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Depuis les années 1970, le champ théorique des études en économie politique internationale (epi) sur le système monétaire et financier international a connu un essor considérable. Cette littérature s’est cependant longtemps concentrée sur les problématiques classiques (et strictement internationales) de la production des liquidités, de l’établissement de taux de change stables, et de la mise en place d’un mécanisme d’ajustement de la balance des paiements. Peu d’études s’intéressent aux conséquences sociopolitiques (internes) de l’évolution du système monétaire et financier international. Dans ce contexte, la globalisation financière semble n’avoir aucune incidence sur l’appartenance à une communauté politique, comme si la technicité et la complexité de cette sphère lui permettaient de s’abstraire de la vie démocratique et sociale.

Or, l’ambition de cet article est de montrer que la globalisation des marchés financiers affecte la structuration des relations entre l’État et les citoyens. La difficulté de conceptualiser l’interaction entre ces deux phénomènes tient au fait qu’ils sont reliés par une longue chaîne de processus complexes qui opèrent à différents niveaux. Nous proposons de désagréger cette relation à l’aide de trois concepts intermédiaires : les notions de pratique de souveraineté, de système de régulation et de régime de citoyenneté. Cette conceptualisation permet de développer la thèse selon laquelle la globalisation financière a conduit les États à transformer leur pratique de souveraineté, à adapter leur système de régulation et à redéfinir leur régime de citoyenneté non seulement afin de répondre aux contraintes de cette dynamique, mais aussi afin de poursuivre leurs propres objectifs politiques, lorsqu’ils sont définis en termes de quête de compétitivité. Dans ce contexte, l’idée même de citoyenneté a évolué d’une relation (directe) entre autorités souveraines et citoyens, structurée autour d’un principe politique d’inclusion universelle, à une relation médiatisée par les marchés financiers, structurée autour d’un principe économique de compétitivité. Cette évolution ne reflète pas une simple logique de soumission des États aux stratégies des acteurs financiers, mais elle est aussi le symptôme d’une nouvelle pratique de souveraineté inhérente au processus de transformation de l’État dans le contexte de la globalisation financière.

Cette analyse s’inspire des travaux les plus novateurs en économie politique internationale (epi) qui « […] ne différencient pas le domestique de l’international mais les traitent comme des dimensions d’une théorie holistique du changement[1] ». Toutefois, elle s’en distingue en analysant le phénomène financier du point de vue d’un acteur qui tend à rester en angle mort dans cette littérature : le citoyen. En effet, si les spécialistes d’économie politique internationale (epi) ont appréhendé la globalisation financière sous l’angle : de la compétition entre États dans la poursuite de leurs intérêts nationaux (modèle réaliste) ; du développement de la concurrence ; de l’innovation financière ; des progrès technologiques (modèle libéral) ; du rôle joué par les groupes d’intérêts économiques (intermédiaires financiers, investisseurs, etc.) au sein des États (modèle pluraliste) ; et de l’importance des systèmes de croyances et des communautés épistémiques (modèle cognitif), leurs analyses n’intègrent cependant pas le point de vue du citoyen[2]. Cet article entend remédier partiellement à cette lacune.

La structure de l’argumentation est divisée en deux parties. Dans la première, nous montrons que la dynamique de la globalisation financière est porteuse d’un nouveau contrat social, car elle incite les États à transférer certaines de leurs fonctions politiques à des nouveaux acteurs privés (les investisseurs institutionnels) qui ont recours au mécanisme du marché afin d’assurer la protection (sociale) contre les risques liés à la vieillesse. Dans ce contexte, les citoyens sont censés se transformer en investisseurs compétents, responsables et informés de l’évolution de leur épargne en bourse. Dans la seconde partie, nous montrons que ce phénomène tend à être occulté par les modèles existants en économie politique internationale (epi) – réalisme, libéralisme, et structuralisme – qui n’intègrent pas le point de vue d’un acteur (le citoyen) qui sort du champ d’étude traditionnel de la discipline. Toutefois, nous soulignons qu’un programme de recherche est en train d’émerger en économie politique internationale, qui se focalise sur les pratiques de la vie quotidienne (everyday life), et qui offre des pistes de recherche fécondes afin d’approfondir l’étude des liens entre les transformations de la finance globale et la citoyenneté.

I – L’émergence de « l’État compétitif » et la financiarisation des régimes de citoyenneté

A — La transformation de la pratique de souveraineté des États

Le processus de globalisation financière renvoie aux interconnexions entre les systèmes bancaires et les marchés financiers nationaux, qui sont nées de la libéralisation et de la déréglementation financières et qui ont conduit à l’émergence d’un espace financier mondial. Classiquement les auteurs distinguent trois éléments constitutifs de la mise en place de la globalisation financière : la déréglementation ou libéralisation monétaire et financière, le décloisonnement des marchés financiers nationaux, et la désintermédiation par la titrisation (securitization) (les trois « D » mis en valeur en évidence par Bourguinat[3]). En réalité, ces trois processus sont en interaction et largement enchevêtrés. La globalisation financière renvoie en effet autant au « décloisonnement » interne entre différentes fonctions financières et différents types de marchés (marchés des changes, des crédits, des actions et obligations), qu’à l’interpénétration externe des marchés monétaires et financiers nationaux et leur intégration dans des marchés mondialisés. Pour comprendre comment cette dynamique affecte les relations entre les citoyens et les autorités souveraines, il faut commencer par analyser son impact sur la souveraineté des États.

La globalisation financière ne découle ni d’une logique strictement économique (modèle libéral), ni d’une logique strictement politique (modèle réaliste), mais elle est le produit d’une interaction dialectique entre les États et les marchés qui a engendré un processus de transformation de l’État et de sa pratique de souveraineté. L’idée de la transformation de la pratique de souveraineté de l’État implique de considérer la souveraineté comme une institution constituée de deux dimensions – une dimension stable (de continuité) et une dimension dynamique (de changement) – auxquelles correspondent deux types de règles fondamentalement différentes qui encadrent le comportement des États : les règles constitutives (constitutive rules) et les règles régulatives (regulative rules[4]). Les règles constitutives sont fondamentales, dans le sens où elles définissent les caractéristiques essentielles de la souveraineté. Elles ne font pas que réguler un domaine d’activités déjà existant, mais elles créent aussi de nouvelles sphères d’activités. En particulier, elles définissent les critères d’obtention de la souveraineté. N’importe quelle entité (association, entreprise, église, etc.) ne peut pas devenir souveraine. Il est généralement admis que trois conditions sont nécessaires pour qu’une entité soit considérée comme souveraine : l’existence d’un territoire délimité, d’une population, et d’un gouvernement. Une fois ces trois conditions réunies, la souveraineté de l’État se concrétise sous la forme de l’indépendance constitutionnelle qui est une condition à la fois légale, absolue et unitaire[5]. À la différence des règles constitutives, les règles régulatives régulent des domaines d’activités déjà existants. Une limitation de la vitesse de la circulation routière est un exemple de règle régulative. Ainsi, dans le contexte des relations internationales, les règles régulatives présupposent l’existence des États souverains et visent à réguler leurs interactions.

Cette distinction permet de préciser les éléments de continuité et de changement dans la souveraineté des États. Les règles qui édictent les conditions de l’indépendance constitutionnelle des États sont restées inchangées depuis que la souveraineté est devenue le principe dominant de l’organisation politique au xviie siècle. En revanche, les règles qui régulent les interactions entre États se sont transformées dans le contexte de la globalisation. Plusieurs analystes ont cherché à caractériser cette transformation avec les concepts d’« État schumpetérien » (Schumpeterian workfare state[6]) et d’« État compétitif » (competition state[7]). Au-delà de leurs différences théoriques, ces concepts tentent de rendre compte d’un même phénomène, c’est-à-dire d’un processus de redéfinition de la structure étatique et de l’action publique autour du principe de compétitivité internationale[8]. Dans ce contexte, « le politique ne disparaît pas, mais sa rationalité est synchronisée avec l’économie[9] ». Cette transformation de la rationalité politique des gouvernements correspond à une adaptation de la pratique de la souveraineté des États au nouvel environnement de la globalisation. Son objectif est de rendre les activités économiques situées sur le territoire national ou celles qui contribuent à la richesse nationale plus compétitives sur le plan international. Dans ce contexte, les gouvernements ont tendance à utiliser les attributs de la souveraineté – le droit d’édicter des lois – à des fins strictement « commerciales ». Le développement de l’économie offshore, qui permet aux États de gérer leur insertion (contradictoire) entre leur logique nationale de territorialité et leur participation à la globalisation du capital, atteste de cette « commercialisation de la souveraineté[10].

B — L’adaptation des systèmes de régulation à la quête d’avantages compétitifs

La transformation de l’État dans le contexte de la globalisation financière ne se limite pas à sa pratique de souveraineté, mais elle affecte également ses activités et ses structures internes, en particulier son système de régulation. Moran montre en effet que la globalisation financière incite les États à adapter leur système de régulation en fonction d’une logique de « lutte pour les avantages comparatifs » (struggle for comparative advantage) en termes d’emplois, de prospérité et de prestige[11]. Autrement dit, la dérégulation financière n’est pas le symptôme du retrait ou de la disparition de l’État, mais plutôt le signe d’une réorganisation du contrôle étatique sur l’économie[12]. En effet, contrairement à une idée (néolibérale) répandue, les politiques de dérégulation financière des années 1970 et 1980 ne signifient pas seulement moins d’État, mais aussi plus d’État, car « la marchéisation » (market economization) génère une demande importante de régulation légale qui nécessite une intervention accrue de l’État[13]. Cerny a conceptualisé la transition de l’État providence à l’État compétitif en quatre réformes des systèmes de régulation :

  • Le passage d’un interventionnisme macroéconomique à un interventionnisme microéconomique, comme le reflètent les politiques de dérégulation et les politiques industrielles.

  • Le déplacement de l’objectif de cet interventionnisme, du développement et du maintien d’un éventail d’activités économiques stratégiques visant à conserver un minimum d’autosuffisance économique dans des secteurs clés, au développement d’une réponse flexible à la compétitivité internationale sur des marchés internationaux diversifiés et en rapide mutation.

  • L’importance accrue du contrôle de l’inflation et l’adoption du monétarisme néolibéral comme pierre de touche de la gestion économique de l’État et de son interventionnisme.

  • Le déplacement du centre de gravité des politiques partisanes et gouvernementales de la maximisation du bien-être (welfare) à l’intérieur d’une nation (plein emploi, politiques redistributives, services sociaux) vers des politiques faisant la promotion de l’entreprise, de l’innovation et du rendement à la fois dans les secteurs privé et public[14].

Si ces réformes ont été suivies par de nombreux États, ceux-ci ne les ont pas adoptées de façon uniforme. Il existe en effet des variations importantes dans la façon de gérer les pressions à l’adaptation et à la transformation. Plus précisément, il est possible de distinguer trois formes différentes d’États compétitifs. Premièrement, le modèle stratégique et développemental de l’État compétitif qui repose sur un fort dirigisme étatique et technocratique et qui est associé à la France et au Japon ; deuxièmement, le modèle néolibéral de l’État compétitif qui est basé sur le libéralisme économique orthodoxe et qui est associé aux États-Unis et au Royaume-Uni ; et enfin, le modèle néocorporatiste européen qui se caractérise par les procédures de consultation des partenaires sociaux et qui est associé à l’Allemagne, à la Suède, à l’Autriche et à l’Union européenne. Si Cerny conçoit ces trois modèles comme « des formes concurrentes de l’État compétitif[15] », il considère que les pressions vers l’homogénéisation vont continuer d’éroder ces différents modèles dans les secteurs où ils s’avèrent économiquement inefficients sur les marchés mondiaux[16]. Plus précisément, il affirme que le modèle stratégique et développemental tend à décliner avec l’intégration des économies dans les marchés globaux, et que parallèlement le modèle néolibéral tend à s’imposer comme le modèle orthodoxe de l’État compétitif[17].

C — La « financiarisation » des régimes de citoyenneté

L’adaptation de la pratique de souveraineté et du système de régulation des États au contexte de la globalisation financière a également des répercussions sur la définition de leur régime de citoyenneté. Jenson et Phillips définissent un régime de citoyenneté comme englobant « les arrangements institutionnels, les règles et les conceptions qui balisent au jour le jour les décisions politiques et budgétaires des gouvernements, la définition des problèmes par l’État et les citoyens, et les exigences de ces derniers[18] ». Cette définition part de l’idée que, tout comme il est possible de parler de régime de régulation (fordiste par exemple) ou de régimes d’État-providence, il est possible de distinguer des régimes de citoyenneté. Autrement dit, à l’instar d’un régime de régulation ou d’État-providence, un régime de citoyenneté renvoie à un modèle plus général de citoyenneté que celui prévalant à l’échelon national. L’apport de la notion de régime de citoyenneté consiste à améliorer la mise en relation d’une dynamique globale (la globalisation financière) avec un processus interne aux États (les relations État-citoyens).

Parmi les réformes du système de régulation de l’État qui permettent la transition de l’État providence à l’État compétitif, « le déplacement du centre de gravité des politiques de la maximisation du bien-être (welfare) (plein emploi, politiques redistributives, services sociaux) à la promotion de l’entreprise, de l’innovation et du rendement à la fois dans les secteurs privé et public » (voir supra) est celle qui a les implications potentielles les plus directes sur son régime de citoyenneté. La globalisation financière est à l’origine de nouvelles structures, de nouveaux processus et de nouveaux acteurs qui permettent la mise en oeuvre de cette recommandation. Plus précisément, la libéralisation des marchés de capitaux s’est accompagnée d’un recul de l’activité des banques dans le financement de l’économie au profit de nouveaux intermédiaires financiers (les investisseurs institutionnels) qui, de plus en plus, gèrent l’épargne des ménages par placement sur les marchés financiers. Cette dynamique est au coeur de la nouvelle « gouvernance d’entreprise » (corporate governance) qui privilégie des critères financiers, visant la création de valeur pour l’actionnaire (shareholder value), dans l’évaluation de la performance de l’entreprise[19]. Mais elle crée également la « possibilité institutionnelle[20] » d’un transfert par l’État de certaines de ses fonctions de protection sociale à des nouveaux acteurs privés. Cette évolution altère de manière significative l’étendue et le sens de la notion de citoyenneté sociale (au sens de Marshall).

Les investisseurs institutionnels occupent une place croissante dans les systèmes financiers. Entre 1995 et 2005, les sommes gérées par ces acteurs ont plus que doublé, atteignant 53 000 milliards de dollars. La part des investisseurs institutionnels américains est d’environ la moitié, celle des pays d’Europe continentale de plus d’un quart, devançant ceux du Japon et du Royaume-Uni[21]. La montée en puissance des investisseurs institutionnels s’inscrit dans le contexte du vieillissement de la population occidentale et d’une demande croissante des ménages pour les « produits de retraite » offerts par ces intermédiaires. Si cette dynamique est commune à l’ensemble des économies, elle est particulièrement développée dans les pays anglo-saxons du fait de leur adoption de systèmes de retraite par capitalisation. Le passage d’un modèle par répartition (ou à prestations définies) à un modèle par capitalisation (ou à cotisations définies) correspond à la transition d’un système d’endettement sur l’État à un système d’endettement sur le capital financier[22]. Dans le premier, les entreprises garantissent à leurs employés de recevoir, au moment de la retraite, une somme spécifique, fixée en fonction du salaire et du nombre d’années de cotisation. Cette somme est indépendante des performances d’investissement du fonds de pension. Dans le second, les prestations de retraite ne sont pas fixées au préalable. Ce qui est défini au départ, c’est le montant de la cotisation que les employés et les employeurs versent à un fonds d’investissement. Au moment de la retraite, ce fonds leur fournira des prestations dont le montant n’est pas fixe, mais qui sera déterminé par les conditions du marché. Le passage à ce système conduit ainsi au transfert des risques (inflation, rendements faibles, etc.) à l’employé. Dans ce contexte, les ménages doivent disposer de supports d’épargne leur permettant de diversifier leur portefeuille ou de réaliser des actifs selon l’évolution des marchés ou de leur situation patrimoniale. Aux États-Unis, ce sont les opcvm qui ont été les intermédiaires financiers les plus à même de répondre à cette demande, tandis qu’au Royaume-Uni, ce sont les compagnies d’assurance qui en ont le plus profité[23].

Cette évolution modifie le principe autour duquel se structurent les relations entre les autorités souveraines et les citoyens. Plus précisément, elle affaiblit le principe de protection sociale qui est au coeur du rapport entre l’État-providence et la citoyenneté (sociale). Selon T.H. Marshall, l’avènement de l’État-providence a conduit à la définition d’un nouveau pacte social entre autorités souveraines et citoyens impliquant l’extension de la citoyenneté aux droits sociaux[24]. Cette extension découlait de la reconnaissance par l’État (providence) d’un devoir de protection de sa population dans l’ordre économique. À la différence des premières assurances sociales qui étaient basées sur une logique de différenciation sociale des droits, la nouvelle relation entre l’État (providence) et les citoyens est fondée sur le double principe de l’égalité et de l’universalité, dans le sens où des droits sociaux (droit aux soins, droit aux allocations de chômage et aux allocations familiales, droit à la retraite) sont accordés à l’ensemble des membres de la collectivité nationale, et non plus à une catégorie spécifique. L’État-providence repose ainsi sur le principe de socialisation des risques, c’est-à-dire de la prise en charge de risques (collectifs) liés au travail (accidents, chômage) et à la vie de manière générale (maladie, vieillesse, invalidité) sous la forme de l’assurance[25]. Les États n’ont pas adopté ce modèle de façon uniforme. Cependant, par-delà leurs différences nationales, les modèles d’État-providence impliquent tous un certain degré de « dé-commodification » ou « démarchandisation », c’est-à-dire une réduction relative de la dépendance du niveau de vie des individus à l’égard des forces du marché par la reconnaissance de droits sociaux sur la base de la citoyenneté[26].

Or, en indexant la protection sociale de certains risques (en particulier la vieillesse) au fonctionnement des marchés financiers, le système de retraite par capitalisation va précisément à l’encontre de cette logique de « dé-commodification ». Il tend en effet à déplacer le centre de gravité de la citoyenneté sociale, qui se situait auparavant au centre de la relation (directe) entre l’État et les citoyens, vers la relation entre l’État et des nouveaux acteurs (privés ou semi-privés) qui sont investis de fonctions publiques, mais qui obéissent essentiellement à une logique financière[27]. Cette transformation expose directement les épargnants aux risques inhérents au fonctionnement des marchés financiers. Par exemple, lorsque les marchés se sont effondrés au Chili en 1998, les fonctionnaires ont dû expliquer aux salariés qui étaient proches de la retraite que celle-ci devait être reportée jusqu’à ce que les conditions des marchés financiers s’améliorent[28].

Cet accroissement de l’exposition aux risques se justifie, en théorie, dans le cadre d’une nouvelle conception (néolibérale) de la citoyenneté qui fait de l’investisseur le sujet politique dominant[29]. Selon Nadler, le système de retraite par capitalisation transforme en effet les salariés en investisseurs, censés être responsables et informés de l’évolution de leur épargne en bourse. Plus précisément, ce système permettrait l’émergence d’une nouvelle classe de « capitalistes travailleurs » (worker capitalists), c’est-à-dire de salariés qui deviennent simultanément des parties prenantes (stakeholders) dans les moyens de production grâce au placement de leur épargne sur les marchés financiers[30]. Ainsi, la citoyenneté (sociale) n’est plus construite en termes de solidarité et de « bien-être » (welfare), mais elle s’articule sur l’idée (néolibérale) d’un « filet de sécurité » (safety net) étatique et valorise les capacités autorégulatrices des citoyens[31]. Dans ce contexte, les techniques de gestion du risque contribuent à l’émergence d’un nouveau « prudentialisme » qui remplace la gestion collective des risques par une gestion individualisée des risques[32]. Cette transition doit inciter les citoyens « passifs » et « dépendants » de l’État (providence) à adopter une « autodiscipline financière » fondée sur la prudence et la prévoyance face à un avenir économique incertain[33]. Cependant, elle encourage également les citoyens à se comporter en investisseurs, c’est-à-dire en « preneurs de risque » (risk takers) actifs et responsables de leur propre « gouvernance économique » à travers la « capitalisation de leur existence[34] ». Cette transformation est renforcée par le développement d’« une culture d’investissement de masse » (mass investment culture) censée conduire à l’avènement d’« une démocratie d’investisseurs[35] ».

La transformation du salarié en investisseur autonome, informé et libéré de sa tutelle à l’employeur, était l’objectif de la loi fédérale américaine de l’erisa (Employee Retirement Income Security Act), adoptée en 1974. Cette transformation était opérée par l’introduction de la règle dite de l’intérêt exclusif (exclusive benefit rule) qui redéfinit l’intérêt du bénéficiaire de manière exclusivement financière : la gestion des fonds doit avoir pour seul objectif la maximisation du rendement du portefeuille financier, à l’exclusion d’autres objectifs « partisans » (lutte contre les opa, développement syndical, maintien de l’emploi, etc.). Cependant, en pratique, Montagne montre que le salarié n’accède pas à la pleine maîtrise de la gestion de son patrimoine, mais, qu’au contraire, il est maintenu dans une position structurellement passive qui profite aux intermédiaires financiers. Ce rapport de force est reproduit par le fonctionnement concret du dispositif juridique – le trust[36] – qui encadre la délégation de pouvoir aux investisseurs institutionnels, en particulier au sein des fonds de pension et des opcvm. Au sein de ce dispositif juridique, le maintien du pouvoir de l’employeur dans les fonds de pension et le pouvoir normatif progressivement acquis par les intermédiaires financiers confinent en effet le salarié dans une position d’« autonomie sous influence » qui permet « la captation de l’épargne salariée par la finance ». Dans ce contexte, le salarié se retrouve dans une situation hybride, dans laquelle il n’est « ni propriétaire libéral, ni protégé par ‘l’entreprise providence’[37]. » Ainsi, la globalisation financière engendre des processus (matériels et idéels) qui confèrent un rôle de médiation aux marchés financiers dans la (re)structuration des relations entre les citoyens et les autorités souveraines autour d’un principe économique de compétitivité.

Dans la partie suivante, nous soulignons le fait que ce phénomène tend à être occulté par les approches en économie politique internationale – réalisme, libéralisme, et structuralisme – qui n’intègrent pas le point de vue d’un acteur (le citoyen) qui sort du champ d’étude traditionnel de la discipline. Toutefois, nous montrons également qu’un nouveau programme de recherche en économie politique internationale, qui se focalise sur les pratiques de la vie quotidienne (everyday life), offre des pistes de recherche fécondes afin d’approfondir l’étude des liens entre les transformations de la finance globale et la citoyenneté.

II – Le citoyen, dans l’angle mort de l’économie politique de la globalisation financière ?

A — Le « discours » réaliste sur la souveraineté (extérieure) de l’État

L’étude des relations internationales a été théorisée dès le début à partir d’un « discours[38] » sur la souveraineté de l’État. En effet, le paradigme longtemps dominant de cette discipline, le réalisme, a émergé sur la base de la notion de souveraineté extérieure (ou internationale), par opposition à la notion de souveraineté intérieure (ou domestique[39]). Le principe de souveraineté intérieure renvoie à l’idée (webérienne) selon laquelle l’État dispose du monopole de la contrainte légitime sur un territoire donné. Il implique la reconnaissance d’une autorité suprême capable d’ordonner les hiérarchies de commandement politique, de structurer les rapports sociaux, et d’arbitrer les conflits entre individus. Le principe de souveraineté extérieure décrit un espace (anarchique) dans lequel les États sont obligés de nouer avec les autres États des relations particulières, qui échappent aux principes régissant la vie politique interne en raison de l’absence d’autorité centrale. Cette situation est à l’origine du « concept le plus important en théorie des relations internationales », celui d’anarchie[40]. Certains auteurs réalistes conçoivent le concept d’anarchie comme la caractéristique (distinctive) des relations internationales qui permet de considérer que ce champ constitue un domaine d’étude séparé de la sphère étatique intérieure[41]. Dans cette perspective, le monde apparaît comme étant divisé en une multitude d’entités territoriales étatiques mutuellement exclusives. Le célèbre modèle « en boules de billard » d’Arnold Wolfers résume bien cette conception d’un univers composé d’États constituant chacun « une unité fermée, imperméable et souveraine, complètement séparée de tous les autres États[42] ».

Dans ce contexte, la globalisation financière tend à être analysée comme une dynamique (politique) déterminée par la quête de puissance d’États (souverains) dans un environnement relativement anarchique. Helleiner montre que la promotion d’un ordre financier international plus ouvert répondait aux intérêts économiques et politiques des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Ces deux États ont appuyé le développement des euromarchés dans les années 1960, puis ont libéralisé et dérégulé leurs marchés financiers dans les années 1970 et 1980, augmentant ainsi l’attractivité de leurs places financières par rapport aux autres États. Ces derniers, confrontés à des pressions compétitives accrues, ont été « forcés » de libéraliser et de déréguler à leur tour leur propre système financier[43]. Dans la même perspective, les théoriciens (réalistes) de l’hégémonie soulignent la position dominante des grandes puissances et leur capacité à orienter le développement des marchés financiers internationaux en fonction de leurs intérêts (hégémoniques), tout en montrant le rôle de stabilisation du système qu’elles peuvent jouer en assumant la fonction de prêteur en dernier ressort[44]. Ainsi, Gelber affirme que les marchés, loin d’amoindrir la souveraineté de l’État, sont les « instruments des États ». Selon lui, en abandonnant le contrôle direct dans certains secteurs, « les gouvernements des États ont été capables d’augmenter, ou au moins de maintenir, leur commandement total sur les affaires nationales[45] ». Autrement dit, la globalisation financière est une dynamique parfaitement compatible avec l’exercice de la souveraineté politique des États. D’une manière générale, la souveraineté de l’État n’est pas diminuée par la globalisation, car, comme le souligne Nettl, non seulement la « fonction internationale » de l’État est « un invariant », mais encore même au sein des États dans lesquels la tradition étatique est faible, « le rôle international [de l’État] n’est pas affecté[46] ».

Le problème essentiel de cette approche est qu’elle analyse la globalisation financière à travers le prisme d’une conception abstraite (extérieure) de la souveraineté qui ne tient pas compte de l’imbrication croissante entre la sphère des relations internationales et la sphère étatique intérieure. Cette conception des relations internationales était en décalage avec l’ordre économique international de l’après Seconde Guerre mondiale qui était précisément fondé sur la reconnaissance de l’interdépendance entre les relations économiques internationales et la réalisation des nouveaux objectifs (internes) de l’État providence[47]. En effet, les désordres survenus durant l’entre-deux-guerres, en particulier l’enchaînement qui s’est produit entre la crise financière de 1929, le développement du chômage de masse, la montée des fascismes et la guerre, ont montré aux responsables politiques que l’interdépendance économique internationale pouvait avoir des conséquences dévastatrices sur l’ordre étatique intérieur si elle ne s’accompagnait pas de mécanismes de coopération internationale.

La section suivante montre qu’à la différence des réalistes, de nombreux auteurs, issus de courants théoriques hétérogènes, ont tenté d’intégrer cette imbrication des niveaux international et domestique dans l’étude des relations internationales.

B — Les tentatives d’intégration des relations internationales et des politiques domestiques

Les contraintes (domestiques) de l’interdépendance économique internationale

Les premières études à aborder la problématique de l’interdépendance économique internationale et ses conséquences pour les politiques économiques nationales ont été réalisées par des économistes. Dans les années 1960, le Canadien et prix Nobel d’économie, Robert Mundell, publie une série d’articles qui jettent les bases de son fameux « triangle d’incompatibilité[48] ». Ce théorème décrit le dilemme rencontré par les États qui voient l’augmentation de la mobilité du capital se confronter avec l’essor des euromarchés. Plus précisément, il stipule qu’un État ne peut avoir au maximum que deux des trois attributs que représentent l’ouverture financière d’une part, des taux de change fixes d’autre part, et l’indépendance monétaire enfin. Ainsi, si un État souhaite maintenir son taux de change fixé dans un contexte de mobilité internationale du capital, il est contraint de renoncer à son autonomie monétaire. Richard Cooper, un autre économiste de renom, publie, en 1968, une étude importante sur les contraintes qu’engendre l’intensification des transactions économiques internationales sur la gestion de l’équilibre de la balance des paiements[49].

Dans ce contexte, les politologues Robert Keohane et Joseph Nye proposent, dans les années 1970, une nouvelle approche théorique des relations internationales – le modèle de l’« interdépendance complexe » – qui ébranle les postulats du modèle réaliste. Une situation d’interdépendance complexe se caractérise par l’ouverture des relations internationales à de nouveaux acteurs (les firmes multinationales, les ong, les institutions internationales), par la faible efficacité du recours à la force militaire et par l’absence de hiérarchies entres les enjeux, contrairement à la priorité qu’accordent les réalistes aux questions de sécurité[50]. Ces liens d’interdépendance incitent les États à coopérer au sein de régimes internationaux qui se définissent comme l’ensemble « des principes, des normes, des règles et des procédures de prise de décision autour desquelles les attentes des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales[51] ». Dans un tel environnement, la stabilité du système ne dépend pas de la présence d’un « hégémon », mais du rôle des institutions internationales, car celles-ci facilitent la production et le partage d’informations, ce qui augmente la transparence des accords, crée un climat de confiance mutuelle entre États et diminue le risque du passager clandestin. Face à l’irruption de cette nouvelle conception des relations internationales, le débat théorique au sein de la discipline s’est recentré, dans les années 1980, sur les deux approches concurrentes de la théorie des régimes, le néolibéralisme et le néoréalisme[52]. Ainsi, l’apport essentiel de la théorie des régimes à l’étude des relations internationales est d’avoir rompu avec une analyse de la politique étrangère des États basée sur la séparation nette entre la sphère des relations internationales et la sphère étatique intérieure. Les concepts de « sensibilité » et de « vulnérabilité » rendent compte de l’interpénétration croissante des activités internationales et domestiques. Une économie est dite « sensible » lorsqu’elle subit des changements « coûteux » dictés par les circonstances extérieures et elle est dite « vulnérable » lorsque ces « coûts » perdurent même après que des mesures ont été prises afin de les supprimer ou de les atténuer[53]. Ainsi, la théorie des régimes décrit moins l’érosion de la capacité des États que l’imbrication croissante entre la sphère des relations internationales et la sphère étatique intérieure.

Dans les années 1990, le renforcement de l’interdépendance économique internationale a conduit à l’émergence de nouvelles analyses des contraintes de ce phénomène sur la sphère domestique. En premier lieu, les théoriciens de la « gouvernance globale » ont approfondi et généralisé la théorie des régimes à tous les secteurs, considérant que la globalisation désagrège l’autorité des États et la diffuse au sein de nouveaux mécanismes de contrôle social plus flexibles, débarrassés de l’autorité formelle[54]. Dans le domaine financier, le phénomène de « déterritorialisation de la monnaie » (deterritorialization of money), c’est-à-dire l’augmentation de la compétition internationale entre monnaies, est considéré comme ayant engendré une nouvelle structure de gouvernance monétaire comprenant des acteurs privés et publics associés au sein de réseaux transactionnels[55]. En second lieu, la poursuite de l’intégration financière a également donné naissance à des analyses (libérales) plus critiques. Certains auteurs ont en effet radicalisé leur analyse des contraintes politiques de la globalisation financière sur la souveraineté des États démocratiques. Ainsi, le théorème de Mundell a été réactualisé en relations internationales sous la forme de la « trinité impossible » (Unholy Trinity[56]). Dans la même perspective, Andrews a émis l’hypothèse de mobilité du capital (Capital Mobility Hypothesis ou cmh), selon laquelle plus les marchés financiers nationaux deviennent intégrés, plus les pressions des taux de change sur la poursuite d’objectifs monétaires indépendants se renforcent[57]. Kurzer va plus loin en affirmant que la mobilité accrue du capital et l’approfondissement de l’intégration financière ont précipité l’abandon des procédures tripartites de concertation sociale et ont fait perdre aux gouvernements la capacité de mettre en oeuvre des stratégies économiques nationales[58]. Dans ce contexte, Moses conclut à une « crise de la démocratie sociale », dans le sens où le développement rapide des flux de capitaux à court terme ont créé un environnement dans lequel les instruments traditionnels de la démocratie sociale ne sont plus efficaces[59]. L’apport de ces études est essentiel, en ce qu’il consiste à mettre en relation la dynamique de la globalisation financière avec ses répercussions sur le fonctionnement démocratique (interne) des sociétés.

Les approches postmarxistes : les enjeux (internes) de l’hégémonie néolibérale

Un autre courant théorique qui a contribué à mettre en lumière l’impact du fonctionnement de l’économie internationale sur la sphère intérieure des États est l’école dite de la dépendance[60]. L’une des analyses les plus ambitieuses de cette problématique est celle d’Immanuel Wallerstein. Cet auteur adopte une approche systémique – la perspective du « système-monde » – pour penser le fonctionnement du capitalisme mondial et ses conséquences. Selon lui, le fonctionnement même de l’économie capitaliste implique la polarisation des États entre le « centre » et la « périphérie ». Le centre dispose d’un niveau de développement technique de haut niveau et de produits manufacturés de haute complexité, tandis que la périphérie exploite des matières premières avec une main-d’oeuvre bon marché. Cette division internationale du travail ne fait que s’accentuer avec le développement du système capitaliste mondial : les pays du centre fournissent la technologie, le savoir, les compétences et les capitaux à ceux de la périphérie, afin que ceux-ci puissent implanter les infrastructures permettant la production de matières premières qui répondent aux demandes des marchés des pays industrialisés. Entre ces deux pôles, il existe une zone intermédiaire appelée « semi-périphérie » qui agit comme périphérie au centre et comme centre à la périphérie. Selon Wallerstein, cette division internationale du travail sous-tend une différenciation des systèmes politiques. La convergence d’intérêts des groupes particuliers issus des économies du centre conduit à la formation d’un « État fort », tandis que la divergence d’intérêts des groupes issus des économies de la périphérie conduit à la formation d’un « État faible ». Au sein des économies de la semi-périphérie, il y a un « État hybride[61] ». L’apport essentiel de cette approche est qu’en adoptant une perspective globale, focalisée, non pas sur les États, mais directement sur l’économie capitaliste mondiale, elle permet d’établir un lien direct entre le fonctionnement de cette économie, la structuration des classes sociales et l’organisation du pouvoir au sein des États.

Dans une perspective néogramscienne, Cox conçoit le monde comme « une configuration de forces sociales en interaction, dans laquelle les États jouent un rôle intermédiaire, quoique autonome, entre la structure globale des forces sociales et des configurations locales de forces sociales au sein de pays particuliers[62] ». Il extrapole la notion gramscienne d’hégémonie au plan international afin de mettre en évidence la structuration, au niveau transnational, d’un rapport de forces à la fois entre élites dirigeantes et classes sociales. Dans cette perspective, l’État n’est pas un acteur unitaire et abstrait, mais il apparaît comme la cristallisation d’un rapport de forces sociales qui se structurent aux niveaux local, national et transnational. Ainsi, les arrangements monétaires et financiers internationaux apparaissent comme « des créations sociales qui tendent à refléter et maintenir la distribution du pouvoir entre les nations et les classes sociales[63] ». Dans ce contexte, le clivage entre l’interne et l’externe est aboli au profit d’une « perspective d’économie politique du monde » qui conçoit la globalisation comme l’expression d’une « structure historique » dont la forme dépend de l’interaction de trois éléments : les forces sociales, en particulier celles qui participent au processus de production ; l’État, dont la forme dépend de son articulation avec la société civile ; et l’ordre mondial[64]. Cette analyse permet par exemple de montrer que l’intégration financière a un impact différencié sur les divers groupes socio-économiques. À long terme, ce processus tend à favoriser le capital sur le travail, en particulier dans les pays industrialisés. À court terme, il privilégie plus précisément les détenteurs d’actifs financiers mobiles ou diversifiés, comme les entreprises multinationales, et tend à pénaliser les acteurs dont l’activité économique est locale, en particulier dans les secteurs de la manufacture ou de la paysannerie[65].

C — Bilan et pistes de recherche

L’« ignorance mutuelle » entre théoriciens des relations internationales et de la démocratie

Nous avons vu que le courant dominant en théories des relations internationales – le réalisme – analyse la globalisation financière au prisme d’une conception abstraite de la souveraineté (extérieure) qui évacue de l’analyse la signification politique interne des processus financiers globaux. En revanche, les théoriciens de l’interdépendance économique internationale (régimes, gouvernance) intègrent l’idée selon laquelle à l’ère de la globalisation, « les relations internationales et les politiques domestiques sont […] si étroitement reliées qu’elles devraient être analysées simultanément, comme des tout[66] ». De même, les approches postmarxistes (Wallerstein, Cox) tendent à abolir le clivage entre l’interne et l’externe dans le cadre d’une perspective globale qui s’émancipe du stato-centrisme réaliste au profit d’une analyse sociologique de la structuration des forces sociales aux niveaux local, national et transnational.

Cependant, il faut reconnaître qu’aucune de ces approches n’intègre le citoyen comme catégorie pertinente dans l’analyse de cette dynamique. Cette absence est en partie le reflet d’un clivage (méthodologique) entre théoriciens des relations internationales et théoriciens de la démocratie. Le citoyen est une catégorie analytique qui reste traditionnellement associée à la théorie politique et qui tend à être « naturellement » exclue des relations internationales[67]. Selon Wendt, il y a en effet une tendance à l’« ignorance mutuelle » entre les théoriciens des relations internationales et ceux de la démocratie :

L’approche westphalienne de la souveraineté a permis aux théoriciens de la démocratie et des relations internationales de s’ignorer mutuellement. Les premiers étaient soucieux de rendre le pouvoir étatique redevable démocratiquement, pouvoir que Westphalie a constitué comme strictement territorial et ainsi au dehors du champ de la théorie des relations internationales ; les seconds étaient préoccupés par les relations interétatiques, qui étaient anarchiques et ainsi en dehors du champ de la théorie politique[68].

Autrement dit, cette « ignorance mutuelle » est constitutive de la discipline même des relations internationales, qui tire ses spécificités conceptuelles et méthodologiques de l’absence d’une autorité disposant du monopole de la contrainte légitime sur la scène internationale. À un niveau où il n’y a ni gouvernement mondial, ni demos international, la théorie démocratique et les enjeux afférents (comme la citoyenneté) ne paraissent pas pertinents.

L’économie politique internationale (epi) de la « vie quotidienne » (everyday life)

Cependant, le citoyen n’est pas totalement absent des préoccupations de l’économie politique internationale[69]. En particulier, un nouveau programme de recherche en économie politique internationale est en train d’émerger, qui offre des pistes de recherche fécondes afin d’approfondir l’étude des liens entre les transformations de la sphère financière globale et la citoyenneté. En effet, en réaction aux analyses par le haut (top down) qui privilégient l’étude des États puissants, des grandes institutions internationales et des élites politiques et civiles transnationales, se manifeste un intérêt grandissant pour une approche par le bas (bottom up) en économie politique internationale qui se focalise sur les pratiques de la « vie quotidienne » (everyday life[70]). Dans le domaine de la finance, les contributions à ce projet théorique s’intéressent à l’analyse des liens qui unissent les transformations de la sphère financière globale à nos pratiques de crédit quotidiennes[71]. Dans ce contexte, la finance globale peut être analysée comme affectant la citoyenneté (au sens large) à travers certains droits sociaux qui sont de plus en plus conditionnés pas l’accès (inégal) au crédit.

Par exemple, aux États-Unis, l’accès au crédit a un rôle social structurant qui tend à conditionner l’obtention d’un logement ou même d’un emploi. En effet, les bureaux de crédit rassemblent de nombreuses informations sur les utilisateurs de cartes de crédit et les vendent aux banques ou aux entreprises privées. Ces informations concernent les dettes et les dépenses des détenteurs de cartes, par exemple concernant l’achat d’une voiture ou d’une maison. Elles dévoilent également le classement hiérarchique qui est établi entre les détenteurs de cartes de crédit (par ex. les détenteurs de cartes American Express qui sont « Green », « Gold », ou « Platinum »). Mais ces informations comprennent également des « informations négatives » relatives aux faillites ou aux défauts de paiement éventuels. L’ensemble de ces informations sert à établir un profil de la qualité de la signature de l’emprunteur (credit rating), auquel les employeurs ou les propriétaires se réfèrent de plus en plus afin de sélectionner leurs futurs employés ou locataires. Ainsi, les individus qui ont démontré leur capacité à rembourser leurs dettes ont plus de chance que les autres d’être engagés dans une entreprise ou d’obtenir un appartement[72]. En ce sens, la « financiarisation de la vie quotidienne » est porteuse d’un « nouveau contrat social », car elle modifie la relation des citoyens envers la société et leurs attentes à l’égard de leur gouvernement[73].

Conclusion

Notre analyse montre que les effets de la globalisation financière ne se limitent pas à l’émergence d’une nouvelle forme d’État (l’État compétitif), mais affectent également la structuration des relations entre les autorités souveraines et les citoyens. Dans les États de l’ocde, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, cette transformation prend la forme d’une délégation d’autorité à des acteurs privés ou indépendants (les investisseurs institutionnels) qui ont recours au mécanisme du marché afin d’assurer la protection (sociale) contre les risques liés à la vieillesse. Elle se manifeste également par l’intériorisation d’« une culture d’investissement de masse » qui incite les individus à exprimer leurs préférences politiques à travers leur rôle d’investisseurs plutôt qu’à travers leur statut de citoyen. Cette transformation de la citoyenneté montre le rôle de médiation croissant qu’assument les marchés financiers dans la (re)structuration des relations entre les citoyens et les autorités souveraines autour d’un principe économique de compétitivité.

Cette analyse de la globalisation financière et de ses effets sur les régimes de citoyenneté des États montre les limites des catégories conceptuelles des approches traditionnelles en économie politique internationale (réalisme, libéralisme, structuralisme) qui, en dépit de la confusion croissante entre la sphère des relations internationales et la sphère étatique intérieure, n’intègrent pas le citoyen en tant que catégorie analytique pertinente. Elle incite à développer des outils conceptuels qui permettent de mettre en lumière la chaîne des mécanismes qui transmettent les impulsions en provenance de la sphère de la finance globale vers la « vie quotidienne » des citoyens, en particulier vers leurs droits sociaux et les droits qui dépendent de leur accès au crédit. La problématisation que nous proposons avec les notions de pratique de souveraineté, de système de régulation et de régime de citoyenneté, entend contribuer à ce projet théorique.