’Église antique et occidentale ; un second est prévu, qui sera spécialement réservé aux traditions de l’Orient chrétien. Les dix études qui composent le premier volume se répartissent en deux sections d’inégale longueur et portent essentiellement sur les grandes étapes du développement de la prière eucharistique en Occident et sur les « histoires régionales » de celle-ci. La première contribution, signée par Reinhard Meßner, présente l’histoire de la prière eucharistique dans l’Église ancienne, et fournit la toile de fond pour les contributions particulières qui suivent. Meßner y aborde les points suivants : la diversité de la prière eucharistique aux origines de l’Église et la coexistence de différents types de repas « mémoriaux », de l’eucharistie de la Didachè à l’agapè, et du repas du Seigneur paulinien à la prière eucharistique de la Tradition apostolique ; la prière eucharistique comme épiclèse ; la forme festive de la prière eucharistique primitive. L’étude de Martin Klöckener sur la prière eucharistique dans la liturgie nord-africaine de l’Antiquité revêt les dimensions d’une véritable monographie — presque une centaine de pages, ce qui se justifie par le fait qu’elle porte sur un sujet jusqu’ici inexploré. Beaucoup plus brève est la contribution de Bryan D. Spinks consacrée au « canon missae » romain et à quelques aspects de son histoire. Les contributions qui suivent présentent d’autres formes de prières eucharistiques attestées en Occident : les prières ambrosiennes (Achille Maria Triacca) et gallicanes, c’est-à-dire celles utilisées en Gaule avant la romanisation de la liturgie (Paul De Clerk) ; la prière eucharistique dans la liturgie irlandaise ancienne (Hugh P. Kennedy et Balthasar Fischer) ; l’anaphore eucharistique hispano-mozarabe dans son histoire et son évolution (Gabriel Ramis). Les deux dernières contributions de l’ouvrage en constituent la seconde partie, intitulée « Commentaires théologiques des grands formulaires traditionnels ». Le premier de ces « formulaires » a fait couler beaucoup d’encre puisqu’il s’agit de « la prière eucharistique de la prétendue Tradition apostolique » dont traite ici Marcel Metzger d’une manière aussi limpide qu’autorisée. Il y montre, entre autres choses, que, « située entre le formulaire eucharistique de la Didachè et les grandes anaphores du 4e siècle, la prière eucharistique de la prétendue Tradition apostolique paraît affranchie des règles euchologiques des bénédictions judéo-chrétiennes (la Didachè) et annonce la structure des grandes anaphores » (p. 279). L’ouvrage se termine par un commentaire sur le canon romain par Josef Schmitz. Ces dix études forment un parcours historique et historiographique d’une grande cohérence sur les origines et les formes de la prière eucharistique paléochrétienne et occidentale.

Paul-Hubert Poirier

20. Muriel Debié, Alain Desreumaux, Christelle Jullien et Florence Jullien, éd., Les apocryphes syriaques. Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner (coll. « Études syriaques », 2), 2005, 231 p.

Deuxième ouvrage à paraître dans la collection créée par la jeune et dynamique Société d’études syriaques, les Apocryphes syriaques regroupent douze contributions originellement présentées lors d’une table ronde organisée par des chercheurs français du CNRS. Le volume s’ouvre par une préface de Bernard Outtier (CNRS, Villejuif) intitulée « Les apocryphes syriaques. Histoire passée et future ». L’A. insiste d’emblée sur le fait qu’on devrait parler d’apocryphes « en syriaque » plutôt que d’apocryphes « syriaques », étant donné l’importance qu’ont tenue, pour une telle littérature, les phénomènes de traduction et d’adaptation. B. Outtier évoque aussi les chantiers qui s’ouvrent aux chercheurs dans ce domaine : description de tous les manuscrits syriaques comportant des apocryphes, recensement de tous les apocryphes connus en syriaque, recueil rassemblant les témoignages relatifs à l’utilisation des textes ou traditions apocryphes par les écrivains syriaques. À eux seuls, ces trois chantiers pourraient occuper la vie de plusieurs chercheurs, mais on se réjouira de ce que les articles réunis dans le volume contribuent déjà à leur lancement. C’est ainsi qu’Alain Desreumaux (CNRS, Paris), dans « des richesses peu connues : les apocryphes syriaques », après avoir signalé les premières éditions de ces textes, aborde plusieurs thèmes qui s’imposent aux chercheurs s’intéressant à cette littérature : la question du canon syriaque, la distinction entre apocryphes juifs et chrétiens, les débats dans les Églises syriaques sur le canon et les apocryphes (de la Tradition d’Addaï aux écrits du treizième siècle en passant par Jacques d’Édesse), le rôle des apocryphes dans la doctrine, la liturgie et l’histoire. La contribution de David G. Taylor (The Oriental Institute, Oxford), « Quand les apocryphes syriaques relisent l’Ancien Testament », s’intéresse aux mécanismes de transmission et de production des apocryphes « qui visent soit à remplir les lacunes des récits de l’Ancien Testament, soit à résoudre des questions posées par les textes, soit à réécrire les textes pour présenter un autre récit » (p. 31). Ces mécanismes vont de la simple traduction en syriaque d’un apocryphe juif, écrit en hébreu ou en grec, à la composition, par un écrivain syriaque chrétien, identifié ou anonyme, d’un nouvel apocryphe, suivant le style des apocryphes juifs. Taylor consacre également quelques pages (38-40) à la Caverne des trésors et à la question de sa datation, à la suite de la critique de la thèse de Su-Min Ri par Clemens Leonhard[16]. Bien connue par les travaux qu’elle a consacrés à ce texte aussi remarquable qu’étrange, Maire-Joseph Pierre (École pratique des hautes études, Paris) présente « un apocryphe en forme de chant : les Odes de Salomon », dont l’attribution pseudonyme au fameux roi montre que l’auteur s’assimile à la sagesse royale de l’Ancien Testament : « […] il est le Sage dont Salomon, le “Fils de David”, le Roi-Messie constructeur du Temple nouveau, est le type » (p. 47-48). A. Desreumaux présente ensuite, dans un premier texte, « les apocryphes syriaques sur Jésus et sa famille », illustrations d’une complexe « hagiographie familiale et apostolique » dans laquelle la Vierge Marie occupe une place privilégiée et qui s’est largement développée à l’occasion des débats christologiques, puis, dans un second, les « apocryphes apostoliques », qui constituent le tiers environ des récits apocryphes conservés en syriaque. Dans la foulée des travaux qu’elle et Christelle Jullien mènent sur le christianisme mésopotamien, Florence Jullien (École pratique des hautes études, Paris) étudie les « figures fondatrices dans les apocryphes syriaques » dans les textes dits « de fondation », les actes d’apôtres comme l’Histoire du roi Abgar et de Jésus, les Actes de Mār Māri et les Actes de Thomas, les listes apostoliques, qui répartissent les champs d’apostolat du monde connu entre les apôtres et les disciples, et les listes de l’Église syro-orientale « dites patriarcales ». Elle met en évidence le rôle de la figure fondatrice comme référent identitaire, « point focal de rassemblement unitaire » et « gage d’autonomie pour les communautés qui s’y réfèrent » (p. 106). Une longue contribution de Muriel Debié (CNRS, Paris) présente « les apocalypses syriaques : des textes pseudépigraphiques de l’Ancien et du Nouveau Testament ». Elle accorde une attention particulière à la réception de ces textes dans les Églises syriaques et à la production d’apocalypses historiques aux septième-huitième siècles, au moment de la conquête perse et des invasions arabes. On voit ainsi la grande créativité dont témoigne la tradition syriaque en matière d’apocalypse : « […] plus ouverte aux textes non canoniques que l’Église grecque, elle a conservé mais aussi adapté des textes existants, en a produit d’autres et a créé un genre mixte qui permettait de répondre au double défi que représentaient les événements politiques et la situation religieuse des viie-viiie siècles » (p. 142). Spécialiste reconnu en cette matière, il revenait à Hubert Kaufhold (Université de Munich) d’inventorier « la littérature pseudo-canonique syriaque », qu’il traite selon les appartenances confessionnelles : l’Église syriaque occidentale, l’Église maronite et l’Église syro-orientale. Consacrée à « la transmission et [à] la réception des apocryphes syriaques dans la tradition arménienne », la contribution de Valentina Calzolari (Centre de recherches arménologiques, Université de Genève) montre comment les traditions apocryphes d’origine syriaque servent à mettre en valeur les racines édesséniennes du christianisme arménien. Trois cycles littéraires retiennent particulièrement l’attention : la Correspondance entre Paul et les Corinthiens, les récits d’invention de la Croix, la Doctrine d’Addaï (et le Thaddée arménien). Les « Notes sur quelques apocryphes conservés dans des manuscrits arabes de Paris » de Gérard Troupeau (professeur honoraire des Universités) ont essentiellement pour but de compléter les données de l’Histoire de la littérature arabe chrétienne de G. Graf et le Catalogue des manuscrits arabes (I, 1-2 : Manuscrits chrétiens) de M. Troupeau. En guise de conclusion de la table ronde et de synthèse de ses travaux, Jacques-Noël Pérès (Institut protestant de théologie et ELCOA, Paris) fait ressortir « l’intérêt des apocryphes syriaques dans la pensée et la théologie syriaques », notamment dans une perspective oecuménique. Une « esquisse d’une liste d’oeuvres apocryphes syriaques » (A. Desreumaux) et des éléments de bibliographie terminent l’ouvrage. Dédié à la mémoire de Michel van Esbroeck, ce recueil d’études, avec les bibliographies qui les accompagnent, est d’une grande richesse et mérite de figurer à côté de ceux qui ont été consacrés naguère aux apocryphes grecs et latins[17]. Une telle abondance de données ne fait que regretter davantage l’absence d’index, notamment pour les nombreux manuscrits cités, souvent d’oeuvres peu ou mal connues.

Paul-Hubert Poirier

Gnose et manichéisme

21. Einar Thomassen, The Spiritual Seed. The Church of the Valentinians. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 60), 2005, xvi-345 p.

Depuis sa thèse de doctorat sur le Traité tripartite, soutenue à St Andrews en 1982, et dont une version remaniée parut en français à Québec en 1989, avec la collaboration de Louis Painchaud[18], Einar Thomassen s’est affirmé à la fois comme un excellent coptologue et comme le meilleur connaisseur du valentinisme. Cible privilégiée d’Irénée et des autres hérésiologues, ce courant gnostique naît au deuxième siècle, avec la présence à Rome de son fondateur Valentin sous Antonin le Pieux (138-161). Il se ramifie en variantes nombreuses et s’éteint à la fin du quatrième siècle, sans doute victime du christianisme impérial. Aux témoignages indirects recueillis dans les réfutations des Pères de l’Église, la découverte de Nag Hammadi a ajouté quelque huit écrits qu’on doit, selon toute probabilité, tenir pour « valentiniens », encore qu’ils ignorent ce label hérésiologique et ne portent aucun nom d’auteur, souvent même aucun titre.

Les témoignages hérésiologiques ont été, dans le passé, soigneusement analysés par les philologues les plus éminents, comme W. Foerster[19] ou F.-M.-M. Sagnard[20], dont les travaux ont grandement éclairé les diverses éditions commentées des écrits valentiniens de Nag Hammadi. Mais il manquait une synthèse au vrai sens du terme, c’est-à-dire une confrontation à la fois exhaustive et critique de toutes ces sources. C’est ce que nous offre aujourd’hui Thomassen, après quelque vingt-cinq ans d’études et de réflexion. Disons d’emblée que le résultat est impressionnant non seulement par ses acquis méthodologiques et l’ampleur de son contenu, mais encore par les perspectives qu’il ouvre à la recherche. Désormais, on dispose d’un panorama en relief du valentinisme. Assurément on y trouve beaucoup de fragments, que l’A. analyse sans chercher à les restaurer par des reconstitutions incertaines. Mais, tout incomplets qu’ils soient, ces vestiges s’éclairent mutuellement parce qu’ils prennent place dans une typologie évolutive, une chronologie vraiment convaincante des diverses variantes du mythe et interprétations de la doctrine.

L’approche des sources est un parcours semé d’embûches. L’anonymat des textes de Nag Hammadi laisse pressentir le peu de crédit qu’il faut accorder aux attributions patristiques. Ainsi, quand Irénée (Contre les hérésies I,11,1) prétend résumer la doctrine de Valentin lui-même, il ne s’appuie pas sur une information directe, mais dépend d’une tradition hérésiologique antérieure. Pis encore, il y ajoute ses propres remarques sur les variations des valentiniens et prête à leur maître des théories contradictoires. De même, Clément d’Alexandrie donne pour « extraits de Théodote » un mélange de citations authentiques de cet auteur et d’autres valentiniens non identifiés. On relève enfin des contradictions entre la présentation des « ptoléméens » qu’Irénée a connus personnellement (Contre les hérésies I,1-9) et ceux dont il a retrouvé la trace chez d’autres hérésiologues (Contre les hérésies I,12,1). Mais la doctrine de Ptolémée lui-même exposée dans la Lettre à Flora est encore différente.

Les écrits de Nag Hammadi présentent des difficultés d’un autre genre. Certains sont fragmentaires comme l’Exposé du mythe valentinien (NH XI, 2) ou l’Interprétation de la gnose (NH XI, 2). D’autres — et des plus importants — sont bien conservés, comme le Traité tripartite (NH I, 5) ou l’Évangile de la vérité (NH I, 3), mais l’originalité de leur pensée, beaucoup plus proche du valentinisme primitif, exige un vigoureux effort d’interprétation. Le premier mérite de Thomassen est de désamorcer les mines pour permettre une progression lucide et confiante sur ces terrains dangereux. Très pédagogique, sa rédaction procède par analyses détaillées suivies de conclusions synthétiques qui permettent de faire le point entre chaque étape.

Au lieu de commencer, comme les hérésiologues, par exposer le mythe très compliqué du déploiement de l’être et des origines du monde matériel, la première partie de l’ouvrage aborde le valentinisme sous l’angle de la sotériologie. En effet, les sources patristiques signalent à ce sujet de sérieuses divergences entre les deux branches du valentinisme (orientale et occidentale), qui permettent de classer chronologiquement les sources : en ajoutant au Christ une composante psychique absente du système primitif, les Occidentaux ont introduit un grand déséquilibre. Désormais, seuls les « psychiques » ont besoin d’être sauvés. Les pneumatiques sont sauvés par nature. L’ancienne sotériologie valentinienne « par participation mutuelle » est du même coup dépassée.

Mais, comme le souligne la deuxième partie, l’apparition historique du Sauveur fait le lien entre les racines invisibles de la pluralité matérielle et le salut procuré aux fidèles par les rites d’initiation. L’incarnation, le baptême et la crucifixion de Jésus renvoient au drame primordial de la chute et du rétablissement des entités célestes. La troisième partie de l’ouvrage montre que l’exposé mythique originel auquel nous ont habitués les hérésiologues, avec les trente éons du Plérôme, tous munis d’un nom et d’un numéro, dérive en réalité d’un type plus ancien, où ils formaient une profusion anonyme d’abord immanente au Père, puis manifestée comme une pluralité d’êtres indépendants. Les principaux représentants de ce type sont l’Évangile de la vérité et le Traité tripartite. On notera que, dans ce dernier texte, l’Éon déchu ne se nomme pas Sophia : c’est un logos non spécifié. On pressent ainsi que le mythe de la Sagesse, que, sur la foi des hérésiologues, on jugeait emblématique du valentinisme, est en réalité un développement adventice (procédant, au mieux, d’une vague allusion chez Valentin lui-même).

Thomassen démontre ensuite très solidement que les sources de la protologie valentinienne remontent à la physique néopythagoricienne, visant à expliquer comment le multiple — c’est-à-dire l’âme et la matière — est issu de l’Un. C’est là une étude neuve et originale, qui exploite des sources hellénistiques tardives comme Alexandre Polyhistor (80 av. J.-C.), Eudore d’Alexandrie (ier s. av. J.-C.) et Moderatus de Gadès (ier s. ap. J.-C.).

La quatrième partie traite de l’initiation valentinienne, sur quoi la découverte des textes de Nag Hammadi, et notamment de l’Évangile selon Philippe, a suscité d’importantes études, par exemple celle de Sevrin[21]. Comme ce dernier, Thomassen tient la « rédemption » et la « chambre nuptiale », non pas pour des rituels mais pour des effets surnaturels des actes sacramentels.

Analysant les textes liturgiques qui suivent l’Exposé du mythe valentinien (NH XI, 42-43), Thomassen estime que l’opposition entre premier et second baptême ne correspond pas à celle que décrit Irénée (Contre les hérésies I,21,2) entre rémission des péchés et rédemption spirituelle. D’après lui, le premier baptême du texte assure à lui seul l’entrée dans l’éon. Du même coup, on ne sait plus quoi faire du second baptême, qui devient alors un rite « hypercosmique » (p. 359). Il nous semblerait plus simple de traduire βαθμός (41,35-36) littéralement, par « degré », et non par « upward progress » (qui est une interprétation beaucoup trop libre). On pourrait ainsi maintenir une certaine gradation entre les deux baptêmes : la descente dans l’eau est, en quelque sorte, le premier degré de la remontée vers l’Aiôn, obtenue par l’onction à la sortie (ou peut-être même avant la sortie) du bain.

La cinquième et dernière partie du livre réexamine, sous un angle historique et doctrinal, les sources concernant Valentin lui-même et le développement de son école. On peut y voir un rééquilibrage des positions critiques de Markschies[22], enclin à opposer un Valentin plus ou moins orthodoxe à ses successeurs fortement hérétiques (cf. p. 422, n. 23). En fait, l’étude des fragments montre bien que, sans présupposer les systèmes élaborés plus tard par les théologiens valentiniens, ils attestent des thèmes illustrés par le valentinisme, compte tenu des évolutions constatées par Thomassen (par exemple le fragment 5 sur le Nom et le fragment 8 sur Bythos).

Nous ne croyons pas manquer au respect que mérite cet ouvrage considérable en signalant ce que nous avons ressenti, à sa lecture, comme un manque assez important. Irénée aussi bien que Tertullien insistent sur l’habileté dialectique des valentiniens, sur leur aptitude à tromper les simples et à capter les consciences. On peut y voir un poncif qui a fait florès jusqu’à nos jours dans la polémique des églises installées ou des corps politiques contre les « sectes ». Mais il est également permis d’être moins malveillant et de proposer une image plus stimulante de la coéducation des psychiques avec les spirituels (par exemple Koschorke[23]). Nous croyons, pour notre part, que les valentiniens furent de grands directeurs de conscience, dans la meilleure tradition de cette « Seelenleitung » antique qu’Ilsetraut Hadot[24] a si bien décrite chez Sénèque.

Malgré la subtilité de ses analyses doctrinales, Thomassen reste peu sensible à cette dimension, pourtant fondamentale, du discours valentinien, à laquelle le regretté Gilles Quispel était au contraire si attentif. C’est ainsi que le fragment 2, avec l’image de l’auberge, ne lui semble « spécifiquement valentinien ni pour le contenu, ni pour la langue ». Il est pourtant tiré d’une lettre de Valentin, genre psychagogique par excellence, où le maître s’adapte au niveau du disciple : ainsi, les premières Lettres à Lucilius de Sénèque ne sont que discrètement stoïciennes.

De même Thomassen prouve d’une façon très neuve et très solide l’arrière-plan embryologique des deux formations valentiniennes κατ᾿ οὐσίαν et κατὰ γνῶσιν. Mais il ne s’intéresse guère à la signification psychologique de ces termes, à ce qu’ils apportent au progrès spirituel. S’il avait fait quelque effort dans cette direction, peut-être aurait-il jugé moins « superficiels » (p. 501, n. 39) les parallèles qu’on peut relever entre le Témoignage véritable (NH IX, 3) et certaines sources concernant le valentinisme.

Plusieurs remarques incidentes montrent que l’A. n’est pas indifférent aux qualités littéraires des textes qu’il analyse. Mais il n’a pas essayé de situer leurs différents genres sur la voie spirituelle (longue de cinq ans, dit Tertullien, comme pour les mystères d’Éleusis !), couronnée par les derniers rites d’initiation. Il est pourtant bien clair que des écrits comme le Traité sur la résurrection (NH I, 4) ou la Lettre à Flora ne se situent pas au même point du parcours que le Traité tripartite et qu’un écrit aussi complexe que l’Évangile selon Philippe tient plus de l’exercice spirituel (au sens où l’entend Pierre Hadot[25]) que de l’exposé didactique.

Mais ces remarques n’entament pas la solidité de l’analyse doctrinale. Il faut donc saluer la sortie d’un très grand livre, qui marque une étape décisive dans les recherches sur le valentinisme.

Jean-Pierre Mahé (Institut de France)

22. Hans-Josef Klauck,Judas un disciple de Jésus. Exégèse et répercussions historiques. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lectio divina », 212), 2006, 204 p.

Ce livre est la traduction de la nouvelle édition datée de 2006 de Judas — ein Jünger des Herrn, publié pour la première fois en 1987[26]. La révision faite en 2006 consiste essentiellement en une mise à jour de la bibliographie, de même qu’en l’ajout de seize pages dont l’Évangile de Judas fait l’objet[27]. Cette mise à jour et sa traduction française ne font que gonfler un peu plus le raz-de-marée de publications prématurées consacrées à Judas et à son Évangile qui a déferlé depuis avril 2006, submergeant les spécialistes et le grand public. Posant en introduction la question de l’interprétation de la figure de Judas et de son acte (p. 9-12), le livre est divisé en sections proposant successivement une typologie des interprétations de Judas au cours de l’histoire (p. 13-30), un regard d’ensemble sur les textes du Nouveau Testament (p. 31-137), puis sur les sources extracanoniques et la légende de Judas (p. 139-162), pour conclure sur une réflexion consacrée au conflit herméneutique découlant de la confrontation de l’énormité des effets historiques de la figure de Judas avec l’étroitesse de la base textuelle sur laquelle elle repose (p. 163-173).

Ce livre publié il y a près de trente ans a le mérite de bien mettre en lumière l’énorme postérité de la figure de Judas et ses effets dévastateurs dans la construction de l’antisémitisme occidental, et de remettre en question à la fois l’utilisation néfaste qui a été faite de cette figure et les tentatives de réhabilitation du Judas historique, déjà abondantes il y a trente ans.

Je m’attarderai seulement à commenter ce que cette nouvelle édition a de spécifique, à savoir la section qu’elle consacre à l’Évangile de Judas. À cet égard, Klauck est totalement dépendant de la traduction anglaise et de l’interprétation de ce texte parues au printemps 2006[28] et en reprend la perspective erronée. Klauck pose d’entrée de jeu, à propos du titre du texte dans le manuscrit, « Évangile de Judas », et non « Évangile selon Judas », la question de savoir si l’expression permet déjà de conclure qu’on y proclame « une bonne nouvelle concernant Judas » (p. 150). Toutefois, la variation « de » (forme: 016681aro001n.png– en copte) et « selon » (forme: 016681aro002n.png) est bien attestée, par exemple par les recensions brève et longue de l’Apocryphon de Jean, qui ont respectivement dans le manuscrit, le titre d’Apocryphon de Jean ou selon Jean. La question posée par Klauck, à propos de la signification du titre comme la suggestion de Marvin Meyer qu’elle reprend[29], est donc sans fondement philologique, mais elle résume et condense à elle seule les attentes que beaucoup de lecteurs, spécialistes ou grand public, nourrissaient avant même la publication de l’Évangile de Judas et qui en font un écrit « explosif » (p. 150).

Lisant l’Évangile de Judas sous le double éclairage des attentes populaires à l’égard de Judas et de la notice d’Irénée de Lyon (Contre les hérésies I,31,1), selon qui certains gnostiques auraient lu un Évangile de Judas qui aurait présenté l’Iscariote comme le seul disciple à avoir compris son maître, les premiers éditeurs et traducteurs du texte ont donc voulu y trouver une « bonne nouvelle à propos de Judas ». Or cette perspective est fausse. L’Évangile de Judas n’est pas plus à propos de Judas que l’Apocryphon de Jean n’est à propos de Jean. Il est ainsi désigné simplement parce que Judas y joue un rôle central.

Il est vrai que l’Évangile de Judas est un dialogue gnostique de révélation où Judas Iscariote est le principal interlocuteur de Jésus ; il est vrai également que Judas détient un savoir que les autres disciples n’ont pas à propos de la nature et de l’origine de Jésus (35,14-21) ; qu’il est gratifié d’un rêve qui lui fait voir le lieu réservé à la génération sainte (44,15-45,11) ; que Jésus lui transmet une révélation concernant la création du monde et de l’homme (47,1-54,12). Toutefois, cela n’est d’aucune utilité à Judas. Il est égaré par son étoile (45,12-14), il est désigné comme un démon, le treizième (44,20-22) ; Jésus lui répète avec insistance qu’il n’accédera jamais au lieu réservé à la génération sainte (45,12-25 ; 46,19-47,1), et finalement, lorsque Jésus lui dit qu’il sacrifiera l’homme qui le porte (56,17-20), il ne s’agit pas d’une requête visant à libérer le Sauveur de son enveloppe charnelle (p. 158)[30], mais une prédiction en même temps qu’une accusation. Le geste annoncé va en effet à l’encontre de l’injonction formulée par Jésus « Cessez de sacr[ifier…] » (41,1-2). À la lumière de la critique virulente du culte sacrificiel que révèle ce texte (39,6-41,8), sacrifier un homme est la pire des abominations. Ce faisant Judas surpasse tous les autres disciples, tous ceux qui offrent des sacrifices à Saklas, c’est-à-dire au dieu créateur de ce monde et se mérite ainsi le douteux honneur de siéger au sommet des cieux inférieurs, dominant toute la création mauvaise, y compris le type de christianisme dénoncé par le texte. Tel est vraisemblablement le sens de la phrase « Tu seras maudit par les autres générations et tu les gouverneras […] » (46,21-23).

Le message central de ce texte consiste à rejeter la théologie sacrificielle (ou la théologie de l’expiation, pour reprendre l’expression de Klauck, p. 154) qui se développe au deuxième siècle, et avec elle les autorités ecclésiastiques se réclamant de la succession apostolique. Klauck propose de l’Évangile de Judas un résumé assez fidèle dans l’ensemble. Toutefois, lorsqu’il arrive à la section cruciale consacrée au dialogue entre Judas et Jésus, où ce dernier appelle son disciple « treizième démon » (forme: 016681aro003n.png en copte), il traduit cette expression, suivant les premiers traducteurs, par « treizième esprit » en se référant au daimôn ou au genius de Socrate[31], ce qui est très invraisemblable dans un apocryphe chrétien du deuxième siècle.

Répétant l’interprétation erronée de ce texte proposée par ses premiers traducteurs, Klauck y voit la confirmation de l’existence, depuis les premiers siècles chrétiens, d’une tradition positive à propos de Judas, qui aurait été développée par les gnostiques. Or si cela se rencontre en effet dans l’allusion que fait Irénée à un Évangile de Judas dont il aurait entendu parler[32], une telle tradition n’est nulle part attestée dans les sources gnostiques directes. En effet, le Concept de notre Grande Puissance, faisant allusion à Judas, le désigne comme le serviteur des archontes (NH VI 41,13-42,17)[33] ; de même, les Actes de Jean (207,17) opposent le dieu de Judas (le dieu du traître) au Sauveur lui-même. L’interprétation de la figure de Judas dans les sources gnostiques directes qui nous sont parvenues, y compris le nouvel Évangile de Judas, constitue un prolongement gnostique de la trajectoire initiée par Luc et poursuivie par Jean, qui « démonise » celui qui a livré Jésus, et qui connaît de nombreuses ramifications dans toute la littérature apocryphe.

L’Évangile de Judas est un texte déroutant, qui manie l’ironie, le quiproquo et le sous-entendu. Tout comme Jésus s’y moque de ses disciples et de Judas en particulier, son auteur semble se moquer de son lecteur en déjouant ses attentes devant un dialogue de révélation dont il inverse les conventions. Il faut savoir gré aux premiers éditeurs et traducteurs d’avoir mené à bien leur travail sous la pression des impératifs médiatiques. Il est déplorable que tant de maisons d’éditions et d’auteurs se soient empressés à enfourcher la vague créée par cette publication. Le Judas gnostique modèle du parfait disciple ou du parfait chrétien est une invention moderne fondée sur l’unique rapport d’Irénée et n’a rien à voir avec les sources gnostiques connues à propos de Judas ni avec l’Évangile de Judas.

Louis Painchaud

Éditions et traductions

23. Stephen Andrew Cooper, Marius Victorinus’ Commentary on Galatians. Introduction, translation, and notes. New York, Toronto, Oxford University Press (coll. « Oxford Early Christian Studies »), 2005, xvi-414 p.

Ce volume est le deuxième que l’A. consacre à l’étude et à la traduction d’un commentaire de Marius Victorinus sur les épîtres de Paul[34]. Marius Victorinus, un maître de rhétorique qui a vécu à Rome, composa ses commentaires durant la deuxième moitié du quatrième siècle, probablement sous le règne de l’empereur Julien (361-363). Il commenta ainsi l’intégralité de l’Épître aux Galates en suivant chacun des versets, qu’il cite dans une vetus latina que les manuscrits ont transmise dans un état remarquable, sauf pour quelques lacunes en Ga 3,8.11-20 et en Ga 5,17-6,2. L’excellente qualité de ce texte biblique est soulignée à plusieurs reprises par l’A., qui consacre aussi l’Appendice III à l’édition du texte de cette version. Le texte traduit par S.A. Cooper est celui qu’a édité F. Gori[35].

L’A. fait précéder sa traduction d’une introduction exhaustive. Le premier chapitre souligne l’importance de l’exégèse biblique à l’époque patristique en traçant les grandes lignes de l’histoire de la recherche. Le deuxième chapitre étudie quelques témoignages anciens au sujet de Marius Victorinus et souligne les faits marquants et le contexte social et religieux de son époque. Le troisième chapitre aborde la question des représentations iconographiques et artistiques de l’apôtre Paul au quatrième siècle. L’A. étudie notamment les motifs de la concordia apostolorum et de la traditio legis mettant en scène Pierre et Paul. Quelques belles pages sont aussi consacrées à la catacombe de la via latina. Le quatrième chapitre s’intéresse à la méthode et à la rhétorique de Marius Victorinus. L’A. souligne d’emblée ce qui constitue un élément méthodologique essentiel de l’exégèse de Marius Victorinus, l’interpretatio, qui signifie l’articulation de la signification d’un texte. Victorinus accorde ainsi à la « signification » du texte de Paul et à la « vérité » qui en découle une autorité indiscutable et il tient pour acquis que son auditoire partage ce point de vue (p. 88). À la suite d’Alexander Souter, l’A. qualifie volontiers le type de commentaire que pratique Victorinus de « simple explication of the words », en reprenant la formulation exacte qu’utilise Victorinus lui-même (expositio simplex verborum) (p. 111). Son style pédagogique et rhétorique laisse alors peu d’espace à l’usage de l’allégorie, sauf lorsqu’il doit expliquer un extrait où Paul en fait lui-même usage, notamment en Ga 4,24, qui interprète allégoriquement l’histoire de Sarah et Agar. Ce dernier point amène à parler d’un des thèmes marquants du commentaire de Victorinus, qui est la polémique contre les judaïsants. Contrairement à Paul qui fait des deux femmes des figures de deux alliances (testamentum), Victorinus se sent autorisé à faire d’Agar, qui est esclave, une figure de l’« Église » (ecclesia) des Juifs, et de Sarah une figure de l’Église des chrétiens. Victorinus oppose aussi l’autorité de Jacques le frère de Jésus, qu’il associe aux judaïsants et aux Symmachiens (Iacob enim frater domini, qui auctor est ad Symmachianos), à celle de Paul (Ga 1,19 et 2,12-13). Il soutiendra aussi que dans la querelle qui opposa Pierre et Paul, c’est ce dernier qui avait raison et que Pierre avait même été réprimandé par la communauté entière (Ga 2,11-13). Poursuivant sur cette lancée, Victorinus insiste sur le fait que le salut n’est pas le résultat de la pratique des oeuvres de la Loi, mais plutôt de la foi en l’oeuvre du Christ. Il oppose aussi ceux qui comprennent l’Écriture (c’est-à-dire l’Ancien Testament) selon la chair (carnaliter) et de façon corporelle (corporali intellectu) à ceux qui la comprennent selon l’esprit (spiritaliter). Le cinquième chapitre étudie les motivations possibles qui auraient pu pousser Marius Victorinus à composer des commentaires sur les épîtres de Paul et souligne les grandes lignes thématiques qui l’occupent : la christologie et les querelles trinitaires, la justification par la foi et les controverses avec les judaïsants. Le sixième et dernier chapitre de cette introduction étudie la délicate question de l’influence et du rayonnement des commentaires de Marius Victorinus, notamment celle qu’il a pu exercer sur l’Ambrosiaster. L’A. discute aussi des travaux d’E. Plummer sur l’influence qu’eut le commentaire sur l’Épître aux Galates sur la pensée d’Augustin.

En plus de l’Appendice III évoqué plus haut, le premier Appendice est consacré à l’ordre des commentaires de Marius Victorinus. Le second porte sur Ga 1,10 et sur la lecture qu’en fait Victorinus. Une impressionnante bibliographie et des index complètent le tout.

La très grande qualité du livre de S.A. Cooper est à souligner. Son érudition est étonnante et se manifeste dans les abondantes notes de bas de page. Il connaît les travaux de ses prédécesseurs, il les expose, il les discute et il n’hésite pas à proposer son propre point de vue lorsque le besoin se fait sentir. Son écriture soignée et accessible ainsi que son souci du détail montrent à quel point il s’intéresse à son lecteur. En plus d’offrir à la communauté scientifique une belle traduction anglaise et un excellent état de la question, il contribue assurément à paver un segment du chemin de la recherche sur le premier commentateur latin des épîtres de Paul.

Serge Cazelais

24. Jérôme, Homélies sur Marc. Texte latin de dom Germain Morin (CCL 78), introduction, traduction et notes par Jean-Louis Gourdain. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 494), 2005, 232 p.

Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, on ignorait l’existence d’un corpus homilétique hiéronymien. Grâce au remarquable travail de Morin[36], nous connaissons maintenant l’existence d’homélies de Jérôme adressées aux moines de Bethléem sur les Psaumes et une série de dix homélies sur l’Évangile selon Marc, qui constituent l’objet de ce volume. À part quelques exceptions[37], les spécialistes attribuent sans conteste la paternité de ces homélies à Jérôme lui-même. Quant à la date de ces homélies, les avis sont assez partagés, allant de 386, date de l’installation de Jérôme à Bethléem, à 420, date de sa mort. Gourdain, bien qu’il reconnaisse la fragilité de son argumentation, situe ce corpus homilétique entre 397, commencement de la seconde phase de la querelle origéniste, et 410, c’est-à-dire avant l’éclatement de la crise pélagienne à laquelle les homélies ne font aucune allusion (p. 12-15). Le traducteur utilise l’édition du texte de Morin qu’il confronte par ailleurs avec celui de Tilmann. Les doxologies qui terminent chaque homélie, absentes chez Morin, sont quant à elles reprises de l’édition de Chevallon. Pour alléger le texte et le rendre plus facile à la lecture, Gourdain introduit des alinéas et modifie parfois la ponctuation. Il se permet également de simplifier l’orthographe partout où il a senti que la graphie de Morin était dépourvue de justification. Bref, nous découvrons un corpus de dix homélies hiéronymiennes sur Marc prêchées le dimanche à l’Église de la nativité ou dans la région de Jérusalem à l’occasion du carême. L’auditoire est composé des moines de sa communauté, mais aussi des paroissiens ordinaires du dimanche.

Les dix homélies qui constituent ce corpus ne fournissent pas la prédication de Jérôme sur l’ensemble de l’Évangile selon Marc. Cela ne veut pas dire que le moine de Bethléem n’a pas fait ce travail. Certains textes renvoient en effet à d’autres homélies dont on ne possède pas le texte, soit parce qu’elles sont perdues, soit parce qu’elles n’ont pas été tachygraphiées. La lecture des dix homélies de Jérôme sur Marc nous permet d’élaborer une structure interne au corpus : les homélies 1 et 2A sont consacrées à l’explication des débuts de la vie publique de Jésus Christ, Fils de Dieu, annoncé par les prophètes et montré au monde par Jean le Baptiste comme étant celui qui accomplit les Écritures ; les homélies 2B, 2C, 3, 4 et 5 expliquent les récits marciens des miracles mettant en avant l’exégèse spirituelle ; l’homélie 6, la plus importante et la plus belle, justifie la méthode herméneutique de son exégèse grâce à l’explication de la transfiguration du Christ ; les homélies 7 à 10 évoquent les derniers jours de Jésus à Jérusalem, une occasion pour le prédicateur d’instruire les catéchumènes qui se préparent à recevoir prochainement le baptême.

Jérôme porte comme principal souci d’instruire ceux qui donnent leur adhésion de foi au Christ, vrai Fils de Dieu et vrai fils de l’homme, mort et ressuscité pour le salut de l’humanité. Il fait souvent une lecture synoptique des passages expliqués et recourt à d’autres livres bibliques afin de montrer la cohérence des Écritures et leur accomplissement dans la personne du Christ. Ces homélies sont une originalité dans la littérature patristique puisque, avant Jérôme, personne n’avait consacré autant de temps à prêcher sur Marc. Sa source d’inspiration immédiate reste le Commentaire sur Matthieu d’Origène, le grand maître de l’école alexandrine, qui fournit à notre prédicateur les points de comparaison les plus significatifs. Cependant, le moine de Bethléem n’est pas esclave de l’exégèse de l’Alexandrin. Il réorganise le matériel origénien en fonction des buts qu’il poursuit dans ses homélies, en privilégiant souvent le sens spirituel sur le sens littéral : « Nous ne refusons pas l’histoire, mais nous préférons l’intelligence spirituelle » (hom. 6, p. 157). Lorsque « l’histoire est manifeste », c’est le signe qu’il faut passer à un niveau supérieur d’interprétation, car « la lettre tue, tandis que l’esprit vivifie » (2 Co 3,6). Comprendre l’Évangile selon l’esprit, c’est accepter la prédication des apôtres (hom. 6, p. 161), c’est quitter la synagogue pour entrer dans l’Église (hom. 5, p. 143), c’est pratiquer la seule lecture qui élève les chrétiens vers des réalités supérieures (hom. 2A, p. 93) permettant de voir l’harmonie des deux Testaments, c’est accepter de monter avec le Christ sur la montagne de la Transfiguration et voir les vêtements de la parole devenir plus blancs qu’aucun foulon ne pourrait les blanchir (hom. 6, p. 161). En effet, selon Jérôme, la lecture spirituelle des Écritures est la seule façon pour l’âme chrétienne d’en tirer profit.

Les Homélies sur Marc exposent la foi de Jérôme en la Trinité, foi héritée du premier concile oecuménique tenu à Nicée en 325. La Trinité est au coeur de la révélation biblique et dans la vie du Christ, vrai Dieu et vrai homme, et elle est explicitement manifestée soit lors du baptême, soit lors de la Transfiguration : « Tout ce que je comprends, je ne veux pas le comprendre sans le Christ, l’Esprit-Saint et le Père. Si je ne comprends pas dans la Trinité qui me sauvera, ce que je comprends ne peut m’être d’aucune douceur » (hom. 6, p. 169). Par de telles affirmations, le prédicateur entend combattre à la fois l’arianisme qui nie la divinité du Christ et toute autre hérésie qui s’attaque à l’une ou l’autre personne de la Trinité divine : sabellianisme, macédonianisme, apollinarisme. Dans un langage à la fois simple et profond, Jérôme veut donner à ses auditeurs et à nous, les lecteurs d’aujourd’hui, le goût de croire que Dieu fait tout par amour en faveur des hommes. Les malades de l’Évangile ont une portée symbolique pour nous : le Christ lui-même s’approche de chacun de nous pour nous offrir sa guérison et même sa propre vie, pourvu que nous vivions et demeurions pour l’éternité en Dieu.

Lucian Dîncă

25. Le Livre éthiopien des miracles de Marie (Taamra Mâryâm). Traduction française par Gérard Colin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Patrimoines », série « Christianisme »), 2004, 549 p.

Ce classique de la littérature mariale éthiopienne, dont Gérard Colin nous offre la première traduction française complète, sinon intégrale, a derrière lui une histoire assez singulière. Il tire en effet son origine d’une collection de miracles de Marie qui s’est formée aux douzième-treizième siècles en Europe occidentale. D’abord rédigés en latin, ces récits de miracles connurent très tôt des versions en diverses langues vernaculaires, dont celles du domaine français. Passé en Orient avec les Croisés, ce « livre des miracles » fut traduit en arabe, vraisemblablement dans la seconde moitié du treizième siècle, si l’on retient comme terminus ante quem la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291. De l’arabe, le recueil passera en éthiopien à l’époque du roi David (1382-1421) et connaîtra une grande popularité sous le règne de son fils Zara Yâqob (1434-1468), fervent promoteur de la dévotion à Marie. Mais le Livre des miracles de Marie ne fut pas que traduit en éthiopien. Autour d’un noyau primitif, constitué de miracles « européens », se greffèrent des récits ou des historiettes situés en Égypte et en Éthiopie, ou mentionnant le roi David et son fils. D’ailleurs, les nombreux manuscrits de l’oeuvre montrent que la composition de celle-ci n’a jamais été close : le nombre des miracles est très variable d’un témoin à l’autre et leur organisation varie. Pour cette traduction, la première depuis les One Hundred & Ten Miracles of our Lady Mary de Sir E.A. Wallis Budge (Londres, 1923), Gérard Colin a retenu 213 « miracles » disposés selon leur origine géographique : européenne, syro-palestinienne et byzantine, égyptienne, éthiopienne, ce qui représente à peu près les trois quarts des matériaux attestés par les manuscrits. La traduction est précédée d’une introduction qui évoque l’origine du recueil et souligne son importance comme témoin de la dévotion mariale éthiopienne. Un index des noms propres mentionnés dans les récits termine l’ouvrage, ainsi qu’une concordance de la numérotation des miracles de la traduction française avec celle de l’édition d’Addis-Abeba (1996), prise comme texte de base. Auteur de nombreuses éditions critiques de textes éthiopiens anciens, Gérard Colin livre ici au grand public un des textes les plus lus de la littérature religieuse éthiopienne. Cette traduction s’ajoute à celle qu’il a donnée du chef-d’oeuvre de la littérature nationale éthiopienne, La Gloire des rois (Genève, 2003)[38].

Paul-Hubert Poirier

26. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique. Livres II-III. Texte grec de l’édition G.C. Hansen (GCS), traduction par Pierre Périchon †, s.j., et Pierre Maraval, notes par Pierre Maraval. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 493), 2005, 366 p.

Dans une précédente livraison de cette revue[39], nous avons présenté l’édition du premier livre de l’Histoire ecclésiastique de Socrate de Constantinople (« Sources Chrétiennes », 477), historien des quatrième-cinquième siècles, connu aussi sous le nom de Socrate « le scolastique ». Son oeuvre, qui compte au total sept livres, embrasse la période qui va de 306 (abdication de Dioclétien) à 439 (Théodose II), prenant ainsi le relais de celle d’Eusèbe de Césarée. Éditée au dix-neuvième siècle par Robert Hussey, elle a fait l’objet d’une publication définitive dans le corpus de Berlin par les soins de Günther Christian Hansen. C’est ce texte critique qui est repris, sous réserve de modifications, dans la présente édition. Les livres II et III embrassent les règnes de Constantin II et Constance (337-361), et ceux de Julien et Jovien (361-364). Si l’auteur, d’allégeance novatienne, accorde une grande place à l’histoire politique et, notamment, au règne de Julien, c’est naturellement la crise arienne qui occupe pour lui le devant de la scène. Comme l’écrit le traducteur en avant-propos, « le point de vue de Socrate est toujours strictement nicéen, et même athanasien » (p. 8), et il contribuera à fixer l’historiographie « orthodoxe » de la crise, « où les adversaires de Nicée sont systématiquement tenus pour des Ariens, quand bien même les textes cités montrent qu’ils récusaient les thèses les plus extrêmes d’Arius et que leur refus de Nicée s’explique en partie par leur crainte (justifiée) de voir certains de ses soutiens interpréter le consubstantiel nicéen de manière sabellienne » (p. 8). Ces deux livres de l’Histoire ecclésiastique contiennent une ample matière relative à Athanase d’Alexandrie et aux péripéties conciliaires ou autres qui ont marqué ces années, ainsi qu’à Julien l’Empereur, dont Socrate est le seul à transmettre la Lettre aux Alexandrins (III,iii,4-25). La lecture de ces deux livres est facilitée par les intertitres introduits par Pierre Maraval qui, chaque fois que la chose est possible, fournissent de précieux repères chronologiques, et par l’annotation infrapaginale qui identifie événements et personnages, et évalue les données de Socrate à la lumière des documents contemporains. P. Maraval indique également les sources utilisées par l’historien constantinopolitain pour la rédaction de son ouvrage. Malgré ses partis pris et ses erreurs, l’Histoire de Socrate demeure un témoignage essentiel du quatrième siècle chrétien, dont on saura gré au prof. Maraval, prenant la relève de P. Périchon, de le rendre enfin accessible dans une édition et une traduction d’une haute tenue scientifique.

Paul-Hubert Poirier

27. Françoise Briquel Chatonnet, Muriel Debié et Alain Desreumaux, éd., Les inscriptions syriaques. Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner (coll. « Études syriaques », 1), 2004, 168 p.

La collection « Études syriaques », dont nous présentons ici le premier volume, est publiée par la Société d’études syriaques de Paris et elle est destinée à regrouper des études thématiques consacrées à différents aspects de l’histoire ou de la culture syriaque. Ce volume inaugural porte sur les inscriptions syriaques et il regroupe des contributions issues des travaux d’une journée d’études tenue le 7 novembre 2003 sous l’égide de l’UMR 7119 (CNRS-Collège de France-Université Paris Sorbonne). Cette journée s’inscrivait dans le cadre de la préparation des volumes du Recueil des inscriptions syriaques destiné à prendre place dans le Corpus inscriptionum semiticarum publié sous le patronage de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Institut de France). Le présent ouvrage constitue donc un état des lieux préliminaires au magnum opus que sera le Recueil. Non qu’il s’agisse d’une terra complètement incognita. On connaît en effet, pour ne mentionner que ceux-là, les deux recueils des inscriptions d’Édesse et d’Osrhoène publiés par le regretté H.J.W. Drijvers[40]. Mais le domaine à couvrir demeure vaste, comme le montre le contenu de cet ouvrage édité par Françoise Briquel Chatonnet et ses collègues parisiens. On y trouve en effet les contributions suivantes : « Les inscriptions syriaques de Turquie et de Syrie » (F. Briquel Chatonnet et A. Desreumaux) ; « Les inscriptions syriaques du Liban : bilan codicologique et historique » (A. Kassis, J.-B. Yon et A. Badwi) ; « Des inscriptions syriaques de voyageurs et d’émigrés » (A. Desreumaux) ; « Les inscriptions syriaques du Couvent des Syriens (Wadi al-Natrun, Égypte) » (L. Van Rompay) ; « Les inscriptions syriaques de l’Iraq. Expression d’une culture littéraire » (A. Harrak) ; « Coupes magiques syriaques et manichéennes en provenance de Mésopotamie » (M. Gorea) ; « L’apport des inscriptions syriaques des républiques d’Asie Centrale » (W. Klein) ; « Les inscriptions syriaques de Chine » (R. Niu, A. Desreumaux, P. Marsone) ; « Témoignages épigraphiques syriaques des églises du Kérala » (F. Briquel Chatonnet, A. Desreumaux, J. Thekeparampil). Ces dix contributions illustrent la remarquable expansion de la langue et du christianisme syriaques depuis la Mésopotamie et l’Égypte jusqu’à la Mongolie et aux confins orientaux de la Chine. Les bibliographies qui suivent chacun des articles s’avéreront très utiles. L’ouvrage comporte également huit planches photographiques en couleurs et une carte qui situe les endroits mentionnés.

Paul-Hubert Poirier

28. Sozomène, Histoire ecclésiastique. Livres V-VI. Texte grec de l’édition J. Bidez-G.C. Hansen (GCS), introduction et traduction par Guy Sabbah, traduction parAndré-Jean Festugière †, o.p., et Bernard Grillet. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 495), 2005, 2 cartes et 489 p.

Entreprise en 1983, avec la publication d’un premier volume (« Sources Chrétiennes », 306, couvrant les livres I et II) suivi d’un deuxième en 1996 (vol. 418, livres III et IV), l’édition de l’Histoire ecclésiastique de Sozomène se poursuit fort heureusement. Resteront à publier les livres VII à IX. Reproduisant le texte du corpus de Berlin et une traduction d’abord élaborée par le P. Festugière († 1982), ce volume bénéficie, comme les précédents, de la compétence du prof. Guy Sabbah. La longue introduction qu’il consacre aux livres V et VI situe ceux-ci dans l’ensemble de l’Histoire et met en lumière la méthode et la perspective de Sozomène, la valeur de son information, notamment sur l’Orient chrétien du quatrième siècle, son rapport particulier à la chronologie, les qualités historiques dont il fait preuve et sa maîtrise de l’art du récit. Les deux livres portent respectivement sur les règnes de Julien (novembre 361-26 juin 363) et des deux premiers Valentiniens, Valentinien Ier (26 février 364-17 novembre 375) et son frère Valens (28 mars 364-9 août 378). Cette période est celle du retour au paganisme et surtout des derniers sursauts de l’arianisme. Si le livre V témoigne déjà d’une vision stéréotypée de Julien, apostat et persécuteur de l’Église, le livre VI est une chronique des « troubles » qui affectèrent les Églises, ballottées entre nicéens et arianisants. Sozomène donne une présentation vivante des protagonistes, empereurs, évêques et surtout moines. L’annotation généreuse du prof. Sabbah identifie les sources de Sozomène, ainsi que les points sur lesquels l’historien apporte un éclairage qui lui est propre. Elle fournit également des indications historiques et prosopographiques précises sur les événements et les personnages mentionnés au fil du récit. Avec l’index nominum et les deux cartes qui le complètent, ce volume constitue un instrument de travail indispensable pour l’étude du quatrième siècle.

Paul-Hubert Poirier