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Sénèque explique dans son De Ira que la colère peut être considérée comme un privilège royal et que les grandes colères accompagnent les grandes situations [1]. Ce constat vaut toujours pour la société de cour du xviie siècle et le système monarchique qui y prévaut. On le voit avec Nicolas Faret qui, dans son traité de L’honnête homme (1630), donne des conseils précis aux courtisans qui ne veulent pas déplaire au roi ni provoquer sa colère. D’abord, il vaut mieux pour le courtisan ne jamais contredire son roi : « Car l’extreme puissance est d’ordinaire accompagnee d’un sentiment si delicat, que la moindre parole qui luy resiste la blesse, et semble qu’elle vueille que ses opinions fassent une partie de son authorité [2]. » Ensuite, il doit respecter la naissance des grands et rendre tous les honneurs qui sont inhérents à leur rang : « Les Grans a la veritez veulent bien que l’on rende ce que l’on doit à leur condition [3]. » Enfin, le courtisan ne doit pas témoigner de mépris aux grands, ni leur faire d’injure :

Il faut bien considerer de ne blesser jamais de semblables atteintes les grandes puissances qui donnent l’ordre et le mouvement à l’Estat, ny les personnes d’eminente condition : car l’un est capital ; et l’autre n’est pas moins dangeureux. Aussi n’y a-t-il rien qui offense si outrageusement le ressentiment de cette sorte de gens-là, qui ont l’ame delicate et tendre aux moindres injures, comme fait le mespris, dont il semble que les plus modestes railleries ayent quelque meslange [4].

Il semble que le genre de la nouvelle au xviie siècle corrobore ces traités [5], puisque les codes qui régissent la colère des personnages royaux vont également dans ce sens : « quiconque a eu le malheur de déplaire aux Roys et aux Princes, et a pû attirer sur soy leur colere, est indigne de vivre, où ne doit du moins mener qu’une vie languissante, accompagnée de mille déplaisirs, et pleine de chagrins, d’ennuis, et d’inquietudes », peut-on lire dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé (1663) [6]. Quatre principales règles qui confortent cette affirmation sont évoquées dans les textes littéraires : la colère et le désir de vengeance des rois sont provoqués soit par la désobéissance, soit par la tromperie, soit par l’insoumission politique de ses sujets, soit par les entraves à sa justice. Dans tous ces cas, la colère du roi sert à réaffirmer l’éclat de sa puissance et de sa grandeur. Or, on sait que le roi ne peut souffrir que l’on passe outre les édits contre les duels et que les contrevenants ont tout à craindre de sa colère. Partant de là, il convient de nous interroger sur les enjeux liés à la pratique du duel, du moins tels qu’ils se dessinent dans les nouvelles.

Le duel et le roi

Les sujets qui enfreignent les lois et la justice du roi subissent les effets de sa terrible colère. Une trentaine de nouvelles françaises parues entre 1660 et 1690 [7] respectent ce principe en s’attachant particulièrement au cas des édits contre les duels, et pour cause. Au xviie siècle, les édits contre les duels se multiplient — on compte huit déclarations du Parlement de Paris depuis 1599, et les édits royaux paraissent respectivement en 1602, 1609, 1623, 1626, 1643, 1651 et 1679. Ils ont pour fonction d’éviter que la noblesse et les grandes familles ne soient complètement décimées par ces combats sanglants, mais ils font surtout partie d’un projet beaucoup plus vaste : la prise en charge par l’État du monopole de la justice. Christian Biet résume bien la situation : « Le règlement aristocratique des affaires d’honneur s’opposait à l’installation d’une justice d’État absolue dont le roi seul est le garant. L’honneur aristocratique, dérivé du code médiéval qui réglait la féodalité, est un obstacle au gouvernement de la Cité par un roi absolu, et les décrets de Richelieu contre le duel, maintes fois répétés, sont là pour le souligner [8]. ». Bref, le duel est une pratique nobiliaire qui contrevient à l’ordre social, monarchique et divin. Il est même depuis longtemps déjà un crime de lèse-majesté divine. En effet, l’Église s’oppose au duel, car cette pratique va à l’encontre de la morale chrétienne (qui prône le pardon et la charité) et des lois de Dieu : « Tu ne tueras point », « La vengeance m’appartient ». Le duel devient, après la promulgation des édits, un crime de lèse-majesté, car il remet en question l’autorité royale établie, cette forme de justice privée étant incompatible avec la justice royale qui se met en place.

Le monopole étatique de justice bouleverse complètement les moeurs d’une société fondée sur le sens de l’honneur, et pour laquelle le duel est le moyen le plus efficace de réparer un outrage. On sait aussi que le port de l’épée est un privilège réservé à la noblesse, un critère de différenciation sociale ; en interdire l’utilisation est perçu comme une atteinte aux droits de la naissance. Norbert Elias en tire ce constat général :

En Occident, entre [les] xiie et xviiie siècles, les sensibilités et les comportements sont en effet profondément modifiés par deux faits fondamentaux : la monopolisation étatique de la violence qui oblige la maîtrise des pulsions et pacifie ainsi l’espace social ; le resserrement des relations interindividuelles qui implique nécessairement un contrôle plus sévère des émotions et des affects [9].

Les traités de civilité vont prendre part à ce projet de réforme. Celui de Faret et, plus encore, celui de Courtin (1675) tâchent d’inculquer de nouveaux comportements aux courtisans en prônant des moeurs plus policées, et en donnant des règles pour bien vivre et bien se conduire dans le monde, de manière à préserver l’ordre et la paix sociale. Antoine de Courtin, par exemple, dont l’objectif est de démontrer « que d’avoir mal-à-propos du ressentiment pour une offense, et de pousser son ressentiment jusqu’à la vanger, pour s’acquerir le titre d’homme de coeur et d’homme d’honneur, ce n’est point où consiste l’honneur [10] », va proposer une définition du point d’honneur selon laquelle l’homme doit suivre les préceptes de la morale chrétienne en toutes ses actions. Il oppose également le faux honneur — celui du brutal qui se bat comme une bête, sans raison, ou du vaniteux qui met de l’honneur à se piquer de tout, même des injures les plus frivoles — au véritable honneur qui respecte les lois humaines, royales et divines et s’interdit la vengeance privée [11].

Ce processus de civilisation des moeurs crée de nombreuses tensions et la résistance des nobles à l’égard des édits contre les duels est encore grande. La dissension qui règne autour de cette question se manifeste également dans les nouvelles par l’enchevêtrement des règles de conduite qu’on y trouve, selon que l’on favorise ou non la pratique du duel. Dans les textes des auteurs qui prônent la soumission du sujet à l’autorité du roi, on énonce sur tous les tons que le roi s’irrite quand on passe outre ses ordonnances, si bien que le procureur, dans Le voyage de la reine d’Espagne (1680), conseille à la marquise, qui cherche un moyen de se venger du meurtrier de son fils, de le faire accuser de duel si elle veut le faire exécuter rapidement : « Le Roy est aujourd’huy si jaloux de l’execution de ses Edits, que les juges n’oseroient passer outre, aussi-tost qu’ils entendront parler de düel [12]. » On présente des personnages qui connaissent l’existence des édits et qui les ont si bien intégrés que le fait qu’on puisse les ignorer les étonne, ce que montre la réaction du comte de Rovere dans La belle Marguerite (1671) : « il vit venir à luy ce mesme Estranger, l’espée à la main, le Comte luy demanda, un peu surpris, ce qui l’obligeoit d’en agir ainsi, et s’il ignoroit que les duels estoient deffendus sur peine de la vie [13] ». Lorsque les personnages qui se battent ne sont pas punis, on impute cela à la différence de régime politique : « Comme les Duels ne sont pas défendus en ce lieu-là avec la mesme rigueur qu’ils le sont en France, le Suisse eust sa grace sans beaucoup de peine [14] ». Certains nouvellistes discréditent ce type de comportement en affirmant qu’il n’a plus la cote. Dans Le portefeuille (1674), lorsque le chevalier de Vareville et le chevalier de Virlay échangent des propos piquants au sujet de leurs intrigues amoureuses, on lit : « Cette dispute n’eut aucune suite : ce n’est plus la mode de se battre pour les femmes [15]. » Si, un peu plus loin, Mme de Vareville invoque cette raison avec une certaine légèreté, on voit que, pour Naumanoir, le duel est encore une question d’honneur : « Elle sourit de mon inquiétude et me dit d’un air moqueur que les duels étaient défendus et qu’assurément le chevalier de Virlay n’avait aucun dessein de se battre. Je crus qu’elle médisait de sa bravoure [16]. » Les courtisans ne devant plus se battre, les nouvellistes mettront en scène des personnages qui adoptent de nouveaux comportements. Saint Firmin, un Flamand partisan des Espagnols, choisit de donner un rendez-vous au comte de Chambord, un Français, pour qu’il l’éclaire au sujet de ses assiduités auprès de Belline, plutôt que de lui envoyer un cartel : « Il avoit oüi parler de Chambord, comme d’un Cavalier de grande valeur, ce qui lui fit juger qu’il ne refuseroit point de se battre contre lui. Mais sçachant aussi avec quelle religion les François observent les Edits de leur Prince, il s’avisa de lui proposer un autre expedient, qui lui donnoit moyen de se satisfaire, sans violer les Edits [17]. »

Les nouvellistes qui préfèrent l’honneur à tout autre sentiment ne respectent pas aussi fidèlement les règles de comportement qui découlent de l’édit contre le duel, au contraire. Ils n’hésitent pas à ridiculiser les personnages qui profitent des édits pour éviter de se battre, les traitant ouvertement de lâches. Ils défendent de cette manière le courage, la hardiesse et la bravoure que la noblesse associait traditionnellement au duel en faisant de cette pratique un dispensateur de prestige, un moyen de recouvrer (et de prouver) son honneur. Cet échange comique, tiré des Diversitez galantes (1664), entre un capitaine et un galant qu’il provoque en duel, est à lire dans ce sens :

Comme les duels sont deffendus, me répondit-il, après avoir long temps révé, je ne me battrai point avec vostre permission. Avec ma permission, luy reparty-je, vous vous battrez. Point du tout Monsieur, me repliqua t’il, avec vôtre permission. Je veux avec vôtre permission, luy dis-je alors, avoir soin de vôtre honneur, et voir si vous vous battez aussi bien que vous faites le galand, et le railleur auprés des Dames [18].

La description que l’on fait dans L’amant oysif (1671) du duel de Dom Alburtio est tout aussi ambiguë, car ce qu’on déplore, ce n’est pas l’action du personnage, mais le fait qu’il ait été pris : « il eut un démeslé qui l’obligea de se battre, et fut heureux et malheureux tout ensemble : heureux, parce qu’il tua en galant Homme celuy contre lequel il se battit ; et malheureux, parce qu’il fut arresté prisonnier et qu’il eut affaire à forte partie [19] ».

Les personnages savent qu’ils doivent tout appréhender de la colère du roi s’ils contreviennent à cette loi : « Le Duc de Longueville, craigna[it] de déplaire au Roy de France, qui avoit defendu les duels à tous ses sujets de quelque condition qu’ils fussent, sous des peines tres rigoureuses [20] », mais cela n’empêche pas nombre d’entre eux de sortir leur épée du fourreau. Ils ont donc recours à diverses stratégies, qui correspondent d’ailleurs aux mutations formelles du duel, « par besoin de clandestinité quand le duel est réellement poursuivi par les agents du roi », ainsi que l’a montré François Billacois [21]. Les ducs de Castro et de Montmorency, personnages de la nouvelle historique Diane de France (1675), ont tenté de ne pas ébruiter l’affaire, mais sans succès [22] car, si le duel n’est pas connu, on ne peut accuser les duellistes d’avoir causé du désordre dans la société. Demander aux seconds de ne pas prendre part au duel est une autre solution proposée dans Le marquis de Chavigny (1670) [23]. Cette mesure, explique François Billacois, est prise non seulement pour éviter que les seconds soient passibles de peine de mort, mais aussi parce que l’emploi de seconds est une circonstance aggravante pour les duellistes pris en faute, surtout depuis les édits de 1643 et de 1651 [24].

Cependant, la stratégie la plus commune, dans les nouvelles (mais aussi dans la société de l’époque), est de faire passer le duel pour une rencontre, une dispute irréfléchie, ce qui donne un privilège à la colère sur la vengeance : l’immédiateté de la passion est excusable. Le comte de Bedfort propose cette solution au messager d’Hypolite dans la nouvelle de Mme d’Aulnoy (1690) : « Il dit au Comte que leurs Majestés avoient deffendu les düels, qu’il vouloit bien se battre : mais qu’il falloit que la chose parût comme une rencontre, et qu’aussi-tost qu’Hypolite et lui se trouveroient, ils videroient leur ancienne querelle [25]. » Puisqu’il n’y a plus de préméditation ni de froid calcul, qu’aucune parole n’a été donnée au préalable, que c’est dans un mouvement de passion que le courtisan a enfreint la loi et non de manière volontaire, le roi revient plus aisément de sa colère [26]. C’est du moins ce qu’affirme Donneau de Visé à la suite du combat de Licandre et Timante (1664) : « Comme le temps et les amis font toutes choses, l’on apaisa la colère du prince, qui leur pardonna après avoir su qu’il n’y avait point eu de rendez-vous [27]. » Il arrive enfin que le roi ne punisse pas sévèrement ceux qui ont pris part au duel lorsque la cause est jugée légitime, mais ces cas sont exceptionnels. C’est pourtant ce qui se produit dans Le marquis de Chavigny :

Par les réponses que nous fit mon oncle, nous sçumes encore qu’il avoit employé des amis qui avoient si bien representé au Roy le juste sujet qu’avoit eu Agenor de se venger de la perfidie de Leonce, que sa Majesté avoit imposé silence aux parens du mort ; qui par la trahison qu’il avoit commise, meritoit ce qui luy estoit arrivé. Agenor ravi d’estre à demi justifié dans l’esprit du Roy, ne songea plus qu’à faire quelque grande action, qui allant aux oreilles de sa majesté luy pût faire meriter sa grace [28].

Les personnages qui ne renoncent pas au duel, préférant se battre plutôt que de rester invengés, sont contraints à fuir ou à se cacher pour éviter la justice du roi. Dans Le portrait funeste (1661), le personnage d’Aronte, n’écoutant que sa vaillance, fait passer son sens de l’honneur avant le respect dû aux édits de son roi : « Aronte qui estoit tousjours prest de monstrer son courage [29] » n’hésite pas à se rendre au lieu assigné pour se battre mais, « voyant trois hommes morts, et se ressouvenant que les duels n’estoient pas permis en France[, il] remonta promptement à cheval pour se sauver dans le Chasteau d’un de ses amis [30] ». Dans les nouvelles, cette fuite peut servir de point de départ à l’intrigue. C’est le cas de L’amoureux africain (1676) qui débute ainsi : « Il ne faisoit pas seur pour Albirond de demeurer en France ; Certaines affaires, qui arrivent à ceux qui portent le point d’honneur sur la pointe de leurs espées, l’en avoient chassé : et il falloit de necessité qu’il prit comme les autres, le party de Chevalier errant [31]. » Cette règle, énoncée par Bremond, devient un prétexte, une stratégie littéraire, pour faire voyager son héros pendant quelques années — il voyage en Europe pendant deux ans, puis de l’Italie il s’embarque sur le premier bateau qui part, ce qui le conduira à Tunis où il restera près de cinq ans — et rendre ses pérégrinations vraisemblables.

Il importe de souligner que la colère qu’inspire au roi le non-respect de ses édits n’est pas présentée dans les textes comme le signe d’une passion particulière, mais bien sous le sceau de la justice, déplacement qui répond à la prise en charge par l’État du monopole de la justice. Les personnages ont donc à fuir non plus les rigueurs du roi, mais celles de la justice, ou plus exactement les deux, le roi étant à la fois le premier gentilhomme de sa cour et le représentant de l’État. La colère du roi contre celui qui a l’audace de contrevenir à ses édits prend la forme d’un procès, et relève du domaine judiciaire et non de la vengeance privée, le duel étant désormais devenu un crime d’État : « C’est un crime de lèse-majesté humaine : une appropriation privée de la prérogative royale de justice, une désobéissance à la législation antérieure, un acte éminemment subversif, une “conspiration” [32]. » Ainsi Darbelle, dans Clitie, nouvelle (1680), ayant tué Amasis lors d’une rencontre qui passe pour un vrai duel, doit-il fuir pour éviter la justice du roi. Il se cache chez son ami Licidas, quand il apprend les poursuites judiciaires qu’on veut intenter contre lui : « Le Roi voulut estre éclairci de la verité du combat ; et se laissant persuader que Darbelle estoit l’agresseur, il se declara ouvertement contre lui, et commanda qu’on le chercha soigneusement, et qu’on lui fist son procez, avec toutes les rigueurs qu’il vouloit qu’on observast dans les crimes de cette nature [33]. » La forme du procès qui en découle est reprise dans les nouvelles, elle alimente l’intrigue et influence les actions des personnages. Préchac, dans L’illustre Genoise (1685), fait voir les manigances et les ruses dont le chevalier use pour éviter la condamnation encourue, et le zèle d’un ami qui est prêt à tout pour lui sauver la vie :

Le Chevalier de *** qui en fut averty par un Billet de Centurion en prit connoissance de cette affaire, et prévoyant bien qu’ils ne pouvoient éviter d’estre convaincus, et que son Amy couroit risque d’avoir la teste tranchée, il ne s’amusa point à voir les juges, qui n’auroient pu s’empescher de le condamner ; mais ayant appris que ceux qui avoient veu l’action, estoient des Gens d’une condition fort médiocre, il les fit chercher soigneusement, et les obligea par de grandes libéralitez à sortir de Paris, afin qu’il ne se trouvast personne qui pust rendre témoignage contre son Amy. En effet, les Juges ne voyant point de preuves contre luy, furent obligez de le mettre en liberté [34].

Le duel et l’amour

Il est pourtant un cas où la colère du roi contre ceux qui ne respectent pas ses édits semble ne plus tenir : celui du duel galant [35]. Cette pratique, s’inscrivant dans la logique du service amoureux, n’est pas aussi facilement condamnable puisqu’elle ne cherche pas à défier l’autorité du roi. En effet, dans les nouvelles galantes, où la matière principale est l’amour, le duel devient bien souvent une marque d’amour. C’est ce qui le rend, du coup, tout à fait excusable.

Le duel joue un rôle déterminant dans l’art d’aimer et de se faire aimer au xviie siècle. Cela est manifeste quand il s’agit de la vengeance que les hommes prétendent tirer de ceux qui outragent la dame aimée. Quel que soit le type d’affront subi par la dame (mauvais traitements, injures, médisance ou perte d’un être cher), la vengeance qui s’ensuit est immédiate et a pour principale fonction de révéler l’amour de l’« amant-vengeur » à sa maîtresse. Plus encore, il s’agit d’un devoir auquel l’amoureux ne saurait se soustraire, puisque la dame aimée s’attend à ce que son amant la venge à la pointe de son épée, exigence qui est du reste formulée par les personnages féminins dans les nouvelles [36]. C’est bien cet enseignement que les nouvellistes ont à coeur de diffuser dans leurs textes, passant ainsi de la prescription à l’exemplification. Cette volonté d’éducation amoureuse et morale est sans doute à l’origine d’une nouvelle de Donneau de Visé (1669) qui a une fonction d’exemplum. Il y met en scène des personnages qui expriment un point de vue différent sur cette question, et dont le comportement illustre les positions qu’il est possible d’adopter en de telles circonstances, certaines étant plus recommandables que d’autres. D’abord, quand vient le temps pour Celie de choisir un amant, elle en veut un qui porte l’épée pour la venger de tous les affronts qu’elle a reçus, elle en fait un critère de sélection, une condition sine qua non, ne pouvant ou ne voulant aimer qu’un galant qui a du coeur [37]. En effet, venger la dame outragée est une façon pour l’amant de prouver sa vaillance et son courage, d’être admiré par elle et éventuellement de s’en faire aimer. Au contraire, refuser ou éviter le combat est un signe de faiblesse et de lâcheté, et le meilleur moyen de se faire mépriser par la dame aimée. Pacifique est sans doute le contre-modèle le plus convaincant. Trop lâche pour défendre sa maîtresse Celie des injures reçues, il va même jusqu’à faire des civilités à ses ennemis pour éviter d’avoir à les affronter en duel, attitude qui irrite sa maîtresse et lui vaudra d’être remplacé dans le coeur de la dame [38].

Le gentilhomme amoureux est encore plus prompt à tirer son épée contre celui qui a eu la témérité de tuer sa bien-aimée. En ce cas, la modération n’est plus de mise, la colère est terrible — qu’on pense à la fureur de Gloucester à la suite de la mort de Catherine dans Tideric, prince de Galles (1677) [39] — et la vengeance sanglante, immédiate, proportionnelle à l’offense. Rien ne pouvant compenser la perte de la dame aimée, l’amoureux n’hésite pas à supprimer le criminel. Dans L’Amour échapé, par exemple, Égiston venge la mort de Volamire en tuant son mari Argimède [40], et, autre exemple, dans une histoire du Mercure galant (1682) on lit : « Le Cavalier voyant sa Maîtresse morte, tira aussi son Poignard, et le plongea aussitost dans le coeur de l’Assassin [41]. » La logique qui permet de rendre cette colère, mais plus encore ce duel acceptable (et même souhaitable), tient au fait que venger la mort de la dame est autant un devoir moral que l’ultime preuve d’amour que le galant peut donner à la mémoire de sa chère défunte. La vengeance, loin de correspondre à un simple mouvement passionnel (de colère), devient un geste accompli par devoir et qui répond à des obligations qui sont justes et raisonnables. Et quelle preuve d’amour plus spectaculaire que de tuer celui qui a ravi la vie de la dame aimée ? On comprend que ce type de vengeance, qui frappe l’imaginaire, occupe une place de choix dans la fiction, les auteurs voyant là un procédé littéraire pouvant aisément captiver leurs lecteurs. Cette règle, qui est mentionnée dans au moins dix nouvelles, est si reconnue que l’on s’étonne quand un personnage ne prend pas immédiatement l’épée, et on n’hésite pas à le rappeler à l’ordre pour ranimer sa vaillance. C’est ce que fait le corsaire Trik à l’égard du prince de l’Escalette qui se désespère à la suite de la mort de sa chère Yolande qui a été tuée (du moins le croit-il) par les Espagnols :

Trik […] luy representa qu’il étoit indigne d’un grand courage de s’abandonner à la douleur, qu’il falloit prendre son party sans balancer, et qu’il marqueroit bien mieux son amour en vangeant sa Maîtresse, et en conservant une haine irreconciliable contre les Espagnols, qu’en se laissant aller à un desespoir inutile [42].

L’effet attendu des remontrances de Trik sur le prince n’est pas long à venir : « La perte de sa Maîtresse et le desir de se vanger des Espagnols l’occupoient entierement [43]. »

Lorsqu’ils se disputent le coeur d’une belle, les personnages masculins ne perdent pas leur temps à ruminer de longs projets. S’ils anticipent avec plaisir la vengeance qu’ils tireront de leur rival, à l’exemple de Don Pedro dans L’amoureux africain [44], ils passent rapidement à l’action et cherchent tous les moyens possibles pour satisfaire leur désir de vengeance. La réaction la plus immédiate consiste à se battre contre son rival. D’ailleurs, les duels, combats et querelles de toutes sortes entre les rivaux amoureux d’une même dame abondent dans les nouvelles. La logique qui permet de valoriser cette pratique est de deux ordres : la preuve d’amour et le point d’honneur. D’abord, la promptitude à tirer l’épée devient un signe de la grandeur de la passion que l’amant éprouve pour sa dame. Ce geste montre que l’amant est prêt à combattre tous les obstacles pour pouvoir mériter la belle et ainsi se rendre digne d’elle. Ensuite, tirer l’épée est valorisé, car on en fait un acte de bravoure, la marque d’un homme vaillant qui se porte à la défense de son honneur. Bien sûr, cette vengeance privée va à l’encontre de la prise en charge du monopole de la justice par l’État, mais il semble que, dans ce monde galant fictionnel où l’amour est la valeur suprême, la passion qui entraîne l’amant au combat l’emporte sur la raison qui devrait l’inciter à respecter les lois.

Les nouvellistes ont recours à diverses stratégies afin de concilier ces deux principes contradictoires dans leurs textes. La plus prisée consiste à laisser libre cours au duel tout en limitant ses effets sanglants. Les amants vont se battre, se blesser, mais non pas se tuer. Le duel doit cesser dès que l’un d’eux a été désarmé et que sa vie est à la discrétion de son opposant. Donneau de Visé suit cette règle quand il décrit le combat qui a lieu entre Démocrate et Arcas :

Ce Rival, que le dépit et la colere animoient, s’y rendit bien-tost apres. Ils ne furent pas longtemps sans mettre l’épée à la main et sans se battre, et ils se donnerent d’abord, par les coups qu’ils se porterent, de mutuelles marques de leur valeur, mais enfin […] Arcas fut contraint de demander la vie à Democrate, et de luy promettre qu’il n’épouseroit jamais Sestiane [45].

Plus loin, il qualifie l’action de Démocrate en ces termes : « toute la Cour loüa Democrate, et estima sa prudence, d’avoir donné la vie à un homme de la qualité d’Arcas, et qui avoit quantité de parens, et d’amis, qui, au sentiment de tout le monde, n’auroient jamais manqué de venger sa mort [46] ». Cela dit, il semble que ce soit l’intérêt bien compris, plutôt que la générosité, qui le fait agir ainsi. Ensuite, il faut éviter d’être pris, ce qu’on a vu avec Hypolite et Bedfort qui s’éloignent et attendent d’être sans témoin avant de vider leur querelle. Dans ces deux cas, l’honneur est sauf, les amants ont pu prouver à la dame l’ardeur de leur amour sans causer de désordre dans la société ni contrevenir ouvertement à la volonté du roi.

Lorsque l’issue du combat est funeste, les édits du roi reprennent tous leurs droits, et l’amant n’a d’autre choix que de fuir pour éviter d’être pris par la justice. C’est parce qu’il sait qu’il sera reconnu coupable du crime de Dom Bernadille que Dom Laurenso s’enfuit : « Dom Bernadille est mort, et mesme le jour de ses nopces : J’ay soûpiré long-temps pour la Personne qu’il a épousée ; j’ay eu l’affront de n’avoir pas esté choisy, et les Gens de bon sens se douteront bien que le coup ne peut-estre que de moy [47]. » En effet, dès que le combat fait du bruit et qu’il est connu, les coupables sont punis. On se saisit de Brandon qui a tué son rival Quildare lors d’un duel et on l’emprisonne à la tour du palais de Richemont [48]. Le cas de Dom Ramire est plus complexe, car plusieurs principes s’entremêlent. D’abord, le roi de Navarre veut punir le criminel qui a tué Tigride, et ce malgré l’opposition des nobles de sa cour. Ce passage souligne la résistance du principe aristocratique de la vengeance, qui relève d’un code de l’honneur, face à l’instauration d’une justice royale absolue, bien que le débat ait lieu dans le contexte espagnol : « le Roy offensé de ce Combat, faisoit conduire l’Avanturier au supplice, sans que les prieres des plus Illustres Chevaliers de sa Cour, qui se plaignoient qu’il violoit les Loix de Chevalerie, en punissant d’une mort infame un homme qui marquoit avoir tant de courage eussent pû l’en détourner [49] ». Le roi, quand il découvre la véritable identité du criminel (il s’agit de dom Ramire, son fils naturel), revient toutefois sur sa décision, les liens du sang étant plus forts que la raison d’État.

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L’impression qui se dégage à la suite de ce rapide parcours, c’est que les nouvelles rendent compte des bouleversements sociaux et des nouvelles lois qui se mettent en place, qu’elles participent à la formation de la civilisation des moeurs et à l’intériorisation des contraintes sociales. Il va sans dire que les mises en scène du duel dans les nouvelles françaises suivent de très près les préceptes qui régissent la conduite du parfait courtisan en soulignant les principales maximes à observer, les pratiques à respecter ou à proscrire. Ici, pas de critiques ouvertes ou de remises en cause de ces règles ; tout au plus quelques nuances et divergences au sujet du comportement que les personnages doivent adopter à la suite des édits contre les duels et pour prévenir la colère royale que la désobéissance provoque — et encore est-ce surtout pour des motifs purement littéraires, puisque les combats et les procès permettent de faire rebondir l’action, de donner un second souffle à l’intrigue.

La situation est différente quand il s’agit de duels galants, les nouvellistes se permettant, au nom de l’amour, certaines libertés dans leurs textes. Le duel entrepris pour défendre ou servir la dame aimée devient alors une vengeance honnête et acceptable. Mais lorsque le motif est moins noble, telle la jalousie qui dévore deux rivaux et les anime l’un contre l’autre, la justice reprend vite ses droits, et les amants ne sauraient se soustraire plus longtemps à la colère du roi.